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Читать книгу: «Souvenirs d'égotisme», страница 12

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XVII
Au Même

Genève, 8 germinal XII (20 mars 1804).

Mon cher ami,

Je vais à Paris. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’une des plus douces jouissances que je me promette dans ce pays-là est celle de vous embrasser. Nous n’en sommes plus à ces petites choses; c’est ce qui fait que je ne vous fais pas la guerre sur ce que depuis trois mois vous ne m’écrivez plus. Les plaisirs du carnaval ont formé à Grenoble une société de jeunes gens où il ne manque que vous pour réunir tout ce que j’aime et estime dans ce pays. Vous en connaissez presque tous les membres, à l’exception peut-être de Félix Faure et de Ribon; les autres sont Mallein, Alphonse Périer et Diday. Je disais un jour à Alphonse et à Mallein qu’en allant à Paris, je voulais passer par Genève; à l’instant ils se regardent, nous organisons notre voyage et nous partons le 29 ventôse pour venir passer deux jours à Genève; nous passons par les Echelles où nous sommes reçus par mon oncle139; par Chambéry où nous restons vingt-quatre heures; nous arrivons enfin à Genève. Nous devions n’y passer que deux jours, nous y sommes déjà depuis trois, et si je ne consultais que mon cœur, j’y passerais six mois. Nous avions plusieurs lettres de recommandations pour M. Pasteur, pour M. et Mme Mouriez, pour M. Pictet. Nous avons été souvent en société, tantôt reçus par les vrais Genevois avec cette politesse froide qui glace, tantôt avec empressement par ceux que nos mœurs ont déjà corrompus. En général, bien de la plupart des femmes, mal de tous les hommes. Je vous donnerai des détails là-dessus à notre première entrevue.

La chose qui nous frappa le plus en arrivant est la beauté des femmes et des demoiselles, et cette coutume singulière et admirable qui fait que les jeunes filles vont partout seules, la franchise touchante de leurs procédés qui montrent bien ces âmes qui ne comprennent pas seulement la coquetterie et qui sont si sensibles à l’amour. Je vous paraîtrais fou si je vous disais tout ce que je pense là-dessus; je veux me retenir et je m’aperçois que j’écris des phrases inintelligibles. Je désespérais de trouver au monde des femmes comme celles-ci; je cherchais à me désabuser d’un espoir chimérique; jugez de mes transports en trouvant à Genève plus encore que je n’avais imaginé. Cette franchise surtout, la seule chose que la coquetterie ne puisse imiter, cette joie pure d’une âme ouverte, je ne l’ai jamais si bien sentie, mon cher ami. L’âme qui dissimule ne peut être gaie; elle a cette gaieté satirique qui repousse, elle n’a point cette joie pure de la jeunesse. Quelle différence des femmes que je quitte et de celles que je vais trouver à Paris. C’est pour le coup qu’on va m’appeler le Philosophe. Je veux tâcher d’écrire tout ce que j’ai vu dans ce pays; nous en parlerons quand j’aurai le plaisir de vous voir. Vous avez été peut-être à Genève dans vos voyages; dites-moi ce que vous pensez. Pour moi, si je n’ai point d’état d’ici un an, je veux venir y passer six mois.

Je m’arrache de ce pays, mais comme Télémaque s’est arraché de l’île de Calypso. Mallein est déjà retourné à Grenoble. Périer part demain, il faut bien m’en aller; mais ce n’est pas sans l’espoir de revoir ma chère Genève.

Adieu, mon cher Edouard, dites-moi tout ce que vous savez de Genève. Adressez votre lettre à M. Crozet, élève des ponts et chaussées, hôtel de Nice et de Modène, rue Jacob, faubourg Germain, pour Henri B…

Fare you well
H. B.

XVIII
Au Même

Messidor, XII (Paris, juin 1804).

Je ne vous ai pas écrit depuis quelque temps, mon cher ami, et pour m’en punir je veux vous dire pourquoi: c’est que j’avais honte. Je songeais aux folies que je vous ai contées pendant deux ans. Lorsque j’ai reçu vos lettres, j’ai renvoyé, et puis j’ai eu honte d’avoir renvoyé. Il faut nécessairement, pour m’excuser, que je calomnie l’humanité et que je m’écrie: «Voilà l’homme!»

Au reste, je pense que la conspiration de vos Rennois vous aura distrait. Ces gens-là ont des familles qui ont dû remuer George140 et les autres non graciés ont fini hier, très bien, à ce que dit le peuple qui les a vus. Les Tracasseries, comédie en cinq actes de Picard, ont aussi tombé hier soir. Je ne sais où vous en êtes des nouvelles soi-disant littéraires; si vous les savez, sautez les cinq ou six lignes qui suivent. Vous savez que rien n’est sévère, comme le vulgaire lorsqu’il s’avise de vouloir faire de la vertu sur quelqu’un, et il montrait ou croyait montrer cinq ou six vertus différentes en sifflant le Pierre le Grand, tragédie de Carion Nizas, tribun. Il faut avouer aussi qu’il a pris soin que la matière ne manquât pas. Il s’est rendu complètement ridicule et même odieux. Les femmes surtout étaient acharnées contre lui. J’étais à la première représentation. La pièce est pitoyable; cela a occupé cinq ou six jours; ensuite la politique, dont on n’est pas encore sorti. J’ai été étonné du bon sens que j’ai vu dans cette occasion, surtout celui des femmes.

On annonce une tragédie, nommée Octavie, aux Français. Est-ce Néron assassinant la femme qui lui a apporté le trône? Est-ce celle d’Antoine? Je n’en sais rien. Je ne sais pas davantage quel est l’auteur; on dit Chénier ou Mazoyer. Mlle Duchesnois est toujours une actrice charmante; elle l’est plus encore aux yeux de ses amis, parce qu’elle est persécutée141. La vîtes-vous avant votre départ, ou si vous étiez déjà à Rennes? Pour moi, Crozet m’a présenté chez elle et je suis enchanté de son ton naturel. Comme elle est bien laide, je m’attendais à la voir dans l’affectation jusqu’au cou; point du tout, c’est le naturel le plus simple et le plus charmant.

Mais il faut que je revienne à la politique pour vous demander when your father shall be sénateur. On le lui doit de bien des manières. On nomme des préfets, et votre département a dû vous donner de la peine à gouverner; ce qui est très heureux pour M. M… C’est parler de ses victoires que de parler de ses travaux. J’en voudrai toujours aux maudits nobles qui nous ont empêchés de le nommer cand… Je dis nous, car j’étais aussi enflammé que mon père et mon grand-père qui étaient électeurs. Laissez faire; si on y revient, comme il le semble, nous vous montrerons ce que peut l’amour-propre humilié dans des cœurs généreux.

Si vous avez quelques espérances qui puissent être confiées à un ami discret, faites-moi cette grâce. Je serais bien charmé de pouvoir espérer de vous voir ici. Si vous venez avant cet hiver, nous courrons ensemble. Ne vous faites-vous pas une bien jolie image d’un carnaval à Paris? Pour moi, j’en suis fou. Venez donc, nous valserons dans le même bal. Avec votre esprit si fin, vous observerez toutes les mères et nous rirons un peu de ces petites Parisiennes qui sont si abordables.

Vous n’avez pas d’idée combien je fais de découvertes dans ce pays. J’arrive seulement; les autres fois j’avais des yeux pour ne rien voir. Venez vite, nous rirons bien.

Actuellement, tout le monde va les jeudis au Ranelagh; on fait un tour de valse, et de là à Fracasti qui, les jeudis et presque tous les jours, dans ces grandes chaleurs, est sublime. Donnez-moi quelques détails sur votre Rennes; je vous enverrai par contre les tracasseries de notre endroit. Avez-vous des jeunes gens aimables? On disait qu’un de vos généraux allait se marier; voyez comme je sais les affaires. Entrez dans le dédale des aventures, n’ayez pas peur, j’aime assez ça, et, conté par vous, c’est un double mérite. On étudie l’homme et on rit; l’âme s’éclaire et le cœur jouit. C’est le cas de le dire: fût-il jamais de temps mieux employé? Ne regrettez pas une demi-heure toutes les semaines; je vous répondrai très exactement sur ce que vous voudrez; je suis un homme raisonnable à cette heure. Voulez-vous de l’agriculture, je vous dirai qu’on vient de faire un livre sur le glanage; voulez-vous du comique bourgeois, je vous répéterai ce qu’on me dit de la partie de Vizille142, chez M. Arnold, le lundi de Pâques; c’est vieux, mais ce n’en est pas moins frais. Toutes les demoiselles dont je vous parlais dans une lettre de Grenoble tombèrent dans quatre pieds d’eau. Vous jugez comme les tendres mouvements du cœur se déclarèrent dans les jeunes gens qui étaient au rivage. Mlle Clapier, conformément à ses grâces langoureuses, s’évanouit et puis eut des nerfs; la jolie Tournade, qui n’a pas besoin de comédie, éclata de rire, changea ses habits mouillés et se mit à danser. Il me vient une idée: ne pourriez-vous pas venir pour le sacre de Leurs Majestés? Il est honteux à vous, qui n’êtes qu’à 80 lieues de Paris, de n’y pas venir plus souvent. Je suis sûr que si vous y veniez une fois, vous y reviendriez une seconde.

Adieu, écrivez-moi vite quatre pages comme ça currente calamo.

Si votre père se souvient encore d’un des hommes qui ont le plus de respect pour lui, faites-lui accepter mes hommages. Adieu.

H. B.

Rue de l’Ile, nº 500.

XIX
A Mélanie Guilbert 143

[Grenoble] Messidor XIII (20 juin 1805.)

Vous n’avez d’idée des tourments que je souffre depuis quatre jours, le pire de tous est de n’oser vous en découvrir la cause de peur de me paraître indiscret, impertinent ou même jaloux. Vous savez trop si j’ai quelques droits de l’être. Quant aux premières imputations, si vous ne m’aimez absolument pas plus que M. de Saint-Victor144, je dois vous paraître tout cela, et vous jetez ma lettre au feu; mais si, au contraire, j’ai pu vous inspirer un peu d’amour ou même de pitié, vous songerez que je suis seul, retenu loin de vous, isolé au milieu d’êtres qui ne peuvent comprendre les chagrins qui m’agitent, ou qui, s’ils les comprenaient, ne le feraient que pour s’en moquer. Vous savez bien si je veux vous déplaire. Si j’étais encore dans le temps où je jouais un rôle je n’aurais pas toutes ces agitations, je saurais bien distinguer ce que je puis me permettre, mais ici ce qui me semble raisonnable et naturel, un moment, me paraît impertinent et trop hardi le moment d’après; dix fois depuis que j’ai commencé ma lettre, je l’ai interrompue, et je n’écris pas une phrase sans me repentir à la fin de l’idée que j’ai entrepris de vous exprimer au commencement. Dans les autres inquiétudes que j’ai eues en ma vie, à force de réfléchir, je voyais plus nettement la difficulté, et parvenais à me décider; ici, plus je pense, moins je vois.

Tantôt je vous vois bonne et douce, comme vous avez été quelquefois, mais bien rarement, pour moi, tantôt froide, polie, comme certains jours chez Dugazon, lorsque je croyais que je ne vous aimais plus, et que je tâchais de ne m’occuper que de Félippe145.

Le pire des tourments est cette incertitude; d’abord, ce qui m’inquiétait, était de savoir si vous voudriez me répondre; actuellement, c’est de savoir si vous souffrirez ma lettre. Il me semble que vous me haïssez, je relis toutes vos lettres en un clin d’œil, je n’y vois pas la moindre expression, non pas d’amour, je ne suis pas si heureux, mais même de la plus froide amitié. Je n’ai pas même gagné dans votre cœur d’y être comme Lalanne146. J’aimerais mieux tout que cela. Ecrivez-moi tout bonnement. Ne vous imaginez pas que je vous aie jamais aimé ni que je vous aime jamais.

Aidez-moi, je vous en supplie, à me guérir d’un amour qui vous opportune, sans doute, et qui, par là, ne peut faire que mon malheur; daignez me dire une fois ouvertement, ce que vous me dites dans toutes vos lettres sans l’exprimer. Actuellement que je les relis froidement et de suite, je crois que vous avez dû vous étonner de ce que j’ai été si longtemps à entendre un langage aussi clair. Une froideur si constamment soutenue en dirait bien assez, il est vrai147.

XX
A La Même

[Grenoble, juin ou juillet 1805.]

Il m’est affreux d’être presque étranger à vous depuis que vous êtes arrivée à Marseille. Je ne connais point la manière dont vous vivez, quels gens ce sont que les acteurs qui jouent avec vous, comment ils jouent. Quelles sont les actrices, quel est le répertoire, quel est l’esprit du public. S’il est seulement bavard et inattentif par habitude, mais si, au milieu de la conversation, il est ému par l’expression naïve et simple des sentiments profonds comme ces moments charmants que vous eûtes un jour que vous dîtes la première scène de Phèdre chez Dugazon, devant M. de Castro, ou si le mauvais goût l’a rendu tout à fait insensible. Il me semble que des méridionaux peuvent être étourdis, mais doivent sentir au fond. Leur caractère doit les rendre d’excellents spectateurs; jamais ils ne se conduisent par le raisonnement, ils sont presque toujours passionnés; ils doivent se reconnaître dans une imitation si parfaite et si charmante de la nature et, une fois rendus attentifs, ils doivent vous suivre partout où vous les voulez mener et pleurer ou frémir, quand vous voulez.

Les actrices ont dû susciter des cabales contre vous, les acteurs se décider suivant le parti de leurs maîtresses, les plus aimables abandonner les leurs, le public être travaillé en tous sens, se révolter peut-être contre la protection réelle ou supposée de M. Th.148. Je suppose tout, même les plus grandes absurdités, parce que je vois de près la stupidité d’une petite ville149.

XXI
Mélanie Guilbert a Henri Beyle

[Marseille, 1805.]

Savez-vous ce qui me fait de la peine dans vos lettres? Ce sont vos excuses. Je voudrais plus de confiance ou plus de franchise; c’est à vous de savoir lequel est le plus nécessaire. Vous ai-je jamais fait un reproche du ton familier que vous prenez quelquefois en m’écrivant? Eh! ne savez-vous pas que ce ton convient à mon cœur ainsi qu’à tout moi-même et que vous ne devez pas craindre de me déplaire en me donnant une marque d’amitié.

J’ai, comme vous, beaucoup d’ennuis et, de plus, beaucoup d’inquiétude. Ma santé n’est pas bonne et je sens qu’il m’est impossible de supporter longtemps les fatigues de la tragédie. Ma poitrine n’est pas assez forte et je souffre singulièrement depuis quelques jours; cette continuité de malheurs m’irrite malgré moi, il me semble qu’il y a trop d’injustice dans mon sort. Si du moins j’étais seule, je finirais, je crois, par me débarrasser d’une vie qui commence à m’être à charge; mais, si je n’étais plus, que deviendrait ma pauvre petite? Mon Dieu! qu’il est cruel d’être sans cesse persécuté par les événements, de ne pouvoir, après quatre ans d’études et de sacrifices, réussir dans un projet que la raison, l’honneur et la délicatesse m’ont fait concevoir! Ah! Si vous saviez quel genre de consolation je reçois! Tout se réduit à un seul point qui n’est pas difficile à deviner et cette idée, cette seule idée qu’un homme serait assez bas pour abuser d’une circonstance malheureuse, me le fait prendre en horreur. Non, je n’ose m’avouer ce que je vois: il faudrait haïr ceux même que j’aimais le mieux. Sentez-vous combien cela est affreux? désespérant! Que je suis dégoûtée du monde!

Vous avez écrit à M. Mante que si je mourais, vous prendriez soin de ma petite. Je sais qu’elle est aimée de M. B… comme en serait aimée sa propre fille, mais enfin, il peut mourir aussi et alors je vous la recommande, aimez-la, entendez-vous? Elle aura pour vous la même reconnaissance qu’aurait eu sa mère. Que je vous sais gré d’avoir songé à cette pauvre petite Mélanie! D’en avoir parlé à votre aimable sœur! Je n’oublierai jamais cela. Adieu, les larmes me gagnent; il faut que je vous quitte150.

XXII
A Sa Sœur Pauline

Marseille, le 2 fructidor an XIII (20 août 1805)151.

Plus on creuse avant dans son âme, plus on ose exprimer une pensée très secrète, plus on tremble lorsqu’elle est écrite; elle paraît étrange et c’est cette étrangeté qui fait son mérite. C’est pour cela qu’elle est originale et si, d’ailleurs, elle est vraie, si vos paroles copient bien ce que vous sentez, elle est sublime. Ecris-moi donc exactement ce que tu sens152.

XXIII
A La Même

Marseille, le 9 Fructidor, An XIII (27 août 1805.)

Ma chère Pauline, nous avons fait dimanche, jour de Saint-Louis 1805, une partie dont je me souviendrai toute ma vie. Le pays de Marseille est sec et aride; il fait mal aux yeux tant il est laid. L’air fait mal à la poitrine par son extrême sécheresse. Des flots de poussière empêchent les chevaux de marcher et étouffent les voyageurs. Il n’y a pour arbres que de petits vilains saules tout poudrés; ces petits saules sont les oliviers, si précieux, qu’on dit dans le pays: qui a dix mille mille oliviers, a dix mille écus de rente. Il y a bien quelques arbres comme au cours, à Grenoble; mais leurs feuilles, toujours poudrées à blanc, sont ratatinées par l’extrême chaleur, et loin que leur ombre fasse plaisir on éprouve de la peine à les voir ainsi souffrir.

A une lieue au levant de Marseille est un petit vallon, formé par deux files de rochers absolument secs; tu ne trouverais pas dans toute la chaîne, grand comme ce papier, de verdure quelconque. Il y a, seulement, quelques petits brins de lavande, de menthe, de baume, mais qui ne sont pas verts et qui, à quatre pas, se confondent avec le gris du rocher. Au fond du vallon est une rivière grande comme la Robine, qu’on appelle l’Huveaune. Cette rivière vivifie une demi-lieue de terrain nommé la Pomone, parce qu’il est rempli de pommiers.

L’Huveaune longe le port d’un côté. Elle est environnée de grands arbres et sous ces arbres de charmants petits sentiers, et de temps en temps, des bancs perdus dans cette verdure. Ailleurs, ce ne serait que beau; ici, le contraste en fait un lieu enchanteur. Il y a un château avec de hautes tours, mais tellement cerné par un massif de marronniers, que les tours ne se voient qu’au dessus des arbres. Ce château a vraiment l’aspect d’un séjour de féerie; tu te figures ces tours chevaleresques, sortant, pour ainsi dire, des superbes marronniers. A ce château, qui inspire des pensées, non pas sombres (les tours ne sont ni assez grosses, ni assez noires) mais mélancoliques, on a joint une jolie petite avenue de platanes, qui ont peut-être cinq ou six ans. Leur verdure gaie contraste agréablement avec le château et les grands marronniers.

Il me semblait entendre un morceau de Cimarosa, où ce grand maître des émotions du cœur, parmi de grands airs sombres et terribles et au milieu d’un ouvrage sublime, peignant avec énergie toutes les horreurs de la vengeance, de la jalousie et de l’amour malheureux, a placé un joli petit air gai, avec un accompagnement de musette. C’est ainsi que la gaîté est à côté de la douleur la plus profonde. Je viens d’entendre une jeune fille chantant un air gai, dans la maison où sa sœur, qui venait de s’empoisonner par désespoir d’amour, rendait, peut-être, le dernier soupir. Voilà ce que se dit l’auditeur de ce sublime ouvrage, celui qui est digne de le sentir et qui comprend le petit air. Voilà comment les artistes demandent à être entendus. Voilà l’effet que produisit sur nous la petite allée de platanes et de sycomores, ces arbres qui ont une jolie écorce nankinet, des feuilles comme celles de la vigne et pour fruits des marrons épineux pendant à une longue queue153.

XXIV
A La Même

Marseille, le 22 fructidor an XIII (9 septembre 1805).

J’ai écrit hier une lettre de huit pages à Gaëtan154; de peur qu’on n’en fût effarouché et qu’on ne l’ouvrît, je l’ai envoyée à Bigillion, avec prière de te la remettre, et tu la donneras à notre jeune pupille. Je l’ai laissée ouverte, afin que tu pusses voir pour la vingtième fois l’exposition d’une théorie qui est la base de toute connaissance: l’étude de la Tête et du cœur, et la théorie du Jugement et de la Volonté; voilà son véritable titre. Commentez longuement ma lettre à ce cher Gaëtan. Songe au plaisir que nous aurons si nous en faisons autre chose qu’un provincial. Pour cela, il n’y a qu’une voie, c’est de l’accoutumer (religion à part) à ne croire que ce qui lui sera démontré comme les trois angles d’un triangle, égaux à deux angles droits.

Es-tu bien sûre qu’on n’ouvre pas mes lettres? J’en reviens sans cesse là. Cette bassesse, par des gens qui raisonneraient juste, ne serait qu’une faiblesse; mais avec des gens qui n’ont ni morale, ni logique arrêtée, on ne sait jusqu’où irait leur courroux. Pense mûrement à cela.

Parle-moi, avec grands détails, de tes lectures. Tu dois être à la fin de Shakespeare. Il y a là plusieurs pièces ennuyeuses, entre autres Titus Andronicus,155 si horrible que je n’ai jamais pu l’achever, tant elle me faisait mal. Lis-tu l’Idéologie156? – Si non, fais-le bien vite. Ensuite, songe à te garnir la tête de faits qui puissent baser tes jugements sur les hommes. Relis Retz, dont je suis toujours plus enthousiaste, les Conjurations de Saint Réal, plusieurs réflexions fines sur l’histoire, qu’on ne trouve que dans ses œuvres complètes; la nouvelle de Don Carlos, du même auteur. Le divin Saint Simon. La Conjuration de Russie. En général, tu ne saurais être trop avide de Mémoires particuliers. Leurs auteurs les écrivent ordinairement pour sfogare, débonder leur vanité; ils disent donc, le plus souvent, la vérité. Sur quelques anecdotes peu intéressantes, il y a deux ou trois traits uniques:

Cherche toujours De la nature humaine, de Hobbes, et lis-la, quand tu en trouveras l’occasion. Dès que j’aurai un peu d’argent, je te ferai envoyer de Paris, l’Esprit de Mirabeau, qui te donnera des idées justes et sérieuses, dégagées de cette emphase féminine, qu’ont en général les femmes et que tu n’as point. Le ton de tes lettres est parfait, en ce qu’il est extrêmement naturel. Elles font le charme d’une personne qui t’aime beaucoup et à qui j’en lis quelques passages. – Je vais m’occuper à caractériser douze originaux, que j’ai connus depuis mon arrivée à Marseille, il y a deux ou trois caractères saillants. Songe toujours au fameux quinque: Tracy – Helvétius – Duclos – Vauvenargues – Hobbes.157

139.Romain Gagnon, voir la Vie de Henri Brulard.
140.George Cadoudal, qui avait formé un complot contre le premier Consul, exécuté à Paris le 25 juin 1804.
141.Voir Journal de Stendhal, append. p. 458, l’article que Beyle écrivit pour défendre Mlle Duchesnois.
142.Bourg des environs de Grenoble, célèbre par le château de Lesdiguières et par les États tenus en 1788.
143.Louason, voir Journal de Stendhal. C’est l’actrice qui, à cette époque, joua un si grand rôle dans la vie de Beyle. Beyle quitta Paris, au mois de mai 1805, en compagnie de Mélanie, il alla avec elle jusqu’à Lyon, là il prit la diligence de Grenoble et Mélanie celle de Marseille.
144.Elle (Mélanie) m’a raconté ses relations avec Hoché, le rédacteur du Publiciste, et Saint-Victor, le poétereau, auteur de l’Espérance. (Journal de St., p. 171.)
145.Voir Journal de Stendhal.
146.Voir Journal de Stendhal.
147.Lettre inédite (Bibliothèque de Grenoble). – Brouillon.
148.Thibeaudeau, préfet de Marseille.
149.Lettre inédite. – (Biblioth. de Grenoble). – Brouillon.
150.A Monsieur Henri Beyle, à Grenoble, en Dauphiné. L’adresse est raturée et porte: chez M. Mante, rue Paradis, Marseille. Lettre inédite. (Bibliothèque de Grenoble).
151.On voit que Beyle ne tarda pas à aller rejoindre Mélanie à Marseille.
152.Lettre inédite. (Collection de M. Auguste Cordier). – Copie de la main de R. Colomb.
153.Lettre inédite. – (Collection de M. Auguste Cordier). – Copie de la main de R. Colomb.
154.Gaëtan Gagnon. Voir p. 132, note 4.
155.C’est une des pièces contestées de Shakespeare; – M. Furnivall, qui fait autorité en Angleterre, déclare que Titus n’est pas l’œuvre de Shakespeare.
156.De Destutt de Tracy.
157.Lettre inédite. – (Collection de M. Auguste Cordier). – Copie de la main de P. Colomb.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
310 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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