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Читать книгу: «Le père Goriot», страница 6

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Vautrin regarda Rastignac d’un air paternel et méprisant, comme s’il eût dit: Marmot! dont je ne ferais qu’une bouchée! Puis il répondit: – Vous êtes de mauvaise humeur, parce que vous n’avez peut-être pas réussi auprès de la belle comtesse de Restaud.

– Elle m’a fermé sa porte pour lui avoir dit que son père mangeait à notre table, s’écria Rastignac.

Tous les convives s’entre-regardèrent. Le père Goriot baissa les yeux, et se retourna pour les essuyer.

– Vous m’avez jeté du tabac dans l’œil, dit-il à son voisin.

– Qui vexera le père Goriot s’attaquera désormais à moi, répondit Eugène en regardant le voisin de l’ancien vermicellier; il vaut mieux que nous tous. Je ne parle pas des dames, dit-il en se retournant vers mademoiselle Taillefer.

Cette phrase fut un dénoûment, Eugène l’avait prononcée d’un air qui imposa silence aux convives. Vautrin seul lui dit en goguenardant: – Pour prendre le père Goriot à votre compte, et vous établir son éditeur responsable, il faut savoir bien tenir une épée et bien tirer le pistolet.

– Ainsi ferai-je, dit Eugène.

– Vous êtes donc entré en campagne aujourd’hui?

– Peut-être, répondit Rastignac. Mais je ne dois compte de mes affaires à personne, attendu que je ne cherche pas à deviner celles que les autres font la nuit.

Vautrin regarda Rastignac de travers.

– Mon petit, quand on ne veut pas être dupe des marionnettes, il faut entrer tout à fait dans la baraque, et ne pas se contenter de regarder par les trous de la tapisserie. Assez causé, ajouta-t-il en voyant Eugène près de se gendarmer. Nous aurons ensemble un petit bout de conversation quand vous le voudrez.

Le dîner devint sombre et froid. Le père Goriot, absorbé par la profonde douleur que lui avait causée la phrase de l’étudiant, ne comprit pas que les dispositions des esprits étaient changées à son égard, et qu’un jeune homme en état d’imposer silence à la persécution avait pris sa défense.

– Monsieur Goriot, dit madame Vauquer à voix basse, serait donc le père d’une comtesse à c’t’heure?

– Et d’une baronne, lui répliqua Rastignac.

– Il n’a que ça à faire, dit Bianchon à Rastignac, je lui ai pris la tête: il n’y a qu’une bosse, celle de la paternité, ce sera un Père Éternel.

Eugène était trop sérieux pour que la plaisanterie de Bianchon le fît rire. Il voulait profiter des conseils de madame de Beauséant, et se demandait où et comment il se procurerait de l’argent. Il devint soucieux en voyant les savanes du monde qui se déroulaient à ses yeux à la fois vides et pleines; chacun le laissa seul dans la salle à manger quand le dîner fut fini.

– Vous avez donc vu ma fille? lui dit Goriot d’une voix émue. Réveillé de sa méditation par le bonhomme, Eugène lui prit la main, et le contemplant avec une sorte d’attendrissement: – Vous êtes un brave et digne homme, répondit-il. Nous causerons de vos filles plus tard. Il se leva sans vouloir écouter le père Goriot, et se retira dans sa chambre, où il écrivit à sa mère la lettre suivante:

«Ma chère mère, vois si tu n’as pas une troisième mamelle à t’ouvrir pour moi. Je suis dans une situation à faire promptement fortune. J’ai besoin de douze cents francs, et il me les faut à tout prix. Ne dis rien de ma demande à mon père, il s’y opposerait peut-être, et si je n’avais pas cet argent je serais en proie à un désespoir qui me conduirait à me brûler la cervelle. Je t’expliquerai mes motifs aussitôt que je te verrai, car il faudrait t’écrire des volumes pour te faire comprendre la situation dans laquelle je suis. Je n’ai pas joué, ma bonne mère, je ne dois rien; mais si tu tiens à me conserver la vie que tu m’as donnée, il faut me trouver cette somme. Enfin, je vais chez la vicomtesse de Beauséant, qui m’a pris sous sa protection. Je dois aller dans le monde, et n’ai pas un sou pour avoir des gants propres. Je saurai ne manger que du pain, ne boire que de l’eau, je jeûnerai au besoin; mais je ne puis me passer des outils avec lesquels on pioche la vigne dans ce pays-ci. Il s’agit pour moi de faire mon chemin ou de rester dans la boue. Je sais toutes les espérances que vous avez mises en moi, et veux les réaliser promptement. Ma bonne mère, vends quelques-uns de tes anciens bijoux, je te les remplacerai bientôt. Je connais assez la situation de notre famille pour savoir apprécier de tels sacrifices, et tu dois croire que je ne te demande pas de les faire en vain, sinon je serais un monstre. Ne vois dans ma prière que le cri d’une impérieuse nécessité. Notre avenir est tout entier dans ce subside, avec lequel je dois ouvrir la campagne; car cette vie de Paris est un combat perpétuel. Si, pour compléter la somme, il n’y a pas d’autres ressources que de vendre les dentelles de ma tante, dis-lui que je lui en enverrai de plus belles.» Etc.

Il écrivit à chacune de ses sœurs en leur demandant leurs économies, et, pour les leur arracher sans qu’elles parlassent en famille du sacrifice qu’elles ne manqueraient pas de lui faire avec bonheur, il intéressa leur délicatesse en attaquant les cordes de l’honneur qui sont si bien tendues et résonnent si fort dans de jeunes cœurs. Quand il eut écrit ces lettres, il éprouva néanmoins une trépidation involontaire: il palpitait, il tressaillait. Ce jeune ambitieux connaissait la noblesse immaculée de ces âmes ensevelies dans la solitude, il savait quelles peines il causerait à ses deux sœurs, et aussi quelles seraient leurs joies; avec quel plaisir elles s’entretiendraient en secret de ce frère bien-aimé, au fond du clos. Sa conscience se dressa lumineuse, et les lui montra comptant en secret leur petit trésor: il les vit, déployant le génie malicieux des jeunes filles pour lui envoyer incognito cet argent, essayant une première tromperie pour être sublimes. «Le cœur d’une sœur est un diamant de pureté, un abîme de tendresse!» se dit-il. Il avait honte d’avoir écrit. Combien seraient puissants leurs vœux, combien pur serait l’élan de leurs âmes vers le ciel! Avec quelles voluptés ne se sacrifieraient-elles pas? De quelle douleur serait atteinte sa mère, si elle ne pouvait envoyer toute la somme! Ces beaux sentiments, ces effroyables sacrifices allaient lui servir d’échelon pour arriver à Delphine de Nucingen. Quelques larmes, derniers grains d’encens jetés sur l’autel sacré de la famille, lui sortirent des yeux. Il se promena dans une agitation pleine de désespoir. Le père Goriot, le voyant ainsi par sa porte qui était restée entrebâillée, entra et lui dit: – Qu’avez-vous, monsieur?

– Ah! mon bon voisin, je suis encore fils et frère comme vous êtes père. Vous avez raison de trembler pour la comtesse Anastasie, elle est à un monsieur Maxime de Trailles qui la perdra.

Le père Goriot se retira en balbutiant quelques paroles dont Eugène ne saisit pas le sens. Le lendemain, Rastignac alla jeter ses lettres à la poste. Il hésita jusqu’au dernier moment, mais il les lança dans la boîte en disant: Je réussirai! Le mot du joueur, du grand capitaine, mot fataliste qui perd plus d’hommes qu’il n’en sauve. Quelques jours après, Eugène alla chez madame de Restaud et ne fut pas reçu. Trois fois il y retourna, trois fois encore il trouva la porte close, quoiqu’il se présentât à des heures où le comte Maxime de Trailles n’y était pas. La vicomtesse avait eu raison. L’étudiant n’étudia plus. Il allait aux Cours pour y répondre à l’appel, et quand il avait attesté sa présence, il décampait. Il s’était fait le raisonnement que se font la plupart des étudiants. Il réservait ses études pour le moment où il s’agirait de passer ses examens; il avait résolu d’entasser ses inscriptions de seconde et de troisième année, puis d’apprendre le Droit sérieusement et d’un seul coup au dernier moment. Il avait ainsi quinze mois de loisirs pour naviguer sur l’océan de Paris, pour s’y livrer à la traite des femmes, ou y pêcher la fortune. Pendant cette semaine, il vit deux fois madame de Beauséant, chez laquelle il n’allait qu’au moment où sortait la voiture du marquis d’Ajuda. Pour quelques jours encore cette illustre femme, la plus poétique figure du faubourg Saint-Germain, resta victorieuse, et fit suspendre le mariage de mademoiselle de Rochefide avec le marquis d’Ajuda-Pinto. Mais ces derniers jours, que la crainte de perdre son bonheur rendit les plus ardents de tous, devaient précipiter la catastrophe. Le marquis d’Ajuda, de concert avec les Rochefide, avait regardé cette brouille et ce raccommodement comme une circonstance heureuse: ils espéraient que madame de Beauséant s’accoutumerait à l’idée de ce mariage et finirait par sacrifier ses matinées a un avenir prévu dans la vie des hommes. Malgré les plus saintes promesses renouvelées chaque jour, monsieur d’Ajuda jouait donc la comédie, et la vicomtesse aimait à être trompée. «Au lieu de sauter noblement par la fenêtre, elle se laissait rouler dans les escaliers,» disait la duchesse de Langeais, sa meilleure amie. Néanmoins, ces dernières lueurs brillèrent assez long-temps pour que la vicomtesse restât à Paris et y servît son jeune parent auquel elle portait une sorte d’affection superstitieuse. Eugène s’était montré pour elle plein de dévouement et de sensibilité dans une circonstance où les femmes ne voient de pitié, de consolation vraie dans aucun regard. Si un homme leur dit alors de douces paroles, il les dit par spéculation.

Dans le désir de parfaitement bien connaître son échiquier avant de tenter l’abordage de la maison de Nucingen, Rastignac voulut se mettre au fait de la vie antérieure du père Goriot, et recueillit des renseignements certains, qui peuvent se réduire à ceci.

Jean-Joachim Goriot était, avant la révolution, un simple ouvrier vermicellier, habile, économe, et assez entreprenant pour avoir acheté le fonds de son maître, que le hasard rendit victime du premier soulèvement de 1789. Il s’était établi rue de la Jussienne, près de la Halle-aux-Blés, et avait eu le gros bon sens d’accepter la présidence de sa section, afin de faire protéger son commerce par les personnages les plus influents de cette dangereuse époque. Cette sagesse avait été l’origine de sa fortune qui commença dans la disette, fausse ou vraie, par suite de laquelle les grains acquirent un prix énorme à Paris. Le peuple se tuait à la porte des boulangers, tandis que certaines personnes allaient chercher sans émeute des pâtes d’Italie chez les épiciers. Pendant cette année, le citoyen Goriot amassa les capitaux qui plus tard lui servirent à faire son commerce avec toute la supériorité que donne une grande masse d’argent à celui qui la possède. Il lui arriva ce qui arrive à tous les hommes qui n’ont qu’une capacité relative. Sa médiocrité le sauva. D’ailleurs, sa fortune n’étant connue qu’au moment où il n’y avait plus de danger à être riche, il n’excita l’envie de personne. Le commerce de grains semblait avoir absorbé toute son intelligence. S’agissait-il de blés, de farines, de grenailles, de reconnaître leurs qualités, les provenances, de veiller à leur conservation, de prévoir les cours, de prophétiser l’abondance ou la pénurie des récoltes, de se procurer les céréales à bon marché, de s’en approvisionner en Sicile, en Ukraine, Goriot n’avait pas son second. À lui voir conduire ses affaires, expliquer les lois sur l’exportation, sur l’importation des grains, étudier leur esprit, saisir leurs défauts, un homme l’eût jugé capable d’être ministre d’état. Patient, actif, énergique, constant, rapide dans ses expéditions, il avait un coup d’œil d’aigle, il devançait tout, prévoyait tout, savait tout, cachait tout; diplomate pour concevoir, soldat pour marcher. Sorti de sa spécialité, de sa simple et obscure boutique sur le pas de laquelle il demeurait pendant ses heures d’oisiveté, l’épaule appuyée au montant de la porte, il redevenait l’ouvrier stupide et grossier, l’homme incapable de comprendre un raisonnement, insensible à tous les plaisirs de l’esprit, l’homme qui s’endormait au spectacle, un de ces Dolibans parisiens, forts seulement en bêtise. Ces natures se ressemblent presque toutes. À presque toutes, vous trouveriez un sentiment sublime au cœur. Deux sentiments exclusifs avaient rempli le cœur du vermicellier, en avaient absorbé l’humide, comme le commerce des grains employait toute l’intelligence de sa cervelle. Sa femme, fille unique d’un riche fermier de la Brie, fut pour lui l’objet d’une admiration religieuse, d’un amour sans bornes. Goriot avait admiré en elle une nature frêle et forte, sensible et jolie, qui contrastait vigoureusement avec la sienne. S’il est un sentiment inné dans le cœur de l’homme, n’est-ce pas l’orgueil de la protection exercée à tout moment en faveur d’un être faible? joignez-y l’amour, cette reconnaissance vive de toutes les âmes franches pour le principe de leurs plaisirs, et vous comprendrez une foule de bizarreries morales. Après sept ans de bonheur sans nuages, Goriot, malheureusement pour lui, perdit sa femme: elle commençait à prendre de l’empire sur lui, en dehors de la sphère des sentiments. Peut-être eût-elle cultivé cette nature inerte, peut-être y eût-elle jeté l’intelligence des choses du monde et de la vie. Dans cette situation, le sentiment de la paternité se développa chez Goriot jusqu’à la déraison. Il reporta ses affections trompées par la mort sur ses deux filles, qui, d’abord, satisfirent pleinement tous ses sentiments. Quelque brillantes que fussent les propositions qui lui furent faites par des négociants ou des fermiers jaloux de lui donner leurs filles, il voulut rester veuf. Son beau-père, le seul homme pour lequel il avait eu du penchant, prétendait savoir pertinemment que Goriot avait juré de ne pas faire d’infidélité à sa femme, quoique morte. Les gens de la Halle, incapables de comprendre cette sublime folie, en plaisantèrent, et donnèrent à Goriot quelque grotesque sobriquet. Le premier d’entre eux qui, en buvant le vin d’un marché, s’avisa de le prononcer, reçut du vermicellier un coup de poing sur l’épaule qui l’envoya, la tête la première, sur une borne de la rue Oblin. Le dévouement irréfléchi, l’amour ombrageux et délicat que portait Goriot à ses filles était si connu, qu’un jour un de ses concurrents, voulant le faire partir du marché pour rester maître du cours, lui dit que Delphine venait d’être renversée par un cabriolet. Le vermicellier, pâle et blême, quitta aussitôt la Halle. Il fut malade pendant plusieurs jours par suite de la réaction des sentiments contraires auxquels le livra cette fausse alarme. S’il n’appliqua pas sa tape meurtrière sur l’épaule de cet homme, il le chassa de la Halle en le forçant, dans une circonstance critique, à faire faillite. L’éducation de ses deux filles fut naturellement déraisonnable. Riche de plus de soixante mille livres de rente, et ne dépensant pas douze cents francs pour lui, le bonheur de Goriot était de satisfaire les fantaisies de ses filles: les plus excellents maîtres furent chargés de les douer des talents qui signalent une bonne éducation, elles eurent une demoiselle de compagnie, heureusement pour elles, ce fut une femme d’esprit et de goût, elles allaient à cheval, elles avaient voiture, elles vivaient comme auraient vécu les maîtresses d’un vieux seigneur riche; il leur suffisait d’exprimer les plus coûteux désirs pour voir leur père s’empressant de les combler; il ne demandait qu’une caresse en retour de ses offrandes. Goriot mettait ses filles au rang des anges, et nécessairement au-dessus de lui, le pauvre homme! il aimait jusqu’au mal qu’elles lui faisaient. Quand ses filles furent en âge d’être mariées, elles purent choisir leurs maris suivant leurs goûts: chacune d’elles devait avoir en dot la moitié de la fortune de son père. Courtisée pour sa beauté par le comte de Restaud, Anastasie avait des penchants aristocratiques qui la portèrent à quitter la maison paternelle pour s’élancer dans les hautes sphères sociales. Delphine aimait l’argent: elle épousa Nucingen, banquier d’origine allemande qui devint baron du Saint-Empire. Goriot resta vermicellier. Ses filles et ses gendres se choquèrent bientôt de lui voir continuer ce commerce, quoique ce fût toute sa vie. Après avoir subi pendant cinq ans leurs instances, il consentit à se retirer avec le produit de son fonds, et les bénéfices de ces dernières années; capital que madame Vauquer, chez laquelle il était venu s’établir, avait estimé rapporter de huit à dix mille livres de rente. Il se jeta dans cette pension par suite du désespoir qui l’avait saisi en voyant ses deux filles obligées par leurs maris de refuser non-seulement de le prendre chez elles, mais encore de l’y recevoir ostensiblement.

Ces renseignements étaient tout ce que savait un monsieur Muret sur le compte du père Goriot, dont il avait acheté le fonds. Les suppositions que Rastignac avait entendu faire par la duchesse de Langeais se trouvaient ainsi confirmées. Ici se termine l’exposition de cette obscure, mais effroyable tragédie parisienne.

II. L’entrée dans le monde

Vers la fin de cette première semaine du mois de décembre, Rastignac reçut deux lettres, l’une de sa mère, l’autre de sa sœur aînée. Ces écritures si connues le firent à la fois palpiter d’aise et trembler de terreur. Ces deux frêles papiers contenaient un arrêt de vie ou de mort sur ses espérances. S’il concevait quelque terreur en se rappelant la détresse de ses parents, il avait trop bien éprouvé leur prédilection pour ne pas craindre d’avoir aspiré leurs dernières gouttes de sang. La lettre de sa mère était ainsi conçue:

«Mon cher enfant, je t’envoie ce que tu m’as demandé. Fais un bon emploi de cet argent, je ne pourrais, quand il s’agirait de te sauver la vie, trouver une seconde fois une somme si considérable sans que ton père en fût instruit, ce qui troublerait l’harmonie de notre ménage. Pour nous la procurer, nous serions obligés de donner des garanties sur notre terre. Il m’est impossible de juger le mérite de projets que je ne connais pas; mais de quelle nature sont-ils donc pour te faire craindre de me les confier? Cette explication ne demandait pas des volumes, il ne nous faut qu’un mot à nous autres mères, et ce mot m’aurait évité les angoisses de l’incertitude. Je ne saurais te cacher l’impression douloureuse que ta lettre m’a causée. Mon cher fils, quel est donc le sentiment qui t’a contraint à jeter un tel effroi dans mon cœur? tu as dû bien souffrir en m’écrivant, car j’ai bien souffert en te lisant. Dans quelle carrière t’engages-tu donc? Ta vie, ton bonheur seraient attachés à paraître ce que tu n’es pas, à voir un monde où tu ne saurais aller sans faire des dépenses d’argent que tu ne peux soutenir, sans perdre un temps précieux pour tes études? Mon bon Eugène, crois-en le cœur de ta mère, les voies tortueuses ne mènent à rien de grand. La patience et la résignation doivent être les vertus des jeunes gens qui sont dans ta position. Je ne te gronde pas, je ne voudrais communiquer à notre offrande aucune amertume. Mes paroles sont celles d’une mère aussi confiante que prévoyante. Si tu sais quelles sont tes obligations, je sais, moi, combien ton cœur est pur, combien tes intentions sont excellentes. Aussi puis-je te dire sans crainte: Va, mon bien-aimé, marche! Je tremble parce que je suis mère; mais chacun de tes pas sera tendrement accompagné de nos yeux et de nos bénédictions. Sois prudent, cher enfant. Tu dois être sage comme un homme, les destinées de cinq personnes qui te sont chères reposent sur ta tête. Oui, toutes nos fortunes sont en toi, comme ton bonheur est le nôtre. Nous prions tous Dieu de te seconder dans tes entreprises. Ta tante Marcillac a été, dans cette circonstance, d’une bonté inouïe: elle allait jusqu’à concevoir ce que tu me dis de tes gants. Mais elle a un faible pour l’aîné, disait-elle gaiement. Mon Eugène, aime bien ta tante, je ne te dirai ce qu’elle a fait pour toi que quand tu auras réussi; autrement, son argent te brûlerait les doigts. Vous ne savez pas, enfants, ce que c’est que de sacrifier des souvenirs! Mais que ne vous sacrifierait-on pas? Elle me charge de te dire qu’elle te baise au front, et voudrait te communiquer par ce baiser la force d’être souvent heureux. Cette bonne et excellente femme t’aurait écrit si elle n’avait pas la goutte aux doigts. Ton père va bien. La récolte de 1819 passe nos espérances. Adieu, cher enfant. Je ne dirai rien de tes sœurs: Laure t’écrit. Je lui laisse le plaisir de babiller sur les petits événements de la famille. Fasse le ciel que tu réussisses! Oh! oui, réussis, mon Eugène, tu m’as fait connaître une douleur trop vive pour que je puisse la supporter une seconde fois. J’ai su ce que c’était que d’être pauvre, en désirant la fortune pour la donner à mon enfant. Allons, adieu. Ne nous laisse pas sans nouvelles, et prends ici le baiser que ta mère t’envoie.»

Quand Eugène eut achevé cette lettre, il était en pleurs, il pensait au père Goriot tordant son vermeil et le vendant pour aller payer la lettre de change de sa fille. «Ta mère a tordu ses bijoux! se disait-il. Ta tante a pleuré sans doute en vendant quelques-unes de ses reliques! De quel droit maudirais-tu Anastasie? tu viens d’imiter pour l’égoïsme de ton avenir ce qu’elle a fait pour son amant! Qui, d’elle ou de toi, vaut mieux?» L’étudiant se sentit les entrailles rongées par une sensation de chaleur intolérable. Il voulait renoncer au monde, il voulait ne pas prendre cet argent. Il éprouva ces nobles et beaux remords secrets dont le mérite est rarement apprécié par les hommes quand ils jugent leurs semblables, et qui font souvent absoudre par les anges du ciel le criminel condamné par les juristes de la terre. Rastignac ouvrit la lettre de sa sœur, dont les expressions innocemment gracieuses lui rafraîchirent le cœur.

«Ta lettre est venue bien à propos, cher frère. Agathe et moi nous voulions employer notre argent de tant de manières différentes, que nous ne savions plus à quel achat nous résoudre. Tu as fait comme le domestique du roi d’Espagne quand il a renversé les montres de son maître, tu nous as mises d’accord. Vraiment, nous étions constamment en querelle pour celui de nos désirs auquel nous donnerions la préférence, et nous n’avions pas deviné, mon bon Eugène, l’emploi qui comprenait tous nos désirs. Agathe a sauté de joie. Enfin, nous avons été comme deux folles pendant toute la journée, à telles enseignes (style de tante) que ma mère nous disait de son air sévère: Mais qu’avez-vous donc, mesdemoiselles? Si nous avions été grondées un brin, nous en aurions été, je crois, encore plus contentes. Une femme doit trouver bien du plaisir à souffrir pour celui qu’elle aime! Moi seule étais rêveuse et chagrine au milieu de ma joie. Je ferai sans doute une mauvaise femme, je suis trop dépensière. Je m’étais acheté deux ceintures, un joli poinçon pour percer les œillets de mes corsets, des niaiseries, en sorte que j’avais moins d’argent que cette grosse Agathe, qui est économe, et entasse ses écus comme une pie. Elle avait deux cents francs! Moi, mon pauvre ami, je n’ai que cinquante écus. Je suis bien punie, je voudrais jeter ma ceinture dans le puits, il me sera toujours pénible de la porter. Je t’ai volé. Agathe a été charmante. Elle m’a dit: Envoyons les trois cent cinquante francs, à nous deux! Mais je n’ai pas tenu à te raconter les choses comme elles se sont passées. Sais-tu comment nous avons fait pour obéir à tes commandements, nous avons pris notre glorieux argent, nous sommes allées nous promener toutes deux, et quand une fois nous avons eu gagné la grande route, nous avons couru à Ruffec, où nous avons tout bonnement donné la somme à monsieur Grimbert, qui tient le bureau des Messageries royales! Nous étions légères comme des hirondelles en revenant. Est-ce que le bonheur nous allégirait? me dit Agathe. Nous nous sommes dit mille choses que je ne vous répéterai pas, monsieur le Parisien, il était trop question de vous. Oh! cher frère, nous t’aimons bien, voilà tout en deux mots. Quant au secret, selon ma tante, de petites masques comme nous sont capables de tout, même de se taire. Ma mère est allée mystérieusement à Angoulême avec ma tante, et toutes deux ont gardé le silence sur la haute politique de leur voyage, qui n’a pas eu lieu sans de longues conférences d’où nous avons été bannies, ainsi que monsieur le baron. De grandes conjectures occupent les esprits dans l’état de Rastignac. La robe de mousseline semée de fleurs à jour que brodent les infantes pour sa majesté la reine avance dans le plus profond secret. Il n’y a plus que deux laizes à faire. Il a été décidé qu’on ne ferait pas de mur du côté de Verteuil, il y aura une haie. Le menu peuple y perdra des fruits, des espaliers, mais on y gagnera une belle vue pour les étrangers. Si l’héritier présomptif avait besoin de mouchoirs, il est prévenu que la douairière de Marcillac, en fouillant dans ses trésors et ses malles, désignées sous le nom de Pompéia et d’Herculanum, a découvert une pièce de belle toile de Hollande, qu’elle ne se connaissait pas; les princesses Agathe et Laure mettent à ses ordres leur fil, leur aiguille, et des mains toujours un peu trop rouges. Les deux jeunes princes don Henri et don Gabriel ont conservé la funeste habitude de se gorger de raisiné, de faire enrager leurs sœurs, de ne vouloir rien apprendre, de s’amuser à dénicher des oiseaux, de tapager, et de couper, malgré les lois de l’État, des osiers pour se faire des badines. Le nonce du pape, vulgairement appelé monsieur le curé, menace de les excommunier s’ils continuent à laisser les saints canons de la grammaire pour les canons du sureau belliqueux. Adieu, cher frère, jamais lettre n’a porté tant de vœux faits pour ton bonheur, ni tant d’amour satisfait. Tu auras donc bien des choses à nous dire quand tu viendras! Tu me diras tout, à moi, je suis l’aînée. Ma tante nous a laissé soupçonner que tu avais des succès dans le monde.

L’on parle d’une dame et l’on se tait du reste.

«Avec nous s’entend! Dis donc, Eugène, si tu voulais, nous pourrions nous passer de mouchoirs, et nous te ferions des chemises. Réponds-moi vite à ce sujet. S’il te fallait promptement de belles chemises bien cousues, nous serions obligées de nous y mettre tout de suite; et s’il y avait à Paris des façons que nous ne connussions pas, tu nous enverrais un modèle, surtout pour les poignets. Adieu, adieu! je t’embrasse au front du côté gauche, sur la tempe qui m’appartient exclusivement. Je laisse l’autre feuillet pour Agathe, qui m’a promis de ne rien lire de ce que je te dis. Mais, pour en être plus sûre, je resterai près d’elle pendant qu’elle t’écrira. Ta sœur qui t’aime.

LAURE DE RASTIGNAC.»

– Oh! oui, se dit Eugène, oui, la fortune à tout prix! Des trésors ne payeraient pas ce dévouement. Je voudrais leur apporter tous les bonheurs ensemble. Quinze cent cinquante francs! se dit-il après une pause. Il faut que chaque pièce porte coup! Laure a raison. Nom d’une femme! je n’ai que des chemises de grosse toile. Pour le bonheur d’un autre, une jeune fille devient rusée autant qu’un voleur. Innocente pour elle et prévoyante pour moi, elle est comme l’ange du ciel qui pardonne les fautes de la terre sans les comprendre.

Le monde était à lui! Déjà son tailleur avait été convoqué, sondé, conquis. En voyant monsieur de Trailles, Rastignac avait compris l’influence qu’exercent les tailleurs sur la vie des jeunes gens. Hélas! il n’existe pas de moyenne entre ces deux termes: un tailleur est ou un ennemi mortel, ou un ami donné par la facture. Eugène rencontra dans le sien un homme qui avait compris la paternité de son commerce, et qui se considérait comme un trait d’union entre le présent et l’avenir des jeunes gens. Aussi Rastignac reconnaissant a-t-il fait la fortune de cet homme par un de ces mots auxquels il excella plus tard. – Je lui connais, disait-il, deux pantalons qui ont fait faire des mariages de vingt mille livres de rente.

Quinze cents francs et des habits à discrétion! En ce moment le pauvre Méridional ne douta plus de rien, et descendit au déjeuner avec cet air indéfinissable que donne à un jeune homme la possession d’une somme quelconque. À l’instant où l’argent se glisse dans la poche d’un étudiant, il se dresse en lui-même une colonne fantastique sur laquelle il s’appuie. Il marche mieux qu’auparavant, il se sent un point d’appui pour son levier, il a le regard plein, direct, il a les mouvements agiles; la veille, humble et timide, il aurait reçu des coups; le lendemain, il en donnerait à un premier ministre. Il se passe en lui des phénomènes inouïs: il veut tout et peut tout, il désire à tort et à travers, il est gai, généreux, expansif. Enfin, l’oiseau naguère sans ailes a retrouvé son envergure. L’étudiant sans argent happe un brin de plaisir comme un chien qui dérobe un os à travers mille périls, il le casse, en suce la moelle, et court encore; mais le jeune homme qui fait mouvoir dans son gousset quelques fugitives pièces d’or déguste ses jouissances, il les détaille, il s’y complaît, il se balance dans le ciel, il ne sait plus ce que signifie le mot misère. Paris lui appartient tout entier. Age où tout est luisant, où tout scintille et flambe! âge de force joyeuse dont personne ne profite, ni l’homme, ni la femme! âge des dettes et des vives craintes qui décuplent tous les plaisirs! Qui n’a pas pratiqué la rive gauche de la Seine, entre la rue Saint-Jacques et la rue des Saints-Pères, ne connaît rien à la vie humaine! – «Ah! si les femmes de Paris savaient! se disait Rastignac en dévorant les poires cuites, à un liard la pièce, servies par madame Vauquer, elles viendraient se faire aimer ici.» En ce moment un facteur des Messageries royales se présenta dans la salle à manger, après avoir fait sonner la porte à claire-voie. Il demanda monsieur Eugène de Rastignac, auquel il tendit deux sacs à prendre, et un registre à émarger. Rastignac fut alors sanglé comme d’un coup de fouet par le regard profond que lui lança Vautrin.

– Vous aurez de quoi payer des leçons d’armes et des séances au tir, lui dit cet homme.

– Les galions sont arrivés, lui dit madame Vauquer en regardant les sacs.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
340 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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