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Читать книгу: «Souvenirs d'égotisme», страница 13

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XXV
A la Même

Marseille, le 30 fructidor an XIII (11 septembre 1805).

Je crains que tu ne t’ennuies, ma bonne petite, et je me plains de ce que tu ne me le dis pas. D’où vient que tu ne m’écris jamais? Je mérite mieux.

Enfin, tu ne peux pas me persuader que tu ne penses pas; tristes ou gaies, ta journée est composée d’une suite d’idées, ou simples sensations, ou souvenirs, ou jugements, ou désirs; tu ne peux vivre sans penser. Même lorsqu’on est au désespoir, on pense. Eh bien, je veux la communication de ces pensées. C’est là toi-même, et comme ton bonheur fait partie du mien, il faut que je te connaisse parfaitement. Ecris-moi donc, je te le répète pour la millième fois, tout ce qui te viendra; et c’est précisément parce que tu ne sauras que me dire dès la deuxième ligne, qu’au lieu d’événements d’un faible intérêt, tu me diras ce que tu penses, ce que tu sens, ce que je brûle d’apprendre, en un mot.

Le grand problème de ta vie serait d’apprendre à vaincre la première répugnance que l’ennui donne pour tous ses remèdes. C’est là ce qui rend cette maladie presque incurable. Il faut avoir une volonté ferme pour en venir à bout, et rien ne donne une volonté ferme que l’habitude de succès obtenus après une longue dispute. Quand je suis ennuyé, je regarde le dos de mes livres; il me semble qu’ils n’ont rien d’intéressant. Si j’ai le courage d’en ouvrir un et la persévérance d’en lire vingt pages, je me trouve intéressé.

Quand on est ennuyé, il faut éviter de réfléchir sur soi. C’est comme un homme qui a la jaunisse, il ne doit pas regarder la carte géographique des pays par où il doit passer; il verrait tout en jaune. Le jaune est la couleur de la Suède; il croirait donc que toute la terre est Suède, et supposant que sa tête fût mise à prix par le roi de Suède, il serait au désespoir; ce désespoir serait l’effet de sa jaunisse. Voilà ce que j’éprouve toutes les fois que je vais à Grenoble; aussi, à la dernière, ai-je presque entièrement évité de songer à mon sort futur.

Je suis heureux ici, ma bonne amie, je suis tendrement aimé d’une femme que j’adore avec fureur158. Elle a une belle âme; belle n’est pas le mot, c’est sublime! J’ai quelquefois le malheur d’en être jaloux. L’étude que j’ai faite des passions me rend soupçonneux, parce que je vois tous les possibles. Comme elle est moins riche que toi et que même elle n’a presque rien, je vais acheter une feuille de papier timbré, pour faire mon testament et lui donner tout, après elle à ma fille159. Je crois bien que je n’ai pas grand chose; mais enfin, j’aurais fait tout ce que j’aurais pu. Si tout cela ne produisait rien, que je vinsse à mourir, qu’un jour tu fusses riche, je te recommande cette âme tendre, qui n’a pour seul défaut que de se laisser accabler par le malheur. Tu le connais ce défaut; tu sais combien une âme sensible qui a pitié de vous, vous console! Ainsi, quand même tu ne serais pas riche, donne pour larme à ma cendre, une tendre amitié pour M. G.160 et pour ma fille.

L’Europe vient de perdre un grand poète, Schiller161.

XXVI
A la Même

Marseille, le 9 Vendémiaire (1er octobre 1805).

Une fois dans le monde, tu verras l’égoïsme isoler tous les êtres. Tu rencontreras, avec la plus grande peine, non pas une âme héroïque, mais une âme sensible. Dans Paris, ville immense, après dix ans de soins, tu parviendras peut-être à réunir une société de trente hommes spirituels et sensibles; mais tu auras, dès le premier jour, toutes les jouissances que donnent les arts.

L’homme le plus corrompu qui fait un ouvrage, y peint la vertu, la sensibilité la plus parfaite. Tout cela ne produit d’autre effet que la mélancolie des âmes sensibles, qui ont la bonhomie de se figurer le monde d’après ces images grossières. Voilà mon grand défaut, ma bonne amie, celui que je ne puis trop combattre. Je crois que c’est aussi le tien, car nos âmes se ressemblent beaucoup.

Deux choses peuvent en guérir, l’expérience et la lecture des Mémoires. Je ne saurais trop te recommander la lecture de ceux de Retz. S’ils ne t’intéressent pas, renvoie d’une année. Tu y verras la tragédie dans la nature, décrite par un des caractères les plus spirituels et les plus intéressants qui aient existé. Sa figure répondait à son génie. Je n’en ai jamais vu de si gaie, de si spirituelle.

Lis et relis sans cesse St-Simon. L’histoire de la Régence, la plus curieuse, parce qu’on y voit le caractère français parfaitement développé dans Philippe-régent, est, par un heureux hasard, le morceau d’histoire le plus facile à étudier.

Duclos, plein de sagacité, a écrit des Mémoires sur ce temps. St-Simon, homme de génie, a écrit les siens. Marmontel, homme éclairé par l’étude, vient de publier l’histoire de la Régence, dans laquelle il cite et critique tour à tour St-Simon. Enfin, Chamfort, homme à bons principes et à esprit satirique et très fin, publia un long morceau sur les Mémoires du brusque Duclos, lorsque ceux-ci parurent, en 1782, je crois. Voilà donc l’histoire la plus intéressante qui nous est présentée par quatre hommes: St-Simon, Duclos, Chamfort et Marmontel, dont le premier a du génie, les deux suivants un esprit très rare et le quatrième beaucoup d’instruction. Voltaire avait été élevé par les mœurs de la Régence; tu trouveras dans mille endroits de ses écrits des traits caractéristiques sur le caractère français à cette époque. Un de ses grands résultats a été l’avilissement du Pédantisme. Les hommes ont examiné, au lieu de croire pieusement, les livres de ceux qui avaient examiné162.

XXVII
A Edouard Mounier

Marseille, 4 janvier 1806.

Il est bien juste, mon cher ami, que je vous écrive, j’en ai bien acquis le droit par six mois de silence. Ecrivez-moi donc vite une de ces jolies lettres, comme celles de Rennes, et satisfaites ma brûlante curiosité. Où en est votre ambition, quel genre embrassez-vous? Restez-vous dans la carrière préfette, ou entrez-vous au Conseil d’Etat? Depuis que j’ai quitté Paris, j’ai lu au moins cinquante fois le Moniteur en votre intention.

Paris vous plaît-il davantage qu’à votre premier voyage? Lié, comme vous l’êtes, avec ce qu’il y a de plus brillant, vous devez vous y plaire. Apprenez-moi donc bien vite ce que vous désirez, afin que je puisse vous souhaiter quelque chose. Jusque-là, je me vois réduit à demander au ciel en général les événements qui peuvent nous réunir. Je poursuis ici ma carrière commerçante. Mais les Anglais nous bloquent, ce qui pourrait bien m’aller faire achever mon apprentissage à Paris. Que de peines, mon cher Edouard, pour parvenir à quelque chose de présentable, et qu’on serait heureux de naître sans passions!

Pas l’ombre d’amusement ici, pas même de société, des femmes archi-catins et qui se font payer, des hommes grossiers qui ne savent que faire des marchés; lorsqu’ils se trouvent mauvais ils font banqueroute, s’ils sont bons, ils entretiennent des filles. Quel séjour lorsqu’on a habité Paris! Mais je m’aperçois que je deviens dolent comme une complainte. Je n’ai pas perdu, comme vous le voyez, la mauvaise habitude de m’affliger des choses, au lieu de chercher à les changer. Pardonnez-moi ce vice provincial et donnez-moi dans les plus grands détails de vos nouvelles, et de celles de votre famille. Si vous n’êtes pas heureux, qui le serait?

Mon père me confiera peut-être bientôt quelques fonds, alors j’irai tenter fortune auprès de vous. En attendant, prouvez-moi que vous ne m’avez pas oublié en me contant ce qui vous est arrivé depuis mon départ.

Fare you well and speak me et large of all your circumstances.

Henri Beyle,
Rue du Vieux-Concert, chez Ch. Meunier et Cie.

P. – S.– Offrez, je vous en prie, mes respects à monsieur votre père et à mesdemoiselles vos sœurs163.

XXVIII
A sa Sœur Pauline

Marseille, le 7 février 1806.

As-tu lu la Conjuration de Russie, l’as-tu bien méditée? – Y as-tu vu qu’on ne peut connaître son caractère et surtout l’influence qu’on a sur lui, qu’autant qu’on a passé par beaucoup d’alternatives de joie et de malheur? N’importe la gravité réelle des événements; ce que l’homme sur lequel ils agissent en croit, décide de leur influence sur lui. Nous ne connaissons donc guère nos caractères, nous qui n’avons pas encore senti de grandes douleurs subites, ni de grandes joies.

Rassemblons nos forces pour tirer parti des événements qui nous mettront dans l’une ou l’autre de ces situations164.

XXIX
Mélanie Guilbert a Henri Beyle 165

Lyon, 6 mars 1806.

De la neige fondue, un froid glacial, des compagnons de voyage insupportables, c’est tout ce que nous avons eu dans notre route en y ajoutant beaucoup de fatigue, car on nous a fait lever de 2 à 3 heures du matin. Nous sommes à Lyon depuis hier, nous en partons demain matin et dans six jours nous serons à Paris. J’en partirai le lendemain pour la campagne et c’est là où je compte t’écrire un peu longuement; je suis tellement gênée dans ce moment-ci que je suis obligée de baisser mon chapeau sur mon papier pour que Mme C… ne voie pas ce que je t’écris.

Adieu donc, ma bonne minette, je vais mettre ce billet à la poste d’où je reviendrai bien contente si j’y trouve une lettre de toi. – Je t’ai écrit d’Aix166.

XXX
A sa Sœur Pauline

Marseille, le 9 mars 1806.

Je cherche à arracher de mon âme les fausses passions qui y abondent.

J’appelle fausses passions celles qui nous promettent, dans telle situation, un bonheur que nous ne trouvons pas lorsque nous y sommes arrivés.

La plupart des hommes ressemblent à un aveugle, excessivement boîteux, qui prendrait des peines infinies pour monter, en huit heures de temps, à la Bastille167, par exemple, dont la belle vue doit lui donner un plaisir infini. Il y arrive et n’y jouit que de son extrême fatigue, et en second lieu du sentiment de désespoir que donne toujours une espérance au moment où nous apercevons qu’elle était vaine.

Rappelle-toi donc de bien exercer la sensibilité de tes enfants168 et de bonne heure. La société tend à concentrer cette sensibilité en nous-même, à nous rendre égoïstes. Quand cette passion ne serait pas contre la vertu, elle est contraire au bonheur. Observe un égoïste. Pour une jouissance, il a cent peines.

L’égoïste ignore à jamais le vrai bonheur de la vie sociale: celui d’aimer les hommes et de les servir.

Je viens de relire les Lettres sur la sympathie de Mme de Condorcet, je veux t’en dire un mot, pour que, quand tu les liras, tu les comprennes plus facilement.

Tu as sans doute vu toute seule, que plus la sensibilité est exercée, plus elle est vive; à moins qu’à force de l’exercer, on ne la porte à ce degré qui la rend fatigante.

Voltaire a rendu joliment cette idée:

«L’âme est un feu qu’il faut nourrir et qui s’éteint s’il ne s’augmente.»

Une sensibilité qui n’est point exercée, tend à s’affaiblir; alors, pour être remuée, il lui faut des échafauds, des brûlements d’yeux. Les anglais ne l’exercent pas trois ou quatre fois par jour comme nous; leur silence leur en ôte les moyens169.

Telle est l’analyse de ce sublime sentiment qui répare un peu les maux infinis de l’état de société. Voilà aussi l’analyse froide et sans couleur de la première lettre de Mme de Condorcet à un M. C. (elle a quinze pages), qui pourrait bien être Cabanis, l’illustre auteur des Rapports du physique au moral.

Heureuse société que celle de gens si aimables, si instruits, si vertueux! Mais ces gens ne se plaisent guère qu’avec leurs semblables; ils ne se mêlent avec les autres que pour les plaisirs. Or, le bonheur ne consiste pas à être dans un bal avec eux. Là, ils ne sont qu’aimables, mais à pouvoir aller rêver deux heures, le soir, avec eux. Voilà le sort qui t’attend, ma chère petite, si, secouant l’inertie provinciale, tu veux orner un peu ton âme sensible.

Pour te désennuyer un peu de toute cette analyse, voici un trait que nous raconte cet aimable Collé, si grand amateur du bon rire, et auteur de cette charmante pièce: La Vérité dans le Vice.

«Au commencement de ce mois, dit-il, (c’était février 1751) ou même dans les derniers jours de janvier, une troupe de comédiens, qui est actuellement à Toulouse, donna la Métromanie. Les Capitouls furent si choqués des plaisanteries qui se trouvent contre eux, dans cette pièce, qu’ils ont eu l’esprit de s’en fâcher très sérieusement. L’un de ces nobles messieurs envoya chercher l’entrepreneur, le traita comme un nègre, d’avoir l’insolence de faire jouer une pareille comédie et lui défendit de la donner davantage. L’entrepreneur, soutenu par la meilleure partie des gens de la ville, n’a point voulu obéir, et présenta requête au Parlement, pour qu’il lui fût permis de la faire jouer. Les Capitouls se sont opposés à cette demande; instance pour ce fait au Parlement; arrêt, enfin, qui laisse aux comédiens la liberté de représenter la Métromanie.

«Voilà ce fait dans sa plus grande simplicité et qui est de notoriété publique.

«Voici, à présent, ce que Piron y ajoute et qu’il m’a juré et protesté être aussi vrai que les grosses circonstances que je viens de dire. Il prétend donc, qu’après que M. le Capitoul eût bien lavé la tête à l’entrepreneur, il lui demanda de qui était cette infâme comédie. – De M. Piron, lui répondit-on. – Qu’on me le fasse venir tout à l’heure, reprit-il, et je vais lui apprendre à vivre. – Mais, monsieur, il est à Paris, lui répondit-on. – Il est bien heureux, ce coquin-là, répartit-il, mais je vous défends de donner sa pièce. Tâchez, M. le drôle, de choisir mieux les comédies que vous nous donnez. La dernière fois encore, vous nous donnez l’Avare, pièce de mauvais exemple, dans laquelle un fils vole son père. De qui est cette indigne comédie-là? – Elle est de Molière, monsieur, répondit l’entrepreneur. – Eh! est-il ici ce Molière? Je lui apprendrai à avoir des mœurs et à les respecter. – Non, monsieur, il y a 74 ou 75 ans qu’il s’est retiré du monde. – Eh bien, mon petit monsieur, dit le Capitoul, en finissant, pensez bien au choix des comédies que vous nous donnerez par la suite; point de Molière, ni de Piron, s’il vous plaît! Ne pouvez-vous jouer que des comédies d’auteurs obscurs? Jouez-en que tout le monde connaisse et prenez-y garde.

«On a joué la Métromanie nombre de fois depuis l’arrêt du Parlement; on s’y portait; cette circonstance burlesque a fait la fortune de l’entrepreneur; on applaudissait à tout rompre aux vers qui badinaient les Capitouls, comme à ceux-ci:

 
Monsieur le Capitoul, vous avez des vertiges…
… Apprenez qu’une pièce d’éclat
Ennoblit bien autant que le Capitoulat170
 

XXXI
A la Même

Marseille, le 4 avril 1806.

Tu as un grand bonheur, ingrate Pauline, en Idéologie (science des idées), n’en ayant jamais eu une fausse, tu n’auras point d’habitudes à vaincre.

Souvent la force des raisons entraîne l’assentiment et commande le jugement réfléchi du moment, et l’on sent ensuite les jugements habituels renaître invinciblement.

Quand je suis sur un vaisseau qui approche du rivage, il me semble évident que c’est le rivage qui marche. Il faut effacer entièrement ces habitudes de faux jugements.

Ce que tu entends dire chaque jour doit t’en avoir donné plusieurs: fais ton examen de conscience par écrit.

Le temps seul et la fréquente répétition de jugements bien sains produiront chez toi cet état de calme et d’aisance, nommé dans ce cas-ci, par les hommes, bonne judiciaire171.

XXXII
A la même

Marseille, le 12 avril 1806.

Madame l’ambassadrice, on attend avec la plus vive impatience, à cette cour, la lettre que V. E. a ordre de nous écrire, sur l’état de celle auprès de laquelle elle réside. Elle connaît trop bien nos relations politiques pour ne pas sentir que sa lettre peut modifier ou détruire les projets du plus haut intérêt. S. M. est persuadée, en conséquence, qu’elle se hâtera de nous envoyer cette note intéressante, et qu’elle apportera ses talents connus à la rendre on ne saurait plus exacte. S. M. m’a donné ordre de lui dire qu’elle l’attendait courrier par courrier.

Sur quoi, Madame l’ambassadrice, je ne puis que me féliciter du rapport que les ordres de S. M. me donnent avec V. E. Vous mettrez le comble à ma haute satisfaction, si vous voulez croire aux profonds sentiments d’estime, de vénération et de mépris, avec lesquels je suis, Madame, votre très humble et obéissant serviteur.

Ant. Cardinal Alberoni.

Un petit secrétaire de S. E. Monseigneur le cardinal Alberoni a l’honneur d’exposer son cas à Madame l’ambassadrice. Peut-être elle ne lui trouvera pas toute la bonne odeur possible; mais enfin, Madame, il ne vous la jettera pas au nez, au contraire, il vous l’exposera avec toute la discrétion possible.

Quelle que soit, cependant, l’étendue de cette vertu, dont ledit secrétaire se pique plus que possible, puisque de toutes, elle est la plus utile dans le monde vertueux au milieu duquel il se trouve, il ne sait comment fixer l’attention d’une dame aussi vénérable dans les lettres officielles et autres pièces de ce genre qu’on lui écrit sur des bas et un fromage de Sassenage172; car il faut finir la phrase, qui a déjà malheureusement huit lignes et qui en aura bientôt dix.

Oui, Madame, des bas de soie, faits à l’aiguille, avec de la soie du pays, fins à peu près jusqu’au mollet, fins encore au cou-de-pied, mais gros au pied, forment le sujet indigne, sur lequel le susdit secrétaire est obligé de fixer l’attention de V. E. Le susdit n’est pas très pécunieux; cependant, il n’aurait pas eu la hardiesse de parler de bas à V. E. si pour un peu d’argent, comme on dit très élégamment, il en eût pu trouver de l’espèce dont il en désire, mais c’est la chose impossible. Il a donc recours à vos doigts d’ivoire, pour lui confectionner les dits bas.

Il sent que ce serait ici le lieu d’un compliment galant et charmant; mais comme il vient de déjeuner, son génie se trouve un peu obstrué; il finira donc par vous dire tout platement, qu’il lui faut un fromage de Sassenage, mais un fromage qui… un fromage enfin:

 
Qui le goûte souvent, goûte une paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
 

Il a promis à une dame qui n’a pas tout à fait la plus belle figure de Marseille, mais qui a la plus belle moustache et l’amant le plus spirituel, de lui porter ledit fromage sous quinze jours. Le secrétaire prend donc le plus vif intérêt audit fromage de Sassenage et espère que vous le choisirez avec toute la finesse de votre sens olfactif; se reposant sur vous, il s’attend à le recevoir dans huit jours, par la diligence qui transporte les objets de Grenoble à Marseille. Adressez-le, il ose vous en supplier, à H. B., chez Ch. Meunier, dans une boîte bien ficelée, rue du Vieux-Concert, près la rue Paradis, enveloppé d’une toile cirée.

Ledit secrétaire 173.
(Signature illisible).

XXXIII
A la même

Marseille, le 6 mai 1806.

Ton fromage m’a fait le plus grand plaisir et est arrivé à propos, au moment où j’allais dîner chez Mme Pallard174, qui m’avait invité ce jour-là. Femme d’esprit, qui a beaucoup d’usage, ayant passé presque toute sa vie à la Cour; beaucoup de noblesse; sait le grec, l’anglais, l’italien et le latin; déplaît à tout le monde par un air affecté et une tournure orgueilleuse dans la discussion.

Il faut qu’une femme ait l’air de tout faire par sentiment, qu’elle ait cette aimable inconséquence qui dénote l’absence de tout projet. C’est l’unique moyen de faire réussir les facultés qu’on possède. Nul être n’a besoin de plus de finesse que la femme, et son absence n’est mortelle, au même point, à aucun autre être. Son bonheur consiste à mener tout ce qui l’entoure, et il faut que ses actions n’aient pas du tout l’air enchaînées, qu’on suppose qu’elle obéit toujours à l’impression du moment; qu’elle ne sait pas à dix heures ce qu’elle fera à dix heures et demie, et presque pas ce qu’elle a fait à neuf.

Recevez ce petit avis en passant175.

XXXIV
Mélanie Guilbert à Henri Beyle

Paris, 21 mai 1806.

Moi, je ne t’aime pas! moi, je fais lire tes lettres par un rival! Ah! mon ami, tu sais que mon cœur est trop plein de toi pour être jamais à un autre, mais il a besoin, ce cœur, d’être entièrement rassuré sur le tien.

Je me propose d’accepter un engagement à Naples, malgré ma faible poitrine, et si tu n’obtiens rien de tes parents, eh bien! tu viendras avec moi et notre chère petite; si par malheur je mourais, je te laisserais dix-huit à vingt mille francs qui pourront encore me revenir de la succession de mon père, en ne se pressant pas trop de vendre; je suis sûre aussi que tu pourrais avoir une place et quand elle te ne rapporterait que cent louis tu vivrais; et ma petite, que tu mettrais en pension ne te coûterait pas plus de huit cents francs; tu aurais encore mille écus en attendant un meilleur sort.

Adieu, mon cher et bien cher ami, crois que je t’aime et que je t’aimerai jusqu’au dernier jour de ma vie. Je suis bien pressée, Dugazon m’attend; mais je voulais t’écrire avant d’y aller. Je viens de recevoir ta lettre et j’avais besoin d’y répondre176.

158.Mélanie.
159.Beyle fait passer l’enfant de Mélanie pour sa fille.
160.Mélanie Guilbert.
161.Lettre inédite. – (Collection de M. Auguste Cordier). Copie de la main de R. Colomb.
162.Lettre inédite. – (Collection de M. Auguste Cordier). – Copie de la main de R. Colomb.
163.Monsieur Édouard Mounier, chez Monsieur Mounier, conseiller d’Etat, son père, rue du Bacq, nº 558, près la rue de Sèvres, chez M. de Gérando, Paris.
  Lettre inédite (Collection de M. P. – A. Cheramy).
164.Lettre inédite. – (Collection de M. Auguste Cordier). – Copie de la main de R. Colomb.
165.La saison théâtrale terminée, Mélanie reprend le chemin de Paris. – Elle écrit cette jolie lettre à la halte de Lyon. – Beyle ne tardera pas à regagner Paris où il arrive le 10 juillet 1806, après un court séjour à Grenoble.
166.M. Beyle, chez M. Charles Meunier, rue du Vieux-Concert, à Marseille. – Lettre inédite. – (Bibliothèque de Grenoble.)
167.Montagne fortifiée sur la rive droite de l’Isère, à Grenoble.
168.Il était déjà question du mariage de Pauline avec François-Daniel Périer-Lagrange, qu’elle épousa le 25 mai 1808. Cette date m’est fournie par M. Ed. Maignien, conservateur de la Biblioth. de Grenoble, dont les Notes généalogiques sur la famille de Beyle (1 br., Grenoble, 1889) sont fort exactes et très précieuses.
169.Ce passage est fort curieux et donne toute raison à Paul Bourget qui, le premier, dans ses Essais de Psychologie, a deviné la sensibilité de Stendhal.
170.Lettre inédite. – (Collection de M. Auguste Cordier). – Copie de la main de R. Colomb.
171.Lettre inédite. – (Collection de M. Auguste Cordier). – Copie de la main de R. Colomb.
172.Sassenage, petit village des environs de Grenoble, où l’on vend des fromages réputés.
173.Lettre inédite. – (Collection de M. Auguste Cordier), – Copie de la main de R. Colomb.
174.Voir Journal de St., p. 308.
175.Lettre inédite. (Collection de M. Auguste Cordier). Copie de la main de R. Colomb.
176.Monsieur Henri Beyle, chez M. Charles Meunier, rue du Vieux-Concert, à Marseille. – Lettre inédite. (Bibliothèque de Grenoble).
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
310 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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