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Читать книгу: «L'eau profonde; Les pas dans les pas», страница 7

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– «M'aurait-elle ménagée, elle, si elle m'avait tenue à sa merci?.. La fureur de Norbert va tomber, le temps qu'il mettra à son enquête. Il n'y aura pas de scandale, à cause des enfants. Il la renverra, et alors, ce sera à moi de me faire épouser. Je m'en charge…»

Et ses petits pieds se posaient sur les marches, avec une énergie de conquête. Ils prenaient possession de cet hôtel où elle était sûre maintenant de remplacer l'autre. Ils se crispaient dans leurs minces bottines. C'était comme si elle eût écrasé, sous ses talons, un remords qu'elle n'arrivait pas à anéantir.

VII

LE PORTRAIT

En s'échappant, comme il avait fait, du petit salon où il avait reçu la blessure d'une si terrible révélation, Chaligny n'avait pas raisonné. Il avait senti qu'il ne se possédait plus. Entre l'affreuse découverte et sa première action, il fallait mettre un peu de solitude. Il fallait surtout qu'il ne vît pas Valentine. Il n'aurait pas été le maître de ne pas lui parler, et il ne devait pas lui parler. Il avait donné sa parole à Jeanne d'abord, et, même sans cela, n'était-il point de toute évidence qu'il ne surprendrait la coupable que s'il dissimulait. Il avait donc quitté l'hôtel, en avertissant qu'il ne rentrerait pas pour déjeuner. Après leur entretien de ce matin, cette brusque sortie, sans un nouvel adieu, était bien de nature à étonner sa femme. Il comptait qu'une fois rentré et redevenu plus fort que ses nerfs, il saurait fournir une explication plausible. Il marchait vite, de peur que Mme de La Node ne fût sortie derrière lui et n'essayât de le rejoindre. La présence, en ce moment-ci, de sa dangereuse maîtresse lui eût été intolérable. Elle avait ébranlé en lui trop brusquement, trop brutalement aussi, une corde trop profonde. Si fines soient-elles, les femmes ne mesurent pas toujours avec exactitude certaines réactions de l'âme masculine, celles surtout qui procèdent de l'orgueil froissé. Où allait le mari, soudain frappé au plus saignant de sa fierté d'homme? Lui-même n'en savait rien. Il entendait distinctement retentir à ses oreilles les paroles inoubliables. Les images, évoquées savamment par l'envieuse, se fixaient, dans le champ lumineux de sa pensée, en formes aussi nettes que s'il eût assisté en personne à son déshonneur: cette montée de la mère de ses enfants dans ce fiacre furtif, cette descente dans le quartier suspect, cette entrée dans la louche maison. Un tel ensemble de faits positifs emportait avec soi une nécessité probante qui ne laissait pas de place au doute dans cet esprit, suggestionné, sans qu'il s'en doutât, par l'intensité de passion haineuse que Jeanne avait déployée. Un travail d'association d'idées, invincible et spontané, rapprochait, coordonnait certaines impressions mal définies, éprouvées dans son étrange vie conjugale, à base de silence. Toutes les timidités ressenties devant Valentine lui refluaient à la fois au cœur. Elles s'expliquaient trop bien à présent par la force d'hypocrisie de cette femme, si réservée, si repliée, qu'il n'aurait même pas osé l'imaginer coupable de la plus minime légèreté, et il en revenait toujours à ces deux scènes que Jeanne avait vues, elle, de ses yeux: sa femme, la marquise de Chaligny, se glissant à travers la foule des acheteurs du grand magasin, pour aller d'une porte à une autre porte, et de son coupé à un fiacre, – sa femme, la pudique, la craintive Valentine, s'aventurant dans cette rue d'un lointain faubourg. La vision se faisait précise, presque hallucinatoire; ce doux et pur visage qui l'avait abusé si longtemps, sur l'expression duquel il s'était attendri, ce matin encore, lui apparaissait dans ce décor d'adultère, et la révolte mettait à l'homme outragé la fièvre du meurtre dans le sang.

Il avait cheminé droit devant lui, sans savoir où. Il arriva ainsi, près de la gare Montparnasse. Il s'arrêta quelques instants à ce carrefour, toujours encombré à cause de la station et de l'entrecroisement des tramways. C'est alors, et dans l'incertitude de la route à prendre, qu'une tentation s'empara du promeneur, toute puissante aussitôt, celle de pousser jusqu'à cette rue Lacépède, dont le nom s'associait pour lui, depuis la veille, à son propre nom, d'une manière qui lui avait paru si bouffonne, à lire la lettre anonyme, qui lui paraissait maintenant, après la conversation avec Jeanne, si hideusement insultante. Dans l'enquête qui allait devenir, jusqu'à ce qu'il eût surpris sa femme en flagrant délit, la grande, l'unique affaire de sa vie, n'était-ce pas le premier point à élucider que l'existence de ce pavillon des rendez-vous? Et puis, même sans cette raison, comment Chaligny n'eût-il pas éprouvé un besoin physique de voir cet endroit où se jouait le drame de son honneur conjugal? Toutes les jalousies, une fois éveillées, ont cet appétit de la réalité concrète et vivante qui les supplicie et les assouvit. L'irrésistible instinct de l'homme qui se croit trahi est de connaître chaque détail de la perfidie dont il est victime, de s'en figurer avec une implacable brutalité chaque épisode, quitte à subir un paroxysme de sa douleur à ce contact direct avec l'immobile et indestructible cadre de choses qui fut le théâtre de l'ineffaçable outrage.

Il commença, pour Chaligny, ce paroxysme, lorsque son regard rencontra, sur la plaque du coin de la rue qu'il cherchait, ces syllabes déjà détestées. La mémoire de l'ingénieux naturaliste et de l'adroit courtisan, qu'elles perpétuent dans ce quartier de petite vie, semble si peu faite pour s'associer à des émotions de cet ordre! Chaligny avait continué de marcher, demandant son chemin de temps à autre, comme un provincial égaré dans Paris, tantôt à un sergent de ville, tantôt à un simple passant. La petite activité animale du mouvement avait un peu calmé sa fureur. Elle le reprit, dès qu'il foula enfin de ses pieds les pavés de la rue maudite. Il était entré par le tronçon du haut, que la rue Monge sépare de celui d'en bas, de telle sorte qu'en n'apercevant sur les deux lignes des façades aucune construction à deux étages qui répondît au signalement du pavillon, il avait eu, malgré lui, une seconde de doute, et, par suite, de soulagement. L'inspection des numéros lui fit bientôt comprendre son erreur. Encore quelques pas, et, du côté des nombres impairs, la mystérieuse maison lui apparaissait, telle que Jeanne la lui avait décrite, avec les barreaux de fer peints en noir de ses fenêtres d'en bas, sa porte brune exhaussée de trois marches, les croisées du premier et du second étage bourgeoisement garnies de leurs rideaux de mousseline, le mur du jardinet sous les feuillages des tilleuls. Il pouvait être midi, et le ciel de ce beau jour de novembre se nettoyait des vapeurs grisâtres qui l'avaient voilé durant la matinée. Son azur pâle où flottait une humidité douce baignait les branches des antiques arbres, à demi dépouillées. Le vent détachait d'elles par instants une feuille d'or qui tournoyait lentement et venait tomber par delà le mur. La gaieté de l'heure du déjeuner emplissait de sa détente la rue populaire. Chez un restaurateur borgne, sur la devanture duquel étaient écrits ces mots, prometteurs de repas au rabais: «Marchand d'abats», des ouvriers en blouse blanche commençaient de s'attabler. Deux petites apprenties sortaient de la blanchisserie, en cheveux, pour aller manger sur le pouce dans le petit logement familial, au fond de quelque arrière-cour d'une ruelle avoisinante. Le pavillon, lui, gardait ses fenêtres closes. Mais les volets de toutes les pièces étaient rabattus au dehors, et une fumée sortait de deux des tuyaux de cheminées dressés sur le toit. Chaligny, que l'aspect honnête de la maison avait déjà beaucoup étonné, fut plus frappé encore par ces signes qui prouvaient que cette demeure était habitée d'une façon régulière. Il n'était point là devant le gîte de passage, choisi par deux amants qui veulent se retrouver de temps à autre, quelques heures. D'autre part, cet inconnu que Jeanne avait vu arriver dans un coupé de remise, était-il l'hôte permanent de ce logis? C'était peu probable, d'après l'attitude qu'il avait eue, celle d'un homme impatienté de son propre retard et que sa voiture attend pour repartir. Plus le mari de Valentine étudiait la face muette de cette maison, plus sa frénésie froide des premiers instants se mélangeait d'une curiosité, si aiguë qu'elle finit par le pousser à l'acte le plus opposé à son caractère. Avisant un marchand de ferrailles qui fumait sa pipe sur le seuil d'une boutique à quelques pas de là, il s'avança brusquement vers lui, et, sans autre préambule:

– «Voulez-vous gagner un billet de cent francs?» lui demanda-t-il.

– «Cheu n'est pas de refus,» répliqua l'autre, interloqué. C'était, comme tant de négociants en vieux clous et vieilles serrures qui abondent dans ce quartier, un de ces Auvergnats à face ronde, qui prononcent le «cheu» classique de Saint-Flour, pour «ce», après trente ans de Paris. Il avait ces yeux jaunes des provinces du Centre, qui gardent jusqu'au bout une finesse montagnarde, laquelle mène d'ordinaire ces infatigables chineurs de la plus misérable échoppe de revendeur à un magasin de bibelots plein de chefs-d'œuvre. La prudence innée du fils du Cantal lui fit aussitôt ajouter – toujours avec cette prononciation si pittoresquement qualifiée de charabia: – «Cha dépend du travail à faire, bian chure

– «Ce n'est qu'une réponse à me donner,» dit Chaligny, et, montrant le pavillon: «Qui habite cette maison?..»

– «Chette maigeon?» répondit le futur antiquaire avec une niaise finasserie, «chon propriétaire, pardi

– «Et qui est ce propriétaire?» insista Chaligny; puis, impérativement: «Je vous paie deux cents francs ce renseignement, si vous me le donnez tout de suite, sinon je vais le demander ailleurs…»

– «Ch'est un Moucheu Dumont», dit l'Auvergnat, après avoir réfléchi. Il pensa sans doute qu'un de ses confrères de la rue serait moins scrupuleux, et deux cents francs, à Paris comme à Saint-Flour, ch'est beaucoup de liards!

– «Il est vieux ou jeune?..»

– «Vieux», reprit l'homme, «et bian malade. Il est paralyjé. L'année dernière, on le chortait en voiture. Chette année, cheu ne l'ai pas vu trois fois…»

– «Est-ce qu'il reçoit beaucoup de visites?» interrogea Chaligny.

– «Très peu,» fit le montagnard, à qui les deux billets de cent francs parurent suffisamment gagnés, car il coupa court à l'interrogatoire – il flairait quelque limier venant tout droit de la préfecture de police, – par cette peu compromettante conclusion: «Maiche cheu ne chuis pas bian rencheigné. Ch'est rare que ch'aie le temps de me tenir en faignant chur le pas de ma porte. Il y en a de quoi trimer ichi…» Et il montra avec sa pipe, – qu'il ôta de sa bouche pour la circonstance, – le tas de fragments en métal rouillé, dont sa patiente industrie savait extraire des objets à peu près vendables. Le gentilhomme le sentit: il était arrivé au bout du questionnaire qu'il pouvait se permettre sans se déshonorer à ses propres yeux. Il prit dans son portefeuille les billets promis, et il les glissa dans la main du ferrailleur, lequel le vit, avec une stupeur que son large visage finaud ne dissimula point, traverser la rue et sonner à la porte du pavillon. Le plan de Chaligny était très simple. Il lui était venu, brusquement, en cherchant les billets de banque. Il avait constaté qu'il avait sur lui deux cartes, parmi les siennes, au nom de sa femme. Il s'était chargé de les déposer. Puis, un contre-temps l'en avait empêché. Il avait donc pris une de ces cartes, qu'il tenait à la main et qu'il tendit à la personne qui vint lui ouvrir, – un valet de chambre déjà âgé, dont la physionomie décente et la tenue s'harmonisaient avec l'aspect de la maison plus qu'avec celui du quartier. Son visage rasé, son long tablier blanc de service, ses vêtements propres correspondaient bien à l'idée d'un intérieur bourgeoisement réglé, et davantage encore l'escalier que Chaligny avait devant lui, et qu'il dévorait des yeux: – sa femme en avait gravi les marches l'avant-veille! – Une moquette épaisse le garnissait. Les murs étaient tendus d'une étoffe rouge qui encadrait de ces morceaux de tapisserie expressivement appelés des «verdures» en argot d'ameublement. Quelques aquarelles se voyaient dans les interstices. Quand le visiteur eut dit: «Je viens de la part de Mme la marquise de Chaligny», la physionomie du domestique demeura aussi complètement inexpressive que si ce nom n'eût jamais été prononcé devant lui. Valentine entrait donc ici sans que cet homme trouvât sa présence extraordinaire. Ce nouvel indice d'un étrange mystère était fait pour porter à son comble la curiosité du mari, qui insista:

– «Remettez cette carte à M. Dumont, et dites-lui que Mme la marquise de Chaligny m'a chargé pour lui d'une commission très importante, et personnelle…»

Le temps que mit le valet de chambre à transmettre son message, puis à revenir, parut si long à Chaligny, – cette absence dura à peine quelques minutes, – que vingt projets plus déraisonnables les uns que les autres traversèrent sa pensée: monter lui-même à ce premier étage, et forcer la porte de ce M. Dumont qui, évidemment, se préparait à le renvoyer, et ce n'était que justice; cette façon de se présenter lui semblait maintenant par trop maladroite; – acheter ce domestique, quand il redescendrait, et obtenir, sur les visiteurs et les visiteuses de la maison, les renseignements que le marchand de ferrailles n'avait pas donnés; – refuser de sortir, quand on arriverait lui dire que M. Dumont n'était pas chez lui. Bref, le visiteur s'attendait si bien à des difficultés qu'il demeura presque décontenancé lorsque l'homme reparut, et, l'ayant prié de monter, l'introduisit dans une pièce étroite qui servait d'antichambre au premier étage. Il s'en alla en disant:

– «M. Dumont s'excuse de faire attendre un peu monsieur. Il était plus souffrant ce matin. Il sera là dans quelques instants…»

Quoique la certitude d'une explication qui avait pour lui une importance suprême tendît les nerfs de Chaligny dans cette seule et fixe idée: «Comment forcer cet homme, quand nous serons en face l'un de l'autre, à confesser la vérité?» il ne put s'empêcher de regarder autour de lui. Cette chambre d'attente avait sa fenêtre sur la rue. En face s'ouvrait une porte que le domestique, dans sa précipitation, n'avait pas entièrement fermée. Chaligny la poussa d'un geste presque machinal, et il aperçut une seconde pièce dont la physionomie l'étonna: c'était un salon-bibliothèque, qu'éclairaient trois fenêtres donnant sur le jardin, où le pavillon avait sa vraie façade. Cette pièce très longue était meublée avec une élégance personnelle et sobre. Les hautes chaises, garnies de tapisseries, montraient les formes un peu raides du dix-septième siècle, et la patine du noyer où elles avaient été tournées prouvait qu'elles étaient bien de l'époque. Les livres, tous reliés, étaient rangés avec ordre dans des bibliothèques basses, sur la dernière tablette desquelles se voyaient des fragments de marbre et des terres-cuites. Un bureau, placé près d'une des fenêtres du jardin, avait devant lui un fauteuil d'infirme qui justifiait le renseignement fourni par l'Auvergnat sur la maladie du maître du logis, lequel devait beaucoup habiter cette galerie, – le tapis usé en témoignait, et aussi le soin qu'il avait eu de ne laisser sur les murs, entièrement revêtus de boiseries, aucune place où quelque objet ne flattât les yeux. De petites peintures d'intérieur y alternaient avec des aquarelles, des eaux-fortes, des armes ciselées. Devant le bureau, un chevalet drapé d'une étoffe ancienne, d'un rose pâle et broché de grandes fleurs d'argent, soutenait un tableau ovale. Chaligny, qui était entré dans la galerie sans y penser, s'approcha de ce tableau, et, pour le regarder, en fit le tour. Il dut s'asseoir, tant son saisissement à la vue de la figure reproduite sur cette toile fut intense et inattendu. Il venait d'y reconnaître sa mère.

Sa mère?.. Oui, c'était bien elle, et peinte par un artiste dont il reconnut aussitôt le faire et la signature: Miraut. Il existait d'elle un portrait, exécuté par le même maître, en pied, et qui se trouvait dans le salon de l'hôtel de Chaligny. Ce grand portrait avait été fait à cette même date, – rappelée dans le coin de ce portrait-ci: 1875. C'était l'époque où ce portraitiste, aujourd'hui vieilli, eut sa pleine vogue. Le fils n'avait jamais vu cette réplique qui, de la plus large toile, répétait seulement un motif: la tête et la naissance du buste. Oui, c'était sa mère, non pas telle qu'il l'avait contemplée sur son lit de mort, quatre ans auparavant, vieillie avant l'âge par l'affreuse maladie qui l'avait emportée, un cancer au foie, avec un profil amaigri, jauni, sculpté en douleur, – mais la «maman» de sa toute première enfance. Il retrouvait ses beaux yeux veloutés d'alors, si noirs, si doux dans son visage d'une idéalité digne de Prudhon; son sourire heureux sur ses lèvres sinueuses et souples; les masses brunes de ses cheveux qu'elle portait divisés sur son front en deux bandeaux ondulés à la mode d'alors; la ligne fine et pleine de ses joues, où son teint prenait une délicatesse de pétale de fleur. Par quel inexplicable hasard ce portrait se trouvait-il, devant ce bureau, dans le salon de cette maison où il venait, lui, le fils de cette femme, chercher le mot d'un secret qui touchait à son honneur de mari?.. Un hasard? Non. Sur le bureau même, un cadre en cuir à trois compartiments était posé, où il reconnut trois photographies de sa mère encore, à trois autres moments de sa vie: – une plus jeune que le portrait, une à l'âge de quarante ans et une troisième à l'âge de cinquante. Tout à côté, dans un cadre oblong, noir celui-là, il vit une reproduction d'une autre photographie qu'il avait fait faire, lui, Chaligny, d'après la morte! Une mèche de cheveux grisonnait sous le verre, et la date de cet anniversaire sacré: «5 septembre 1897», se lisait sur le cuir sombre. Rêvait-il? Voici que, dans un troisième cadre, placé près du premier, sur ce même bureau, des photographies de lui-même lui apparaissaient: une qui le représentait tout enfant, une jeune homme, une plus récente!.. Il aurait vu, comme dans certains cas d'hallucination, son «double» surgir, qu'il n'aurait pas éprouvé une impression plus violente, si violente qu'elle allait jusqu'à de la terreur… Où était-il?.. Et chez qui?.. Quel lien caché et qu'il n'avait jamais soupçonné le rattachait à la personne qui vivait, parmi ces objets, et qui le connaissait, lui, depuis son enfance; qui avait connu sa mère depuis tant d'années; qui connaissait sa femme, – à son insu? Un nouvel indice, et qui acheva de confondre sa raison, confirmait la dénonciation qui l'avait conduit ici: contre la croisée, un paravent d'étoffe montrait, parmi des miniatures de famille accrochées là, celle de Valentine avec leurs deux enfants!..

L'étrangeté d'une découverte, si complètement imprévue qu'elle touchait au fantastique; le silence de cette pièce ménagée en retrait, où les bruits de la rue, silencieuse elle-même, arrivaient à peine; le contraste entre ce qu'il était venu chercher ici et ce qu'il y trouvait, – tout avait contribué à frapper Chaligny d'une sorte d'hypnose dont il fut réveillé d'un coup par l'approche de l'homme auquel il se préparait, dix minutes plus tôt, à imposer une explication, fût-ce en le menaçant. Une porte à deux battants, située entre deux des corps bas de la bibliothèque et que dissimulait une tapisserie, venait de s'ouvrir. Le bruit d'un lourd fauteuil manœuvré sur des roues annonçait l'arrivée du malade. M. Dumont, – car c'était lui, – était immobile dans ce siège mécanique, que poussait un infirmier et que précédait le domestique qui avait ouvert au visiteur. Le paralytique était un homme, de soixante ans peut-être, tout blanc. Il avait dû être très beau, car son visage, émacié par de longues souffrances, gardait ces larges et nobles lignes qui révèlent la race. De toutes légères déformations: le coin de la bouche tiré en haut vers la gauche, l'œil droit un peu dévié, marquaient, sur ce masque d'une infinie mélancolie, les stigmates de l'inexorable névrose. Son bras gauche, celui qui ne pouvait plus bouger, reposait inerte sur sa jambe, tandis que, de sa main droite, il actionnait lui-même une poignée de cuivre attachée au fauteuil et qui en assurait la direction. Sa toilette, mieux que propre, presque recherchée, trahissait la minutie de ces soins personnels, rare chez ces condamnés à mort, et qui sont une dernière et pathétique protestation contre leur déchéance. L'éclat des yeux, si remarquable dans ces longues agonies, dénonçait la lutte désespérée de l'énergie animale contre la fin toute voisine. Ils n'exprimaient, ces yeux brûlants et très noirs, tandis que les roues caoutchoutées du fauteuil glissaient vers la porte, aucun pressentiment de l'impression qui allait y apparaître tout à l'heure. Il faut ajouter, – et c'est l'explication de la facilité avec laquelle le visiteur avait été reçu, – que, lors de sa dernière visite rue Lacépède, ce funeste lundi, Mme de Chaligny avait parlé au malade d'un marchand qui avait de jolies statuettes du dix-huitième siècle. L'achat de quelque bibelot capable de prendre place sur une de ses bibliothèques ou dans sa grande vitrine, au fond de sa galerie, était la seule joie de l'interné. Un de ces malentendus qui tiennent de la fatalité, et qui sont sans doute une forme de notre destinée, avait voulu qu'à la réception de la carte de Valentine le collectionneur se souvînt de la demi-promesse qu'elle lui avait faite de lui envoyer cet homme. Lorsque son fauteuil roulant passa le seuil et qu'il aperçut, au lieu du brocanteur attendu, la silhouette de Norbert de Chaligny, sa main vivante se crispa sur le bras du meuble, d'un mouvement presque convulsif. Son buste se redressa à demi. Une émotion d'une intensité extraordinaire décomposa ses traits. Un cri s'échappa de sa bouche pantelante. Il dit aux deux serviteurs qui le conduisaient un: «Arrêtez, arrêtez…» étouffé comme un râle. Ceux-ci s'arrêtèrent en effet, juste assez de temps pour que Chaligny, immobile lui-même de surprise devant cette étonnante apparition, vît deux grosses larmes jaillir de ces prunelles fixes et glisser sur ces joues ridées et creuses. Puis, de sa voix, toujours râlante, le vieillard gémit: «Rentrez, mais rentrez donc, rentrez…» L'angoisse de son accent et de son visage épouvanta sans doute les domestiques, habitués à ces prodromes d'une dangereuse crise. Ils se hâtèrent de tirer le fauteuil en arrière et de refermer les portes. Chaligny n'était pas encore remis du frisson que lui avait donné cette scène, aussi terrible qu'elle avait été courte, quand un des serviteurs, celui-là même qui l'avait introduit, reparut, tremblant de tout son corps et littéralement affolé:

– «Monsieur a une attaque,» répondit-il à l'interrogation du visiteur, «et il n'y a personne à la maison que l'infirmier et moi…»

– Quelle est l'adresse de son médecin?» interrompit Chaligny, «je me charge d'aller le prévenir.»

– «Ah! monsieur!» dit l'homme. «Je n'osais pas vous le demander!.. Mais vite, vite. A midi et demi vous le trouverez encore chez lui. C'est monsieur le docteur Salvan. Il habite 30, boulevard Saint-Germain…»

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
310 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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