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Читать книгу: «L'eau profonde; Les pas dans les pas», страница 6

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VI

UN ORGUEIL D'HOMME

Le premier mouvement de Chaligny, quand il eut lu et relu l'abominable billet, fut de le froisser avec le dégoût méprisant que méritent des missives pareilles. Il le jeta dans le feu à demi éteint qui rougeoyait dans la cheminée de sa chambre à coucher. Son second mouvement, comme il entendait s'approcher le pas de son domestique qu'il venait de sonner, fut de ramasser le papier dénonciateur dont la braise du foyer avait à peine noirci les bords, et de le glisser dans le tiroir de sa table de nuit, où il le reprit, aussitôt seul. On sait cela, qu'une lettre anonyme ne compte pas; que son auteur, en se rendant coupable de cette malpropre action, a enlevé du coup tout crédit à son témoignage. On sait encore que la vraie manière de l'en châtier est d'annihiler sa méchanceté en la dédaignant. Et puis, neuf fois sur dix, cette méchanceté a raison contre notre raison. Ces phrases écrites à dessein pour nous piquer à un point blessable, nous n'aurions même pas dû achever de les lire, en constatant qu'elles n'étaient pas signées, et nous les relisons mot par mot. Nous laissons chaque syllabe nous injecter son mortel venin, et nous sentons gronder en nous l'impuissante, la douloureuse colère de l'homme outragé qui ne sait pas d'où vient l'affront, et qui, n'ayant pas la faculté de s'en venger, ne trouve plus en soi la force de l'ignorer.

– «Mais qui est-ce?.. Qui est-ce?..» C'est la question qui s'impose d'abord à cette colère. C'est aussi la parole que le mari de Valentine se répétait avec une énergie de fureur, toujours grandissante, à mesure que les phrases qui l'insultaient au plus vif de son honneur d'époux s'enfonçaient davantage dans ses yeux. Il en étudiait tous les caractères maintenant, et il n'arrivait pas à discerner un seul trait qui correspondît à une écriture de lui connue, tant l'habileté de Jeanne avait été grande dans la confection de ces funestes lignes. Elle avait poussé la précaution jusqu'à employer une demi-feuille du papier du Jockey. Elle se l'était procurée en cherchant, dans le meuble où elle serrait sa correspondance, un billet que Norbert lui-même lui eût envoyé du cercle et où l'écriture n'enjambât point sur la troisième page. Chaligny le reconnaissait, ce papier. Il trouvait-là un indice indiscutable qu'en effet l'insulte provenait d'un des camarades avec lesquels il se rencontrait chaque jour, qu'il avait peut-être coudoyé ce soir? Oui, peut-être, au moment où il traversait les salons, cet homme l'avait-il suivi du regard, en souriant d'avance à l'idée de la feuille glissée dans la boîte, et elle cheminait, cheminait sûrement vers lui, qui ne s'en doutait pas? La réalité de la main qui avait touché ce papier, de la tête qui avait pensé ces phrases, de l'ennemi inconnu qui lui portait ce coup le bouleversait. C'est la première image que suscite nécessairement une lettre anonyme: celle de la haine qui l'a dictée. Cette haine nous regarde sous son masque. Elle est là qui menace, qui frappe. Pourquoi? Un frisson nous saisit dans notre fibre la plus secrète au contact de cette rancune, cachée mais assez forte pour être descendue à ce degré de bassesse, afin de s'assouvir. C'est alors que ce premier sentiment d'une personne dressée dans l'ombre contre notre personne nous entraîne presque malgré nous à un second: une suggestion émane du papier qui nous représente cette personne. Le fait dénoncé s'impose à nous. Pour que, nous haïssant ainsi, notre ennemi ait choisi, entre toutes les injures, précisément celle-ci, c'est donc qu'il y attache une importance suprême. C'est qu'il la croit fondée sur une réalité.

– «Rue Lacépède? Qu'est-ce que c'est que cette rue?..» se demandait Chaligny après avoir repassé en imagination les quelques membres de son club avec lesquels il était en termes équivoques. Son soupçon n'avait pu se fixer sur aucun d'eux. On le voit, il suivait la pente: il commençait de méditer non plus sur l'origine de la lettre, mais sur le fond. Il alla prendre dans le fumoir, qui était de plain-pied avec sa chambre, un annuaire où se trouvât la nomenclature de toutes les rues parisiennes, avec la mention du quartier où elles sont placées et des autres artères où elles s'embranchent. Il eut tôt fait d'y découvrir le renseignement qu'il cherchait: «Rue Lacépède, cinquième arrondissement. – Rue Geoffroy-Saint-Hilaire», et, au-dessous, comme première adresse: «1, Hôpital de la Pitié.» Cette indication lui permettait du moins de situer la maison que le dénonciateur anonyme lui enjoignait ironiquement de surveiller. L'idée de l'hôpital s'associa aussitôt pour lui à celle du Jardin des Plantes qu'il connaissait pour y être venu quatre fois peut-être dans sa vie. L'impression qui avait fait hésiter Jeanne, quand son fiacre suivait celui de Valentine, s'éveilla dans le Parisien élégant, au ressouvenir de ce faubourg et de son misérable aspect. D'évoquer seulement la silhouette élégante de sa femme dans un pareil décor lui parut une telle absurdité qu'il haussa les épaules. Il froissa de nouveau la lettre anonyme, et, la prenant entre deux branches des pincettes, il la posa sur la bûche croulante, en attendant cette fois que le papier flambât.

– «C'est une mystification imbécile,» se dit-il en achevant d'écraser dans la bûche les débris noircis; «j'aurais dû le deviner tout de suite.»

Il se coucha sur cette conclusion, décisive, lui semblait-il, et il s'endormit aussi paisiblement que lui permettait une autre inquiétude. Malgré les assurances de Jeanne et quoique, reçu avant le dîner dans la chambre de sa femme, il fût en droit de croire que le malaise de celle-ci était tout physique, un invincible instinct continuait de lui rendre suspecte cette visite de la vieille Mme de Nerestaing et l'attitude de Valentine ensuite. Ce fut cette pensée qui le décida, le lendemain au matin, quand il la retrouva, levée, habillée, mais si visiblement souffrante encore et toute pâle, à lui raconter en plaisantant la teneur de la lettre anonyme reçue la veille. Il se dit que cette allusion à la sottise des propos qui courent le monde, faite sur un ton léger, n'aurait aucune importance, si personne n'avait parlé de rien à la jeune femme. Dans le cas contraire, et si l'on était venu rapporter à Valentine des médisances, peut-être trouverait-il, dans la gêne que cette plaisanterie lui causerait, une occasion de la questionner. – «Oui,» insista-t-il après lui avoir dit qu'il allait lui répéter une histoire qui la divertirait. «Imaginez-vous que vous avez des ennemis et qui ne reculent pas devant la lettre anonyme. J'en ai reçu une, hier au soir, m'invitant à surveiller vos sorties… Il paraît», continua-t-il, «que vous avez des rendez-vous… Voyons, cherchez bien… Vous ne trouvez pas?.. 11, rue Lacépède…»

Il n'eut pas plus tôt prononcé ces mots que le sourire s'arrêta sur ses lèvres, devant l'éclair de terreur qu'il vit passer dans les yeux de sa femme. Un flot de sang inonda soudain ce visage lassé, qui redevint ensuite d'une pâleur livide. Par un geste de supplication qu'elle fut trop évidemment incapable de dominer, elle joignit les mains. Puis, les passant sur son front comme quelqu'un qui souffre, elle dit: «Ah! je m'en vais…» et elle s'évanouit. Ces signes d'une émotion bien étrange permettaient trop au mari de supposer que le nom de la rue et le numéro de la maison indiqués par la lettre anonyme correspondaient à un secret dans la vie de sa femme. Aussi, les soins qu'il lui donna par humanité étaient-ils mêlés d'une fièvre de l'interroger qu'elle devina, quand elle revint à elle. Car les premières paroles qu'elle lui dit équivalaient à une imploration de ne pas lui infliger cette torture dans l'état nerveux où elle se trouvait:

– «Pardonne-moi, mon ami,» dit-elle avec un tutoiement tendre qu'elle employait bien rarement pour lui parler, même dans l'intimité, «pardonne-moi si je n'ai pas su me dominer quand tu m'as parlé de cette infâme lettre adressée à toi, et contre moi!.. J'ai trop senti la cruauté du monde, et cela m'a fait mal, très mal, parce que je viens de l'éprouver, cette cruauté, et d'une manière trop atroce pour moi-même, dans une autre occasion… – Ne cherche pas à savoir laquelle.» Et elle mit sa main sur le bras de son mari pour demander qu'il ne l'interrogeât point. «Je ne te le dirais pas… Alors quand j'ai vu que, toi aussi, la calomnie essayait de faire son œuvre auprès de toi, tout ce que j'ai eu de chagrin ces jours-ci m'est revenu à la fois sur le cœur, et mes forces m'ont trahie…»

Elle était si touchante en parlant ainsi, de tout son être émanait une telle évidence de loyauté et de délicatesse, que l'honnête homme qui survivait dans Norbert, malgré ses criminelles faiblesses, n'y résista pas. Lui, qui avait frémi la veille d'une colère indignée à constater que quelqu'un s'était permis d'écrire le nom de Mme de Chaligny dans une phrase qui l'accusait si clairement, il venait de constater l'effet d'épouvante produit sur elle par cette accusation, et il était physiquement incapable de la questionner, de la forcer à expliquer un bouleversement au moins singulier. C'est qu'à la regarder, même dans cette minute où une énigme si complètement inattendue surgissait devant lui, il ne pouvait pas plus douter d'elle qu'on ne doute de la lumière du jour. C'est aussi, qu'à entendre ces mots: «Je viens de l'éprouver pour moi-même, cette cruauté du monde…» il avait compris qu'il avait deviné juste, et que sa liaison avec Jeanne avait été dénoncée à Valentine. Voilà donc pourquoi elle était malade depuis ces quarante-huit heures. Cette souffrance seule était une preuve de plus qu'elle était innocente de toute faute envers son mari, – et qu'elle l'aimait. Ces diverses choses, Chaligny ne les perçut pas distinctement, la dernière surtout, qui touchait au fond le plus obscur de son ménage. Mais il les sentit, et il répondit à la plainte de la charmante femme en la tutoyant lui aussi pour la première fois peut-être depuis des mois:

– «C'est vrai. Tu es encore si pâle!.. Il eût mieux valu te reposer un jour de plus… Si tu as eu des ennuis, tu me les diras quand ces misères seront passées. Sois bien persuadée que tu me trouveras toujours pour t'aider, pour te soutenir dans les moments difficiles…»

Elle le regarda avec des yeux où passait maintenant une infinie reconnaissance pour la marque d'affection qu'il lui donnait. N'en était-ce pas une que ce respect de ses susceptibilités de cœur? Puis, comme si cet entretien lui était tout de même trop pénible, elle se leva en disant:

– «Je crois que tu as raison et que je dois me recoucher… A ce soir, et merci…»

Elle avait empreint, dans ce dernier mot, prononcé avec un sourire brisé, tant de grâce émue que Chaligny en demeura pénétré et étonné tout ensemble. Il était seul à présent et il restait accoudé à la cheminée du petit salon, en proie à des réflexions si contradictoires que leur incohérence était par elle seule une douleur. Trop d'impressions opposées, trop d'hypothèses aussi se pressaient en lui, et surtout il découvrait trop de nuances confuses de sa propre sensibilité, sans qu'il pût bien les démêler. Depuis qu'il s'était laissé aller à la séduction que la coquette et savante Jeanne avait exercée sur ses sens, ses rapports avec Valentine étaient devenus de plus en plus automatiques, si l'on peut dire, et conventionnels. C'est le grand péril des ménages qui vivent beaucoup dans le monde. Le mari et la femme y remplissent des devoirs de parade, qui finissent par modeler leur existence intérieure et conjugale sur le type de leur existence extérieure et sociale. Quand ils se voient le matin, c'est pour parler des menus arrangements que comporte l'habitude des sorties constantes: qui prier à dîner ou au théâtre, chez qui accepter? Quelques racontars de salon et de cercle par là-dessus, et une heure passe sans qu'une parole vraie ait été prononcée entre eux. Ils déjeunent, et même si aucun ami ni aucune amie ne se sont invités, les allées et venues de leurs gens autour d'eux leur interdisent cette familiarité qui fait la bonhomie, un peu commune, mais propice à l'union, des modestes tables bourgeoises. Plus tard, quand les enfants auront grandi, la présence de l'institutrice et du précepteur ajoutera un élément de froideur à ce second repas, suivi aussitôt d'une dispersion. Le mari va à ses affaires, à ses visites, à son club. La femme vaque aux innombrables courses que comporte l'orbe toujours agrandi de ses relations parisiennes. Ils dînent dehors, ou bien ils ont du monde à dîner. Ils vont au théâtre. Ils compteraient les soirées qu'ils passent en tête à tête, et s'ils pratiquent le système des appartements séparés, – c'était le cas des Chaligny, – ils en arrivent, pour peu qu'ils soient tous les deux, – c'était le cas encore, – des silencieux et des renfermés, à ne plus rien savoir l'un de l'autre. Cette ignorance réciproque de leur caractère, entre des époux qui logent sous le même toit, reçoivent ensemble, représentent ensemble dans les figurations quotidiennes d'une existence à la mode, est un des phénomènes moraux les plus fréquents et les plus incompréhensibles pour les spectateurs du dehors. Ainsi s'expliquent, surtout chez les hommes, certains aveuglements qui seraient déshonorants s'ils n'étaient produits par la cause d'illusions la plus puissante: la cohabitation sans sincérité. Ainsi s'expliquent, par contre, certains retours dont l'illogisme déconcerte la malignité de ces observateurs étrangers: un mari a négligé sa femme des années qui en devient subitement amoureux comme s'il venait de la découvrir. Il l'a découverte, en effet, à un accent de voix, à un geste. Heureux quand celle qu'il a méconnue trop longtemps ne se révèle pas à lui dans une grâce épanouie sous la tendresse d'un autre!

Ces remarques sont d'un ordre bien terre à terre, bien humble. Leur triste justesse sera reconnue par beaucoup de ménages auxquels on envie l'éclat de leur luxe. Elles devaient être rappelées pour l'intelligence du monologue que se prononçait Chaligny. C'était comme si, dans ces quelques instants d'entretien, Valentine lui avait révélé en elle une femme qu'il ne connaissait pas. O contradictions douloureuses des sentiments faux! Le mari perfide tremblait pour l'avenir de sa liaison avec sa maîtresse, et, en même temps, il s'efforçait d'abolir en lui, à coups de raisonnements, le soupçon sur sa femme suggéré par la lettre anonyme et confirmé par son saisissement quand il lui avait parlé:

– «Comme elle était émue tout à l'heure!» se disait-il… «Et qu'elle vaut mieux que moi!.. J'ai éprouvé le besoin de lui parler de cette misérable lettre! Il a fallu que je lui nommasse cette rue et cette maison!.. C'est de la calomnie, ignoble, abjecte, et elle, ce que sa tante est venue lui dire, c'était la vérité, et elle ne m'en a pas parlé!.. Elle s'en serait tue, des semaines, des années, toujours, sans le coup que je lui ai porté en lui répétant cette vilenie. Comme elle en a été saisie! C'est trop naturel, du moment qu'elle avait sur le cœur le poids de cette autre dénonciation… Qu'allons-nous devenir maintenant, Jeanne et moi? Valentine se refuse à croire en ce moment qu'il se passe rien entre nous. Soit. Mais elle nous observera désormais, en dépit d'elle-même, et Jeanne est si audacieuse! Que j'eusse accepté de la reconduire dans son coupé, après l'Opéra, avant-hier, et que Valentine l'eût su, c'était une petite preuve à l'appui de l'accusation… Comme les soupçons viennent vite! Lorsque je lui ai mentionné ce numéro 11 de la rue Lacépède, que je l'ai vue pâlir et qu'elle m'a regardé, une seconde, j'ai entrevu que cette ignominie pouvait être vraie… C'était fou. On ne ment pas avec ces yeux, avec cette voix. On ne pousse pas ce soupir de douleur quand on est coupable… Qu'elle était belle! Avec moi, elle est toujours si froide, si muette!.. Si je m'étais trompé sur elle, pourtant? J'ai cru que c'était une femme de devoir, mais de préjugés, très honnête, très droite, mais sans élan, sans rien de cette passion que j'ai rencontrée dans l'autre… Ah! trouver cela dans la même femme, et que ce fût un bonheur permis: l'ardeur et le sérieux, l'amour et l'estime! Alors les méchancetés du monde seraient impuissantes. Qu'elles sont profondes! Que l'on m'ait dénoncé à elle, moi, si c'est sa tante, cela se comprend, quoique ce soit bien dur. On a pu croire qu'on lui rendait service, en l'éclairant… Mais elle, et à moi? Pourquoi cette précision? Pour me faire aller là-bas inspecter l'endroit? Dans quel but?.. N'y pensons donc pas, pensons à empêcher que sa défiance ne s'éveille tout à fait. Je ne veux pas la revoir avec cette pâleur de ce matin, et ce regard… Jeanne doit tenir elle-même à ce que ses soupçons s'endorment, pour que notre amour ne sombre pas dans un affreux scandale…»

Telles étaient les pensées, étrangement contrastées, qui se remuaient dans l'esprit de cet homme, auquel la destinée avait donné ce bonheur dont il rêvait, sous les traits et dans la personne de la plus délicate et de la plus noble des femmes. Et ils n'avaient su, ni elle se montrer, ni lui la voir. Les péripéties finales de cette aventure donneront peut-être aux partisans de l'hérédité le mot des incohérences sentimentales dont Chaligny était la victime. Qui donc a dit que les parents ont des fils qui ressemblent au fond de leurs pensées? Cet homme avait dû être conçu dans des heures de bien intime inquiétude pour être ainsi incertain et farouche, entraînable et cependant épris des choses élevées, avide de passion et amoureux d'honnêteté, si faible par quelques portions de son caractère, et si violent, si implacable par d'autres. Il allait le prouver une fois de plus.

Il en était donc là de ses raisonnements, préoccupé avant tout de la manière dont il organiserait dorénavant une trahison qu'il eût dû, comparant sa femme telle qu'il venait de l'apercevoir à sa maîtresse telle qu'il la connaissait, prendre en horreur. Mais la connaissait-il, cette maîtresse? N'ayant pas lu dans le cœur de Valentine la richesse cachée de la plus brûlante sensibilité, comment aurait-il deviné dans celui de Jeanne toutes les pauvretés de nature, toutes les sécheresses, et une seule ardeur vivante: celle de l'envie? Il devait apprendre, coup sur coup, et quelle âme admirable il avait sacrifiée et à quelle âme dure! Le bruit d'une porte qui s'ouvrait interrompit soudain ses méditations, et il vit entrer, comme la veille à la même heure, l'auteur, encore insoupçonné, de la lettre anonyme, Mme de La Node elle-même. Elle arrivait, mince et svelte dans un costume du matin, ayant marché. Le rose de l'air frais riait sur ses joues, et dans ses yeux bruns luisait une flamme. Elle venait constater l'effet de sa dénonciation. Elle devina aussitôt que Norbert avait parlé de la lettre à sa femme. Les coussins d'une bergère placée au coin du feu racontaient que quelqu'un s'était assis là tout à l'heure, et un mouchoir oublié sur une petite table à côté disait que ce quelqu'un avait dû être Mme de Chaligny. Elle n'était plus là. Jeanne en conclut qu'ayant abouti à ce départ hors de la pièce, cette scène d'explication avait été violente.

– «J'étais venu savoir des nouvelles de Valentine,» dit-elle, et, dissimulant ses observations: «Elle ne s'est de nouveau pas levée?.. Elle n'est donc pas mieux?..»

– «Elle s'était levée,» répondit Chaligny, «mais nous avons eu ensemble un entretien qui l'a beaucoup agitée. Elle s'est sentie moins bien. Elle s'est recouchée… Jeanne», ajouta-t-il avec une fermeté singulière, «je ne m'étais pas trompé, on lui a parlé de nous…»

– «Et que lui a-t-on dit?» interrogea-t-elle.

– «Elle n'est entrée dans aucun détail. Elle n'a formulé aucun fait, prononcé aucun nom. Mais j'ai compris. On lui a tout raconté, entendez-vous?.. Tout, et elle ne croit rien…»

– «Je ne saisis pas alors pourquoi vous prenez ce ton solennel, quand vous m'annoncez qu'il n'y a rien de changé dans notre situation…» répondit Jeanne, «à moins que…»

– «A moins que?..» demanda Chaligny à son tour, comme elle s'était arrêtée de sa phrase. «Que voulez-vous dire?.. Achevez votre pensée…»

– «A moins que vous ne désiriez vous-même que cette situation soit changée. Ah! Valentine est bien forte…» continua-t-elle avec un mauvais sourire. «Elle vous aurait dit qu'elle croyait tout. Vous vous seriez débattu. Vous auriez protesté. Vous nous auriez défendus. Au lieu de cela, elle a fait la généreuse, celle qui ne veut pas admettre que sa Jeanne et son Norbert puissent la tromper! Alors vous vous préparez à me demander d'être prudente, pour la ménager. Avouez-le. Je lis cette phrase sur vos lèvres. Je vous dispense de me la prononcer…»

Elle avait parlé avec une irritation croissante, qui provenait de sa déception profonde. Elle s'était attendue à trouver Chaligny soucieux, à le confesser, à tirer de lui l'aveu de la lettre anonyme, à obtenir qu'il la lui montrât, et à lui donner le conseil d'une enquête qui devait être la perte de sa rivale. Celle-ci avait déjoué ce plan. Par quel artifice? Jeanne croyait l'entrevoir, sans bien discerner comment cette discussion sur ses rapports avec Chaligny s'était substituée à celle du billet dénonciateur.

– «Jeanne,» répondit Chaligny, de cet accent que l'on a pour répondre aux enfants que l'on ne veut pas gronder, «vous n'êtes pas juste, pas juste pour moi, pas juste pour Valentine. Pourquoi l'accusez-vous d'un calcul qui n'était pas dans sa pensée, je vous le jure? Si vous l'aviez vue, comme moi, ici, tout à l'heure, vous n'auriez pas douté qu'elle ne fût sincère. Elle souffrait, et elle se le reprochait. Voilà toute la vérité. Vous n'y croyez pas?..»

– «Non,» dit-elle avec une dureté dans la voix qui décelait sa haine cachée pour sa cousine. Chaligny venait de commettre la plus dangereuse des maladresses, placé comme il était, par les conséquences de ses propres fautes, entre deux femmes dont l'une ne l'avait pris que par aversion pour l'autre: il avait fait appel à la tendresse et à la pitié, dans un cœur qui n'avait faim que de vengeance. Jeanne répéta: «Non, je n'y crois pas. C'est que je la connais mieux que vous, mon cher, beaucoup mieux, soyez-en sûr.»

Elle avait eu, pour laisser tomber cette phrase, un affreux rire. Elle s'était assise, et les yeux baissés maintenant, le front rayé d'une barre d'entêtement, elle maniait entre ses doigts crispés un coupe-papier d'écaille qui traînait sur la petite table placée auprès de son fauteuil. Elle écoutait, obstinément muette, Chaligny l'interroger avec une impatience qui, cette fois, correspondait trop bien aux sentiments qu'elle avait souhaité d'éveiller en lui:

– «Qu'est-ce que cela signifie?..» demandait-il. «Expliquez-vous. Déjà, l'autre semaine, quand nous dînions chez les Sarliève, vous avez eu de ces mots énigmatiques, accompagnés de ce même rire… Prétendez-vous insinuer qu'il y a dans la vie de Valentine des choses que je ne vois pas, que je ne sais pas, et que vous savez, vous?.. On ne parle pas à un homme de la femme qui porte son nom d'une manière qui puisse la faire soupçonner par lui, quand on n'a rien de précis à articuler… Voyons. Qu'y a-t-il? Que se passe-t-il? Me répondrez-vous, oui ou non?..»

Elle continuait à se taire. Ses doigts jouaient plus nerveusement avec l'objet dont elle se servait pour soulager une agitation intérieure qui n'était pas feinte. Sur le moment de consommer, par un témoignage direct et personnel, l'œuvre de délation commencée dans son billet sans signature, elle avait peur. Chaligny se taisait à son tour. Une idée traversait son esprit, qui n'y était pas apparue jusqu'à cette seconde. Il ne l'eut pas plus tôt conçue qu'elle fit certitude dans sa pensée. Brusquement, il saisit sa maîtresse par le poignet, et il la força de le regarder:

– «Jeanne?..» dit-il «C'est vous qui avez écrit la lettre?..» Et, la voix comme étranglée par l'indignation: «Tu as écrit la lettre! Tu as écrit la lettre!.. Mais avoue-le donc…»

– «Vous me faites mal,» répondit-elle en se levant et en se débattant contre cette brutale étreinte. «C'est honteux. Lâchez-moi.»

Chaligny l'avait laissé aller. Il passa sa main sur son front, et réveillé de son égarement, honteux, presque suppliant:

– «C'est vrai, c'est honteux. Jeanne, je te demande pardon… Mais je t'en conjure maintenant, sans violence, tu vois, réponds-moi. J'ai reçu hier une lettre anonyme. Je l'ai déchirée, et je me suis défendu de penser à ce qu'elle contenait. Si elle venait de toi, tout est changé. C'est qu'alors ce qu'elle renfermait était vrai. Venait-elle de toi?»

– «Elle venait de moi,» répondit-elle, après un nouveau silence.

– «Alors,» et la voix de Chaligny s'étouffa dans un râle pour articuler la question suprême, «alors, c'est vrai?..»

– «C'est vrai…», affirma-t-elle. Puis, les yeux de nouveau baissés, hâtivement, comme si elle voulait ne pas se donner le temps d'être arrêtée par le remords de l'affreuse chose qu'elle faisait, mais l'avoir faite et que cela fût irréparable, elle commença le récit des événements que l'on connaît. Elle dit la rencontre au grand magasin de la rue de Rivoli avec Valentine, la sortie de celle-ci par une porte différente de celle où elle avait laissé son coupé, son départ en fiacre, son mensonge le soir sur l'emploi de son après-dîner; comment elle-même Jeanne s'était promis de se taire, de ne rien lui révéler, à lui Norbert. Elle raconta ensuite la seconde rencontre, en ayant soin de la mettre sur le compte du hasard; – et comment ayant vu, l'avant-veille, sa cousine sortir à pied, elle l'avait suivie presque machinalement; – comment, l'autre ayant de nouveau pris un fiacre, elle n'avait pu se retenir d'en prendre un aussi et qu'elles étaient arrivées, l'une derrière l'autre, dans ce quartier perdu, près du Jardin des Plantes; – et le reste: Mme de Chaligny quittant sa voiture devant l'hôpital, sa marche à pied jusqu'au pavillon de la rue Lacépède, son entrée dans cette maison, et, quelques minutes plus tard, l'arrivée de ce personnage en coupé de remise qui avait consulté sa montre avec l'impatience du retard à un rendez-vous.

– «Et j'aurais continué de me taire,» conclut-elle, «je te le jure. Mais quand je l'ai vue, avant-hier et hier, jouer la comédie du soupçon contre nous, j'ai compris qu'elle savait que je tenais son secret. Ce n'est pas la tante Nerestaing qui nous a dénoncés à elle. C'est elle qui nous a dénoncés à la tante Nerestaing. Elle a pensé que je te parlerais. Elle veut prendre les devants, s'en aller d'ici en nous accusant… Alors j'ai perdu la tête. Je me suis dit que nous étions solidaires, toi et moi; que je ne pouvais pas permettre qu'elle te fît cela, t'ayant trahi, et je t'ai écrit, une première fois… Puis, au moment de t'envoyer la lettre, j'ai eu peur que tu ne me méprises… C'était pour toi, cependant, pour toi seul que je t'écrivais. Oui, j'ai eu cette peur, et j'ai déguisé mon écriture, et je n'ai pas signé!.. Tu sais tout, maintenant. Dis-moi que tu comprends que je n'ai agi qu'à cause de toi, pour que tu pusses te défendre avant qu'elle ne t'eût frappé. Dis que tu ne me méprises pas d'avoir employé ce moyen pour t'avertir. Oh! dis-le, mon amour, mon Norbert, dis-le…»

Il l'avait écoutée, sans l'interrompre, avec une physionomie que chaque détail donné par l'accusatrice assombrissait jusqu'à la rendre terrible. S'il est vrai, dans les petits domaines comme dans les grands, suivant le mot du Livre Éternel, que «ses iniquités saisissent le coupable», et que nos mauvaises actions se punissent elles-mêmes en s'accomplissant, l'envieuse était déjà châtiée de sa hideuse délation par cette attitude de Chaligny. Elle lisait sur ce visage la cruelle vérité: en ce moment elle n'existait plus pour cet homme. L'amant avait disparu et le mari survivait seul. Il ne répondit même pas à la supplication que lui adressait Jeanne, épouvantée de sa propre œuvre. Il ne pouvait pas lui dire qu'il la méprisât ou non. Il ne voyait devant sa pensée que sa femme – sa femme! – s'en allant à ce rendez-vous caché.

– «La misérable!..» s'écria-t-il, et il répéta: «La misérable!..» Et déjà il marchait vers la porte qui conduisait à la chambre de Valentine, quand Jeanne se jeta au-devant de lui, en lui disant:

– «Où vas-tu?»

– «Chez elle,» répondit-il. «La forcer d'avouer.»

– «Tu ne feras pas cela,» gémit-elle. «Tu me dois de ne pas le faire. Si tu lui parles maintenant, elle comprendra que tu as tout su par moi. Ne me livre pas à elle, Norbert. Non, tu ne le feras pas, tu n'en as pas le droit…»

– «C'est juste,» fit-il en la regardant. Il la voyait cette fois dans la réalité de sa pauvre et fausse nature. Il lui lisait jusqu'au fond du cœur. Il resta un instant immobile, sans qu'elle osât le questionner; puis, le geste serré, la voix âpre: «Je te donne ma parole qu'elle ne saura pas d'où j'ai été averti. D'ailleurs, il me faut d'autres preuves, et je les trouverai… Je t'en donne ma parole aussi…»

Il sortit de la pièce sur cette menace, prononcée du ton d'un homme qui ne s'arrêtera plus dans la vengeance. Et pour celle qui l'avait mis sur la voie de cette vengeance, pas un mot d'adieu, pas un geste. Elle l'avait regardé sortir, sans plus interpeller elle-même cet agent de sa vieille haine, qu'elle allait assouvir enfin. Qu'allait-il faire? La fureur froide dont il était animé ne reculerait, elle le sentait, devant aucun procédé d'enquête ni devant aucune extrémité de châtiment. Elle eut soudain la vision d'un guet-apens dressé à la porte de la maison mystérieuse, de Valentine arrivant demain, après-demain, un des jours de la semaine, et d'un meurtre… Et c'était elle, Jeanne, qui en serait la cause… Un mouvement d'irrésistible terreur la précipita à son tour vers la porte de sa compagne d'enfance. Il était temps encore de réparer une partie de son crime, en l'avertissant. Puis au moment de tourner le bouton de cette lourde porte, cachée sous sa portière de soie, – grâce à l'épaisseur de laquelle l'éclat de ce tragique entretien n'avait pu arriver à la calomniée – la délatrice s'arrêta. Elle haussa ses minces épaules, et elle s'en alla de l'autre côté, vers la porte qui conduisait à l'escalier de sortie, qu'elle descendit en se disant:

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
310 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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