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Читать книгу: «Annette Laïs», страница 25

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XXXVII.
BARRICADES

Si ma pauvre bonne mère eût été en position de choisir, elle n'aurait point accepté Annette pour servante, parce que Annette était trop jolie. C'était chose terrible que de mettre une pareille tentation sous les yeux de ce satyre de Vincent, mais la maison n'allait plus; le service ne se faisait pas, M. de Kervigné commençait à gronder pour tout de bon: je crois que ma mère eût gagé le diable si le diable se fût présenté chez elle en coiffe et en tablier.

Les Bélébon avaient établi la coutume de faire servir la femme de chambre à table. Le vieil oncle déclarait cela plus régayant, pour employer son mot; Vincent, poli comme à l'auberge, y trouvait journellement son compte, et mon père n'y trouvait pas de mal. Pour les débuts d'Annette, ma mère invita l'abbé Raffroy à déjeuner, pensant que la présence du digne ecclésiastique imposerait toujours un peu à Vincent.

«Ma chère enfant, dit-elle bien tristement, pendant qu'Annette agrafait sa robe trop large pour son corps amaigri, je ne crois pas être une mauvaise maîtresse, et M. de Kervigné vaut mieux que moi. Cependant nous ne pouvons pas garder de domestiques…

– Oh! moi, ma bonne dame, l'interrompit Annette, vous me garderez tant que vous voudrez!

– C'est que… nous avons un neveu, voyez-vous…

– M. l'abbé m'a dit cela. J'ai répondu: On a nagé à la drague dans la rivière de la Trinité. Ça fait des bras. Tant pis pour le neveu!

– Prenez garde, ma fille. Il est fort comme un bœuf et capable de tout!

– Ne vous inquiétez pas, ma bonne dame. Que je vous plaise seulement, à vous et à notre monsieur, je ne m'embarrasse pas du reste.»

Il y avait là-dedans un peu de comédie. Annette jouait la brusquerie de la paysanne. Malgré tout, ma mère m'a dit qu'elle était tentée de la prendre pour une princesse déguisée. Ce qui lui donnait confiance, c'était l'accent de la côte que mon Annette avait saisi à ravir.

Ma mère reprit, non sans quelque timidité:

«Vous n'allez pas vous fâcher, ma petite. Ce costume des filles d'Etel est pimpant et coquet. Si vous vouliez vous habiller en bonne-sœur…»

Dans les bourgs et villages de Bretagne, on appelle bonnes sœurs les filles de la Congrégation qui s'astreignent à ne porter dans leurs vêtements que du noir et du gris.

«A cause du neveu? demanda Annette en riant.

– Oui, ma petite, à cause du neveu, qui n'aime pas les bonnes sœurs.»

Annette riait toujours et, cependant, l'idée ne vint point à ma mère de la prendre pour une effrontée.

«Ma bonne maîtresse, répondit-elle, je m'habillerais en soldat, moi, pour vous faire plaisir! Mais je ne peux pas prendre le costume des bonnes sœurs, parce que je suis mariée.

– Vous, mariée, mon enfant! à votre âge!

– Mariée et mère de famille aussi, par la grâce de Dieu. J'ai vingt-deux ans, madame. Avec l'aide de sainte Anne d'Auray, ma patronne, je n'engendre pas le chagrin. Vous verrez que j'ai la volonté de bien faire.

– Ah! que vous êtes une chère créature! s'écria ma mère. Toujours riante et avenante! Vous ne devez rien avoir sur le cœur?

– Chacun ses petites peines! Je ne me plains pas. La Providence sait bien ce que je désire.

– Que désirez-vous, mignonne?

– Vous plaire, ma bonne dame, et à notre monsieur.»

An déjeuner, quand elle vint, portant un plat dans chaque main, ce fut un murmure autour de la table. Ma mère baissa les yeux et l'abbé Raffroy fronça, ma foi, le sourcil. Elle était trop jolie, décidément, bien trop jolie. Et trop coquette aussi peut-être, jugez-en! Ses admirables cheveux brillaient, lissés en bandeaux sous sa coiffe de dentelles, dont les barbes voltigeaient au vent de sa marche. Son corsage blanc comme neige, lacé par devant avec une ganse rouge, ressortait sous son mouchoir plissé. Sa jupe à large raie bouffait derrière son petit tablier de soie. Elle avait de longues boucles d'oreilles, et ses souliers à talons montraient le bas côtelé qui dessinait son pied de fée.

Il m'en coûte de répéter cette parole qui est une allusion à l'ancien état de mon Annette, mais je veux absolument le portrait ressemblant: Annette n'était pas du tout une vraie paysanne. Figurez-vous la plus ravissante villageoise d'opéra-comique qui se puisse rêver, et vous approcherez du vrai.

Je ne crois pas qu'un type aussi parfait de la jolie soubrette de comédie eût eu grande chance de réussir à Paris. Paris est trop près de la comédie. A Paris, Annette, qui était l'adresse même, eût composé autrement son rôle. Elle jouait pour la province.

Elle jouait vaillamment, avec tout son courage, tout son esprit, et avec tout son cœur.

«Qu'est-ce que cette aimable poupée? demanda l'oncle Bélébon.

– Saperbleure! dit mon père, qui essuya ses lunettes pour mieux voir. Costume d'Etel, la fille?

– Oui, monsieur le comte, répondit Annette qui fit la révérence avant de poser ses deux plats.

– Allons, maman, s'écria Vincent, dont les gros yeux s'allumèrent, voilà un vrai cadeau que vous nous faites. Eh! papa Bélébon, vieux scélérat, ça te reverdit?

– La paix, mon gars, la paix!» voulut dire le bonhomme.

Mais Vincent ne se mettait jamais à table pour déjeuner sans avoir déjà deux ou trois pots de cidre dans la panse. Il était régulièrement ivre dès le matin.

«La paix toi-même, papa Bélébon, riposta-t-il. Je suis ici l'enfant de la maison, pas vrai, papa Kervigné?»

Mon père reprit:

«A la côtelette! Il n'y a que le Morbihan pour le mouton! A boire, jeunesse! La barre d'Etel m'a passé par-dessus la tête une fois. Elle se porte bien, la barre d'Etel?

– Merci, notre maître, tout doucement,» répondit Annette en lui servant à boire.

Mon père la regarda et cligna de l'œil à l'adresse de sa femme.

Quand Annette versa à l'oncle Bélébon, il lui dit:

«La lune est-elle devenue plus grosse qu'un fromage, là bas, l'enfant?

– Approchant, aux grand'marées,» répondit Annette.

C'était au tour de Vincent. Il voulut la prendre par la taille. Elle lâcha la cruche qui tomba en grand sur lui et l'inonda.

«Au diable! s'écria-t-il en se levant.

– Pardon, excuse, fit-elle. Je suis ombrageuse comme les petits chevaux de la côte.»

L'abbé Raffroy faisait une figure à peindre. Il avait envie de rire et de trembler.

«Ami Vincent, dit mon père, tu n'en seras pas le bon marchand. Sais-tu le proverbe? Il faut trois coiffes pour en faire une d'Etel!..

– Et tâchez, ajouta ma mère plus haut qu'elle ne l'avait fait depuis des années, tâchez que je puisse garder ma femme de chambre: elle me plaît.

– Il n'y a pas presse pour venir ici, ajouta doucement l'abbé Raffroy.

– Est-ce une querelle qu'on me cherche? gronda Vincent. Foi de Dieu! papa Bélébon, veux-tu nous en aller?»

Papa Bélébon vida son verre et fit une terrible grimace.

«A la côtelette! conseilla mon père, toujours pacifique. Bon appétit, bonne conscience! que chacun y mette du sien…

– C'est ça, dit Vincent, embrassons-nous pour que ça finisse!»

Et il s'empara une seconde fois d'Annette, espérant mettre les rieurs de son côté, Annette avait les mains libres, pour le coup. Sans rien perdre de sa bonne humeur, elle le fit tourner sur place, et, pesant sur ses épaules, elle le remit tout étourdi sur sa chaise.

Mon père éclata de rire et tonton Bélébon fit comme lui, tant il sentait Vincent profondément attaqué.

– «Ah! ah! murmura l'abbé Raffroy, exalté jusqu'au courage. Tant va la cruche à l'eau…

– Touché, Vincent! déclara mon père. C'est toi qui es la cruche, saperbleure!

– Vous voyez bien, ma bonne dame, dit paisiblement Annette, que je n'ai rien à craindre de votre neveu.»

Ma mère avait d'abord tremblé pour sa nouvelle servante. Résister à Vincent, c'était publiquement s'exposer aux plus grossières avanies. Quand elle vit qu'Annette vivait encore après tant d'audace, l'idée naquit en elle que ce cruel balourd n'était pas tout à fait invulnérable; elle eut vaguement espoir; elle entrevit peut-être au lointain de l'avenir la possibilité d'une révolution.

Ainsi sortent de terre humblement et sans bruit, dans quelque coin obscur de la contrée, ces germes de liberté qui doivent grandir en cachette et produire l'arbre aux foudroyants rameaux. Tyrans, descendez au cercueil! Ma bonne mère fredonnait déjà sa petite Marseillaise.

Mais il y a loin de la semence à l'arbre. Que d'hésitation entre le premier murmure, dont l'écho poltron s'étouffe, et ce grand cri qui jaillira de la barricade triomphante!

Un silence suivit. Chacun redoutait sa propre hardiesse. L'abbé Raffroy regardait son assiette d'un air morne; mon père n'osait pas lever les yeux sur Vincent; ma mère contemplait avec admiration, et comme en un rêve, cette gracieuse enfant à l'apparence si frêle, qui était plus forte qu'un homme.

Tonton Bélébon tâtait prudemment le terrain avant de risquer un pas d'un côté ou d'autre. Vincent avait l'air d'un chien battu. Annette restait à son aise: elle allait, venait, servait, le sourire aux lèvres, gardant intacte sa douce et charmante sérénité.

Vers le dessert, Vincent, ivre selon sa coutume, retrouva l'insolence au fond de son verre. Selon l'habitude aussi, l'oncle Bélébon le prit par le bras pour le mener coucher. Les choses étaient ainsi; loin de charger le tableau, je glisse sur une foule de misérables détails; j'ajoute qu'en Bretagne, et même ailleurs, il n'est pas rare de voir les plus honnêtes gens du monde subir l'obscénité de ces tyrannies domestiques.

Entre toutes les histoires, celle de la captation serait la plus bizarre et la plus invraisemblable. Il y a là un dieu mille fois plus aveugle que l'amour même, et l'horreur de la solitude mène certains caractères bienveillants à des excès inouïs. On peut dire, réduisant les choses à leur exacte expression, que mon père acceptait ces ignominies; bien plus, les imposait à une femme respectée autant qu'aimée pour avoir quatre couverts sur sa nappe et entendre chanter deux fois par jour les Noces de Thétis.

Rien de plus, rien de moins. Là se bornaient strictement les avantages de la société Bélébon.

Avant d'arriver au seuil, Vincent se retourna vers Annette et lui montra le poing en disant:

«Je sais où est la chambre des filles!»

Mon père ne fit que rire, mais ma mère pâlit. Annette appela l'oncle Bélébon.

«Monsieur! dit-elle, eh! monsieur! Je viens d'un pays où nous n'avons point de chien de garde. Le jour, je suis bonne fille, mais la nuit, je ne plaisante pas. J'ai dans mes hardes un pistoudret qui ne plaisante pas non plus!

– Saperbleure! s'écria mon père, un pistolet! Gare à toi, Vincent!

– Il m'a déjà servi» ajouta Annette qui lui versait à boire d'une main ferme.

Vincent sortit en jurant tout ce qu'il savait de blasphèmes.

«Vous aurez une chambre de maître, Anna,» dit ma mère.

L'abbé Raffroy riait sous cape en buvotant son café.

«Tu es une Bretonne, toi, ma fille! déclara mon père. Sais-tu des chansons de matelots?

– Un cent plutôt qu'une douzaine, notre monsieur.

– Allume, fillette?

– Notre monsieur, sauf le respect que je vous dois et à la compagnie, excusez:

 
Fut un ligueur de Quiberon
Qu'avait nom
Yvon.
Kérinon.
Tiens bon
L'aviron,
Manon!
La marée s'avance
Eh hô!
 
 
Fut un ligueur de Quiberon
Qui changea de nom
Au son
Du canon.
Et devint, dit-on,
Amiral de France.
Hô hé!
Amiral de France!
 

Elle entonna ce refrain à pleine voix, la matoise, droite sur ses hanches hardies, le rose aux joues, le sourire à la bouche, l'étincelle aux yeux. Mon père battit la mesure des pieds et des mains; l'abbé Raffroy, honni soit qui mal y pense, accompagna en faux-bourdon, et quand l'oncle Bélébon rentra, il trouva la réunion entière chantant de tout son cœur:

 
Amiral de France,
Hô hé!
Amiral de France!
 

Je crois que ma bonne mère en était!

Il fut pleinement déconcerté, bien qu'il eût tout l'esprit de la famille. Depuis des années, il était ici boute-en-train juré, possédant le monopole de la gaieté, le privilége de la joie et n'ayant, pour tout ce qui regardait la chanson, la gaudriole, le calembour et autres jolies choses, aucune espèce de concurrence à craindre. Cette usurpation inattendue le frappa plus rudement que la mésaventure même de Vincent, et il demeura tout abasourdi sur le seuil.

«Allons, mon oncle! s'écria mon père, faites comme nous!

– Je ne connaissais pas ce talent à M. l'abbé, répondit le bonhomme avec amertume.

– Ce n'est pas l'abbé! c'est la petite! Ah! quel cœur que cette enfant-là! Elle sait tout ce qui se chante de Saint-Nazaire à Audierne!

 
Et gai, gai, gai, dansons en rond.
Des poireaux, des oignons,
Cousine
Mathurine.
Et gai, gai, gai, des poireaux, des oignons,
Quel rôti? du dindon.
Dansons le cotillon!
 

– Dansons le cotillon! répéta le digne aumônier en pleine révolte.

– A la bonne heure! à la bonne heure! gronda l'oncle Bélébon. Dieu sait où l'on apprend tant de chansons! Et de si belles! J'ai vu le temps où ma cousine, la comtesse de Kervigné, n'avait pas de coquines à son service!

– Anna, dit ma mère, qui peut-être n'avait même pas prêté attention aux paroles de l'oncle, tu coucheras dans ma chambre dès cette nuit!

– Dansons le cotillon!» clama l'abbé du ton dont on chante l'Alleluia.

Et mon père:

 
Amiral de France,
Hô hé!
Amiral de France!
 

«A la bonne heure! à la bonne heure!» grinça le Bélébon.

Il était brave. Il essaya d'entonner l'incomparable: On dit qu'aux noces de Thétis… mais mon père criait:

 
Tiens bon
L'aviron,
Manon!
La marée s'avance,
Eh hô!
 

On n'écoutait plus les Noces de Thétis!

La révolution allait un train d'enfer. Il y avait déjà du tyran détrôné dans l'oncle Bélébon. Mon père avait la perruque sur l'oreille et ressemblait à un vainqueur de la Bastille.

XXXVIII.
MON PÈRE ET MA MÈRE

Au fond, l'oncle Bélébon n'était pas coupable. Il avait passé tacitement un marché par lequel il s'engageait à peupler la salle à manger de l'hôtel des Lices, à dire des choses aimables pendant le repas et à chanter les Noces de Thétis à la moindre réquisition; il faisait loyalement son travail. En échange de ces divers exercices, il avait stipulé à la muette qu'on me déshériterait en faveur de la nouvelle dynastie Bélébon-Kervigné; voyez-vous du mal à cela? Le coupable, c'était Vincent, qui ne voulait pas être gentil, et qui mettait du tintoin dans la maison, au lieu d'y apporter de l'agrément Quand on a tout l'esprit d'une famille, des talents de société en abondance et la bonne volonté de se faire un sort, on est bien malheureux de n'être pas secondé. J'affirme que la ville de Vannes, ma patrie, n'était pas sans renfermer un assez grand nombre de citoyens pensant et raisonnant ainsi.

Chacun pour soi, que diable! Dans le Morbihan comme ailleurs, telle est la religion des gens qui réfléchissent. On ne demandait pas à Vincent de vivre en chartreux, mais il aurait dû garder les apparences.

Trop est trop, selon le langage de cette vulgaire sagesse qui désapprouve hautement les vendeurs à faux poids, quand ils se font condamner par la police correctionnelle. Trop est trop. L'oncle Bélébon restait dans la mesure juste et convenable des bourgeoises tricheries: Vincent abusait, il gâtait le métier: honte à Vincent! Ils l'auraient battu. Néanmoins on allait répétant volontiers dans les salons charitables: Le mariage le corrigera. Mon dieu oui, dans l'illustre grenier de la noblesse et dans le respectable magasin du commerce, il y avait pour lui des fiancées toutes prêtes. Pour Vincent! dira-t-on.

Mesdames, Vincent était un gars de quarante mille livres de rentes, en terres, au bas mot, ce qui, à Vannes, proportions gardées, vaut à peu près trois cent mille francs de revenus à Paris. Ne croyez pas ceux qui vous diraient que j'exagère: cent mille écus sont vite dépensés à Paris, et quarante mille francs, à Vannes, on n'en peut voir la fin! Mais je vous le demande: supposez que le démon de la peste noire s'incarne un beau jour et vienne chercher femme à Paris avec cent mille écus de rentes. Par le temps d'or qui court, ce n'est pas le Pérou. Pensez-vous, néanmoins, que la Chaussée-d'Antin, la rue de Varenne et le quartier d'Anjou, fermant leurs portes au démon de la peste noire, l'enverront chercher femme au faubourg Saint-Marceau?

Le pensez-vous?

Ma mère tint parole et fit dresser, le soir même, le lit d'Annette dans sa chambre. Celle-ci, fatiguée d'une journée d'émotions et toute heureuse de la tournure que prenait sa romanesque équipée, s'endormit bientôt du sommeil du juste. Elle n'avait qu'un regret, c'était de ne pouvoir me communiquer sur-le-champ le bulletin de ses succès. Craignant, en effet, soit mes scrupules, soit l'ombrageuse fierté de mon caractère, que n'avaient certes point diminuée les heures de mon exil, elle s'était imposé la dure loi de me cacher ses efforts et même ses victoires. Elle voulait me donner le bonheur d'un seul coup, sans me faire partager ses incertitudes et ses angoisses.

Vers minuit, un bruit faible l'éveilla. C'était comme un gémissement. Elle se crut encore dans notre maisonnette du bord de la mer, et sauta hors de son lit pour aller à ses petits qui sans doute l'appelaient. Mais une veilleuse éclairait la chambre: chez nous il n'y avait point de veilleuse: c'était ma mère qui s'agitait et se plaignait dans son sommeil. Annette l'éveilla doucement, et ma mère, soulagée, poussa un long soupir.

«Ah! murmura-t-elle, c'est toi, ma petite Anna, tu es encore là? Dieu soit loué!

– J'espère bien que j'y serai longtemps ma bonne dame.»

Ma mère lui tendit sa main, qui était froide et mouillée.

«Oh! jusqu'à la fin, reprit-elle avec une grande tristesse. Je ne veux plus changer.»

Comme Annette essuyait son front, où perlaient des gouttelettes de sueur, elle ajouta:

«Toutes les nuits, c'est ainsi. J'ai la fièvre… une fièvre qui me tue. Je vois toujours les petits qui pleurent et qui me tendent leurs pauvres bras. Je n'ai pas été une seule nuit sans rêver d'eux, depuis le temps. Mais tu ne sais pas, ma fille, tu ne sais pas le deuil qui est dans notre maison.

– Je sais que vous avez bien souffert, madame, dit Annette tout bas, et c'est pour cela que l'idée m'est venue d'entrer chez vous pour vous consoler un petit peu, si je pouvais.»

Ma mère avait de grosses larmes qui coulaient sur ses joues amaigries.

«Tu dois parler vrai, murmura-t-elle, car personne ne voulait plus nous servir. Le digne M. Raffroy t'aura fait pitié en parlant de nous…

– Oh! bonne dame! l'interrompit Annette.

– Pitié, répéta ma mère avec une amertume si profonde qu'Annette eut le cœur serré. Nous avons fait envie autrefois. J'avais mon fils et ma fille, Gérard de Kervigné, notre orgueil, et Juliette, ma belle Juliette, madame la marquise. Je ne sais pas comment je ne suis pas devenue folle.

– C'était trois enfants qu'on m'avait dit, murmura Annette.» Car on m'oubliait.

Ma mère ne l'entendait pas. Elle suivait sa pensée.

«Toute jeune, ma Julie! poursuivit-elle en fixant ses yeux mornes dans le vide, jolie comme l'amour! Et si bien mariée! J'aimais mon gendre autant que mon fils, à cause de ses petits. Oh! écoute, Anna, s'interrompit-elle en un sanglot qui fit explosion, il faut que je te parle des petits. C'est bien vrai que j'aimais mieux ma fille et mon gendre à cause des petits. Ils m'avaient donné ces deux chères créatures. Charlot! mon Charlot adoré: ah! tu ne l'as pas vu! Tu ne me croirais pas si je te disais comme il était beau! Et comme il avait déjà le cri d'un homme quand il ordonnait du haut en bas de la maison. Et Mimi! bonté du ciel! C'est sur son pauvre berceau de mort qu'elle dit pour la première fois: grand'maman! pour la première et pour la dernière fois!»

Elle se couvrit le visage de ses mains et balbutia parmi ses gémissements:

«Ils sont morts, ils sont tous morts: Gérard, Juliette, le mari de Juliette et les petits! Je les ai vus, couchés, les uns après les autres et il me semble que je suis entourée de leurs derniers regards.

– On m'avait dit que vous aviez trois enfants, madame,» répéta Annette pour la seconde fois.

Ma mère fixa sur elle son œil humide et reprit:

«Ordinairement, personne ne m'éveille, parce que je suis seule, et souvent, si l'on m'éveillait, ce serait grand dommage, car mes rêves me rendent pour un instant le passé perdu. Je les vois tous deux, comme ils étaient, pleurant ou riant, escaladant mes genoux et se disputant mes caresses. Mais, aujourd'hui, c'était un cauchemar, et je te remercie de l'avoir chassé, ma fille.»

Elle redevint toute pâle en poursuivant:

«Ils étaient là encore tous deux: Charles dans mes bras et Mimi qui jouait sur le tapis. Tout à coup on a voulu me les arracher, je me suis défendue, et je me sentais faible, faible… et ils me tendaient leurs mains… Qui donc voulait me les arracher! J'ai peine à me souvenir. Ce n'était pas la mort…

– Ah! s'interrompit-elle en un cri, c'était toi! c'était toi!»

Ses doigts frémissants essuyèrent son front.

«Et tu étais, continua-t-elle, la femme qui porte malheur… celle dont parlait la Poule noire… la comédienne…

– Oh! pauvre chère enfant! dit-elle en souriant tout au milieu de son chagrin, tu ne sais pas seulement ce dont je te parle! Pardonne-moi et ne sois pas fâchée. Ma raison va et vient quand j'ai ces fièvres, et je ne vaux guère mieux qu'une innocente. Tu es heureuse, toi, sans doute, ma fille, et je le souhaite de tout mon cœur, tu ne peux pas deviner l'effet que produit la peine.

– Madame, répliqua Annette à voix basse, chacun connaît son propre mal Peut-elle être heureuse celle qui se voit forcée d'abandonner son mari bien-aimé et ses chers petits enfants!

– Ah! s'écria ma mère, comme si ces derniers mots seulement l'eussent frappée, tu as des petits enfants!»

Annette, au lieu de répondre, dit pour la troisième fois et d'un accent qui, malgré elle peut-être, n'était pas sans sévérité:

«Madame, je croyais que vous aviez encore quelqu'un à aimer.

– Tais-toi! ordonna la pauvre femme. Je t'ai bien entendue les autres fois. Oui, j'ai encore un fils, mais tais-toi!»

Annette courba la tête.

Ma mère, comme si elle eût regretté cette prompte obéissance, resta silencieuse un instant, mais elle avait absolument besoin d'épancher son pauvre cœur. Elle reprit bientôt avec plus de mystère:

«C'est ici notre malheur. M. Raffroy a eu tort, grand tort de te parler de cela… ou peut-être te l'a-t-on dit par la ville, car tout le monde me regarde quand je passe, et je n'ose plus sortir. Oui, c'est bien vrai, Anna, j'avais un second fils. On ne faisait pas beaucoup d'attention à lui à la maison, mais quand il fut parti, nous vîmes bien que nous l'aimions autant que les autres. On ne dit jamais son nom ici: M. de Kervigné ne veut pas. Il n'est point maudit, cependant: monsieur et moi nous prions pour lui le matin et le soir. Seulement, il est mort pour nous: l'abbé a eu tort de te parler de lui.»

Elle s'arrêta pour attendre la réplique d'Annette, elle eût voulu quelqu'un sans doute pour plaider la cause de l'absent; mais Annette ne répliqua point. Ma mère poursuivit:

«M. Raffroy a eu tort, et c'est bonté d'âme. Il aimait cet enfant-là. Il nous aime tous. Voilà si longtemps qu'il est bien reçu chez nous!

«Ah! s'interrompit-elle avec une larme dans les yeux, c'est surprenant qu'il s'entête à l'aimer! et cependant, l'enfant était si jeune! Tout seul dans ce Paris, chez des parents qui sont des drôles de gens, à ce qu'on dit. Ce fut la présidente qui le mena elle-même au spectacle, la première fois. Je pense à lui plus qu'il ne faudrait: j'ai beau faire. Il est vivant, mon cœur me le dit: jamais je ne le vois avec mes autres morts… et s'il voulait quitter celle qui a porté malheur, la comédienne, la schismatique, la maudite, maudite mille fois! oh! certes, il serait reçu ici comme l'enfant prodigue, à cœur et bras ouverts!»

Elle s'arrêta parce qu'elle vit des larmes dans les yeux de sa petite servante.

«Pourquoi pleurez-vous, Anna? demanda-t-elle.

– Parce que, avec une âme si bonne que la vôtre, madame, il faut bien souffrir pour maudire.»

Ma mère resta frappée et fut tout une minute avant de reprendre la parole.

«Ai-je maudit? murmura-t-elle enfin. Certes, certes, j'ai cruellement souffert. Mais je ne la connais pas et l'on m'a rapporté que notre pauvre Gérard était de son parti à l'heure de mourir. Qui sait? elle aime peut-être ce malheureux enfant, car ce n'est pas l'intérêt qui la retient désormais près de lui… à moins qu'elle n'attende notre décès…»

Annette fit un geste de violente dénégation.

«Tu es trop jeune pour comprendre cela, dit ma mère, et, d'ailleurs, tu es une Bretonne. Mais ces Grecs… presque des païens! Enfin, je ne suis pas déjà si méchante, va, je pense bien à mon fils. Il y a des moments où je crois que je pardonnerais. Mais à quoi bon? Je ne suis pas la maîtresse. Mon mari est la douceur même dès qu'on n'attaque pas son nom; pour la mésalliance, il est de fer, et il avait dit souvent qu'il déshériterait Gérard lui-même, Gérard, son orgueil et son amour, si Gérard se mésalliait. Et encore parlait-il d'une mésalliance ordinaire… mais une schismatique! mais une comédienne!

Elle laissa retomber la tête sur l'oreiller,

«Va te remettre au lit, Anna, ordonna-t-elle. Je suis folle de prendre le sommeil d'une pauvre enfant comme toi.»

Annette obéit, et ce fut le lendemain au matin qu'elle m'écrivit sa première lettre.

Il était temps. Le pauvre Joson ne savait déjà plus à quel saint se vouer. J'étais en danger de mourir ou de perdre la raison.

Annette ne me disait point encore où elle était, bien sûre que j'aurais été la réclamer au bout du monde. Elle me donnait seulement de ses nouvelles, ajoutant que sa grande entreprise était en bonne voie de réussite et que bientôt nous serions tous réunis.

Elle me trompait: c'était un pieux mensonge. L'entretien de la nuit précédente lui avait montré toutes les difficultés de son œuvre. Il ne s'agissait pas seulement de miner l'influence des Bélébon et de chasser l'odieux Vincent; ce n'était pas même assez de séduire ma mère et de la rendre propice. Derrière tout cela, il y avait l'inflexible volonté de mon père.

Annette avait deviné d'un seul coup d'œil le caractère de ce dernier. Bien qu'elle n'appartînt pas à notre Bretagne, patrie classique des obstinés, elle avait lu sur l'excellente et placide figure du bonhomme toute la profondeur de son entêtement.

Un homme comme mon père, buté à un pareil mot: «mésalliance,» meurt sur place, à petit feu, avant de desserrer les doigts.

Avant le déjeuner, Annette trouva le temps de courir chez l'abbé Raffroy, qui s'étonna de la voir découragée.

«Vous avez déjà soulevé des montagnes, lui dit-il. Continuez, ferme! ferme! Nous aurons les Bélébon; faites pleurer madame! faites rire monsieur! Ah! si seulement vous pouviez vous asseoir à table! Mais c'est égal! des chansons! des chansons!

 
Tiens bon
L'aviron,
Manon!
 

– Mais on le dit plus entêté qu'une pierre! soupira ma pauvre Annette.

– Bah! bah! Ma lon lan la, tra deri dera! Oh! hé! Oh! gai! gai! La nuit, vous avez l'oreille de la bonne dame. Ce soir, au dîner, dansez la danse d'Etel. Avec Vincent, ne vous fâchez jamais, mais ripostez dur et piétinez dessus, quand vous l'aurez mis à terre. Ce n'est pas bien charitable, ce que je vous dis là, mais faites tout de même. Saint Sauveur! quand nous serons débarrassés de ce troupeau impur, je promets bien d'entonner le Te Deum… et le reste ira tout seul, soyez tranquille!»

Au moment où Annette rentrait à la maison, la voix retentissante de mon père commandait:

«A la soupe! à la soupe! Tout le monde à la soupe!»

Vincent n'était ivre qu'à demi, par extraordinaire. Il est probable que l'oncle Bélébon l'avait puissamment morigéné, car il ne se montra pas vis-à-vis d'Annette beaucoup plus grossier que ne le sont d'habitude les malotrus de sa sorte avec les filles de cabaret. La journée se passa sans orage. Ma mère voulut avoir Annette auprès d'elle depuis le matin jusqu'au soir, et mon père, qui s'ennuyait lamentablement, vint se mettre en tiers dans leur causerie. Il se fit raconter des histoires et se retira enchanté.

Mon père gênait ma mère; elle eût voulu avoir Annette pour elle toute seule. Dès que M. de Kervigné fut parti, ma mère s'empara d'Annette et fit avec elle la grasse veillée. Il y eut, cette fois, des confidences; on se plaignit des Bélébon, le nom, le propre nom de René fut enfin prononcé.

Le lendemain, on raconta par le menu la fameuse histoire de la Poule noire, puis des détails intimes et bien touchants, hélas! sur les diverses catastrophes qui avaient empli la maison de deuil. Ma tante Bel-Œil avait ordonné en mourant qu'on brûlat sa bibliothèque de romans, traduits de l'allemand, déclarant qu'ils contenaient tous un poison plus ou moins subtil, destiné à troubler les cœurs sensibles. Son testament me déshéritait, parce que je ne lui avais pas envoyé en temps Rudolphe d'Haberburg ou le Vautour du Monastère.

Ma tante Nougat avait succombé aux suites d'une mayonnaise de langouste. Je prends sur moi d'affirmer que la Poule noire n'était pour rien dans son décès: elle n'avait pas eu le temps de tester. Dans la ville, on disait que mon beau-frère, le marquis de Tréfontaines, était mort d'ennui. Mais ici commençaient les larmes: ma sœur et les deux petits! Annette pleurait de bon cœur en voyant par la pensée le lit de douleur où la jeune mère entourait son agonie de deux berceaux déjà vides. Et chacun de ses pleurs allait à l'âme de sa maîtresse.

Au bout de huit jours, Annette était l'idole de la maison. Elle avait rempli à la lettre le programme du chanoine: Elle aidait ma mère à pleurer, elle faisait rire mon père à gorge déployée. Mon père avait retrouvé une bonne moitié de son appétit d'autrefois et son potage recommençait à tomber jusqu'au fond de ses bottes. Les actions Bélébon baissaient à vue d'œil; c'était une dégringolade.

Le matin du neuvième jour, au moment où Annette entrait dans la chambre où elle faisait sa toilette, l'oncle Bélébon l'appela du bout du corridor. Il ne s'agissait plus des insolences de Vincent; on capitulait; l'oncle était là pour battre la chamade. Mais quand Carthage ou l'Angleterre fait patte de velours, c'est l'heure du danger pour Rome ou pour la France. L'oncle Bélébon était un madré diplomate, et vous allez bien voir enfin que je n'ai rien exagéré en disant qu'il avait tout l'esprit de la famille.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
470 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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