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Читать книгу: «Double-Blanc», страница 6

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Toutes les fenêtres étaient closes par des volets, excepté au rez-de-chaussée du bâtiment de gauche où existaient deux longues baies garnies de vitrages poudreux, par lesquelles prenait jour un local qui pouvait bien être un magasin.

C’était derrière ces vitrages qu’une nuit Alain avait cru apercevoir de la lumière. Il le dit à Hervé, qui s’écria:

– Tu as dû te tromper. Par où diable serait-on entré là-dedans?

– Probablement par la rue, répondit le gars aux biques. Il y a aussi des portes en dehors… c’est vrai qu’elles n’ont pas l’air de s’ouvrir souvent… vous verrez.

– Allons voir.

Ils sortirent de la cour. Alain donna un tour de clé et conduisit son maître dans la rue de la Huchette où, en ce moment, il ne passait personne; puis il le mena, en longeant la façade de la maison carrée, jusqu’à l’entrée d’une ruelle si étroite que trois hommes auraient eu de la peine à y passer de front.

– Rue du Chat-qui-Pêche, lut Hervé sur une plaque municipale. Drôle de nom et drôle de rue!… On dirait une entaille dans un bloc de pierre… et elle n’est pas beaucoup plus longue qu’elle n’est large.

Le quai Saint-Michel était au bout, à vingt pas, et, de l’autre côté de la Seine, se présentait en plein soleil une caserne récemment construite dans la Cité.

– Oh! les noms! grommela le gars aux biques; je ne sais pas où les Parisiens vont les chercher. Tenez, notre maître!… l’autre venelle, là-bas, juste sous la croisée de notre logement… ils l’ont appelée rue Zacharie… Et ils se moquent des saints de chez nous parce qu’ils ont des noms bretons… je vous demande un peu ce que c’est que ça: Zacharie!… C’est pas un chrétien, bien sûr.

Hervé ne répondit pas.

Alain venait, bien involontairement, de réveiller dans l’esprit de son maître un souvenir encore vague, – pas même un souvenir; une réminiscence, – et ce maître s’efforçait de se rappeler où il avait déjà vu ou entendu ce nom biblique.

De toutes les facultés de l’esprit, la mémoire est la plus singulière et aussi la plus complexe. Elle manque absolument à certains hommes, tandis qu’elle surabonde chez d’autres. Elle varie avec l’âge et les circonstances de la vie. Enfin, elle dépend surtout des impressions extérieures, – celles qu’on perçoit par les sens, – et elle fonctionne mécaniquement.

La partie du cerveau qui en est le siège est comme un réservoir où s’emmagasinent les souvenirs. Ils dorment pêle-mêle jusqu’au moment où quelque choc en fait remonter un à la surface. Et ce choc est presque toujours produit par un objet ou par un son, par la vue ou par l’ouïe.

Ainsi, lorsqu’on retrouve tout à coup un mot oublié, c’est tantôt parce qu’on l’a déjà entendu prononcer, tantôt parce que l’assemblage des lettres qui le composent a déjà passé sous les yeux de celui qui le revoit.

Et plus cet assemblage est bizarre, plus on le retient facilement.

Le grand romancier Balzac prétendait que chaque nom avait une physionomie particulière et il n’avait pas tort.

Alain venait de citer successivement la rue de la Huchette, le quai Saint-Michel et même la rue du Chat-qui-Pêche, sans que Scaër prit garde à ces appellations dont l’une cependant, – la dernière, – était toute nouvelle pour lui. Pourquoi donc Scaër se préoccupait-il de la rue Zacharie, moins étrangement nommée que la ruelle voisine?

Évidemment, parce que la configuration du mot l’avait déjà frappé dans une autre occasion.

De la place où il s’était arrêté, il apercevait ce mot inscrit en lettres blanches sur une plaque bleue, ou du moins il en apercevait la première syllabe, car l’angle de la maison où logeait Alain lui cachait le reste de l’inscription.

Et, sans qu’il s’expliquât pourquoi, c’était cette première syllabe qui lui rappelait confusément un souvenir que son esprit en travail cherchait à préciser.

C’était comme dans les histoires de revenants: un brouillard, une vapeur, aux contours indécis, qui se condense peu à peu et qui finit par prendre la forme d’un fantôme.

Hervé n’en était qu’au brouillard.

Alain, ne sachant que penser de la profonde méditation où son maître restait plongé, craignait de l’avoir offensé et n’osait plus ouvrir la bouche.

Hervé jugea que la mémoire ne lui reviendrait pas complètement, tant que le gars aux biques serait là.

Pour fixer un souvenir qui vous fuit, il faut être seul.

– Va retrouver ta chère malade, lui dit-il, et prends ceci, en attendant que tu déménages.

Il avait tiré de son portefeuille un billet de cent francs qu’il mit dans la main d’Alain et il reprit:

– Ne me remercie pas et remonte chez toi bien vite.

Alain obéit. Au ton de son maître, il avait compris que ce n’était pas le moment de lui rendre grâces, et il disparut dans l’allée, sans dire un seul mot.

Scaër, après l’avoir escorté jusqu’à la porte, continua de cheminer vers le boulevard Saint-Michel, les yeux toujours fixés sur la plaque municipale qui portait ce nom de Zacharie dont la première syllabe avait un certain air cabalistique. Il la regardait à peu près comme le roi Balthazar dut regarder les mots: «Mané-Thécel-Pharès» qui troublèrent si désagréablement son festin.

Et il était tellement absorbé par cette contemplation, – hypnotisé, diraient les gens qui n’aiment pas à parler comme tout le monde, – qu’il avait oublié de rengainer le portefeuille où il venait de puiser.

En le mettant dans la poche de sa redingote, ses doigts touchèrent un objet qu’il y avait laissé et qui tenait peu de place: le carnet, le fameux carnet volé qu’il portait toujours sur lui, depuis l’avant-veille.

Il n’en fallut pas davantage pour que les réminiscences qui hantaient sa cervelle prissent subitement un corps.

Il se rappela tout à coup que c’était sur un des feuillets de ce carnet qu’il avait vu la syllabe, l’énigmatique syllabe dont il devinait le sens, depuis que, pour compléter le mot, il n’avait qu’à regarder la muraille.

Il n’était cependant pas absolument sûr de ne pas se tromper et il s’empressa de vérifier, en se félicitant d’avoir renvoyé Alain qui l’aurait gêné.

Il n’eut pas de peine à retrouver les pages où figuraient les indications mystérieuses et il n’eut pas plutôt revu la première que l’explication du plan qu’on y avait tracé lui sauta aux yeux.

Les trois rues et le quai y étaient marqués par des lignes droites, entrecroisées, et les légendes tronquées: Zach. et Huch. s’appliquaient certainement à la rue Zacharie et à la rue de la Huchette.

C’était si évident que Scaër s’étonna de ne pas avoir deviné, quand il avait feuilleté le carnet pour la première fois, car, à ce moment, Alain lui avait donné son adresse: rue de la Huchette, 22. Huch. était la moitié de Huchette. Il n’y avait pas songé. Il est vrai qu’Alain ne lui avait pas parlé de la rue Zacharie.

Maintenant, une indication complétait l’autre, et après avoir visité les rues désignées en abrégé sur l’agenda, il ne douta plus que le carré marqué sur le plan ne représentât l’immeuble où Alain et sa malade étaient logés.

Cette découverte n’éclaircissait pas le mystère.

Qu’un drame se fût passé là, et qu’on y eût caché le produit ou la preuve d’un crime, c’était possible. Et il était permis de supposer que l’hospitalière gérante savait à quoi s’en tenir sur ce point. On pouvait même admettre que si elle y hébergeait gratis le pauvre ménage du gars aux biques, c’était afin d’empêcher les gens trop curieux de s’introduire dans la maison et aussi afin d’être promptement informée au cas où la police s’aviserait d’y envoyer quelque architecte, sous prétexte que le bâtiment menaçait ruine. Mais que conclure de tout cela et par quel lien l’histoire de cette femme se rattachait-elle à l’histoire du carnet volé au bal de l’Opéra? La lettre trouvée dans ce carnet était adressée à un homme, puisqu’elle commençait par: «Mon cher associé.»

Il n’y était pas du tout question de cette Mme Chauvry qui avait racolé Alain et Zina sur le boulevard Saint-Michel. Et pourtant cette femme devait tenir quelques-uns des fils de l’intrigue compliquée de cette pièce à plusieurs personnages.

Et celle-là, on pouvait la retrouver. Elle avait donné son adresse à ses locataires d’occasion, et si elle n’habitait pas Clamart, elle devait y être connue, puisqu’elle y recevait ses lettres. Elle avait défendu à Alain de venir l’y voir, mais rien n’empêchait Hervé d’y aller prendre des informations.

Et d’ailleurs, même à Paris, c’est le pont aux ânes que de découvrir à qui appartient un immeuble. Au bureau du percepteur, on sait bien à quel nom les impositions sont portées sur les rôles et par qui elles sont payées.

Donc, il ne tenait qu’à Hervé de se renseigner.

Il y songeait lorsqu’il se posa à lui-même une question: Quel intérêt sérieux avait-il à connaître le fond de cette affaire?

Il aurait pu s’amuser à le chercher comme on s’amuse à deviner un rébus. Mais il avait des préoccupations plus graves, et c’eût été perdre son temps que d’entreprendre des démarches où il risquerait de se compromettre, – peut-être même attirer sur lui et sur d’autres la vengeance de gredins dangereux.

– Parbleu! se dit-il, je serais bien sot de me mettre martel en tête à propos de choses qui ne me regardent pas. J’ai assez d’autres soucis… d’abord, mon mariage, car mon stage commence à m’ennuyer et, s’il se prolongeait, ma situation deviendrait très fausse… à tous les points de vue. Tant que le contrat ne sera pas signé, je ne serai sûr de rien. Je ne doute pas de la parole de M. de Bernage, mais enfin il pourrait se raviser au dernier moment… et puis, sa fille me plaît déjà moins qu’au début de nos relations… elle finirait par ne plus me plaire du tout. Si cela arrivait… je me connais… je ne l’épouserais pas… et alors, je n’aurais plus qu’à m’en aller chercher fortune en Australie, car mes créanciers ne feraient qu’une bouchée de mes terres. Donc, il faut absolument que je presse la conclusion… et on dirait que le diable s’amuse à la retarder. Dimanche, au moment où j’allais aborder la question, j’ai été interrompu par toute une série d’incidents, et, depuis deux jours, j’en suis toujours au même point… pas de nouvelles du père ni de la fille… il est vrai que je n’ai rien fait pour en avoir. Je vais me remettre à l’œuvre, sans plus m’inquiéter de cette espèce de Tour de Nesle de la rue Zacharie. Si je m’intéressais à quelqu’un, ce serait à ma fée du dolmen de Trévic, mais je n’entends plus parler de cette marquise et je ferai peut-être sagement de ne pas courir après elle.

De tous ces raisonnements, Hervé conclut qu’il ne devait s’occuper que d’Alain Kernoul et de sa chère malade. Pour les installer convenablement, il n’avait pas besoin de Mme Mazatlan, car l’argent ne lui manquait pas encore. Un propriétaire foncier en trouve toujours tant qu’il n’est pas dépossédé de ses immeubles.

Sa chute n’en est que plus profonde quand vient le jour de la liquidation finale, mais, en attendant, il continue à vivre de son bien, en dépit des hypothèques.

C’était le cas du dernier des Scaër, surtout depuis qu’on savait en Bretagne que la dot de Mlle de Bernage allait mettre le châtelain de Trégunc à même de payer toutes ses dettes.

Et, là-dessus, Hervé, à bout de réflexions, reprit le chemin de la place Vendôme, dans la louable intention de rentrer chez lui pour s’habiller avant de se présenter à l’hôtel de Bernage, où il espérait qu’on le retiendrait à dîner.

La marche à pied chassa de son esprit les problèmes qui l’avaient troublé. Quand il arriva à son domicile, il était en excellente disposition pour faire à Mlle Solange une cour empressée et pour aborder avec son futur beau-père la grande question de fixer la date de la cérémonie qui mettrait fin à un état provisoire, pénible pour tout le monde.

L’homme propose et Dieu dispose, dit le plus vrai de tous les proverbes.

Le concierge de l’hôtel du Rhin lui remit une lettre dont il reconnut tout de suite le cachet et l’écriture sur l’enveloppe.

Il l’ouvrit précipitamment et il y lut ceci:

«Cher monsieur, vous avez bien voulu me dire que, pour me revoir, vous attendriez mes ordres. Je n’en ai pas à vous donner, mais je puis bien vous faire savoir où je passerai ma soirée, aujourd’hui, mardi. J’ai envoyé retenir une loge au théâtre du Châtelet. Je l’occuperai seule et j’y arriverai vers neuf heures. S’il vous plaît de m’y rejoindre, je serai charmée de vous y voir et nous pourrons causer longuement.

«Les gens qui nous connaissent ne s’aviseront pas de venir nous chercher là et j’ai tant de choses à vous apprendre que je tiens beaucoup à ne pas être dérangée.

«J’espère que vous viendrez et que vous ne regretterez pas d’être venu.

«Toutes mes sympathies.»

La marquise n’avait pas signé; c’était inutile; mais elle n’avait pas oublié d’ajouter cette indication indispensable: «Avant-scène n° 2.»

Les sages projets d’Hervé ne tinrent pas contre cette invitation inattendue. Il ne songea plus à dîner boulevard Malesherbes. Il ne songea qu’à rencontrer l’amie d’Héva Nesbitt. Elle avait, écrivait-elle, beaucoup de choses à lui apprendre; il en avait beaucoup à lui demander.

Et il pressentait que cette entrevue allait marquer dans sa vie.

IV. Le théâtre du Châtelet, un des plus vastes de Paris…

Le théâtre du Châtelet, un des plus vastes de Paris, où il y en a tant, n’est pas précisément ce qu’on appelle un théâtre à la mode.

Bâti dans un quartier éloigné des grands boulevards, il attire un public plus nombreux que choisi.

L’ambigu n’est jamais chic, a écrit quelque part Nestor Roqueplan, le Parisien par excellence. Le Châtelet ne l’est pas souvent, mais le beau monde y va très bien aux premières représentations et les demoiselles à ceintures dorées ne dédaignent pas de s’y montrer.

Il y a un corps de ballet, ce qui constitue une attraction pour les viveurs – jeunes et vieux.

Et, dans la salle, si l’élément populaire domine au parterre et aux troisièmes galeries, l’élégance y est presque toujours représentée aux premières loges et aux fauteuils d’orchestre, surtout quand le spectacle en vaut la peine.

Ce n’était pas le cas, quoique la salle fût pleine, le soir de ce mardi gras de 1870.

La pièce était déjà vieille de deux mois et elle n’avait jamais eu beaucoup de vogue.

C’était ce qu’en argot de coulisses on nomme une grande machine, quatre actes et vingt-huit tableaux – fabriquée par les fournisseurs accrédités de l’époque – Clairville et Siraudin, – et c’était intitulé: Paris-Revue.

Revue par le défilé traditionnel des nouveautés de l’année et par les couplets que chantaient faux des débutantes engagées pour montrer leurs jambes; féerie, par les décors, les cortèges et les changements à vue.

Le premier rôle de femme y était tenu par Céline Montaland, alors dans tout l’état de sa jeunesse et de sa beauté, et elle avait pour compère l’excellent acteur Montrouge – Madame Satan et monsieur Satan – car l’action se passait en enfer; on n’a jamais su pourquoi. Et autour de ce couple annoncé en vedette sur l’affiche, se démenaient beaucoup de jolies filles, agréablement costumées en diablotins.

Quelques-unes ont fait plus tard leur chemin dans le monde de la galanterie et, dès ce temps-là, elles avaient, en scène, de grands succès de maillot.

Mais le public du mardi gras ne vient pas au théâtre pour lorgner les actrices, et, il se composait surtout de familles bourgeoises en rupture de pot-au-feu, de celles qui s’offrent le spectacle quatre fois par an, quand elles ont donné à leur cuisinière la permission de minuit.

Les viveurs fêtent le carnaval tout autrement, et les femmes du vrai monde restent volontiers chez elles, les jours de réjouissances publiques.

Hervé de Scaër avait donc tout lieu d’espérer qu’il ne rencontrerait au Châtelet ni ses anciens camarades de plaisirs, ni les habitués des salons qu’il fréquentait.

La marquise l’espérait comme lui – elle le disait dans sa lettre – et c’était probablement une des raisons qui l’avaient décidée à choisir ce lieu de rendez-vous.

De toutes les façons de s’isoler à deux, ailleurs que chez soi, la plus sûre, c’est de s’aboucher au milieu d’une foule d’individus qui ne s’occupent pas de vous.

Hervé avait dîné seul dans un restaurant où il n’allait jamais et dîné longuement pour attendre l’heure indiquée par la dame. Après quoi, il était venu à pied, par la rue de Rivoli, en fumant son cigare et en se préparant à l’entrevue qui le préoccupait.

Au lieu d’endosser l’habit, comme il le faisait tous les soirs, il était resté en redingote, à seule fin de moins attirer l’attention dans une salle où les spectateurs en tenue de soirée ne devaient pas abonder.

Quand il arriva devant le théâtre, un entracte commençait. Le public sortait en masse et il ne fallait pas songer à remonter le courant de ce flot humain. Hervé se cantonna provisoirement sur la place, près de la fontaine, afin de laisser le torrent s’écouler.

Il se proposait de profiter, pour entrer, du moment où le passage serait libre, avant que la sonnette annonçât le lever du rideau.

Un monsieur qui roulait une cigarette s’approcha pour lui demander du feu, et s’écria, quand il le vit de près:

– Comment! c’est toi! qu’est-ce que tu fais ici?

Hervé reconnut Pibrac et maudit le sort qui lui jetait encore une fois dans les jambes ce gênant compagnon.

– Décidément, tu te déranges. Depuis qu’on ne te voit plus nulle part, je me figurais que tu passais tes soirées boulevard Malesherbes, et voilà que je te trouve faisant le pied de grue à la porte d’un boui-boui.

– Tu y es bien, toi, répliqua Hervé qui ne se souciait pas du tout d’expliquer pourquoi il était venu.

– Oh! moi, c’est différent. J’y suis pour Margot.

– Qui ça, Margot?

– Une jeune personne que je protège, mon cher, et qui a beaucoup de talent. Elle n’a encore joué que des bouts de rôles, mais je la pousserai. Je suis au mieux avec la direction… à preuve que j’ai mes entrées dans les coulisses. Je t’y mènerai, si tu veux, et je te présenterai Margot… Elle est en diable d’argent… je ne te dis que ça!

– Tu oublies que j’ai enterré l’autre nuit ma vie de garçon.

– Un drôle d’enterrement!… tu as refusé de souper avec nous. Et je ne suis pas fâché de te répéter que je ne comprends pas tes scrupules. Parce que tu seras marié cette année, ce n’est pas une raison pour te priver de tout; et si tu continues à poser pour la vertu, je finirai par croire que tu t’amuses à la sourdine. Je m’empresse d’ajouter que je n’y verrais pas d’inconvénient. Mais, après tout, tu as peut-être raison de ne pas vouloir que je te mène sur le théâtre… Bernage y va souvent, car, lui aussi, il est très bien avec la direction… ça se comprend… un capitaliste qui pourrait devenir un commanditaire!

– Tu vois M. de Bernage partout… c’est comme samedi dernier…

– Je le vois là où on le rencontre, et si tu te figures qu’il s’abstient de faire ses farces, à l’Opéra et ailleurs, tu te mets le doigt dans l’œil, mon gars. C’est ton affaire et ça ne me regarde pas. Mais tu peux bien entrer au moins avec moi dans la salle. Il y a une stalle libre à côté de la mienne.

– Merci, j’aime mieux flâner dehors.

– Cette fois, tu as tort. Par extraordinaire, ce soir, elle est pleine de jolies femmes, la salle. Tu aimes les blondes… Eh! bien, j’en ai aperçu une qui est ravissante… elle est seule dans une avant-scène, et si je n’avais pas promis à Margot de l’attendre à la sortie des artistes, après la représentation, j’aurais essayé de… Tiens! on sonne pour le deuxième acte… Margot en est du deux… si je n’étais pas à ma place, quand elle dira son couplet, elle chanterait faux et ça nuirait à son avenir dramatique… C’est bien vu?… bien entendu?… tu ne viens pas?… non?… comme tu voudras!… Si tu montes au cercle, demain, sur le coup de quatre heures, tu m’y trouveras et nous ferons un piquet…, un rubicon, à dix sous le point… ça ne te compromettra pas.

Sur cette conclusion, le joyeux Pibrac tourna le dos à son ami et suivit le monde au théâtre.

Il laissait Hervé très contrarié et assez perplexe.

Rien ne pouvait lui être plus désagréable que tout ce qu’il venait d’apprendre. Pibrac installé à l’orchestre; Pibrac signalant la présence dans une avant-scène d’une blonde qui ne pouvait être que la marquise, c’était vraiment trop de déveine. Il n’aurait plus manqué, pour y mettre le comble, que de se trouver nez à nez avec M. de Bernage.

Hervé était presque tenté de renoncer à rejoindre Mme de Mazatlan. Mais lui pardonnerait-elle de ne pas se rendre à l’appel qu’il avait reçu? C’était douteux, et si elle prenait mal la chose, il aurait perdu une occasion, qui ne se représenterait plus, d’avoir avec elle une explication indispensable.

Toutes réflexions faites, il se dit qu’en prenant certaines précautions, il éviterait d’être vu. On se dissimule assez facilement dans une baignoire profonde, et une fois que les spectateurs auraient repris leurs places, il ne courait plus risque de faire dans les corridors des rencontres inopportunes.

Il ne s’agissait que d’attendre encore un peu. Dans cinq minutes, le rideau serait levé, l’acte commencé et le chemin libre pour gagner incognito l’avant-scène numéro 2. Juste le temps d’achever son cigare.

Il continua donc à circuler parmi les gamins contemplant l’illumination de la façade, les vendeurs de contremarques, les ouvreurs de portières et les marchandes d’oranges criant: À trois sous, la belle Valence! à trois sous!

Hervé ne se préoccupait guère de ces industriels de la porte, mais sous le péristyle du théâtre erraient, comme lui, quelques spectateurs peu pressés de s’enfermer dans une salle surchauffée par le gaz, et il crut s’apercevoir que l’un de ces messieurs le regardait à la dérobée, chaque fois qu’il passait près de lui.

Ce coup d’œil jeté, pour ainsi dire, au vol, n’était pas assez accentué pour inquiéter Hervé et, en toute autre circonstance, il n’y aurait pas pris garde, mais ce n’était pas la première fois, depuis quelques jours, qu’il lui arrivait de remarquer un individu qui semblait l’observer.

Il se rappelait très bien que, l’avant-veille, quelqu’un l’avait suivi sur le boulevard de la Madeleine.

Celui-là s’était tenu à distance et n’avait pas tardé à disparaître sans laisser voir sa figure. Hervé n’était donc pas en état de décider si c’était le même qui se retrouverait sur son chemin devant le théâtre du Châtelet, mais il put cette fois dévisager tout à son aise l’homme qu’il croisait à chaque tour de promenade.

C’était un monsieur entre deux âges, convenablement vêtu et complètement rasé, comme un prêtre ou un magistrat. Physionomie sans caractère, de celles qu’on oublie un quart d’heure après qu’on les a vues.

Hervé, à tout hasard, s’efforça de graver dans sa mémoire les traits insignifiants de ce quidam, et coupa court aux rencontres périodiques en exécutant rapidement un quart de conversion qui l’amena devant le bureau du contrôle où il n’eut qu’à donner le numéro de la loge pour qu’on le laissât passer.

Il entra sans se retourner et il enfila le corridor du rez-de-chaussée.

Il n’y rencontra que deux ou trois retardataires qui se hâtaient de regagner leurs stalles, et par la porte mobile qu’ils poussèrent pour entrer à l’orchestre, il put voir que l’acte venait de commencer.

Il aperçut même, au premier rang des fauteuils, Pibrac, armé d’une énorme lorgnette qu’il s’apprêtait à braquer et cherchant des yeux à découvrir des jolies femmes dans la salle, comme un astronome cherche à découvrir au firmament de nouvelles étoiles.

Hervé se serait bien passé de la présence de ce curieux indiscret, mais il n’y pouvait rien et il en prit son parti, en se promettant de redoubler de précautions pour éviter d’être vu.

L’ouvreuse à laquelle il remit son pardessus sourit d’un air fin quand il lui demanda s’il y avait déjà quelqu’un dans l’avant-scène numéro 2, et la lui ouvrit sans bruit, avec des façons presque mystérieuses, des façons de femme de chambre qui introduit, en cachette, un amoureux chez sa maîtresse.

La marquise l’attendait, blottie dans un coin de la loge, le coin le plus éloigné de la scène, et abritée par un écran qu’elle avait eu soin de relever. Elle lui tendit la main, en lui disant à demi-voix:

– Mettez-vous derrière moi et ne vous montrez pas. Il y a ici quelqu’un qui vous connaît.

– Je sais, répondit Hervé en s’asseyant tout près de la marquise. C’est ce garçon que vous avez vu l’autre nuit, au bal de l’Opéra. Je viens de le rencontrer sur la place du Châtelet; il s’est accroché à moi, et j’ai eu beaucoup de peine à me débarrasser de lui; mais je ne lui ai pas dit que j’allais entrer.

– Vous avez d’autant mieux fait qu’il m’a beaucoup lorgnée depuis que je suis ici. J’ai été obligée de me cacher derrière cet écran… mais j’espère qu’il a cessé de s’occuper de moi.

Enfin, vous voilà! Je commençais à craindre que vous ne vinssiez pas.

– Ne me dites pas cela, je vous en prie. Votre lettre m’a comblé de joie.

– Je veux bien le croire, mais vous l’avez reçue si tard que vous auriez pu avoir disposé de votre soirée.

– J’aurais tout quitté pour venir et je serais ici depuis une demi-heure, si je n’avais pas été arrêté par ce Pibrac… Mais, laissez-moi vous dire combien je suis heureux de vous revoir…

– Et surtout de m’entendre, n’est-ce pas? Je vous ai promis des explications et vous les attendez avec impatience.

– C’est vrai… mais je tiens moins à vous parler du passé dont vous avez évoqué le souvenir qu’à vous exprimer ma sympathie et…

– L’un n’empêche pas l’autre, interrompit gaiement la marquise. Commençons par la sympathie. Je ne doute pas de votre amitié et vous pouvez compter sur la mienne. Voilà qui est fait. Convenons une fois pour toutes que nous en resterons à ce sentiment réciproque et reprenons, au point où nous l’avons laissée, notre conversation de la rue de Lisbonne.

Hervé ne demandait pas mieux, car, bien qu’il prétendît le contraire, c’était surtout la curiosité qui le tenait, une curiosité rétrospective: le désir d’être renseigné sur le sort d’Héva Nesbitt.

La marquise avait fait sur lui une très vive impression; il la trouvait charmante, mais il n’en était pas encore à l’admiration passionnée.

– Je vous ai dit, commença-t-elle, que j’ai été la meilleure amie de la pauvre enfant qui vous avait donné sa foi. Il y aura bientôt dix ans qu’elle a disparu. Nous étions à peu près du même âge. Donc, maintenant, je suis vieille.

– Vous me l’apprenez, dit Hervé.

Et il ne mentait pas, car elle avait l’air d’être aussi jeune que Mlle de Bernage, qui n’était pas majeure.

– Héva ne vous a jamais parlé de moi? demanda-t-elle sans transition.

– Elle m’a parlé quelquefois d’une parente qui s’appelait… Vicky.

– En anglais, Vicky est le diminutif de Victoria… C’est mon petit nom. Ma mère et Mme Nesbitt étaient sœurs. J’ai bien le droit de venger ma tante et ma cousine germaine. Vous m’avez promis de m’y aider.

– Et je tiendrai ma promesse.

– J’y compte bien, quoique…

Il était écrit là-haut que les confidences de la marquise seraient interrompues encore une fois. Elle n’acheva pas la phrase qu’elle venait de commencer par une conjonction restrictive, ou, si elle l’acheva, le reste se perdit dans le fracas de l’orchestre, subitement déchaîné.

L’acte se passait en enfer et, depuis le lever du rideau, la scène n’était encore occupée que par des diables subalternes qui se renvoyaient des coqs-à-l’âne et des calembredaines pour amuser le public, en attendant l’entrée de M. Satan, leur maître. Et c’était cette entrée que les musiciens annonçaient à grand renfort de cymbales et de grosse caisse.

Impossible de continuer à chuchoter dans la loge, tant que tonnerait cet ouragan d’harmonie, et il menaçait de se prolonger, car c’était tout un cortège qui allait défiler, au bruit des fanfares.

Hervé et la marquise se résignèrent à laisser passer la tempête musicale avant de se remettre à la causerie, suspendue au moment même où elle allait devenir intéressante. Provisoirement, ils n’avaient qu’à regarder la mise en scène, et ils n’y manquèrent pas.

Satan parut sous un dais porté par des femmes travesties en pages diaboliques et suivi d’une escouade de démons cornus parmi lesquels Hervé reconnut tout de suite le gars aux biques.

Mme Satan vint à son tour, escortée des dames de sa cour, et cette marche triomphale continua jusqu’à ce que le roi et la reine des ténèbres eussent pris place sur leurs trônes respectifs. Les innombrables figurants des deux sexes se rangèrent des deux côtés de la scène, et les cuivres firent trêve, afin que Satan pût lancer les paroles traditionnelles:

– Que la fête commence!

Dans toute féerie qui se respecte, il y a un ballet, et c’est toujours en ces termes consacrés qu’on l’annonce.

Les divertissements du Châtelet étaient très bien montés, en ce temps-là. La danse classique y tenait moins de place qu’à l’Opéra, mais on y soignait particulièrement les ensembles, et comme les jolies filles n’y étaient pas rares, c’était un spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux.

Hervé ne fut pas tenté de se mettre en évidence pour le mieux voir et la marquise n’eut garde de baisser l’écran protecteur qui l’abritait, mais ils ne se privèrent ni l’un ni l’autre de regarder les évolutions gracieusement réglées des danseuses.

Bientôt même, Mme de Mazatlan eut recours à sa lorgnette, mais ce fut pour la braquer sur les coulisses où se tenaient, entre deux portants, des pompiers, des machinistes et même quelques abonnés privilégiés, fervents amateurs de la chorégraphie de l’endroit, venus pour ne rien perdre d’un pas dansé par leurs protégées.

Hervé ne s’occupait pas de ces messieurs, mais il ne tarda guère à s’apercevoir que le premier figurant de la rangée qui touchait presque l’avant-scène numéro 2 était Alain Kernoul qu’il avait déjà remarqué pendant le défilé. Le gars était si près qu’il aurait pu lui parler et se faire entendre de lui sans trop crier.

C’est à quoi il ne songeait guère, mais il ne pouvait pas s’empêcher d’admirer ce Cornouaillais que l’amour avait tiré du fond de ses landes pour l’amener à Paris et le métamorphoser en comparse de théâtre. Et il s’étonnait de l’aplomb de ce gardeur de chèvres qui semblait n’avoir de sa vie fait autre chose que de brûler les planches, comme on dit au théâtre. En général, les Bas-Bretons ne s’acclimataient pas si facilement. On en voit qui, après leur service militaire, oublient en rentrant au pays tout ce qu’ils ont appris au régiment, y compris la langue française. Il est vrai que celui-là avait pris sur les tréteaux forains l’habitude de paraître en public.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
420 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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