Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Le père Goriot», страница 5

Шрифт:

La vicomtesse était liée depuis trois ans avec un des plus célèbres et des plus riches seigneurs portugais, le marquis d’Ajuda-Pinto [Adjuda-Pinto]. C’était une de ces liaisons innocentes qui ont tant d’attraits pour les personnes ainsi liées, qu’elles ne peuvent supporter personne en tiers. Aussi le vicomte de Beauséant avait-il donné lui-même l’exemple au public en respectant, bon gré, mal gré, cette union morganatique. Les personnes qui, dans les premiers jours de cette amitié, vinrent voir la vicomtesse à deux heures, y trouvaient le marquis d’Ajuda-Pinto. Madame de Beauséant, incapable de fermer sa porte, ce qui eût été fort inconvenant, recevait si froidement les gens et contemplait si studieusement sa corniche, que chacun comprenait combien il la gênait. Quand on sut dans Paris qu’on gênait madame de Beauséant en venant la voir entre deux et quatre heures, elle se trouva dans la solitude la plus complète. Elle allait aux Bouffons ou à l’Opéra en compagnie de monsieur de Beauséant et de monsieur d’Ajuda-Pinto; mais, en homme qui sait vivre, monsieur de Beauséant quittait toujours sa femme et le Portugais après les y avoir installés. Monsieur d’Ajuda devait se marier. Il épousait une demoiselle de Rochefide. Dans toute la haute société une seule personne ignorait encore ce mariage, cette personne était madame de Beauséant. Quelques-unes de ses amies lui en avaient bien parlé vaguement; elle en avait ri, croyant que ses amies voulaient troubler un bonheur jalousé. Cependant les bans allaient se publier. Quoiqu’il fût venu pour notifier ce mariage à la vicomtesse, le beau Portugais n’avait pas encore osé dire un traître mot. Pourquoi? rien sans doute n’est plus difficile que de notifier à une femme un semblable ultimatum. Certains hommes se trouvent plus à l’aise, sur le terrain, devant un homme qui leur menace le cœur avec une épée, que devant une femme qui, après avoir débité ses élégies pendant deux heures, fait la morte et demande des sels. En ce moment donc monsieur d’Ajuda-Pinto était sur les épines, et voulait sortir, en se disant que madame de Beauséant apprendrait cette nouvelle, il lui écrirait, il serait plus commode de traiter ce galant assassinat par correspondance que de vive voix. Quand le valet de chambre de la vicomtesse annonça monsieur Eugène de Rastignac, il fit tressaillir de joie le marquis d’Ajuda-Pinto. Sachez-le bien, une femme aimante est encore plus ingénieuse à se créer des doutes qu’elle n’est habile à varier le plaisir. Quand elle est sur le point d’être quittée, elle devine plus rapidement le sens d’un geste que le coursier de Virgile ne flaire les lointains corpuscules qui lui annoncent l’amour. Aussi comptez que madame de Beauséant surprit ce tressaillement involontaire, léger, mais naïvement épouvantable. Eugène ignorait qu’on ne doit jamais se présenter chez qui que ce soit à Paris sans s’être fait conter par les amis de la maison l’histoire du mari, celle de la femme ou des enfants, afin de n’y commettre aucune de ces balourdises dont on dit pittoresquement en Pologne: Attelez cinq bœufs à votre char! sans doute pour vous tirer du mauvais pas où vous vous embourbez. Si ces malheurs de la conversation n’ont encore aucun nom en France, on les y suppose sans doute impossibles, par suite de l’énorme publicité qu’y obtiennent les médisances. Après s’être embourbé chez madame de Restaud, qui ne lui avait pas même laissé le temps d’atteler les cinq bœufs à son char, Eugène seul était capable de recommencer son métier de bouvier, en se présentant chez madame de Beauséant. Mais s’il avait horriblement gêné madame de Restaud et monsieur de Trailles, il tirait d’embarras monsieur d’Ajuda.

– Adieu, dit le Portugais en s’empressant de gagner la porte quand Eugène entra dans un petit salon coquet, gris et rose, où le luxe semblait n’être que de l’élégance.

– Mais à ce soir, dit madame de Beauséant en retournant la tête et jetant un regard au marquis. N’allons-nous pas aux Bouffons?

– Je ne le puis, dit-il en prenant le bouton de la porte.

Madame de Beauséant se leva, le rappela près d’elle, sans faire la moindre attention à Eugène, qui, debout, étourdi par les scintillements d’une richesse merveilleuse, croyait à la réalité des contes arabes, et ne savait où se fourrer en se trouvant en présence de cette femme sans être remarqué par elle. La vicomtesse avait levé l’index de sa main droite, et par un joli mouvement désignait au marquis une place devant elle. Il y eut dans ce geste un si violent despotisme de passion que le marquis laissa le bouton de la porte et vint. Eugène le regarda non sans envie.

– Voilà, se dit-il, l’homme au coupé! Mais il faut donc avoir des chevaux fringants, des livrées et de l’or à flots pour obtenir le regard d’une femme de Paris? Le démon du luxe le mordit au cœur, la fièvre du gain le prit, la soif de l’or lui sécha la gorge. Il avait cent trente francs pour son trimestre. Son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, sa tante, ne dépensaient pas deux cents francs par mois, à eux tous. Cette rapide comparaison entre sa situation présente et le but auquel il fallait parvenir contribuèrent à le stupéfier.

– Pourquoi, dit la vicomtesse en riant, ne pouvez-vous pas venir aux Italiens?

– Des affaires! Je dîne chez l’ambassadeur d’Angleterre.

– Vous les quitterez.

Quand un homme trompe, il est invinciblement forcé d’entasser mensonges sur mensonges. Monsieur d’Ajuda dit alors en riant: Vous l’exigez?

– Oui, certes.

– Voilà ce que je voulais me faire dire, répondit-il en jetant un de ces fins regards qui auraient rassuré toute autre femme. Il prit la main de la vicomtesse, la baisa et partit.

Eugène passa la main dans ses cheveux, et se tortilla pour saluer en croyant que madame de Beauséant allait penser à lui; tout à coup elle s’élance, se précipite dans la galerie, accourt à la fenêtre et regarde monsieur d’Ajuda pendant qu’il montait en voiture; elle prête l’oreille à l’ordre, et entend le chasseur répétant au cocher: Chez monsieur de Rochefide. Ces mots, et la manière dont d’Ajuda se plongea dans sa voiture, furent l’éclair et la foudre pour cette femme, qui revint en proie à de mortelles appréhensions. Les plus horribles catastrophes ne sont que cela dans le grand monde. La vicomtesse rentra dans sa chambre à coucher, se mit à sa  table, et prit un joli papier.

Du moment, écrivait-elle, où vous dînez chez les Roche- fide, et non à l’ambassade anglaise, vous me devez une explication, je vous attends.

Après avoir redressé quelques lettres défigurées par le tremblement convulsif de sa main, elle mit un C qui voulait dire Claire de Bourgogne, et sonna.

– Jacques, dit-elle à son valet de chambre qui vint aussitôt, vous irez à sept heures et demie chez monsieur de Rochefide, vous y demanderez le marquis d’Ajuda. Si monsieur le marquis y est, vous lui ferez parvenir ce billet sans demander de réponse; s’il n’y est pas, vous reviendrez et me rapporterez ma lettre.

– Madame la vicomtesse a quelqu’un dans son salon.

– Ah! c’est vrai, dit-elle en poussant la porte.

Eugène commençait à se trouver très-mal à l’aise, il aperçut enfin la vicomtesse qui lui dit d’un ton dont l’émotion lui remua les fibres du cœur: Pardon, monsieur, j’avais un mot à écrire, je suis maintenant tout à vous. Elle ne savait ce qu’elle disait, car voici ce qu’elle pensait: Ah! il veut épouser mademoiselle de Rochefide. Mais est-il donc libre? Ce soir ce mariage sera brisé, ou je… Mais il n’en sera plus question demain.

– Ma cousine… répondit Eugène.

– Hein? fit la vicomtesse en lui jetant un regard dont l’impertinence glaça l’étudiant.

Eugène comprit ce hein. Depuis trois heures il avait appris tant de choses, qu’il s’était mis sur le qui-vive.

– Madame, reprit-il en rougissant. Il hésita, puis il dit en continuant: Pardonnez-moi; j’ai besoin de tant de protection qu’un bout de parenté n’aurait rien gâté.

Madame de Beauséant sourit, mais tristement: elle sentait déjà le malheur qui grondait dans son atmosphère.

– Si vous connaissiez la situation dans laquelle se trouve ma famille, dit-il en continuant, vous aimeriez à jouer le rôle d’une de ces fées fabuleuses qui se plaisaient à dissiper les obstacles autour de leurs filleuls.

– Eh! bien, mon cousin, dit-elle en riant, à quoi puis-je vous être bonne?

– Mais le sais je? Vous appartenir par un lien de parenté qui se perd dans l’ombre est déjà toute une fortune. Vous m’avez troublé, je ne sais plus ce que je venais vous dire. Vous êtes la seule personne que je connaisse à Paris. Ah! je voulais vous consulter en vous demandant de m’accepter comme un pauvre enfant qui désire se coudre à votre jupe, et qui saurait mourir pour vous.

– Vous tueriez quelqu’un pour moi?

– J’en tuerais deux, fit Eugène.

– Enfant! Oui, vous êtes un enfant, dit-elle en réprimant quelques larmes; vous aimeriez sincèrement, vous!

– Oh! fit-il en hochant la tête.

La vicomtesse s’intéressa vivement à l’étudiant pour une réponse d’ambitieux. Le méridional en était à son premier calcul. Entre le boudoir bleu de madame de Restaud et le salon rose de madame de Beauséant, il avait fait trois années de ce Droit parisien dont on ne parle pas, quoiqu’il constitue une haute jurisprudence sociale qui, bien apprise et bien pratiquée, mène à tout.

– Ah! j’y suis, dit Eugène. J’avais remarqué madame de Restaud à votre bal, je suis allé ce matin chez elle.

– Vous avez dû bien la gêner, dit en souriant madame de Beauséant.

– Eh! oui, je suis un ignorant qui mettra contre lui tout le monde, si vous me refusez votre secours. Je crois qu’il est fort difficile de rencontrer à Paris une femme jeune, belle, riche, élégante qui soit inoccupée, et il m’en faut une qui m’apprenne ce que, vous autres femmes, vous savez si bien expliquer: la vie. Je trouverai partout un monsieur de Trailles. Je venais donc à vous pour vous demander le mot d’une énigme, et vous prier de me dire de quelle nature est la sottise que j’y ai faite. J’ai parlé d’un père…

– Madame la duchesse de Langeais, dit Jacques en coupant la parole à l’étudiant qui fit le geste d’un homme violemment contrarié.

– Si vous voulez réussir, dit la vicomtesse à voix basse, d’abord ne soyez pas aussi démonstratif.

– Eh! bonjour [bon jour], ma chère, reprit-elle en se levant et allant au-devant de la duchesse dont elle pressa les mains avec l’effusion caressante qu’elle aurait pu montrer pour une sœur et à laquelle la duchesse répondit par les plus jolies câlineries.

– Voilà deux bonnes amies, se dit Rastignac. J’aurai dès lors deux protectrices; ces deux femmes doivent avoir les mêmes affections, et celle-ci s’intéressera sans doute à moi.

– À quelle heureuse pensée dois-je le bonheur de te voir, ma chère Antoinette? dit madame de Beauséant.

– Mais j’ai vu monsieur d’Ajuda-Pinto entrant chez monsieur de Rochefide, et j’ai pensé qu’alors vous étiez seule.

Madame de Beauséant ne se pinça point les lèvres, elle ne rougit pas, son regard resta le même, son front parut s’éclaircir pendant que la duchesse prononçait ces fatales paroles.

– Si j’avais su que vous fussiez occupée… ajouta la duchesse en se tournant vers Eugène.

– Monsieur est monsieur Eugène de Rastignac, un de mes cousins, dit la vicomtesse. Avez-vous des nouvelles du général Montriveau? fit-elle. Sérizy m’a dit hier qu’on ne le voyait plus, l’avez-vous eu chez vous aujourd’hui?

La duchesse, qui passait pour être abandonnée par monsieur de Montriveau de qui elle était éperdument éprise, sentit au cœur la pointe de cette question, et rougit en répondant: – Il était hier à l’Élysée.

– De service, dit madame de Beauséant.

– Clara, vous savez sans doute, reprit la duchesse en jetant des flots de malignité par ses regards que demain les bans de monsieur d’Ajuda-Pinto et de mademoiselle de Rochefide se publient?

Ce coup était trop violent, la vicomtesse pâlit et répondit en riant: – Un de ces bruits dont s’amusent les sots. Pourquoi monsieur d’Ajuda porterait-il chez les Rochefide un des plus beaux noms du Portugal? Les Rochefide sont des gens anoblis d’hier.

– Mais Berthe réunira, dit-on, deux cent mille livres de rente.

– Monsieur d’Ajuda est trop riche pour faire de ces calculs.

– Mais, ma chère, mademoiselle de Rochefide est charmante.

– Ah!

– Enfin il y dîne aujourd’hui, les conditions sont arrêtées. Vous m’étonnez étrangement d’être si peu instruite.

– Quelle sottise avez-vous donc faite, monsieur? dit madame de Beauséant. Ce pauvre enfant est si nouvellement jeté dans le monde, qu’il ne comprend rien, ma chère Antoinette, à ce que nous disons. Soyez bonne pour lui, remettons à causer de cela demain. Demain, voyez-vous, tout sera sans doute officiel, et vous pourrez être officieuse à coup sûr.

La duchesse tourna sur Eugène un de ces regards impertinents qui enveloppent un homme des pieds à la tête, l’aplatissent, et le mettent à l’état de zéro.

– Madame, j’ai, sans le savoir, plongé un poignard dans le cœur de madame de Restaud. Sans le savoir, voilà ma faute, dit l’étudiant que son génie avait assez bien servi et qui avait découvert les mordantes épigrammes cachées sous les phrases affectueuses de ces deux femmes. Vous continuez à voir, et vous craignez peut-être les gens qui sont dans le secret du mal qu’ils vous font, tandis que celui qui blesse en ignorant la profondeur de sa blessure est regardé comme un sot, un maladroit qui ne sait profiter de rien, et chacun le méprise.

Madame de Beauséant jeta sur l’étudiant un de ces regards fondants où les grandes âmes savent mettre tout à la fois de la reconnaissance et de la dignité. Ce regard fut comme un baume qui calma la plaie que venait de faire au cœur de l’étudiant le coup d’œil d’huissier-priseur par lequel la duchesse l’avait évalué.

– Figurez-vous que je venais, dit Eugène en continuant, de capter la bienveillance du comte de Restaud, car, dit-il en se tournant vers la duchesse d’un air à la fois humble et malicieux, il faut vous dire, madame, que je ne suis encore qu’un pauvre diable d’étudiant, bien seul, bien pauvre…

– Ne dites pas cela, monsieur de Rastignac. Nous autres femmes, nous ne voulons jamais de ce dont personne ne veut.

– Bah! fit Eugène, je n’ai que vingt-deux ans, il faut savoir supporter les malheurs de son âge. D’ailleurs, je suis à confesse; et il est impossible de se mettre à genoux dans un plus joli confessionnal: on y fait les péchés dont on s’accuse dans l’autre.

La duchesse prit un air froid à ce discours antireligieux, dont elle proscrivit le mauvais goût en disant à la vicomtesse: – Monsieur arrive…

Madame de Beauséant se prit à rire franchement et de son cousin et de la duchesse.

– Il arrive, ma chère, et cherche une institutrice qui lui enseigne le bon goût.

– Madame la duchesse, reprit Eugène, n’est-il pas naturel de vouloir s’initier aux secrets de ce qui nous charme? (Allons, se dit-il en lui-même, je suis sûr que je leur fais des phrases de coiffeur.)

– Mais madame de Restaud est, je crois, l’écolière de monsieur de Trailles, dit la duchesse.

– Je n’en savais rien, madame, reprit l’étudiant. Aussi me suis-je étourdiment jeté entre eux. Enfin, je m’étais assez bien entendu avec le mari, je me voyais souffert pour un temps par la femme, lorsque je me suis avisé de leur dire que je connaissais un homme que je venais de voir sortant par un escalier dérobé, et qui avait au fond d’un couloir embrassé la comtesse.

– Qui est-ce? dirent les deux femmes.

– Un vieillard qui vit à raison de deux louis par mois, au fond du faubourg Saint-Marceau, comme moi, pauvre étudiant; un véritable malheureux dont tout le monde se moque, et que nous appelons le Père Goriot.

– Mais, enfant que vous êtes, s’écria la vicomtesse, madame de Restaud est une demoiselle Goriot.

– La fille d’un vermicellier, reprit la duchesse, une petite femme qui s’est fait présenter le même jour qu’une fille de pâtissier. Ne vous en souvenez-vous pas, Clara? Le roi s’est mis à rire, et a dit en latin un bon mot sur la farine. Des gens, comment donc? des gens…

– Ejusdem farinae, dit Eugène.

– C’est cela, dit la duchesse.

– Ah! c’est son père, reprit l’étudiant en faisant un geste d’horreur.

– Mais oui; ce bonhomme avait deux filles dont il est quasi fou, quoique l’une et l’autre l’aient à peu près renié.

– La seconde n’est-elle pas, dit la vicomtesse en regardant madame de Langeais, mariée à un banquier dont le nom est allemand, un baron de Nucingen? Ne se nomme-t-elle pas Delphine? N’est-ce pas une blonde qui a une loge de côté à l’Opéra, qui vient aussi aux Bouffons, et rit très-haut pour se faire remarquer?

La duchesse sourit en disant: – Mais, ma chère, je vous admire. Pourquoi vous occupez-vous donc tant de ces gens-là? Il a fallu être amoureux fou, comme l’était Restaud, pour s’être enfariné de mademoiselle Anastasie. Oh! il n’en sera pas le bon marchand! Elle est entre les mains de monsieur de Trailles, qui la perdra.

– Elles ont renié leur père, répétait Eugène.

– Eh! bien, oui, leur père, le père, un père, reprit la vicomtesse, un bon père qui leur a donné, dit-on, à chacune cinq ou six cent mille francs pour faire leur bonheur en les mariant bien, et qui ne s’était réservé que huit à dix mille livres de rente pour lui, croyant que ses filles resteraient ses filles, qu’il s’était créé chez elles deux existences, deux maisons où il serait adoré, choyé. En deux ans, ses gendres l’ont banni de leur société comme le dernier des misérables…

Quelques larmes roulèrent dans les yeux d’Eugène, récemment rafraîchi par les pures et saintes émotions de la famille, encore sous le charme des croyances jeunes, et qui n’en était qu’à sa première journée sur le champ de bataille de la civilisation parisienne. Les émotions véritables sont si communicatives, que pendant un moment ces trois personnes se regardèrent en silence.

– Eh! mon Dieu, dit madame de Langeais, oui, cela semble bien horrible, et nous voyons cependant cela tous les jours. N’y a-t-il pas une cause à cela? Dites-moi, ma chère, avez-vous pensé jamais à ce qu’est un gendre? Un gendre est un homme pour qui nous élèverons, vous ou moi, une chère petite créature à laquelle nous tiendrons par mille liens, qui sera pendant dix-sept ans la joie de la famille, qui en est l’âme blanche, dirait Lamartine, et qui en deviendra la peste. Quand cet homme nous l’aura prise, il commencera par saisir son amour comme une hache, afin de couper dans le cœur et au vif de cet ange tous les sentiments par lesquels elle s’attachait à sa famille. Hier, notre fille était tout pour nous, nous étions tout pour elle, le lendemain elle se fait notre ennemie. Ne voyons-nous pas cette tragédie s’accomplissant tous les jours? Ici, la belle-fille est de la dernière impertinence avec le beau père, qui a tout sacrifié pour son fils. Plus loin, un gendre met sa belle-mère à la porte. J’entends demander ce qu’il y a de dramatique aujourd’hui dans la société; mais le drame du gendre est effrayant, sans compter nos mariages qui sont devenus de fort sottes choses. Je me rends parfaitement compte de ce qui est arrivé à ce vieux vermicellier. Je crois me rappeler que ce Foriot…

– Goriot, madame.

– Oui, ce Moriot a été président de sa section pendant la révolution; il a été dans le secret de la fameuse disette, et a commencé sa fortune par vendre dans ce temps-là des farines dix fois plus qu’elles ne lui coûtaient. Il en a eu tant qu’il en a voulu. L’intendant de ma grand’mère lui en a vendu pour des sommes immenses. Ce Goriot partageait sans doute, comme tous ces gens-là, avec le Comité de Salut Public. Je me souviens que l’intendant disait à ma grand’mère qu’elle pouvait rester en toute sûreté à Grandvilliers, parce que ses blés étaient une excellente carte civique. Eh! bien, ce Loriot, qui vendait du blé aux coupeurs de têtes, n’a eu qu’une passion. Il adore, dit-on, ses filles. Il a juché l’aînée dans la maison de Restaud, et greffé l’autre sur le baron de Nucingen, un riche banquier qui fait le royaliste. Vous comprenez bien que, sous l’empire, les deux gendres ne se sont pas trop formalisés d’avoir ce vieux Quatre-vingt-treize chez eux; ça pouvait encore aller avec Buonaparte. Mais quand les Bourbons sont revenus, le bonhomme a gêné monsieur de Restaud, et plus encore le banquier. Les filles, qui aimaient peut-être toujours leur père, ont voulu ménager la chèvre et le chou, le père et le mari; elles ont reçu le Goriot quand elles n’avaient personne; elles ont imaginé des prétextes de tendresse. «Papa, venez, nous serons mieux, parce que nous serons seuls!» etc. Moi, ma chère, je crois que les sentiments vrais ont des yeux et une intelligence: le cœur de ce pauvre Quatre-vingt-treize a donc saigné. Il a vu que ses filles avaient honte de lui; que, si elles aimaient leurs maris, il nuisait à ses gendres. Il fallait donc se sacrifier. Il s’est sacrifié, parce qu’il était père: il s’est banni de lui-même. En voyant ses filles contentes, il comprit qu’il avait bien fait. Le père et les enfants ont été complices de ce petit crime. Nous voyons cela partout. Ce père Doriot n’aurait-il pas été une tache de cambouis dans le salon de ses filles? il y aurait été gêné, il se serait ennuyé. Ce qui arrive à ce père peut arriver à la plus jolie femme avec l’homme qu’elle aimera le mieux: si elle l’ennuie de son amour, il s’en va, il fait des lâchetés pour la fuir. Tous les sentiments en sont là. Notre cœur est un trésor, videz-le d’un coup, vous êtes ruinés. Nous ne pardonnons pas plus à un sentiment de s’être montré tout entier qu’à un homme de ne pas avoir un sou à lui. Ce père avait tout donné. Il avait donné, pendant vingt ans, ses entrailles, son amour; il avait donné sa fortune en un jour. Le citron bien pressé, ses filles ont laissé le zeste au coin des rues.

– Le monde est infâme, dit la vicomtesse en effilant son châle et sans lever les yeux, car elle était atteinte au vif par les mots que madame de Langeais avait dits, pour elle, en racontant cette histoire.

– Infâme! non, reprit la duchesse; il va son train, voilà tout. Si je vous en parle ainsi, c’est pour montrer que je ne suis pas la dupe du monde. Je pense comme vous, dit-elle en pressant la main de la vicomtesse. Le monde est un bourbier, tâchons de rester sur les hauteurs. Elle se leva, embrassa madame de Beauséant au front en lui disant: Vous êtes bien belle en ce moment, ma chère. Vous avez les plus jolies couleurs que j’aie vues jamais. Puis elle sortit après avoir légèrement incliné la tête en regardant le cousin.

– Le père Goriot est sublime! dit Eugène en se souvenant de l’avoir vu tordant son vermeil la nuit.

Madame de Beauséant n’entendit pas, elle était pensive. Quelques moments de silence s’écoulèrent, et le pauvre étudiant, par une sorte de stupeur honteuse, n’osait ni s’en aller, ni rester, ni parler.

– Le monde est infâme et méchant, dit enfin la vicomtesse. Aussitôt qu’un malheur nous arrive, il se rencontre toujours un ami prêt à venir nous le dire, et à nous fouiller le cœur avec un poignard en nous en faisant admirer le manche. Déjà le sarcasme, déjà les railleries! Ah! je me défendrai. Elle releva la tête comme une grande dame qu’elle était, et des éclairs sortirent de ses yeux fiers. – Ah! fit-elle en voyant Eugène, vous êtes là!

– Encore, dit-il piteusement.

– Eh! bien, monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il mérite de l’être. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes. Quoique j’aie bien lu dans ce livre du monde, il y avait des pages qui cependant m’étaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez craint. N’acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs. Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une femme qui s’intéresse à vous. Il vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si vous avez un sentiment vrai, cachez-le comme un trésor; ne le laissez jamais soupçonner, vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victime. Si jamais vous aimiez, gardez bien votre secret! ne le livrez pas avant d’avoir bien su à qui vous ouvrirez votre cœur. Pour préserver par avance cet amour qui n’existe pas encore, apprenez à vous méfier de ce monde-ci. Écoutez-moi, Miguel… (Elle se trompait naïvement de nom sans s’en apercevoir.) Il existe quelque chose de plus épouvantable que ne l’est l’abandon du père par ses deux filles, qui le voudraient mort. C’est la rivalité des deux sœurs entre elles. Restaud a de la naissance, sa femme a été adoptée, elle a été présentée; mais sa sœur, sa riche sœur, la belle madame Delphine de Nucingen, femme d’un homme d’argent, meurt de chagrin; la jalousie la dévore, elle est à cent lieues de sa sœur; sa sœur n’est plus sa sœur; ces deux femmes se renient entre elles comme elles renient leur père. Aussi, madame de Nucingen [Nucingent] laperait-elle toute la boue qu’il y a entre la rue Saint-Lazare et la rue de Grenelle pour entrer dans mon salon. Elle a cru que de Marsay la ferait arriver à son but, et elle s’est faite l’esclave de de Marsay, elle assomme de Marsay. De Marsay se soucie fort peu d’elle. Si vous me la présentez, vous serez son Benjamin, elle vous adorera. Aimez-la si vous pouvez après, sinon servez-vous d’elle. Je la verrai une ou deux fois, en grande soirée, quand il y aura cohue; mais je ne la recevrai jamais le matin. Je la saluerai, cela suffira. Vous vous êtes fermé la porte de la comtesse pour avoir prononcé le nom du père Goriot. Oui, mon cher, vous iriez vingt fois chez madame de [] Restaud, vingt fois vous la trouveriez absente. Vous avez été consigné. Eh! bien, que le père Goriot vous introduise près de madame Delphine de Nucingen. La belle madame de Nucingen sera pour vous une enseigne. Soyez l’homme qu’elle distingue, les femmes raffoleront de vous. Ses rivales, ses amies, ses meilleures amies, voudront vous enlever à elle. Il y a des femmes qui aiment l’homme déjà choisi par une autre, comme il y a de pauvres bourgeoises qui, en prenant nos chapeaux, espèrent avoir nos manières. Vous aurez des succès. À Paris, le succès est tout, c’est la clef du pouvoir. Si les femmes vous trouvent de l’esprit, du talent, les hommes le croiront, si vous ne les détrompez pas. Vous pourrez alors tout vouloir, vous aurez le pied partout. Vous saurez alors ce qu’est le monde, une réunion de dupes et de fripons. Ne soyez ni parmi les uns ni parmi les autres. Je vous donne mon nom comme un fil d’Ariane pour entrer dans ce labyrinthe. Ne le compromettez pas, dit-elle en recourbant son cou et jetant un regard de reine à l’étudiant, rendez-le-moi blanc. Allez, laissez-moi. Nous autres femmes, nous avons aussi nos batailles à livrer.

– S’il vous fallait un homme de bonne volonté pour aller mettre le feu à une mine? dit Eugène en l’interrompant.

– Eh! bien? dit-elle.

Il se frappa le cœur, sourit au sourire de sa cousine, et sortit. Il était cinq heures. Eugène avait faim, il craignit de ne pas arriver à temps pour l’heure du dîner. Cette crainte lui fit sentir le bonheur d’être rapidement emporté dans Paris. Ce plaisir purement machinal le laissa tout entier aux pensées qui l’assaillaient. Lorsqu’un jeune homme de son âge est atteint par le mépris, il s’emporte, il enrage, il menace du poing la société tout entière, il veut se venger et doute aussi de lui-même. Rastignac était en ce moment accablé par ces mots: Vous vous êtes fermé la porte de la comtesse. – J’irai! se disait-il, et si madame de Beauséant a raison, si je suis consigné… je… Madame de Restaud me trouvera dans tous les salons où elle va. J’apprendrai à faire des armes, à tirer le pistolet, je lui tuerai son Maxime! Et de l’argent! lui criait sa conscience, où donc en prendras-tu? Tout à coup la richesse étalée chez la comtesse de Restaud brilla devant ses yeux. Il avait vu là le luxe dont une demoiselle Goriot devait être amoureuse, des dorures, des objets de prix en évidence, le luxe inintelligent du parvenu, le gaspillage de la femme entretenue. Cette fascinante image fut soudainement écrasée par le grandiose hôtel de Beauséant. Son imagination, transportée dans les hautes régions de la société parisienne, lui inspira mille pensées mauvaises au cœur, en lui élargissant la tête et la conscience. Il vit le monde comme il est: les lois et la morale impuissantes chez les riches, et vit dans la fortune l’ultima ratio mundi. «Vautrin a raison, la fortune est la vertu!» se dit-il.

Arrivé rue Neuve-Sainte-Geneviève, il monta rapidement chez lui, descendit pour donner dix francs au cocher, et vint dans cette salle à manger nauséabonde où il aperçut, comme des animaux à un râtelier, les dix-huit convives en train de se repaître. Le spectacle de ces misères et l’aspect de cette salle lui furent horribles. La transition était trop brusque, le contraste trop complet, pour ne pas développer outre mesure chez lui le sentiment de l’ambition. D’un côté, les fraîches et charmantes images de la nature sociale la plus élégante, des figures jeunes, vives, encadrées par les merveilles de l’art et du luxe, des têtes passionnées pleines de poésie; de l’autre, de sinistres tableaux bordés de fange, et des faces où les passions n’avaient laissé que leurs cordes et leur mécanisme. Les enseignements que la colère d’une femme abandonnée avait arrachés à madame de Beauséant, ses offres captieuses revinrent dans sa mémoire, et la misère les commenta. Rastignac résolut d’ouvrir deux tranchées parallèles pour arriver à la fortune, de s’appuyer sur la science et sur l’amour, d’être un savant docteur et un homme à la mode. Il était encore bien enfant! Ces deux lignes sont des asymptotes qui ne peuvent jamais se rejoindre.

– Vous êtes bien sombre, monsieur le marquis, lui dit Vautrin, qui lui jeta un de ces regards par lesquels cet homme semblait s’initier aux secrets les plus cachés du cœur.

– Je ne suis plus disposé à souffrir les plaisanteries de ceux qui m’appellent monsieur le marquis, répondit-il. Ici, pour être vraiment marquis, il faut avoir cent mille livres de rente, et quand on vit dans la Maison Vauquer on n’est pas précisément le favori de la Fortune.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
340 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают