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Читать книгу: «Le père Goriot», страница 7

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Mademoiselle Michonneau craignait de jeter les yeux sur l’argent, de peur de montrer sa convoitise.

– Vous avez une bonne mère, dit madame Couture.

– Monsieur a une bonne mère, répéta Poiret.

– Oui, la maman s’est saignée, dit Vautrin. Vous pourrez maintenant faire vos farces, aller dans le monde, y pêcher des dots, et danser avec des comtesses qui ont des fleurs de pêcher sur la tête. Mais croyez-moi, jeune homme, fréquentez le tir.

Vautrin fit le geste d’un homme qui vise son adversaire. Rastignac voulut donner pour boire au facteur, et ne trouva rien dans sa poche. Vautrin fouilla dans la sienne, et jeta vingt sous à l’homme.

– Vous avez bon crédit, reprit-il en regardant l’étudiant.

Rastignac fut forcé de le remercier, quoique depuis les mots aigrement échangés, le jour où il était revenu de chez madame de Beauséant, cet homme lui fût insupportable. Pendant ces huit jours Eugène et Vautrin étaient restés silencieusement en présence, et s’observaient l’un l’autre. L’étudiant se demandait vainement pourquoi. Sans doute les idées se projettent en raison directe de la force avec laquelle elles se conçoivent, et vont frapper là où le cerveau les envoie, par une loi mathématique comparable à celle qui dirige les bombes au sortir du mortier. Divers en sont les effets. S’il est des natures tendres où les idées se logent et qu’elles ravagent, il est aussi des natures vigoureusement munies, des crânes à remparts d’airain sur lesquels les volontés des autres s’aplatissent et tombent comme les balles devant une muraille; puis il est encore des natures flasques et cotonneuses où les idées d’autrui viennent mourir comme des boulets s’amortissent dans la terre molle des redoutes. Rastignac avait une de ces têtes pleines de poudre qui sautent au moindre choc. Il était trop vivacement jeune pour ne pas être accessible à cette projection des idées, à cette contagion des sentiments dont tant de bizarres phénomènes nous frappent à notre insu. Sa vue morale avait la portée lucide de ses yeux de lynx. Chacun de ses doubles sens avait cette longueur mystérieuse, cette flexibilité d’aller et de retour qui nous émerveille chez les gens supérieurs, bretteurs habiles à saisir le défaut de toutes les cuirasses. Depuis un mois il s’était d’ailleurs développé chez Eugène autant de qualités que de défauts. Ses défauts, le monde et l’accomplissement de ses croissants désirs les lui avaient demandés. Parmi ses qualités se trouvait cette vivacité méridionale qui fait marcher droit à la difficulté pour la résoudre, et qui ne permet pas à un homme d’outre-Loire de rester dans une incertitude quelconque; qualité que les gens du Nord nomment un défaut: pour eux, si ce fut l’origine de la fortune de Murat, ce fut aussi la cause de sa mort. Il faudrait conclure de là que quand un Méridional sait unir la fourberie du Nord à l’audace d’outre-Loire, il est complet et reste roi de Suède. Rastignac ne pouvait donc pas demeurer long-temps sous le feu des batteries de Vautrin sans savoir si cet homme était son ami ou son ennemi. De moment en moment, il lui semblait que ce singulier personnage pénétrait ses passions et lisait dans son cœur, tandis que chez lui tout était si bien clos qu’il semblait avoir la profondeur immobile d’un sphinx qui sait, voit tout, et ne dit rien. En se sentant le gousset plein, Eugène se mutina.

– Faites-moi le plaisir d’attendre, dit-il à Vautrin qui se levait pour sortir après avoir savouré les dernières gorgées de son café.

– Pourquoi? répondit le quadragénaire en mettant son chapeau à larges bords et prenant une canne en fer avec laquelle il faisait souvent des moulinets en homme qui n’aurait pas craint d’être assailli par quatre voleurs.

– Je vais vous rendre, reprit Rastignac qui défit promptement un sac et compta cent quarante francs à madame Vauquer. Les bons comptes font les bons amis, dit-il à la veuve. Nous sommes quittes jusqu’à la Saint-Sylvestre. Changez-moi ces cent sous.

– Les bons amis font les bons comptes, répéta Poiret en regardant Vautrin.

– Voici vingt sous, dit Rastignac en tendant une pièce au sphinx en perruque.

– On dirait que vous avez peur de me devoir quelque chose? s’écria Vautrin en plongeant un regard divinateur dans l’âme du jeune homme auquel il jeta un de ces sourires goguenards et diogéniques desquels Eugène avait été sur le point de se fâcher cent fois.

– Mais… Oui, répondit l’étudiant qui tenait ses deux sacs à la main et s’était levé pour monter chez lui.

Vautrin sortait par la porte qui donnait dans le salon, et l’étudiant se disposait à s’en aller par celle qui menait sur le carré de l’escalier.

– Savez-vous, monsieur le marquis de Rastignacorama, que ce que vous me dites n’est pas exactement poli, dit alors Vautrin en fouettant la porte du salon et venant à l’étudiant qui le regarda froidement.

Rastignac ferma la porte de la salle à manger, en emmenant avec lui Vautrin au bas de l’escalier, dans le carré qui séparait la salle à manger de la cuisine, où se trouvait une porte pleine donnant sur le jardin, et surmontée d’un long carreau garni de barreaux en fer. Là, l’étudiant dit devant Sylvie qui déboucha de sa cuisine: – Monsieur Vautrin, je ne suis pas marquis, et je ne m’appelle pas Rastignacorama.

– Ils vont se battre, dit mademoiselle Michonneau d’un air indifférent.

– Se battre! répéta Poiret.

– Que non, répondit madame Vauquer en caressant sa pile d’écus.

– Mais les voilà qui vont sous les tilleuls, cria mademoiselle Victorine en se levant pour regarder dans le jardin. Ce pauvre jeune homme a pourtant raison.

– Remontons, ma chère petite, dit madame Couture, ces affaires-là ne nous regardent pas.

Quand madame Couture et Victorine se levèrent, elles rencontrèrent, à la porte, la grosse Sylvie qui leur barra le passage.

– Quoi qui n’y a donc? dit-elle. Monsieur Vautrin a dit à monsieur Eugène: Expliquons-nous! Puis il l’a pris par le bras, et les voilà qui marchent dans nos artichauts.

En ce moment Vautrin parut. – Maman Vauquer, dit-il en souriant, ne vous effrayez de rien, je vais essayer mes pistolets sous les tilleuls.

– Oh! monsieur, dit Victorine en joignant les mains, pourquoi voulez-vous tuer monsieur Eugène?

Vautrin fit deux pas en arrière et contempla Victorine. – Autre histoire, s’écria-t-il d’une voix railleuse qui fit rougir la pauvre fille. Il est bien gentil, n’est-ce pas, ce jeune homme-là? reprit-il. Vous me donnez une idée. Je ferai votre bonheur à tous deux, ma belle enfant.

Madame Couture avait pris sa pupille par le bras et l’avait entraînée en lui disant à l’oreille: – Mais, Victorine, vous êtes inconcevable ce matin.

– Je ne veux pas qu’on tire des coups de pistolet chez moi, dit madame Vauquer. N’allez-vous pas effrayer tout le voisinage et amener la police, à c’t’heure!

– Allons, du calme, maman Vauquer, répondit Vautrin. Là, là, tout beau, nous irons au tir. Il rejoignit Rastignac, qu’il prit familièrement par le bras: – Quand je vous aurais prouvé qu’à trente-cinq pas je mets cinq fois de suite ma balle dans un as de pique, lui dit-il, cela ne vous ôterait pas votre courage. Vous m’avez l’air d’être un peu rageur, et vous vous feriez tuer comme un imbécile.

– Vous reculez, dit Eugène.

– Ne m’échauffez pas la bile, répondit Vautrin. Il ne fait pas froid ce matin, venez nous asseoir là-bas, dit-il en montrant les siéges peints en vert. Là, personne ne nous entendra. J’ai à causer avec vous. Vous êtes un bon petit jeune homme auquel je ne veux pas de mal. Je vous aime, foi de Tromp… (mille tonnerres!), foi de Vautrin. Pourquoi vous aimé-je, je vous le dirai. En attendant, je vous connais comme si je vous avais fait, et vais vous le prouver. Mettez vos sacs là, reprit-il en lui montrant la table ronde.

Rastignac posa son argent sur la table et s’assit en proie à une curiosité que développa chez lui au plus haut degré le changement soudain opéré dans les manières de cet homme, qui, après avoir parlé de le tuer, se posait comme son protecteur.

– Vous voudriez bien savoir qui je suis, ce que j’ai fait, ou ce que je fais, reprit Vautrin. Vous êtes trop curieux, mon petit. Allons, du calme. Vous allez en entendre bien d’autres! J’ai eu des malheurs. Écoutez-moi d’abord, vous me répondrez après. Voilà ma vie antérieure en trois mots. Qui suis-je? Vautrin. Que fais-je? Ce qui me plaît. Passons. Voulez-vous connaître mon caractère? Je suis bon avec ceux qui me font du bien ou dont le cœur parle au mien. À ceux-là tout est permis, ils peuvent me donner des coups de pied dans les os des jambes sans que je leur dise: Prends garde! Mais, nom d’une pipe! je suis méchant comme le diable avec ceux qui me tracassent, ou qui ne me reviennent pas. Et il est bon de vous apprendre que je me soucie de tuer un homme comme de ça! dit-il en lançant un jet de salive. Seulement je m’efforce de le tuer proprement, quand il le faut absolument. Je suis ce que vous appelez un artiste. J’ai lu les Mémoires de Benvenuto Cellini, tel que vous me voyez, et en italien encore! J’ai appris de cet homme-là, qui était un fier luron, à imiter la Providence qui nous tue à tort et à travers, et à aimer le beau partout où il se trouve. N’est-ce pas d’ailleurs une belle partie à jouer que d’être seul contre tous les hommes et d’avoir la chance? J’ai bien réfléchi à la constitution actuelle de votre désordre social. Mon petit, le duel est un jeu d’enfant, une sottise. Quand de deux hommes vivants l’un doit disparaître, il faut être imbécile pour s’en remettre au hasard. Le duel? croix ou pile! voilà. Je mets cinq balles de suite dans un as de pique en renfonçant chaque nouvelle balle sur l’autre, et à trente-cinq pas encore! quand on est doué de ce petit talent-là, l’on peut se croire sûr d’abattre son homme. Eh! bien, j’ai tiré sur un homme à vingt pas, je l’ai manqué. Le drôle n’avait jamais manié de sa vie un pistolet. Tenez! dit cet homme extraordinaire en défaisant son gilet et montrant sa poitrine velue comme le dos d’un ours, mais garnie d’un crin fauve qui causait une sorte de dégoût mêlé d’effroi, ce blanc-bec m’a roussi le poil, ajouta-t-il en mettant le doigt de Rastignac sur un trou qu’il avait au sein. Mais dans ce temps-là j’étais un enfant, j’avais votre âge, vingt et un ans. Je croyais encore à quelque chose, à l’amour d’une femme, un tas de bêtises dans lesquelles vous allez vous embarbouiller. Nous nous serions battus, pas vrai? Vous auriez pu me tuer. Supposez que je sois en terre, où seriez-vous? Il faudrait décamper, aller en Suisse, manger l’argent du papa, qui n’en a guère. Je vais vous éclairer, moi, la position dans laquelle vous êtes, mais je vais le faire avec la supériorité d’un homme qui, après avoir examiné les choses d’ici-bas, a vu qu’il n’y avait que deux partis à prendre: ou une stupide obéissance ou la révolte. Je n’obéis à rien, est-ce clair? Savez-vous ce qu’il vous faut, à vous, au train dont vous allez? un million, et promptement; sans quoi, avec notre petite tête, nous pourrions aller flâner dans les filets de Saint-Cloud, pour voir s’il y a un Être-Suprême. Ce million, je vais vous le donner. Il fit une pause en regardant Eugène. – Ah! ah! vous faites meilleure mine à votre petit papa Vautrin. En entendant ce mot-là, vous êtes comme une jeune fille à qui l’on dit: À ce soir, et qui se toilette en se pourléchant comme un chat qui boit du lait. À la bonne heure. Allons donc! À nous deux! Voici votre compte, jeune homme. Nous avons, là-bas, papa, maman, grand’tante, deux sœurs (dix-huit et dix-sept ans), deux petits frères (quinze et dix ans), voilà le contrôle de l’équipage. La tante élève vos sœurs. Le curé vient apprendre le latin aux [au] deux frères. La famille mange plus de bouillie de marrons que de pain blanc, le papa ménage ses culottes, maman se donne à peine une robe d’hiver et une robe d’été, nos sœurs font comme elles peuvent. Je sais tout, j’ai été dans le Midi. Les choses sont comme cela chez vous, si l’on vous envoie douze cents francs par an, et que votre terrine ne rapporte que trois mille francs. Nous avons une cuisinière et un domestique, il faut garder le décorum, papa est baron. Quant à nous, nous avons de l’ambition, nous avons les Beauséant pour alliés et nous allons à pied, nous voulons la fortune et nous n’avons pas le sou, nous mangeons les ratatouilles de maman Vauquer et nous aimons les beaux dîners du faubourg Saint-Germain, nous couchons sur un grabat et nous voulons un hôtel! Je ne blâme pas vos vouloirs. Avoir de l’ambition, mon petit cœur, ce n’est pas donné à tout le monde. Demandez aux femmes quels hommes elles recherchent, les ambitieux. Les ambitieux ont les reins plus forts, le sang plus riche en fer, le cœur plus chaud que ceux des autres hommes. Et la femme se trouve si heureuse et si belle aux heures où elle est forte, qu’elle préfère à tous les hommes celui dont la force est énorme, fût-elle en danger d’être brisée par lui. Je fais l’inventaire de vos désirs afin de vous poser la question. Cette question, la voici. Nous avons une faim de loup, nos quenottes sont incisives, comment nous y prendrons-nous pour approvisionner la marmite? Nous avons d’abord le Code à manger, ce n’est pas amusant, et ça n’apprend rien; mais il le faut. Soit. Nous nous faisons avocat pour devenir président d’une cour d’assises, envoyer les pauvres diables qui valent mieux que nous avec T. F. sur l’épaule, afin de prouver aux riches qu’ils peuvent dormir tranquillement. Ce n’est pas drôle, et puis c’est long. D’abord, deux années à droguer dans Paris, à regarder, sans y toucher, les nanans dont nous sommes friands. C’est fatigant de désirer toujours sans jamais se satisfaire. Si vous étiez pâle et de la nature des mollusques, vous n’auriez rien à craindre; mais nous avons le sang fiévreux des lions et un appétit à faire vingt sottises par jour. Vous succomberez donc à ce supplice, le plus horrible que nous ayons aperçu dans l’enfer du bon Dieu. Admettons que vous soyez sage, que vous buviez du lait et que vous fassiez des élégies; il faudra, généreux comme vous l’êtes, commencer, après bien des ennuis et des privations à rendre un chien enragé, par devenir le substitut de quelque drôle, dans un trou de ville où le gouvernement vous jettera mille francs d’appointements, comme on jette une soupe à un dogue de boucher. Aboie après les voleurs, plaide pour le riche, fais guillotiner des gens de cœur. Bien obligé! Si vous n’avez pas de protections, vous pourrirez dans votre tribunal de province. Vers trente ans, vous serez juge à douze cents francs par an, si vous n’avez pas encore jeté la robe aux orties. Quand vous aurez atteint la quarantaine, vous épouserez quelque fille de meunier, riche d’environ six mille livres de rente. Merci. Ayez des protections, vous serez procureur du roi à trente ans, avec mille écus d’appointements, et vous épouserez la fille du maire. Si vous faites quelques-unes de ces petites bassesses politiques, comme de lire sur un bulletin Villèle au lieu de Manuel (ça rime, ça met la conscience en repos), vous serez, à quarante ans, procureur-général, et pourrez devenir député. Remarquez, mon cher enfant, que nous aurons fait des accrocs à notre petite conscience, que nous aurons eu vingt ans d’ennuis, de misères secrètes, et que nos sœurs auront coiffé sainte Catherine. J’ai l’honneur de vous faire observer de plus qu’il n’y a que vingt procureurs généraux en France, et que vous êtes vingt mille aspirants au grade, parmi lesquels il se rencontre des farceurs qui vendraient leur famille pour monter d’un cran. Si le métier vous dégoûte, voyons autre chose. Le baron de Rastignac veut-il être avocat? Oh! joli. Il faut pâtir pendant dix ans, dépenser mille francs par mois, avoir une bibliothèque, un cabinet, aller dans le monde, baiser la robe d’un avoué pour avoir des causes, balayer le palais avec sa langue. Si ce métier vous menait à bien, je ne dirais pas non; mais trouvez-moi dans Paris cinq avocats qui, à cinquante ans, gagnent plus de cinquante mille francs par an? Bah! plutôt que de m’amoindrir ainsi l’âme, j’aimerais mieux me faire corsaire. D’ailleurs, où prendre des écus? Tout ça n’est pas gai. Nous avons une ressource dans la dot d’une femme. Voulez-vous vous marier? ce sera vous mettre une pierre au cou; puis, si vous vous mariez pour de l’argent, que deviennent nos sentiments d’honneur, notre noblesse! Autant commencer aujourd’hui votre révolte contre les conventions humaines. Ce ne serait rien que se coucher comme un serpent devant une femme, lécher les pieds de la mère, faire des bassesses à dégoûter une truie, pouah! si vous trouviez au moins le bonheur. Mais vous serez malheureux comme les pierres d’égout avec une femme que vous aurez épousée ainsi. Vaut encore mieux guerroyer avec les hommes que de lutter avec sa femme. Voilà le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez. Vous avez déjà choisi: vous avez été chez notre cousine [cousin] de Beauséant, et vous y avez flairé le luxe. Vous avez été chez madame de Restaud, la fille du père Goriot, et vous y avez flairé la Parisienne. Ce jour-là vous êtes revenu avec un mot écrit sur votre front, et que j’ai bien su lire: Parvenir! parvenir à tout prix. Bravo! ai-je dit, voilà un gaillard qui me va. Il vous a fallu de l’argent. Où en prendre? Vous avez saigné vos sœurs. Tous les frères flouent plus ou moins leurs sœurs. Vos quinze cents francs arrachés, Dieu sait comme! dans un pays où l’on trouve plus de châtaignes que de pièces de cent sous, vont filer comme des soldats à la maraude. Après, que ferez-vous? vous travaillerez? Le travail, compris comme vous le comprenez en ce moment, donne, dans les vieux jours un appartement chez maman Vauquer, à des gars de la force de Poiret. Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici? par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien. L’on plie sous le pouvoir du génie, on le hait, on tâche de le calomnier, parce qu’il prend sans partager; mais on plie s’il persiste; en un mot, on l’adore à genoux quand on n’a pas pu l’enterrer sous la boue. La corruption est en force, le talent est rare. Ainsi, la corruption est l’arme de la médiocrité qui abonde, et vous en sentirez partout la pointe. Vous verrez des femmes dont les maris ont six mille francs d’appointements pour tout potage, et qui dépensent plus de dix mille francs à leur toilette. Vous verrez des employés à douze cents francs acheter des terres. Vous verrez des femmes se prostituer pour aller dans la voiture du fils d’un pair de France, qui peut courir à Longchamps sur la chaussée du milieu. Vous avez vu le pauvre bêta de père Goriot obligé de payer la lettre de change endossée par sa fille, dont le mari a cinquante mille livres de rente. Je vous défie de faire deux pas dans Paris sans rencontrer des manigances infernales. Je parierais ma tête contre un pied de cette salade que vous donnerez dans un guêpier chez la première femme qui vous plaira, fût-elle riche, belle et jeune. Toutes sont bricolées par les lois, en guerre avec leurs maris à propos de tout. Je n’en finirais pas s’il fallait vous expliquer les trafics qui se font pour des amants, pour des chiffons, pour des enfants, pour le ménage ou pour la vanité, rarement par vertu, soyez-en sûr. Aussi l’honnête homme est-il l’ennemi commun. Mais que croyez-vous que soit l’honnête homme? À Paris, l’honnête homme est celui qui se tait, et refuse de partager. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font la besogne sans être jamais récompensés de leurs travaux, et que je nomme la confrérie des savates du bon Dieu. Certes, là est la vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais là est la misère. Je vois d’ici la grimace de ces braves gens si Dieu nous faisait la mauvaise plaisanterie de s’absenter au jugement dernier. Si donc vous voulez promptement la fortune, il faut être déjà riche ou le paraître. Pour s’enrichir, il s’agit ici de jouer de grands coups; autrement on carotte, et votre serviteur. Si dans les cent professions que vous pouvez embrasser, il se rencontre dix hommes qui réussissent vite, le public les appelle des voleurs. Tirez vos conclusions. Voilà la vie telle qu’elle est. Ça n’est pas plus beau que la cuisine, ça pue tout autant, et il faut se salir les mains si l’on veut fricoter; sachez seulement vous bien débarbouiller: là [] est toute la morale de notre époque. Si je vous parle ainsi du monde, il m’en a donné le droit, je le connais. Croyez-vous que je le blâme? du tout. Il a toujours été ainsi. Les moralistes ne le changeront jamais. L’homme est imparfait. Il est parfois plus ou moins hypocrite, et les niais disent alors qu’il a ou n’a pas de mœurs. Je n’accuse pas les riches en faveur du peuple: l’homme est le même en haut, en bas, au milieu. Il se rencontre par chaque million de ce haut bétail dix lurons qui se mettent au-dessus de tout, même des lois: j’en suis. Vous, si vous êtes un homme supérieur, allez en droite ligne et la tête haute. Mais il faudra lutter contre l’envie, la calomnie, la médiocrité, contre tout le monde. Napoléon a rencontré un ministre de la guerre qui s’appelait Aubry, et qui a failli l’envoyer aux colonies. Tâtez-vous! Voyez si vous pourrez vous lever tous les matins avec plus de volonté que vous n’en aviez la veille. Dans ces conjonctures, je vais vous faire une proposition que personne ne refuserait. Écoutez bien. Moi, voyez-vous, j’ai une idée. Mon idée est d’aller vivre de la vie patriarcale au milieu d’un grand domaine, cent mille arpents, par exemple, aux États-Unis, dans le sud. Je veux m’y faire planteur, avoir des esclaves, gagner quelques bons petits millions à vendre mes bœufs, mon tabac, mes bois, en vivant comme un souverain, en faisant mes volontés, en menant une vie qu’on ne conçoit pas ici, où l’on se tapit dans un terrier de plâtre. Je suis un grand poète. Mes poésies, je ne les écris pas: elles consistent en actions et en sentiments. Je possède en ce moment cinquante mille francs qui me donneraient à peine quarante nègres. J’ai besoin de deux cent mille francs, parce que je veux deux cents nègres, afin de satisfaire mon goût pour la vie patriarcale. Des nègres, voyez-vous? c’est des enfants tout venus dont on fait ce qu’on veut, sans qu’un curieux de procureur du roi arrive vous en demander compte. Avec ce capital noir, en dix ans j’aurai trois ou quatre millions. Si je réussis, personne ne me demandera: Qui es-tu? Je serai monsieur Quatre-Millions, citoyen des États-Unis. J’aurai cinquante ans, je ne serai pas encore pourri, je m’amuserai à ma façon. En deux mots, je vous procure une dot d’un million, me donnerez-vous deux cent mille francs? Vingt pour cent de commission, hein! est-ce trop cher? Vous vous ferez aimer de votre petite femme. Une fois marié, vous manifesterez des inquiétudes, des remords, vous ferez le triste pendant quinze jours. Une nuit, après quelques singeries, vous déclarerez, entre deux baisers, deux cent mille francs de dettes à votre femme, en lui disant: Mon amour! Ce vaudeville est joué tous les jours par les jeunes gens les plus distingués. Une jeune femme ne refuse pas sa bourse à celui qui lui prend le cœur. Croyez-vous que vous y perdrez? Non. Vous trouverez le moyen de regagner vos deux cent mille francs dans une affaire. Avec votre argent et votre esprit, vous amasserez une fortune aussi considérable que vous pourrez la souhaiter. Ergo vous aurez fait, en six mois de temps, votre bonheur, celui d’une femme aimable et celui de votre papa Vautrin, sans compter celui de votre famille qui souffre dans ses doigts, l’hiver, faute de bois. Ne vous étonnez ni de ce que je vous propose, ni de ce que je vous demande! Sur soixante beaux mariages qui ont lieu dans Paris, il y en a quarante-sept qui donnent lieu à des marchés semblables. La Chambre des Notaires a forcé monsieur…

– Que faut-il que je fasse? dit avidement Rastignac en interrompant Vautrin.

– Presque rien, répondit cet homme en laissant échapper un mouvement de joie semblable à la sourde expression d’un pêcheur qui sent un poisson au bout de sa ligne. Écoutez-moi bien! Le cœur d’une pauvre fille malheureuse et misérable est l’éponge la plus avide à se remplir d’amour, une éponge sèche qui se dilate aussitôt qu’il y tombe une goutte de sentiment. Faire la cour à une jeune personne qui se rencontre dans des conditions de solitude, de désespoir et de pauvreté sans qu’elle se doute de sa fortune à venir! dam! c’est quinte et quatorze en main, c’est connaître les numéros à la loterie, c’est jouer sur les rentes en sachant les nouvelles. Vous construisez sur pilotis un mariage indestructible. Viennent des millions à cette jeune fille, elle vous les jettera aux pieds, comme si c’était des cailloux. – Prends, mon bien-aimé! Prends, Adolphe! Alfred! Prends, Eugène! dira-t-elle si Adolphe, Alfred ou Eugène ont eu le bon esprit de se sacrifier pour elle. Ce que j’entends par des sacrifices, c’est vendre un vieil habit afin d’aller au Cadran-Bleu manger ensemble des croûtes aux champignons; de là, le soir, à l’Ambigu-Comique; c’est mettre sa montre au Mont-de-Piété pour lui donner un châle. Je ne vous parle pas du gribouillage de l’amour ni des fariboles auxquelles tiennent tant les femmes, comme, par exemple, de répandre des gouttes d’eau sur le papier à lettre en manière de larmes quand on est loin d’elles: vous m’avez l’air de connaître parfaitement l’argot du cœur. Paris, voyez-vous, est comme une forêt du Nouveau-Monde, où s’agitent vingt espèces de peuplades sauvages, les Illinois, les Hurons, qui vivent du produit que donnent les différentes chasses sociales; vous êtes un chasseur de millions. Pour les prendre, vous usez de piéges, de pipeaux, d’appeaux. Il y a plusieurs manières de chasser. Les uns chassent à la dot; les autres chassent à la liquidation; ceux-ci pêchent des consciences, ceux-là vendent leurs abonnés pieds et poings liés. Celui qui revient avec sa gibecière bien garnie est salué, fêté, reçu dans la bonne société. Rendons justice à ce sol hospitalier, vous avez affaire à la ville la plus complaisante qui soit dans le monde. Si les fières aristocraties de toutes les capitales de l’Europe refusent d’admettre dans leurs rangs un millionnaire infâme, Paris lui tend les bras, court à ses fêtes, mange ses dîners et trinque avec son infamie.

– Mais où trouver une fille? dit Eugène.

– Elle est à vous, devant vous!

– Mademoiselle Victorine?

– Juste!

– Eh! comment?

– Elle vous aime déjà, votre petite baronne de Rastignac!

– Elle n’a pas un sou, reprit Eugène étonné.

– Ah! nous y voilà. Encore deux mots, dit Vautrin, et tout s’éclaircira. Le père Taillefer est un vieux coquin qui passe pour avoir assassiné l’un de ses amis pendant la révolution. C’est un de mes gaillards qui ont de l’indépendance dans les opinions. Il est banquier, principal associé de la maison Frédéric Taillefer et compagnie. Il a un fils unique, auquel il veut laisser son bien, au détriment de Victorine. Moi, je n’aime pas ces injustices-là. Je suis comme don Quichotte, j’aime à prendre la défense du faible contre le fort. Si la volonté de Dieu était de lui retirer son fils, Taillefer reprendrait sa fille; il voudrait un héritier quelconque, une bêtise qui est dans la nature, et il ne peut plus avoir d’enfants, je le sais. Victorine est douce et gentille, elle aura bientôt entortillé son père, et le fera tourner comme une toupie d’Allemagne avec le fouet du sentiment! Elle sera trop sensible à votre amour pour vous oublier, vous l’épouserez. Moi, je me charge du rôle de la Providence, je ferai vouloir le bon Dieu. J’ai un ami pour qui je me suis dévoué, un colonel de l’armée de la Loire qui vient d’être employé dans la garde royale. Il écoute mes avis, et s’est fait ultra-royaliste: ce n’est pas un de ces imbéciles qui tiennent à leurs opinions. Si j’ai encore un conseil à vous donner, mon ange, c’est de ne pas plus tenir à vos opinions qu’à vos paroles. Quand on vous les demandera, vendez-les. Un homme qui se vante de ne jamais changer d’opinion est un homme qui se charge d’aller toujours en ligne droite, un niais qui croit à l’infaillibilité. Il n’y a pas de principes, il n’y a que des événements; il n’y a pas de lois, il n’y a que des circonstances: l’homme supérieur épouse les événements et les circonstances pour les conduire. S’il y avait des principes et des lois fixes, les peuples n’en changeraient pas comme nous changeons de chemises. L’homme n’est pas tenu d’être plus sage que toute une nation. L’homme qui a rendu le moins de services à la France est un fétiche vénéré pour avoir toujours vu en rouge, il est tout au plus bon à mettre au Conservatoire, parmi les machines, en l’étiquetant La Fayette; tandis que le prince auquel chacun lance sa pierre, et qui méprise assez l’humanité pour lui cracher au visage autant de serments qu’elle en demande, a empêché le partage de la France au congrès de Vienne: on lui doit des couronnes, on lui jette de la boue. Oh! je connais les affaires, moi! J’ai les secrets de bien des hommes! Suffit. J’aurai une opinion inébranlable le jour où j’aurai rencontré trois têtes d’accord sur l’emploi d’un principe, et j’attendrai long-temps! L’on ne trouve pas dans les tribunaux trois juges qui aient le même avis sur un article de loi. Je reviens à mon homme. Il remettrait Jésus-Christ en croix si je le lui disais. Sur un seul mot de son papa Vautrin, il cherchera querelle à ce drôle qui n’envoie pas seulement cent sous à sa pauvre sœur, et… Ici Vautrin se leva, se mit en garde, et fit le mouvement d’un maître d’armes qui se fend. – Et, à l’ombre! ajouta-t-il.

– Quelle horreur! dit Eugène. Vous voulez plaisanter, monsieur Vautrin?

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
340 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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