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Читать книгу: «L'eau profonde; Les pas dans les pas», страница 8

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VIII

L'ÉNIGME

De la rue Lacépède à la maison de l'extrémité sud de l'interminable boulevard Saint-Germain, où le célèbre spécialiste en maladies nerveuses s'est logé, pour rester à proximité de la Salpêtrière, son hôpital, la distance n'est pas grande. Durant le demi-quart d'heure que Chaligny mit à la franchir, il n'essaya pas de raisonner sur la suite des faits, pour lui absolument incompréhensibles, qui venaient de se produire. Dans le bouleversement de toute sa pensée par l'énigme à laquelle il se heurtait d'une manière presque affolante, un point de lumière apparaissait très au loin: ce visage du paralytique, surgi devant lui au seuil de cette bibliothèque étrangère, où il avait trouvé avec stupeur les portraits de sa mère, les siens, ceux de sa femme, de ses enfants, il se rappelait maintenant l'avoir déjà rencontré… Mais quand? Mais où?.. Il revoyait, dans les plus obscures profondeurs de ses souvenirs, une physionomie d'homme jeune encore, sur laquelle ce masque de vieillard et de moribond se juxtaposait. C'était une de ces réminiscences si lointaines, si noyées d'incertitude, que la réalité s'y confond avec le rêve… «M. Dumont?.. M. Dumont?..» Chaligny se répétait ce nom mentalement. Il n'arrivait pas à l'associer aux images, vagues et pourtant discernables déjà, qui remuaient dans sa mémoire. Des lambeaux de scènes s'estompaient dans les portions à demi-inconscientes de son intelligence, et, à toutes ces scènes, sa mère et le mari de sa mère, – celui qu'il avait toujours cru, qu'il croyait toujours son père, – étaient mêlés. Mais comment s'appelait alors ce personnage qui avait bien les grands traits nobles, les yeux profonds du malade?.. Et voici que des syllabes indistinctes commençaient de se prononcer en lui toutes seules: «Magneville?.. Raneville?.. Layneville?…» En même temps, – par quel mystérieux travail de son esprit angoissé? – il revoyait le regard de son père, du défunt marquis de Chaligny dont il avait conduit le deuil, il y avait longtemps déjà. A quel propos s'en souvenait-il, et pourquoi éprouvait-il de nouveau, après des années, l'indéfinissable malaise trop souvent ressenti en présence de cet homme, auquel il n'avait pourtant jamais eu rien à reprocher, sinon une préférence marquée pour son frère aîné? Mais tous deux, ce frère et lui, n'avaient-ils pas été élevés de même, placés chez les Pères au même âge, dans les mêmes conditions? Sans doute, si ce frère n'était pas mort un peu de temps avant leur père, il eût été très fortement avantagé dans l'héritage. Un document, retrouvé parmi les papiers du marquis, prouvait qu'il avait voulu réserver à son aîné toute la quotité dont les lois lui laissaient la disposition. Norbert connaissait trop les idées du défunt gentilhomme pour s'être étonné de cet essai de reconstitution du droit d'aînesse. Quel rapport établissait-il donc tout d'un coup entre ces indices de la froideur paternelle et l'événement auquel la dénonciation de sa femme par sa maîtresse l'avait mêlé? Il n'aurait pas su le dire, ni quelle hypothèse s'esquissait, douloureusement, obscurément, dans son imagination, hypothèse aussitôt rejetée, comme sacrilège autant qu'insensée… Absurde cauchemar, que dissipa l'arrêt de sa voiture devant la maison du professeur Salvan!

– «Je saurai quelque chose par lui,» se dit-il. «Pourvu qu'il soit là!..»

Le professeur était chez lui. Chaligny ne lui eut pas plus tôt fait passer sa carte, sur laquelle il avait écrit: «De la part de M. Dumont, qui est plus mal», qu'il fut introduit. Le mari de Valentine le devina du premier coup d'œil: cet homme de quarante ans passés que Mme de La Node avait vu arriver, dans un coupé de remise, au pavillon de la rue Lacépède, c'était le médecin. Le professeur Salvan avait, en réalité, dix ans de plus; mais, conservé par une existence continûment active et ascétique, il ne les paraissait pas. Il était mince et robuste, avec une tête petite, dont le masque saisissant et glabre rappelait la face napoléonienne de son maître Charcot. Dans ce monde des grands docteurs parisiens, où se rencontrent aujourd'hui plusieurs personnalités si remarquables, Salvan a su se faire une figure à part, en associant, comme jadis Trousseau, un beau talent d'écrire aux plus solides qualités de clinicien et d'anatomiste. Plus fameux que connu, ses immenses travaux l'ont toujours tenu éloigné des salons, et son goût pour les recherches d'ordre purement scientifique de la clientèle. La mort de son fils unique, arrivée en 1898 dans des circonstances cruelles, – le jeune homme s'est empoisonné, par désespoir d'amour, loin des siens, dans un hôtel de Naples, – l'a rendu plus sauvage encore. C'est à cette date qu'il a quitté son installation du boulevard Malesherbes pour se réfugier ici, dans une maison plus modeste, – mais elle est à lui, et elle ne lui rappelle pas l'enfant tragiquement perdu. Ce détail prouve assez combien ce manieur de misères humaines reste sensible, malgré des allures volontiers brusques qu'explique son métier de neurologue, malgré aussi la dureté chirurgicale de son perçant regard. On se rappelle combien l'éclat de ses yeux avait frappé l'espionne, quand elle les avait rencontrés, à sa descente de voiture. Cet éclat aigu, où semble passer une froide lueur de bistouri, frappa Chaligny aussi, tandis qu'il racontait l'attaque dont venait d'être victime M. Dumont. Le médecin était debout devant un feu, dans un petit salon d'ordinaire réservé à sa femme, le torse serré dans la redingote noire de deuil qu'il ne quitte plus depuis la mort de leur fils. A mesure que son visiteur avançait dans son récit, son visage, d'une expression si énergique, s'assombrissait singulièrement:

– «Il est bien malade, n'est-ce pas?» finit par dire Chaligny.

– «Bien malade,» répondit Salvan. «Il est à la merci de la plus petite secousse. C'est même étonnant qu'il ait tant duré,» continua-t-il, «étonnant!.. Sa première attaque remonte à six ans. Je l'ai cru perdu vingt fois. Mais il a une telle volonté de vivre!.. Et tant qu'on veut vraiment vivre, on vit… Pourtant, monsieur, j'ai le droit de vous le dire: sans les soins de ces dames de Chaligny, il n'aurait pas résisté. Elles ont été admirables toutes deux. C'est leurs visites qui l'ont soutenu… Vous vous êtes décidé à le voir, vous aussi. Croyez-moi, vous avez bien fait. Les brouilles de famille doivent disparaître devant la mort… Mais j'espère qu'il ne s'agit pas de cela encore aujourd'hui. Cependant, nous n'avons pas de temps à perdre. Je serai là-bas dans vingt minutes. Vous pouvez m'annoncer…»

Dieu! Comme Chaligny, en écoutant ces mots qui obscurcissaient encore l'énigme, aurait voulu interroger le célèbre professeur, le contraindre de s'expliquer! A quoi bon? Même si l'honneur ne lui eût pas défendu de poser des questions qui convainquissent sa mère et Valentine d'un mensonge, n'était-il pas évident que Salvan croyait à ce prétexte des difficultés familiales, imaginé par les deux femmes pour justifier leur présence au chevet du mourant, sans qu'aucun homme de leur nom y fût jamais? Que leur était donc ce M. Dumont? Quel devoir étaient venues accomplir, auprès de ce malheureux, dans ce quartier perdu, sa mère d'abord, puis Valentine, – et en se cachant de lui, Norbert, comme elles s'en étaient cachées, avec des prudences de criminelles? Il avait fallu, pour qu'il surprît le secret de ces visites, un concours presque fou de circonstances! Et ces visites n'étaient pas seulement innocentes. Le témoignage du médecin en proclamait la noble, la bienfaisante charité. Les deux femmes avaient donc eu peur, – de quoi? Que lui, le fils et le mari, les leur défendît? Non. Qu'il les connût simplement. Quelle impérieuse raison les avait dominées, au point qu'elles ne l'avaient pas dite non plus au médecin, pour qui elles avaient inventé cette fable d'un parent brouillé? Et le docteur Salvan y avait cru, sans faire de question à personne sur ce parent caché des Chaligny? Pourquoi pas? Le secret professionnel était là. D ailleurs n'arrive-t-il pas souvent qu'un membre déshonoré d'une grande famille se terre dans Paris, change de nom? Que sa mère et Valentine eussent raconté une histoire de ce genre au docteur, c'était certain, et que cette histoire fût fausse, c'était certain encore. Si elle eût été vraie, lui, Norbert, le chef actuel de la famille, l'aurait sue… Ces portraits cependant, sur le bureau du malade, les représentant: sa mère, lui, sa femme, leurs enfants, à différents âges, que signifiaient-ils?.. La perspective maintenant ouverte devant son esprit lui infligeait une angoisse si forte, qu'elle l'empêchait de sentir le soulagement d'être délivré d'un autre soupçon; celui qu'il avait, deux heures auparavant, subi avec tant de violence, à l'occasion de sa femme. Son attente actuelle, pour être d'un autre ordre, n'était pas moins affreuse. Elle s'accrut encore lorsque, étant retourné au pavillon de la rue Lacépède pour annoncer la venue de M. Salvan, le domestique lui répéta, avec un visage plus consterné, que le malade reprenait à peine connaissance. Quand, tout à l'heure, le médecin l'avait félicité d'être, lui aussi, venu chez M. Dumont, Chaligny s'était senti rougir sous ce compliment. Quelle atroce ironie, si réellement son apparition dans ce salon, où il n'avait jamais figuré qu'en image, avait donné à l'hôte de cette retraite cette secousse, interdite et peut-être mortelle! Maintenant, et tandis qu'il s'éloignait de la petite maison silencieuse, sous les rideaux bourgeois de ses vitres closes et parmi les feuillages dorés de ses vieux tilleuls, érigés au-dessus du mur du jardinet, le commencement d'un obscur, d'un insecouable remords grandissait en lui. Il lui avait été impossible de rester là sans chercher à en savoir davantage. Il avait donc donné, au cocher qui l'avait conduit de la rue Lacépède au boulevard Saint-Germain, puis ramené du boulevard Saint-Germain à la rue Lacépède, l'adresse de la rue de Varenne et de son propre hôtel. Une seule personne pouvait l'aider à résoudre l'énigme de plus en plus redoutable qui se précisait devant lui, de minute en minute. C'était Valentine…

– «Elle ne me refusera pas de me parler,» se disait-il, «elle me le doit, et je l'exigerai. Elle ne peut pas me laisser dans cet horrible doute… J'ai le droit de tout savoir, puisqu'il s'agit d'elle et de ma mère…»

Bien qu'il s'efforçât de se prouver ainsi à lui-même l'imprescriptible souveraineté de ses titres comme fils et comme mari, il ne pouvait s'empêcher de se rappeler sur quelle explication sa femme et lui s'étaient quittés vers les onze heures. – Il en était à peine deux, et quelle volte-face dans sa situation vis-à-vis d'elle! Il l'avait laissée bouleversée des soupçons que le zèle malheureux d'une parente imprudente avait insinués dans son cœur. Elle luttait contre ses soupçons. Elle ne voulait pas y croire. Elle, qui n'avait rien à se reprocher, elle ne se permettait pas d'être jalouse, et, pendant ce temps, lui qui la trahissait, il courait, sur la foi de la plus calomnieuse, de la plus gratuite dénonciation, à la plus insultante enquête! Pour engager avec cette épouse outragée l'entretien qui lui donnerait enfin la lumière dont il avait besoin, il fallait que le mari perfide l'avouât d'abord, cette enquête. Ce qu'il entrevoyait des profondeurs de cette âme, si tendre et si secrète, lui donnait, en ce moment, et par-dessus les autres troubles de son être, une honte de lui-même et de sa démarche là-bas. Ces émotions, d'ordre si divers, lui rendirent horriblement douloureuse la rentrée dans le petit salon où Valentine se tenait de nouveau après le déjeuner. Elle avait auprès d'elle leurs deux enfants, leur fils François et leur fille Armande, lui nommé d'après son oncle, le frère aîné de Norbert, mort si jeune, elle, d'après sa grand'mère. Mme de Chaligny, quand son mari ouvrit la porte, caressait les cheveux bouclés des deux têtes rieuses, dans une attitude très pareille à celle de la photographie suspendue à l'étoffe du paravent, près du bureau de ce malade qui n'avait jamais vu ces enfants, et ils faisaient une partie vivante de sa vie! Cette analogie, en redoublant de nouveau chez Chaligny la sensation du mystère, lui rendit la force de provoquer la redoutable conversation. Pourtant, à vingt petits signes, au tremblement de ces blanches mains de femme autour des cheveux des petits, à la rougeur de ses paupières, à l'expression de ses prunelles, il devinait bien que, de son côté, elle était toute remuée, toute vibrante. Elle ne savait pas encore son action; de quoi donc pouvait-elle frémir, sinon du chagrin qu'elle lui avait confié le matin en termes si clairs, quoique si voilés? La «cruauté du monde,» comme elle avait dit, l'avait blessée, et elle essayait de l'oublier au contact de ces jeunes âmes, issues de la sienne, et dont l'innocence lui souriait à travers des prunelles si bleues et sur des bouches si roses. La mère leur souriait aussi, d'un sourire qui se changea, sur ses lèvres nerveuses, en un frémissement, lorsqu'elle vit entrer Norbert. Elle laissa aller les deux enfants, qui coururent au-devant du nouveau venu, avec les jolis mouvements et le babil aimable des instants où ces fines créatures se sentent en faveur. Dans des crises comme celles que traversaient ce mari et cette femme, cette gaieté si spontanée, si ignorante, de ce petit garçon et de cette petite fille devait leur faire mal. L'antithèse entre le poids que les parents portent sur leur cœur et la légèreté de ces sensibilités fraîches et neuves, fait le tragique poignant de certains drames de famille. Elle en fait aussi la consolation. C'est le rajeunissement, c'est l'avenir qu'annoncent ces insouciances des enfants à l'homme et à la femme qui souffrent. Norbert et Valentine éprouvèrent à la fois l'une et l'autre impression, et leurs premières phrases, quand, d'un commun accord, ils eurent renvoyé les petits, exprimèrent cette tristesse et cette douceur:

– «Comme ils avaient l'air contents d'être avec vous!..» dit-il. «Vous les gâtez un peu, et que vous avez raison!.. Quand on n'a pas été heureux tout petit, on risque beaucoup de mourir sans l'avoir jamais été…»

– «Je ne les gâte pas,» répondit la mère, «je me gâte en eux. Dans mes moments de lassitude, comme celui que j'ai eu la faiblesse de vous montrer ce matin, ils me rapprennent à espérer. Mais, vous voyez, cela va mieux, j'ai repris sur moi. Je ne me suis pas recouchée. J'ai déjeuné avec eux, puisque vous m'aviez fait dire que vous ne pouviez pas être là, et c'est fini…»

Il y eut un silence entre eux. Devant cette nouvelle preuve de grâce et d'énergie donnée par cette âme, qui voulait lui cacher combien elle avait été frappée jusqu'en son tréfonds par la dénonciation de la lettre anonyme, le mari infidèle et jaloux eut un remords plus vif encore, mais aussi un sentiment plus aigu du mystère contre lequel il se débattait. Fallait-il que la jeune femme y attachât de l'importance pour qu'elle continuât de le défendre, ce mystère, par toute son attitude, comme une épouse coupable, tandis qu'elle n'avait à dissimuler que le plus pur dévouement!.. Mais à qui? Mais pourquoi?.. Et trouvant, dans l'angoisse accrue de cette question, la force d'avouer son dégradant accès de soupçon:

– «Valentine,» commença-t-il, «je viens de la rue Lacépède.»

Tandis qu'il prononçait ces mots, dont elle était seule au monde, maintenant que la mère de Norbert était morte, à comprendre la funeste portée sur ces lèvres, elle l'avait regardé avec une épouvante dans ses prunelles soudain fixes. Elle répéta, comme si elle ne pouvait pas croire aux paroles qu'elle avait entendues:

– «Vous venez de la rue Lacépède?.. C'est là que vous êtes allé en me quittant, après que je vous avais parlé comme je vous avais parlé? C'est là?..»

– «Oui,» répondit-il d'une voix basse, et, avec la fermeté, accablée mais décidée, de quelqu'un qui, voulant réclamer un droit, se force à remplir d'abord le plus pénible devoir: «J'ai eu un accès d'égarement… Cette lettre anonyme, l'indication si précise de cette adresse, votre trouble quand je vous avais parlé… J'ai perdu la tête… La jalousie m'a pris. J'ai voulu savoir… J'y suis allé…»

– «Ah!» gémit-elle avec un accent que Norbert ne lui connaissait pas. «Vous avez pu me faire cela!.. Non, ce n'est pas la lettre anonyme qui vous a précipité là-bas, ce n'est pas la dénonciation, ce n'est pas mon trouble, c'est… Mon Dieu!» et elle leva les mains en les serrant dans un geste désespéré: «Et moi qui étais si touchée de votre délicatesse, ce matin, moi qui me disais: on l'a calomnié!.. Ce qui vous a fait aller rue Lacépède,» continua-t-elle en marchant sur son mari, son beau et noble visage convulsé d'indignation: «c'est votre entretien avec Jeanne… Elle est venue. Elle vous a parlé. Ce qu'elle vous a dit, je n'en sais rien. J'ai entendu vos voix à travers cette porte. Je n'ai pas voulu les avoir écoutées… Mais quand elle est partie, sans avoir osé me revoir, j'ai bien compris qu'il s'était passé entre vous quelque chose d'extraordinaire… Je devine tout maintenant. Je vois tout… C'est elle qui a écrit la lettre anonyme; elle qui m'a suivie, qui m'a dénoncée; elle qui vous a jeté sur cette piste, pour vous prendre à moi!.. Dieu! La malheureuse!.. On avait donc raison. Il y avait une intrigue entre vous. Pour que vous l'ayez laissée vous parler ainsi de votre femme – de la mère de vos enfants – c'est qu'elle vous tient, c'est…» Elle s'arrêta devant les mots d'amant et de maîtresse qui lui brûlaient le cœur rien qu'à les penser, et, dans un cri où la légitime révolte de l'épouse trop outragée protestait douloureusement: «Non, vous n'êtes pas allé là-bas parce que vous étiez jaloux de moi! Vous y êtes allé parce que vous me trahissez!.. Vous avez cru avoir une preuve, un moyen de vous rendre libre, pour être à elle davantage!.. Mais quelle femme avez-vous donc cru que j'étais? Quand vous ai-je donné le droit de me juger ainsi?.. Et elle?.. Ah! C'est trop amer, trop amer! Et je ne l'ai pas mérité!..»

– «Il est bien naturel que vous pensiez ainsi…» répondit Chaligny d'une voix plus basse encore. Il se sentait incapable, en ce moment, de discuter des évidences qui n'étaient cependant que morales, incapable de s'innocenter sur le point, si essentiel, de sa liaison avec Mme de La Node. Il était trop affamé de vérité pour mentir. Et puis, comment nier cette explication violente avec sa maîtresse, à la porte de la chambre de sa femme, et dont celle-ci avait surpris la rumeur? Comment justifier la volte-face qui l'avait, aussitôt après cette visite de Jeanne, jeté à cette enquête qu'il était bien forcé d'avouer, puisqu'il n'était rentré chez lui que pour la prolonger? Il ajouta seulement: «Les apparences sont contre moi. Et néanmoins…» Il hésita une seconde, et sa voix se releva pour proférer ce solennel serment: «Je vous le jure sur la tête des enfants, puisque vous venez de me les rappeler. Non, ma démarche n'avait pas cette abominable intention. Non, je ne voulais pas me rendre libre. Non, je n'allais pas chercher des preuves contre vous. Je n'avais pas de plan, pas d'arrière-pensée. J'ai été fou, je vous le répète.. Vos visites dans cette rue perdue, les précautions que vous preniez, ce secret dans votre vie… Mais si je vous ai méconnue un instant, j'ai été bien puni… Quand je suis arrivé devant cette maison, je n'ai pas pu dominer le doute affreux qui me rongeait… J'ai interrogé les boutiquiers voisins… J'ai su qui vivait là… Ne m'interrompez pas. C'était de l'espionnage, un infâme espionnage. Je me méprisais tant de m'y livrer!.. Et puis j'ai sonné à cette porte… J'ai donné votre nom pour entrer… On m'a reçu… J'ai vu M. Dumont… Qui est-ce? Valentine, qui est-ce?..»

A mesure que son mari parlait, racontant, avec la pourpre de la honte aux joues, et, dans les yeux, la fièvre de savoir enfin, le visage de la jeune femme changeait d'expression. A la colère indignée des premiers moments, se substituait une anxiété qui alla de nouveau jusqu'à la terreur, quand elle eut entendu la phrase irréparable: «On m'a reçu…» Ce fut une émotion si violente qu'elle se mit à trembler de tout son corps. Puis, ramassant sa volonté dans un suprême effort, elle eut le courage de défendre encore ce secret, qui n'était pas le sien, contre l'inquisition passionnée de Chaligny.

– «Puisque vous avez vu M. Dumont, vous le savez, qui c'est… Un malade à qui je fais l'aumône de quelques visites, parce que je l'ai promis à une personne qui est morte… Laissez-moi remplir ce devoir de charité jusqu'au bout. Je ne le remplirai pas longtemps, et ayez, vous, la charité de ne pas m'en demander plus que je n'ai le droit de vous en dire…»

– «Je vous obéirai,» reprit Chaligny, «si vous voulez seulement me jurer sur la tête des enfants, comme j'ai fait, moi, tout à l'heure, que cette personne morte dont vous parlez, envers qui vous accomplissez un vœu, n'était pas…» Il hésita une seconde, tout bas: «… n'était pas ma mère?.. Mais vous ne jurerez pas, vous ne pouvez pas jurer… A quoi bon vous le demander d'ailleurs? Je le sais, que c'était ma mère… Ce n'est pas seulement M. Dumont que j'ai vu dans cette maison de la rue Lacépède. Je l'y ai vue, elle aussi… Son portrait est là, un portrait que je ne connaissais pas, chez cet homme que je ne connaissais pas non plus. Il n'y a pas que son portrait. Il y a le vôtre. Il y a le mien…» Et, tout d'un coup, la mémoire illuminée par cet éclair du souvenir qui ravive en une seconde le détail d'une impression oubliée des années: «Mais si, je le connais, cet homme. Je me rappelle son nom maintenant. C'est M. de Rayneville.» Il répéta: «Rayneville? Rayneville? Il venait chez nous autrefois. Et puis, il a disparu… Si, attendez. Je me rappelle encore… Un procès. Une condamnation… Mais maintenant que je tiens le nom, je reconstruirai tout… Ce n'était cependant pas notre parent,» continua-t-il en suivant tout haut ses pensées, «et ma mère a continué à le voir secrètement jusqu'à sa mort?.. Elle vous a demandé de continuer à le voir quand elle n'y serait plus?.. L'affaire Rayneville?.. Oui. Il y a eu une condamnation… Mais le motif? Le motif?.. Je ne me rappelle plus. Je retrouverai. Je vais de ce pas chez mon notaire. Il fera la recherche dans les collections de la Gazette des Tribunaux. Je veux savoir…»

– «Je vous en supplie, mon ami,» dit Mme de Chaligny en le retenant. «Calmez-vous.» Et, avec une expression de la même terreur, toujours grandissante: «Vous n'irez pas chez votre notaire. Vous ne prononcerez le nom de M. de Rayneville à personne. Vous l'avez reconnu. C'est vrai, il s'appelait ainsi. Quant à l'affaire dont vous parlez, c'est vrai encore qu'un procès a eu lieu et qu'il a été condamné… Mais qu'est-ce que cela vous fait?» implora-t-elle. «Pourquoi voulez-vous tourmenter les morts?.. Oui. C'était un ami d'enfance de votre mère. Elle a eu pitié de lui après qu'il avait commis une grande faute, dont il avait été horriblement puni. Quand elle s'est vue sur le point de mourir, elle a eu pitié de lui encore. Il était malade. Il était seul. Elle m'a demandé de la remplacer… Ah! mon ami,» et elle éclata en sanglots, «n'outrage pas ta mère, après m'avoir outragée!.. Respecte-la dans cette dernière volonté, comme j'ai fait…» Que les reproches du début de leur conversation étaient loin, et loin Jeanne de La Node et la jalousie! Valentine ne voyait plus, à cette minute, que la découverte vers laquelle son mari marchait, avec cette irrésistible logique du soupçon une fois éveillé, et elle se jetait à la traverse. «Promets-moi que c'est fini,» conclut-elle, «que tu en resteras là! Que veux-tu apprendre de plus?»

– «Ce que je veux apprendre? Pourquoi ma mère m'a caché cette charité…» répondit-il, «pourquoi elle vous a demandé de me la cacher… Valentine,» continua-t-il avec une supplication: «vous avez commencé de me dire la vérité. Allez jusqu'au bout… Comment voulez-vous que je vous croie? Est-ce que la pitié envers un homme condamné explique ce don d'un portrait tel que j'ai vu, et exécuté en se cachant de nous aussi? Jamais je n'avais entendu parler de cette peinture, ni moi, ni personne. Elle avait été faite pour cet homme, vous entendez, pour cet homme!… Et mon portrait, à moi? Pourquoi cet homme l'a-t-il là sur sa table? Ne me dites pas que c'est par reconnaissance pour sa bienfaitrice. Non, non, non. Il y a autre chose… Et quand il m'a vu, ce cri qu'il a jeté, cette crise dont il a été saisi… Vous avez parlé de charité, et vous n'aurez pas celle de m'aider à chasser une idée qui commence à s'emparer de moi, qui m'obsède, qui ne veut plus me quitter, – à la chasser,» ajouta-t-il d'un air sombre, «ou à l'accepter.»

– «Quelle idée?..» balbutia Valentine.

– «Mais que cet homme, pour que ma mère ait tenu à le ménager jusqu'au bout, et, par vous, jusqu'au delà de sa mort, avait entre les mains le moyen de la perdre, de nous perdre tous… Vous ne voulez pas que j'aille chez mon notaire. Pourquoi? C'est que vous avez peur que son nom et le nôtre soient prononcés ensemble. Avons-nous donc été mêlés à son procès? Et me l'a-t-on toujours caché? Vous ne m'empêcherez pas de le savoir…»

– «Vous saurez que cette triste affaire n'a rien de commun avec nous,» répondit Mme de Chaligny. «Elle est sinistre, mais bien simple: M. de Rayneville avait un oncle très riche… Il était lui-même un peu embarrassé dans ses affaires d'argent, s'étant laissé entraîner par Paris, comme tant de jeunes gens… Tous les autres héritiers de cet oncle étaient, eux aussi, très fortunés. Le malheureux n'a cru faire de tort à personne en essayant de s'assurer cette succession, que des intrigants captaient. Il a imité l'écriture de son oncle et minuté un faux testament. Voilà son crime. Il est énorme. Il l'a expié par tant d'années de martyre!.. Il a été condamné, et depuis qu'il a fini sa peine, il n'a plus vécu, dans ce quartier où il achève de mourir, que pour les pauvres et pour Dieu… Vous vérifierez vous-même, quand vous voudrez, ce que je viens de vous dire…»

– «Ainsi cet homme était un escroc,» répondit Chaligny, durement, âprement. «Et vous me demandez de ne pas chercher quelles raisons ma mère a eues de le revoir, quand il est sorti du bagne, – de vous forcer, vous, à le connaître? On peut garder des rapports avec un assassin, parce qu'on peut ne pas le mépriser, mais un faussaire, un ignoble faussaire…»

– «Tais-toi, mon ami, tais-toi,» cria Valentine. «Je ne veux pas t'avoir entendu prononcer ces mots, à propos de lui!..»

Elle s'arrêta, comme terrifiée des mots qu'elle-même avait osé dire. Ils se regardèrent, sans trouver, ni lui ni elle, la force de continuer ce tragique entretien, que l'entrée d'un domestique qui apportait une lettre rendit tout d'un coup plus tragique encore. En remettant ce pli à Chaligny, le garçon dit, en effet:

– «C'est de la part de M. le docteur Salvan, pour monsieur le marquis. Sa voiture attend là en bas.»

– «Dites que c'est bien et qu'il n'y a pas de réponse. La voiture peut repartir,» fit Chaligny, après avoir jeté les yeux sur le billet, qu'il tendit à sa femme quand ils furent seuls. Ce n'étaient que dix lignes, hâtivement tracées au crayon par le médecin, mais quelles lignes pour celle qui les lisait sous le regard du malheureux qu'elle avait en vain tenté d'abuser! «J'ai trouvé M. Dumont bien atteint. Il ne peut plus parler. Je crois cependant comprendre qu'il désire vous revoir. Son agitation est telle que je prends sur moi de vous demander d'achever votre bonne action de ce matin en revenant rue Lacépède, aussitôt. Ma voiture vous conduira. Je ne quitte pas le malade. Venez, Monsieur, si vous le pouvez. Ce soir, peut-être, serait-il trop tard.»

– «Ah! Norbert,» supplia-t-elle, «ce n'est pas possible que tu le laisses mourir ainsi, que tu lui refuses ce qu'il demande!.. Il est encore temps. Viens. La voiture de Salvan n'est pas partie. Nous la prendrons. Viens! Mais viens!.. Courons!..»

– «Non», dit Chaligny, en se laissant tomber sur une chaise, et serrant sa tête dans ses mains, «je n'irai pas. Je ne comprends plus rien, je ne sais plus rien, sinon que cet homme et tout ce qui touche à lui me fait horreur.»

– «Tais-toi», s'écria-t-elle de nouveau, d'un accent sauvage. Puis, le serrant dans ses bras avec une ardeur désespérée, elle l'entraîna en lui disant: «Mais viens. Viens vite. Viens… Ah! Pourvu que ce ne soit pas trop tard. Mais c'est ton père! C'est ton père!..»

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
310 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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