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Читать книгу: «Lettres à Mademoiselle de Volland», страница 44

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CXXII

Paris, le 10 août 1769.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Oh! qu'il fait chaud! Il me semble que je vous vois toutes trois en chemise de bain. Vous avez grande raison, mademoiselle, lorsque vous dites qu'il est bien cruel de travailler par ce temps-là; mais il le faut: on en est quitte pour penser lâchement et pour écrire de même.

Mais savez-vous mon grand chagrin? c'est de n'avoir personne à qui lire une foule de petits papiers délicieux. Comme cela vous amuserait, et comme l'espérance de vous amuser me soutiendrait dans mon travail! À l'occasion d'un poème médiocre, intitulé Narcisse239, j'en ai fait un papier joli pour la naïveté, la chaleur et les idées voluptueuses. Tout ce qu'il est possible d'imaginer y est, et cependant Mme de Blacy le lirait en société sans rougir et sans bégayer.

Je ne saurais écrire l'après-midi, et quand j'en aurais envie, ma fille m'en empêcherait; elle prétend que quand je ne suis pas seul, il faut que je sois avec elle. Oh! le beau chemin que cette enfant-là a fait toute seule! Je m'avisai, il y a quelques jours, de lui demander ce que c'était que l'âme. «L'âme! me répondit elle; mais, on fait de l'âme quand on fait de la chair.»

J'étais appelé au Grand val, et si je n'ai pas fait ce petit voyage, j'en ai été bien fâché: je ne manque jamais une occasion d'être utile sans regret. J'étais allé dîner à la Chevrette; je comptais reprendre mon bâton à la chute du jour, et regagner mon logis; point du tout; j'y soupai. Sedaine vint. J'entendis la lecture d'un ouvrage de sa façon, le Faucon240, opéra-comique: et à deux heures du matin, e n'étais pas encore à ma porte.

L'abbé Le Monnier m'écrit des duretés; et il se soucie fort peu que je lui réponde ou non; mais je ne lui réponds pas; il faut qu'il ignore si vous vous portez bien, si vous l'aimez toujours; il faut que vous ignoriez aussi qu'il jouit de la plus belle santé; que mieux il se porte, plus il se souvient de vous! et voilà ce qu'il ne saurait me pardonner. Vous ne m'avez point fait de reproches; cela se peut; vous n'avez peut-être pas même pensé que j'en méritais; Mme de Blacy qui m'aime, elle, me l'a bien témoigné, et je vous réponds que ses lettres ne sont pas de paille. Je croyais qu'il n'y avait que les prêtres et les curés qu'elle sût malmener; oh! elle ose les gros mots aussi pour les philosophes.

Tenez, mesdames et bonnes amies, je suis et serai le même tant que je vivrai, et si je me casse une jambe, comme j'ai pensé faire hier, je vous l'écrirai tout de suite. Dites-moi, mon amie, est-ce que vous êtes malade? J'accepte la main de maman; je me relève, car j'étais resté à genoux depuis quinze jours; je prends la plume et je m'amende.

Il y eut hier un bacchanal du diable à la Compagnie des Indes. Le ministre l'anéantit. L'abbé Morellet a publié un mémoire qui a fort mal pris. On compare l'abbé attaquant la Compagnie à l'abbé Terrasson défendant le système de Law. À sa place, je n'aimerais pas ce parallèle. Le comte de Lauraguais a écrit une lettre infâme contre l'abbé. Mais ce n'est pas là tout: il se fait un autre charivari à la Comédie-Française; et devineriez-vous bien la cause de ce charivari? C'est moi, c'est le Père de Famille qu'on y joue aujourd'hui, malgré toutes les menées de mes ennemis. Brizard fait le père; Molé, l'amant; Mlle Doligny, Sophie; Mme Préville, Cécile; le Commandeur, je ne sais qui. Ce pauvre Commandeur a du malheur. Je vous jure que je trouve bien mauvais qu'on me traîne ainsi en public, malgré moi La première fois, je vous instruirai de ma chute ou de mon succès.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. La sueur de mes mains mouille mon papier. Vos récoltes sont-elles faites? Je vous salue, je vous embrasse sur le front, sur les yeux, partout où vous le permettez.

CXXIII

Paris, le 23 août 1769.

Voilà qui est bien, ma tendre amie; vous m'instruisez de l'emploi de votre temps, de vos amusements, de vos récoltes. Vous supposez que j'y prends intérêt, et vous avez raison. Vos granges et vos greniers sont donc bien pleins! Vous serez donc bien riches! Il n'y aura donc point de pauvres cette année, que les paresseux! Vous ne sauriez croire le plaisir que cela me fait.

Ce pied de maman me chiffonne. Je ne sais comment cela se fait, mais je me soucie moins de vos santés que de la sienne. Je vous aime pourtant toutes également. Si cela n'est pas vrai, maman et sa fille aînée ne le voudraient pas; lisez-leur, si vous voulez, cela; et j'espère qu'elles auront le bon esprit de m'entendre et de ne s'en point fâcher. Voilà pourtant un mot doux, et c'est moi qui l'ai dit: il en amènera peut-être d'autres de ma part.

Mes brouillons sont indéchiffrables. Celui qui en fait des copies pour Grimm m'aura l'obligation de la perte de ses yeux; cependant je verrai: je vous jure que je suis aussi jaloux de vous envoyer les papiers dont je fais quelque cas que vous pouvez l'être de les avoir. Ne voyez-vous pas qu'après le plaisir de servir mon ami, ma récompense la plus douce est d'amuser un moment mes amies?

Je vais demain jeudi passer la journée au Grandval. Nous n'avons jamais pu former une carrossée. Il me semble que l'année est mauvaise pour les amitiés. J'espère que la nôtre se sauvera de cette épidémie.

On l'a donc joué, ce Père de Famille! Molé Saint-Albin est sublime; Brizard est passable; Cécile Mme Préville presque rien; Germeuil est mauvais; le Commandeur Auger, médiocre, excepté dans quelques scènes. Mlle Doligny Sophie, bien, très-bien. Mais une justice que je leur dois à tous, c'est d'y avoir mis tout leur savoir-faire, et de jouer avec un concert si parfait que l'ensemble répare les défauts du détail L'ouvrage est si rapide, si violent, si fort, qu'il est impossible de le tuer; enfin, il a été senti, et il a obtenu les applaudissements. Ç'a été, et c'est à toutes les représentations, un monde et un tumulte épouvantables. On n'a pas mémoire d'un succès pareil, surtout à la première représentation, où la pièce était, pour ainsi dire, presque nouvelle. Il n'y a qu'une voix, c'est un bel ouvrage. J'en ai moi-même été surpris. Il a un tout autre effet encore au théâtre qu'à la lecture. Votre absence nous a tous privés d'un grand plaisir. Si tous les rôles étaient remplis comme celui de Saint-Albin, on n'y tiendrait pas. Qu'on ne me redemande plus une pareille corvée, je n'y suffirais pas. Je ne me sens plus la tête avec laquelle on ordonne une pareille machine. Duclos disait, en sortant, que trois pièces comme celle-là par an tueraient la tragédie. Qu'ils se fassent à ces émotions-là, et qu'ils supportent après cela, s'ils le peuvent, Destouches et Lachaussée. Je désirais savoir s'il fallait écrire la comédie comme je l'ai écrite, ou comme Sedaine. C'est une question bien décidée, et pour moi et pour tout le monde.

Mes amis sont au comble de la joie; je les ai tous vus. Croiriez-vous bien que Marmontel en a pleuré en m'embrassant! Ma fille y a été, et en est revenue stupide d'étonnement et d'ivresse. Au milieu de tout cela, vous me croyez fort heureux; je ne le suis pas; je ne sais ce qui se passe au fond de mon âme, qui me chagrine: j'ai de l'ennui. Ce pauvre Grimm reviendra tout juste la veille de la dernière représentation. Son ouvrage m'accable. Si vous voyiez la masse énorme que cela forme, et les lectures qu'elle suppose, vous croiriez que j'ai écrit et lu du matin au soir.

Voilà donc la Compagnie des Indes anéantie. L'abbé Morellet a fait un mémoire contre la Compagnie; il s'est montré un mercenaire qui vend sa plume au gouvernement contre ses concitoyens. M. Necker lui a répondu avec une gravité, une hauteur et un mépris qui doivent le désoler. L'abbé se propose de répondre; c'est-à-dire qu'après avoir donné un coup de poignard à l'homme, il veut avoir le plaisir de fouler aux pieds le cadavre. L'abbé voit mieux que nous tous: dans un an d'ici, personne ne pensera plus à l'action, et il jouira de la pension qu'on lui a promise.

Bonjour, ma bonne et tendre amie. Avancez vos deux joues que je les baise, et que je vous souhaite une bonne fête. M. Perronet241, à côté de qui j'étais tout à l'heure à la Comédie, me chargea d'ajouter une fleur à mon bouquet. Maman, madame de Blacy, aurez-vous la bonté de donner chacune un baiser pour moi à mademoiselle? Je vous présente à toutes mon respect.

J'ai vu une seconde fois Mme Bouchard: son mari m'a paru mieux.

CXXIV

À Paris, le 2 septembre 1769.

Mais, ma bonne amie, vous n'aviez pas raison de vous plaindre: je vous avais écrit; et dans ce moment, vous recevez une autre lettre de moi; car je n'ai point de foi aux lettres perdues. Comment vouliez-vous que j'oubliasse que le 25 était le jour de votre fête? Aussi assuré que je le suis de l'intérêt que vous prenez à ce qui me touche, comment pouvais-je manquer à vous instruire de mon succès? A qui vouliez-vous donc que j'en parlasse? Quoiqu'il n'y ait presque personne à Paris, le spectacle a toujours été plein jusqu'à la dernière représentation, et quiconque voulait y trouver place devait s'y prendre de bonne heure. Les comédiens ont été forcés de donner la pièce deux fois de plus qu'ils ne se l'étaient proposé, le parterre l'ayant redemandée. C'est M. Digeon qui m'a instruit de cette particularité que j'ignorais; car je vous proteste que mes amis ont été plus sensibles à cet événement que moi-même. Il y avait longtemps que je m'étais expliqué avec moi-même sur la considération publique; mais l'expérience m'a bien appris que le peu de cas que j'en faisais était très-réel. Enfin Mme Diderot prit, le vendredi au soir, la veille de la dernière représentation, le parti d'y aller avec sa fille: elle sentit l'indécence qu'il y avait à répondre, à tous ceux qui lui faisaient compliment, qu'elle n'y avait pas été. Les comédiens jouèrent ce jour-là comme ils n'avaient pas encore fait; elle fut obligée de se prêter, malgré elle, au prestige de l'ouvrage et du jeu. Sa fille me dit qu'elle avait été aussi fortement remuée qu'aucun des spectateurs. Ce qui m'a plu davantage de tout cela, c'est d'avoir été embrassé bien serré par toutes ces actrices parmi lesquelles il y en a trois ou quatre qui ne sont pas trop déchirées. Comme tout s'arrange dans ce monde-ci! De tous ceux que j'aurais désirés là, et à qui ce succès aurait tourné la tête, l'un n'est plus, l'autre court les champs242, et vous êtes à votre campagne. Ils prétendent que cela doit m'encourager à reprendre ce genre de travail; pour moi, je n'en crois rien. La tête qui s'exalte à ce point-là, je ne l'ai plus. Soyez bien convaincue qu'un poète qui devient paresseux fait fort bien de l'être; et quel que soit son prétexte, la vraie raison de sa répugnance, c'est que le talent l'abandonne; c'est comme un vieillard qui ne se soucie plus de courir: si maman aime encore à galoper, malgré sa patte douloureuse, c'est qu'elle n'est pas encore vieille. Puisque je me plais tant à lire les ouvrages des autres, c'est qu'apparemment le temps d'en faire est passé. Nous verrons pourtant: j'ai un certain Shérif par la tête et dont il faudra bien que je me délivre243, ainsi que des importuns qui me le demandent. En attendant, j'ai de la besogne jusque par-dessus les oreilles; je suis trois ou quatre jours de suite enfermé dans la robe de chambre. La boutique de Grimm sera bien fourrée à son retour. Je me suis mis à deux ou trois ouvrages après lesquels les auteurs qui mes les avaient confies soupiraient depuis longtemps. Je vais au Grandval; je n'en reviendrai pas sans avoir mis la dernière main à ma correspondance avec Falconet. Je suis à présent à la révision de l'ouvrage de l'abbé Galiani, et à la correction de ses épreuves. Tandis que je serai absent, qui me remplacera pour cette édition? À vous dire vrai, il y a un homme qui en aurait la bonne volonté, mais à qui je n'en crois pas le talent. Tout cela me soucie: je voudrais bien contenter le Baron, et je ne voudrais pas délaisser l'abbé, d'autant plus qu'il est absent, et que je ne voudrais pas qu'il dît que les absents ont tort. Autre aventure; je viens de recevoir une comédie de Voltaire244 à présenter aux comédiens: c'est Gourville qui donne la moitié de sa fortune à un dévot, qui nie le dépôt, et l'autre moitié à Ninon, qui le rend fidèlement, quoique, dans l'absence de Gourville, elle se soit trouvée dans la plus grande détresse. Tout cela est encore fourré de trois ou quatre personnages bizarres et comiques. Elle est en vers et en cinq actes. Je doute que les comédiens l'acceptent; et quand les comédiens l'accepteraient, je doute que la police la permette: c'est une copie du Tartuffe. Deuxième aventure dont je ne sais, ma foi, comment nous sortirons. Le censeur que M. de Sartine nous a donné pour l'ouvrage est un capucin renforcé qui joue de la serpe à tort et à travers. J'en ai déjà écrit quatre ou cinq fois au sublime magistrat, lui protestant sur mon honneur que celui qui faisait les lacunes aurait pour agréable de les remplir.

Tout mon plaisir se réduit à vous écrire quelques lignes à la dérobée, et à m'en aller dans la chambre voisine, quand la tête est bien lasse, persifler la mère et l'enfant. Hier, l'enfant était sur le point de sortir, et voici une petite ébauche de notre causerie. «Qu'as-tu là sur la tête, qui te la rend grosse comme une citrouille? – C'est une calèche. – Mais on ne saurait te voir au fond de cette calèche, puisque calèche il y a. – Tant mieux: on en est plus regardée. – Est-ce que tu aimes à être regardée? – Cela ne me déplaît pas. – Tu es donc coquette? – Un peu. L'un vous dit: Elle n'est pas mal; un autre: Elle est bien; un troisième: Elle est jolie. On revient avec toutes ces petites douceurs-là, et cela fait plaisir. – Beau plaisir! – Tenez, mon papa, à tout prendre, j'aimerais mieux plaire un peu à beaucoup de gens que de plaire beaucoup à un seul – Ah ça, va-t'en vite avec ta calèche. – Allez, laissez-nous faire; nous savons bien ce qui nous va, et croyez qu'une calèche a bien ses petits avantages. – Et ces avantages? – D'abord, les regards partent en échappade (c'est son mot); le haut du visage est dans l'ombre; le bas en paraît plus blanc; et puis l'ampleur de cette machine rend le visage mignon,» etc., etc.

Je crois vous avoir dit que j'avais fait un Dialogue entre d'Alembert et moi En le relisant, il m'a pris fantaisie d'en faire un second, et il a été fait. Les interlocuteurs sont d'Alembert, qui rêve, Bordeu, et l'amie de d'Alembert, Mlle de l'Espinasse. Il est intitulé le Rêve de d'Alembert. Il n'est pas possible d'être plus profond et plus fou. J'y ai ajouté après coup cinq ou six pages capables de faire dresser les cheveux à mon amoureuse; aussi ne les verra-t-elle jamais. Mais ce qui va bien vous surprendre, c'est qu'il n'y a pas un mot de religion, et pas un seul mot déshonnête. Après cela je vous délie de deviner ce que ce peut être. À propos de mon amoureuse, eh bien, je lui ai envoyé une lettre de M. Dubucq, qui la doit mettre un peu à son aise. Dites-lui que j'ai fait toutes ses commissions, et que je ne l'en aime pas moins, quoiqu'elle ne cesse de me gronder: les amoureux qui ne se querellent pas de temps en temps ne s'aiment guère. Je n'ai pas vu Mme Bouchard, depuis que je lui ai fait le petit plaisir de l'envoyer à la Comédie: eh bien, elle m'embrassera donc dans la rue si elle m'y rencontre! Ma foi, partout où elle voudra: il est difficile d'être cruel avec ces femmes-là. Ma comédienne de Bordeaux me ferait enrager, si je m'y intéressais jusqu'à un certain point245. Imaginez qu'elle est fille de protestants, et qu'elle jouit d'une pension de deux cents livres, en qualité de nouvelle convertie, qui touche tous les ans deux cents francs pour se mettre à genoux quand le bon Dieu passe, s'est avisée de s'en moquer un jour qu'il passait; on a rapporté ses propos au procureur général: elle a été décrétée, prise et mise en prison, d'où elle n'est sortie qu'à force d'argent. M. Perronet est très-sérieusement malade; il est renfermé, il ne parle à personne. L'abbé Morellet passe les jours et les nuits à répondre à M. Necker.

J'étais invité à aller dîner aujourd'hui à Châtillon, avec M. et Mme de Trudaine, qui ont de l'amitié pour moi Je m'en suis excusé comme j'ai pu; mais tout cela n'est que reculer pour mieux sauter. Oh! cette pièce a fait une diable de sensation. Comme un autre en tirerait bon parti pour se faufiler avec toute la terre! Cela ne m'arrivera pas, ou je changerais bien. Je n'ai pourtant pas pu me tirer des avances et des cajoleries de M. et de Mme de Salverte. J'en suis à mon second voyage à leur maison de campagne, une des plus agréables qu'il y ait aux environs de Paris; elle est située comme la maison du père Lachaise: Paris paraît avoir été bâti pour elle.

Bonsoir, bonnes amies; aimez-moi toujours, malgré mon indignité. Portez-vous bien; que M. Gras guérisse, et que ces maudites pluies-ci ne vous chagrinent pas. J'ai écrit à ma sœur pour avoir du vin; à peine en fera-t-elle pour sa provision; et si ce temps dure, il sera cher et détestable. Mais attendons, et voyons ce que les vendanges deviendront.

CXXV

Paris, le 11 septembre 1769

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Je suis tout à fait sur les dents. Il est temps que Grimm arrive et que je lui remette le tablier de sa boutique. Je suis las de ce métier, et vous conviendrez que c'est le plus plat métier qu'il y ait au monde que celui de lire tous les plats ouvrages qui paraissent. On me donnerait aussi gros d'or que moi, et je ne suis pas des plus minces, que je ne voudrais pas continuer. Réjouissez-vous; me voilà enfin tout à fait débarrassé de cette édition de l'Encyclopédie, grâce à l'impertinence d'un des entrepreneurs. M. Panckoucke, enflé de l'arrogance d'un nouveau parvenu, et croyant en user avec moi comme il en use apparemment avec quelques pauvres diables à qui il donne du pain, bien cher s'ils sont obligés de digérer ses sottises, s'est avisé de s'échapper chez moi; ce qui ne lui a point réussi du tout. Je l'ai laissé aller tant qu'il a voulu; puis me levant brusquement, je l'ai pris par la main; je lui ai dit: «Monsieur Panckoucke, en quelque lieu du monde que ce soit, dans la rue, dans l'église, en mauvais lieu, à qui que ce soit, il faut toujours parler honnêtement; mais cela est bien plus nécessaire encore quand on parle à un homme qui n'est pas plus endurant que moi, et qu'on lui parle chez lui Allez au diable… vous et votre ouvrage; je n'y veux point travailler. Vous me donneriez vingt mille louis, et je pourrais expédier votre besogne en un clin d'œil, que je n'en ferais rien. Ayez pour agréable de sortir d'ici, et de me laisser en repos.» Ainsi, voilà, je crois, une inquiétude bien finie.

Le Père de Famille a continué d'avoir le plus grand succès. Toujours pleine salle, malgré la solitude de Paris. C'est après-demain la dernière représentation; ils ne veulent pas l'user; ils le réservent pour l'hiver prochain; et d'ailleurs Molé n'y suffirait pas plus longtemps.

Je me trouvai, il y a huit jours, à l'orchestre entre M. Perronet et Mme de La Ruette. Je m'invitai à aller voir ses travaux à Neuilly, à condition que nous ne serions que quatre, en le comptant. Bon; voilà le jour venu; le rendez-vous était chez moi; ce n'est plus M. Perronet qui me vient prendre, c'est M. de Senneville; nous allons, et nous nous trouvons quatorze ou quinze à table, sans compter le maître de la maison qui ne vint point. Cela se passa fort bien: M. de Senneville fut on ne peut plus gai et plus affable; nous parlâmes un peu de Mme Le Gendre; il convint qu'il avait eu le cœur un peu égratigné. Nous revînmes ensemble dans la voiture de M. Perronet; il me déposa au Pont-Tournant, et nous nous séparâmes assez contents l'un de l'autre.

Je vis beaucoup dans ma robe de chambre; je lis, j'écris; j'écris d'assez bonnes choses, à propos de fort mauvaises que je lis. Je ne vois personne, parce qu'il n'y a plus personne à Paris. M. Bouchard m'a fait une visite, et j'ai été fort aise de le voir venir de la rue des Vieux-Augustins, rue Taranne, grimper à un quatrième étage; c'est la tâche d'un homme en train de se bien porter.

Lorsqu'il n'y a point de livres nouveaux dont je puisse rendre compte, je fais des extraits de livres qui ne sont pas, en attendant qu'on les fasse. Quand cette ressource, qui est assez féconde, me manque, j'en ai une autre, c'est de faire de petits ouvrages. J'ai fait un Dialogue entre d'Alembert et moi: nous y causons assez gaiement, et même assez clairement, malgré la sécheresse et l'obscurité du sujet. À ce Dialogue il en succède un second beaucoup plus étendu, qui sert d'éclaircissement au premier; celui-ci est intitulé: le Rêve de d'Alembert. Les interlocuteurs sont: d'Alembert rêvant, Mlle de L'Espinasse, amie de d'Alembert, et le docteur Bordeu. Si j'avais voulu sacrifier la richesse du fond à la noblesse du ton, Démocrite, Hippocrate et Leucippe auraient été mes personnages; mais la vraisemblance m'aurait renfermé dans les bornes étroites de la philosophie ancienne, et j'y aurais trop perdu. Cela est de la plus haute extravagance, et tout à la fois de la philosophie la plus profonde; il y a quelque adresse à avoir mis mes idées dans la bouche d'un homme qui rêve: il faut souvent donner à la sagesse l'air de la folie, afin de lui procurer ses entrées; j'aime mieux qu'on dise: « Mais cela n'est pas si insensé qu'on croirait bien», que de dire: « Écoutez-moi, voici des choses très-sages.»

Nos promenades, la petite bonne et moi, vont toujours leur train. Je me proposai dans la dernière de lui faire concevoir qu'il n'y avait aucune vertu qui n'eût deux récompenses: le plaisir de bien faire, et celui d'obtenir la bienveillance des autres; aucun vice qui n'eût deux châtiments: l'un au fond de notre cœur, un autre dans le sentiment d'aversion que nous ne manquons jamais d'inspirer aux autres. Le texte n'était pas stérile; nous parcourûmes la plupart des vertus; ensuite, je lui montrai l'envieux avec ses yeux creux et son visage pâle et maigre; l'intempérant avec son estomac délabré et ses jambes goutteuses; le luxurieux avec sa poitrine asthmatique et les restes de plusieurs maladies qu'on ne guérit point, ou qu'on ne guérit qu'au détriment du reste de la machine. Cela va fort bien, nous n'aurons guère de préjugés; mais nous aurons de la discrétion, des mœurs et des principes communs à tous les siècles et à toutes les nations. Cette dernière réflexion est d'elle.

Je fis hier un dîner fort singulier: je passai presque toute la journée chez un ami commun, avec deux moines qui n'étaient rien moins que bigots. L'un d'eux nous lut le premier cahier d'un traité d'athéisme très-frais et très-vigoureux, plein d'idées neuves et hardies; j'appris avec édification que cette doctrine était la doctrine courante de leurs corridors. Au reste, ces deux moines étaient les eros bonnets de leur maison: ils avaient de l'esprit, de la gaieté, de l'honnêteté, des connaissances. Quelles que soient nos opinions, on a toujours des mœurs quand on passe les trois quarts de sa vie à étudier; et je gage que ces moines athées sont les plus réguliers de leur couvent. Ce qui m'amusa beaucoup, ce firent les efforts de notre apôtre du matérialisme pour trouver dans l'ordre éternel de la nature une sanction aux bis; mais ce qui vous amusera bien davantage, c'est la bonhomie avec laquelle cet apôtre prétendait que son système, qui attaquait tout ce qu'il y a au monde de plus révéré, était innocent, et ne l'exposait à aucune suite désagréable; tandis qu'il n'y avait pas une phrase qui ne lui valût un fagot.

Pour toute réponse à mon amoureuse, je lui envoie une lettre de M. Dubucq, reçue presque au même moment que la sienne.

Je vous salue toutes trois, et vous embrasse de bon cœur. Çà, venez, approchez vos joues, mon amoureuse; maman, donnez-moi votre main, vous; mademoiselle Volland, tout ce qu'il vous plaira.

Bon! j'allais oublier de vous dire que j'avais eu à la fin te courage d'aller dîner à la campagne, chez M. de Salverte. La journée se passa fort uniment, fort simplement, très-bien; nos époux s'aiment, et sont dans la meilleure intelligence avec leurs parents. Chemin faisant, je descendis chez Casanove, et je trouvai Mme Casanove toujours avec de belles joues, de beaux yeux, de très-belles dents, comme je e lui sus très-bien dire. Son mari avait la complaisance de détourner la tête de temps en temps: vous remarquerez que cela se passait à la campagne, et par conséquence sans conséquence246.

239.Par Malfilâtre. Voir ce morceau, t. VI, p. 355.
240.Représenté le 19 mars 1772.
241.Jean-Rodolphe Perronet, célèbre ingénieur des ponts et chaussées, né à Suresnes, en 1708, mort à Paris en 1794.
242.Damilaville, mort le 13 décembre 1768, et Grimm.
243.Voir le plan de cette pièce, t. VIII, p. 5.
244.Le Dépositaire, comédie de société, jouée à la campagne en 1767.
245.Mlle Jodin. Voir plus loin les lettres qui lui sont adressées.
246.La première femme de F. – J. Casanove, qui se maria deux fois, était, selon M. Jal, une figurante des ballets de la Comédie-Italienne.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
760 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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