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Читать книгу: «Annette Laïs», страница 26

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XXXIX.
COMÉDIES

L'oncle Bélébon souriait à pleine bouche et clignait de l'œil en homme qui apporte un sac de dragées sous son paletot.

«Eh bien! comment donc va Minette? dit-il de loin. Joli temps pour les seigles, quoiqu'ils demandent de la pluie du côté d'Auray. Mais bah! à la campagne, ils demandent toujours quelque chose. Et à la ville aussi, eh! Il n'y a que vous pour n'avoir rien à souhaiter, hé! hé!»

Il entra et déplia son vaste mouchoir pour s'essuyer le front, ce qu'il faisait toute fois que pendait une négociation importante. Chaque diplomate a son tic et sa mise en scène.

«Ma belle petite mignonne, reprit-il, asseyons-nous, pas vrai? J'ai à vous causer d'amitié. Hé! hé! ça vous étonne? Ça va bien plus vous étonner encore tout à l'heure. Vincent n'est pas un trappiste, non, ni un capucin. Chacun a ses défauts; dites donc, hein! Mais il y a du bon chez ce garçon-là; c'est franc, c'est loyal, c'est doux comme un agneau, au fond, et la petite femme qu'on prendra fera de lui tout ce qu'elle voudra. Ah! mais oui!»

Dans les successions, l'oncle Bélébon détournait des objets pour avoir un «souvenir» du mort. Comme il avait vu mourir beaucoup de gens, il s'était monté ainsi de souvenirs. Il ouvrit la fameuse boîte d'or de ma pauvre tante Nougat, où était le portrait de Gérard, et huma une prise comme eût pu le faire M. de Talleyrand en personne.

Après quoi, il offrit une pastille à Annette dans la bonbonnière émaillée de Bel-Œil.

«Ah! mais oui, répéta-t-il. Tout ce qu'elle voudra, la coquinette! Bonne nature, le pauvre Vincent, cœur sur la main, pas vilain garçon, dès qu'on l'aura nettoyé. Que dites-vous de ça, ma mignonne?

– Absolument rien, monsieur de Bélébon, répondit Annette.

– Sans doute, sans doute, hé, hé! Vous avez un petit peu de rancune, pas vrai, fifille? Voilà! il est assez fâché de ce qu'il a fait, allez! Il était habitué comme ça avec les autres femmes de chambre. Vous savez, les jeunes gens. Mais vous! pas de danger! il sait de quoi il retourne, maintenant. En un mot comme en cent, vous lui avez tapé droit dans l'œil. Atout!»

Annette fronça le sourcil. L'oncle Bélébon croisa ses jambes l'une sur l'autre et se campa à la façon des sociétaires de la Comédie-Française quand ils veulent jouer la bonhomie du grand seigneur.

«Tata? tata! fit-il, voyez-vous ça! La Minette se figure qu'à mon âge je viendrais lui parler pour la bagatelle! Ne va-t-elle pas se fâcher? Stop, bijou! Regardez mes cheveux blancs. Ah! pauvre biche, vous ne vous attendez guère à gagner tout d'un coup le gros lot! Ah! mais! domino? Voulez-vous savoir? On va vous faire comtesse, ma petite, rien que cela, du premier coup! La chose a-t-elle le don de vous plaire? Comtesse de Kervigné-Bélébon. Je viens vous demander votre blanche main en faveur de mon petit-fils, Vincent de Kervigné-Bélébon, qui sèche sur tige de l'amour qu'il a pour vous. C'est farce, pas vrai? Eh bien vous ne rêvez pas. Telle est la récompense de la vertu sur la terre!»

Annette affecta de baisser les yeux et tourna la tête pour cacher l'envie de rire qu'elle avait.

«Elle n'en revient pas! disait le bonhomme; tenez, tenez! elle n'en revient pas, la polissonne! C'est gentil de faire des heureux!»

Pour éviter au lecteur la peine de sonder les profondeurs de l'oncle Bélébon, voici quel était son calcul. Ah! qu'il avait d'esprit!

Problème à résoudre: se débarrasser de la favorite.

L'affection qu'on avait chez nous pour Annette grandissait; elle gagnait tout le terrain que le parti Bélébon perdait; Vincent était en équilibre au seuil de la rue. Il fallait à tout prix renvoyer la favorite dans ses foyers.

Or mon père était encore le maître, en définitive, et mon père avait une haine beaucoup plus forte que son affection pour la favorite. L'objet de sa haine, c'était le monstre appelé Mésalliance.

Que Vincent parût amoureux de la femme de chambre pour le bon motif, qu'il la demandât en mariage, et que la femme de chambre donnât dans le panneau, tout était dit.

Or, comment supposer que la femme de chambre pût résister aux séductions de ce splendide avenir? Comtesse de Kervigné-Bélébon!

Il est vrai que Vincent était un affreux époux, mais, selon l'expression de l'oncle Bélébon, la petite n'avait pas froid aux yeux. Elle était fille à mettre Vincent dans sa poche, si elle voulait, et certes, la frayeur ne pouvait point l'arrêter sur la route de la fortune.

Le piége était adroit, positivement, et tendu comme il faut. L'homme qui avait exilé son propre fils, son fils unique, hésiterait-il devant l'expulsion d'une servante?

Je dois noter ici que personne, à Vannes, ne savait rien d'Annette, excepté l'abbé Raffroy et ma mère, instruits tous les deux à des degrés bien différents. Annette passait pour une jeune fille de Basse-Bretagne. Ni ma mère, ni l'abbé Raffroy ne choisissaient les Bélébon pour confidents.

Cependant l'oncle allait répétant:

«Elle n'en revient pas! elle n'en revient pas, la petite cocotte.»

Et il prenait le silence d'Annette pour l'ébahissement du bonheur. Sans qu'elle demandât d'explications, il prit la peine de lui en fournir, tant il jugeait son offre inespérée et invraisemblable.

«J'entends bien, j'entends bien, dit-il rondement; quand le gros lot vous tombe des nues, on n'y croit pas; ça éblouit, ça ébêtasse, ça ébeluette! Il tombe si rarement, pas vrai, le gros lot? Vous êtes comme saint Thomas, Bichette; il faut qu'on vous fasse toucher au doigt la chose. M. le vicomte de Kervigné-Bélébon, mon petit-fils, qui sera comte à la mort de son père adoptif, car l'adoption légale n'est plus qu'une affaire de temps, est couru comme un gibier par toutes les demoiselles de Vannes. Ah! Seigneur Dieu! celui-là n'est pas embarrassé pour se marier, dites donc! Les filles de la noblesse, de la magistrature et du commerce se l'arrachent, quoi, ça crève l'œil. On n'a pas besoin de lunettes pour voir la chose. Alors, pourquoi choisir une servante, hé? Bon! Atout, et passe mon roi! Nous ne sommes pas d'hier; nous avons la tête carrée comme un bonnet de président. La noblesse? la magistrature? la finance? c'est selon les goûts, comme l'échalotte. Je n'en dis pas de mal, savez-vous? Mais notre Vincent est de la campagne: s'il prenait une de ces pimbêches d'un liard en pain d'épices, il y aurait des reins cassés au bout de huit jours. Ce n'est pas l'affaire. Comprenez-vous la manœuvre? Et puis, que voulons-nous? Mettre du bonheur dans cette maison-ci, qui est la nôtre. Le papa et la maman sont faits à votre mignon minois; ils vous aiment; je les vois d'ici tous les deux sauter de joie, quand on leur dira: Voilà votre fillette. Je vous dis: C'est gentil de faire des heureux. Moi, je trouve ça gentil. Et vous? En conséquence de quoi, j'ai dit au gars: Roule ta bosse! Je vas parler avec la petite: tu auras ce que ton cœur désire, pour chanter comme la chanson, et les bonnes gens mourront au sein du bonheur. Allez! posez le double six. Je suis fait de même, agissant toujours pour le mieux et me moquant du qu'en dira-t-on. J'ai bien l'honneur d'être, etc., comme à la fin des lettres. Réponse, s'il vous plaît. Baisez papa.

– Cinq minutes de retard, montre à la main, cria mon père dans le corridor. A la soupe, saperbleure! à la soupe!»

Annette s'élança pour se rendre à son devoir. La chambre de Vincent s'ouvrait à l'autre bout du corridor. Elle en vit sortir la tête de Méduse.

Un homme entre deux âges, fort élégant, tout de noir habillé, causait avec Vincent, à voix basse. Il tenait sa main pour prendre congé. A la vue d'Annette, cet homme resta bouche béante et pâlit, puis il s'éloigna précipitamment, sans prononcer une parole.

Annette l'avait reconnu du premier coup d'œil: c'était Laroche.

Ceci était bien autre chose que les diplomaties Bélébon. Annette demeura un instant atterrée devant la ruine de son plan et l'écroulement de tous ses projets; mais qui de nous saurait mesurer un courage de femme? Annette était la vaillance même. Elle se redressa, intrépide, devant le danger. Au déjeuner, elle eut la force d'être gaie, car la gaieté était une de ses armes, et il les lui fallait toutes.

Après le repas, elle se retira, selon l'habitude, dans la chambre de ma mère. Tout en riant, tout en chantant, elle s'était recueillie en elle-même. L'heure sonnait de jouer son va-tout. Elle avait compté sur un plus long délai, mais elle était prête.

«Je vous appelai tous autour de moi, me disait-elle en me racontant plus tard les émotions de cet instant: toi, René, mon petit Philippe et ma petite Anna. Je songeai à mon cher père, qui est un saint auprès de Dieu, et je me sentis comme entourée de bons anges.»

Ma mère était triste. C'était l'effet que produisaient sur elle désormais le bruit et les rires. Annette savait d'avance qu'il ne serait pas difficile d'amener l'entretien sur une pente favorable, car elle avait peine chaque jour à fuir les questions dont on l'accablait. Son embarras était de frapper un coup décisif et d'arriver en si peu de temps à pousser l'émotion jusqu'à ce paroxysme contagieux qui se gagne de proche en proche; car ce n'était pas le cœur de ma mère seulement qu'Annette avait à emporter d'assaut, c'était aussi, c'était surtout le cœur de mon père.

Elle prit son ouvrage qui était une broderie et s'assit sur un tabouret sous le bras en tapisserie du grand fauteuil de sa maîtresse.

Elles gardaient toutes les deux le silence. Ma mère rêvait; Annette cherchait. Ma mère dit, comme si elle eût obéi malgré elle au secret désir de sa jeune compagne:

«Il y a des moments où je crois que vous m'avez trompée, Anna. Il est impossible que vous soyez une fille de la campagne.»

Anna poussa un gros soupir en répondant:

«Jamais je ne vous ai dit que la vérité, madame.

– Le soleil a brûlé ces jolies mains, c'est vrai, reprit ma mère, mais depuis peu seulement, et le travail de la bêche ou de l'aviron ne les a point grossies. En quel pays de Bretagne brode-t-on comme vous brodez, Anna?

– A Etel, madame.

– On dit, en effet, que celles d'Etel sont presque des demoiselles. J'irai y voir. Ce qui est bien sûr, c'est que vous n'étiez point faite pour être une servante.

– Madame, vous ai-je donc mal obéi?

– Ah! chère petite! Dieu me préserve de le dire! Tu as été toujours près de moi douce et facile comme un ange! C'est là précisément ce qui te distingue des autres domestiques. Les domestiques, à présent, sont les ennemis de leurs maîtres, et toi, il semble que tu n'aies qu'une pensée du matin jusqu'au soir: nous plaire. Depuis bien longtemps, je n'ai eu de consolation et de joie qu'avec toi. Mon mari et moi c'est le jour et la nuit, et pourtant, tu sais te faire bonne pour l'un comme pour l'autre. Ma pensée, Anna, chère enfant, c'est que tu es au-dessus de ton état. Ton langage n'est pas celui de nos Bretonnes; Juliette, ma fille, la marquise, n'avait pas les doigts plus délicats que toi, et il n'y a pas jusqu'à tes brusqueries qui ne ressemblent point aux colères du village…»

Annette soupira et murmura.

«J'ai pourtant fait ce que j'ai pu!

– Pour me tromper, n'est-ce pas, chérie?» demanda vivement ma mère.

Annette baissa les yeux et garda le silence.

«J'en étais sûre! s'écria l'excellente femme avec un élan de joie. Il y a là quelque dévouement comme ceux qu'on raconte dans les livres! Tu es une demoiselle! tu t'es mariée par amour malgré le consentement de tes parents… Tu pleures!.. Se peut-il qu'il y ait des gens assez durs!.. car tu n'as pu choisir qu'un homme digne de toi, j'en jurerais!

– Oh! oui! balbutia Annette, qui n'avait pas besoin ici de jouer l'émotion, digne de moi!

– Vois donc! Et pourquoi vous a-t-on fait du chagrin? parce qu'il était pauvre sans doute? et d'une naissance inférieure à la tienne? car tu es de sang noble, j'en mettrais ma main au feu!»

Annette n'était pas là pour faire son cours de philosophie et disserter en elle-même sur les merveilleuses inconséquences de notre pauvre nature humaine.

L'indignation de ma mère s'échauffait et grandissait, fouettant avec une énergie inattendue la paresse de son caractère. Il lui fallait évidemment toute sa charité chrétienne pour ne point maudire hautement ces parents injustes et cruels qui avaient pu rejeter loin d'eux un pareil trésor, pourquoi? Parce que…

Mon Dieu! cela est certain! l'idée de son fils René ne vint point en ce moment à ma bonne mère.

«Veux-tu, reprit-elle avec une chaleur croissante, je puis bien te proposer cela, car je suis certaine, oh! parfaitement certaine d'avoir l'approbation de M. de Kervigné, veux-tu rester toujours avec nous? non plus comme servante, mais comme amie? Tu seras servie à ton tour et je voudrais bien voir qu'il y eût ici quelqu'un pour te manquer de respect! Tu seras ici autant que Vincent Bélébon: bien plus que Vincent Bélébon, car on ne l'aime pas et l'on t'aime!»

Annette se pencha sur sa main et la baisa.

«C'était mon rêve! murmura-t-elle. Rester avec vous toujours!

– Eh bien?» fit ma mère, déjà épouvantée.

Annette se redressa et montra deux grosses larmes qui roulaient lentement sur sa joue.

«Je suis venue ici pour mon mari, dit-elle, pour mes enfants. Laissez-moi parler, madame. Je ne vous connaissais pas, c'est vrai, mais dès que je vous ai vue, tout mon cœur s'est élancé vers vous! Avoir une mère comme vous, ah! bonté du ciel!.. si je pouvais être heureuse quelque part, loin de la plus chère moitié de mon âme, ce serait près de vous. Mais on compte trop souvent sur le courage qu'on se promet d'avoir. Mon mari souffre là-bas, je le sais; mes petits enfants m'appellent…»

Ma mère courba la tête à son tour.

«C'est vrai… c'est vrai! pensa-t-elle tout haut. Tu ne peux pas nous aimer comme tu les aimes.»

Elle prit la broderie des mains d'Annette et la plia.

«Tu veux nous quitter, ma fille?» prononça-t-elle d'une voix altérée.

Et comme Annette ne répondait pas, elle ajouta:

«Je garderai cela… avec les deux boucles blondes des petits. Depuis ma fille, je n'ai rien aimé comme toi. Je vais être seule. Je ne veux plus personne. Pourquoi es-tu venue? Qui t'avait appelée?..»

Elle appuya sa tête sur sa main. Elle ne pleurait pas, mais les rides se creusaient sur sa figure toute pâle. Annette fondait en larmes.

«Je ne sais pas votre histoire, Anna, reprit ma mère, je désirais la savoir, mais que m'importe à présent? ce que je devine me suffit. Vous ne manquerez plus de rien, ma fille. Je vous ferai une pension, pour que vous puissiez rester toujours près de votre mari, près de vos petits enfants…

– Oh! madame! madame!

– J'irai vous voir. Y a-t-il où me mettre, dans votre maison?

– Ma bonne! ma chère maîtresse!

– Taisez-vous! vous m'avez menti. Aviez-vous le droit de réveiller mon désespoir engourdi? Vous ne saurez jamais le mal que vous avez fait, Anna…»

Elle croisa ses deux mains froides sur la broderie pliée et répéta:

«Seule! encore seule!»

La bouche d'Annette s'ouvrait, l'aveu pendait à ses lèvres, quand on frappa à la porte doucement. C'était M. de Kervigné qui s'ennuyait à la mort, selon sa coutume, et qui rôdait, cherchant à tuer le temps qui séparait le déjeuner du dîner.

«Vous n'avez que deux heures vingt, ici, dit-il, vous retardez: il est vingt-cinq et je ne sais pas si nous n'aurions pas deux minutes de plus à la cathédrale. Nous avons eu trente-deux au thermomètre, aujourd'hui, savez-vous. Voici l'été pour tout de bon. C'est demain grand'marée: on a vu de la sardine au marché. Comment dites-vous donc celle-là, Annaïc?..

 
Fanchonnette,
Turlurette,
Qui vive au vent du buisson,
Fanchon?
C'est Grégoire,
Chaud de boire,
Qui roule comme un bouchon
Tout rond,
En revenant d'la foire!
 

Il s'arrêta court et se mit à regarder les deux femmes.

«Qu'as-tu donc, madame! demanda-t-il en pâlissant. As-tu renvoyé Annaïc?»

Ma mère fut quelque temps à répondre, puis elle regarda son mari en face à son tour et dit résolûment:

«J'ai assez pleuré. Ils viendront vivre ici tous les quatre, ou je m'en irai dans un couvent!

– Qui donc, tous les quatre, interrogea mon père.

– Elle, son mari et ses deux petits enfants.

– Son mari! Tiens! tiens! Eh bien! pourquoi non? depuis Joson Michais nous n'avons pas eu de valet de chambre.

– Il ne s'agit pas de valet de chambre! s'écria ma mère. Vous n'avez pas deviné cela, vous autres. Anna est une fille de qualité.

– Saperbleure! fit mon père.

– Un mariage d'amour…

– Ah! diable!

– On a chassé le jeune ménage. Un jeune homme charmant…

– Voyez-vous ça! Je les prends. Plus on est de fous plus on rit. L'oncle se ratatine et Vincent s'abrutit. Embarque!»

Ma mère se jeta impétueusement dans les bras du bonhomme. Ce n'était plus la même femme. Elle vivait maintenant, et la joie la jetait hors de son assoupissement chronique.

«Partons! dit-elle. Partons tout de suite. Je veux aller les chercher. D'ici Etel, il n'y a que huit lieues.

– Et la soupe? objecta mon père.

– Nous dînerons à Auray.

– Au Pavillon-d'en-haut! bonne auberge! J'en suis! Mais que fait-elle donc, cette petite?»

Annette était entre eux deux, agenouillée et les mains jointes.

«C'est impossible, dit-elle les larmes aux yeux. Merci, merci du fond du cœur. Mais n'essayez pas de nous sauver: c'est impossible.

– Il n'y a au monde qu'une chose impossible, s'écria mon père, c'est de me faire consentir au mariage de mon coquin de fils avec la comédienne. En route, il doit savoir des chansons, ce mari! La soupe à Auray! un morceau sur le pouce à Etel: bon appétit, bonne conscience. En route!»

XL
CAPITULATION

Il me souvient que toute cette journée je fus agité par une forte fièvre. J'éprouvai sûrement le contre-coup des émotions de ma pauvre Annette.

Annette saisit l'occasion aux cheveux.

Elle se leva résolument et essuya ses yeux d'un revers de main.

«Adieu, ma bonne et chère dame, dit-elle, adieu, monsieur le comte: je ne vous oublierai jamais.

– Nous allons avec toi, saperbleure!

– Restez. Cela ne se peut pas. Vos dernières paroles sont ma condamnation.

En quoi? en quoi? s'écria ma mère. Voudrais-tu comparer…?

– Allons donc! l'interrompit mon père, la mésalliance du mâle est seule une déchéance.

– Et d'ailleurs, reprit la comtesse, ne t'ai-je pas tout dit? Quel rapport y a-t-il entre toi, pieuse comme un ange, et cette créature?

– Jarnicoton! s'écria mon père, enflammé par la contradiction, crois-tu me faire tourner comme une toupie? Il faut du monde ici, à table! Je veux aller chercher ce gaillard-là! Si le chevalier avait choisi un brin d'amour comme toi, Annaïc, j'aurais été capable…

– Ah! soupira ma mère, si nous avions ce bonheur-là!»

Annette était fort embarrassée. Parmi les lecteurs, il en est qui penseront que les choses tournaient en sa faveur. Ceux-là se tromperont. Annette avait compté déchirer le voile dans le paroxysme d'une grande émotion. Il fallait cela pour que son aveu fît péripétie. Ses batteries étaient arrangées pour amener une explosion d'enthousiasme et de larmes. La fantaisie des deux bonnes gens dérangeait tout. Ils faisaient trop de chemin en avant et brûlaient la consigne. Le train préparé pour l'embuscade était dépassé. Le drame rêvé ratait et faisait long feu comme un méchant vaudeville.

Mais Annette était un petit lion pour la bravoure. Dans la vie, comme à la guerre, les mauvaises positions sont celles où l'on gagne les batailles décisives. Annette s'écria:

«Vous ne me suivrez pas malgré moi, peut-être!

– Si fait, pardieu!» répondit mon père enchanté.

J'ai parlé de vaudeville; ma mère était le drame, mais mon bon père était le vaudeville incarné, la gaieté à tout prix, et n'en fût-il point! Avec lui peut-être que le drame eut échoué. Le vaudeville le saisit au collet.

«Tiens bon l'aviron, Manon, s'écria-t-il, embarque!

– Et si je vous disais… commença Annette, épuisant au hasard sa dernière cartouche.

– Dis tout ce que tu voudras, Annaïc!

– Si je vous disais que je suis votre fille!»

Il y eut un silence. Ma mère crut et murmura:

«Enfant! que Dieu t'entende!

Mon père ne crut pas:

«A d'autres! à d'autres! fit-il. Je t'ai vue à la messe… et communier… A la sainte table, la comédienne serait devenue noire comme un charbon? Embarque!»

Ma mère serrait Annette contre son cœur et pleurait déjà toutes les pauvres larmes de sa joie, que mon père chantait encore.

«Allons donc! allons donc! On ne m'en passe pas! Je prends ton gaillard de mari pour ce qu'il est. Galeux qui s'en dédit! Embarque!»

Ce n'était pas pour rien qu'il avait la réputation d'entêtement la mieux établie qui fût dans tout le Morbihan.

La voix tremblante de ma mère dit à l'oreille d'Annette dans un baiser:

«Allons, à la grâce de Dieu!»

Et, ma foi, ils partirent, au complet triomphe de mon père.

Selon le programme, on mangea la soupe à Auray. Mon père s'amusait comme un bienheureux. Il mit deux assiettes de potage dans ses bottes. Quelle conscience, à en juger par son appétit! Annette avait déjà tout le cœur de ma mère, bien qu'elles eussent échangé à peine quelques rares paroles depuis le départ, mais le brave homme restait profondément convaincu qu'on lui jouait une niche.

La voiture qu'on avait prise à Vannes dut rester à Auray. D'Auray au pont Lorois, les chemins étaient alors dans un état si sauvage qu'il fallait des véhicules d'espèce particulière. Annette et ma mère se serrèrent dans un petit cabriolet du genre appelé tapecul, sauf le respect profond qui est dû au lecteur, et il fut convenu que mon père suivrait à bidet. Jusqu'alors, tout avait marché à souhait; mais ici était l'écueil. Annette se sentit frémir quand le cabriolet tourna l'angle de la place d'Auray. Elle aurait voulu mon père à la portière.

«Il va venir tout à l'heure, lui dit ma mère, qui peu à peu rentrait dans son calme.»

Mais on sortit d'Auray et M. de Kervigné ne vint pas. La route se fit cahin caha. Ma mère disait toujours: Il va venir, et il ne venait point.

Il était l'exactitude même. Quel obstacle pouvait donc le retenir?

Le cabriolet venait de disparaître et mon père mettait fidèlement le pied à l'étrier, lorsqu'il se vit entouré tout à coup par les deux Bélébon et M. de Laroche, comme on appelait à pleine bouche l'ancien Potemkin de la présidente. Il valait bien cela. C'était tout à fait un homme de tenue et il portait je ne sais quel ruban à sa boutonnière. Les Bélébon cachaient leur terreur sous une apparence fanfaronne, et M. de Laroche, calme comme il convenait à un personnage de sa dignité, avait l'air près d'eux d'un homme d'Etat encanaillé par des électeurs.

Ce fut lui qui porta la parole, et sa harangue eut le mérite d'être courte.

«Monsieur le comte, dit-il, la comédienne a joué la comédie.»

Et les deux Bélébon éclatèrent de rire.

Mon père devint rouge jusqu'au blanc des yeux. Il avait bien dîné. A ce moment de la digestion, la colère lui était mauvaise.

Le sang qui se précipitait à son cerveau, engourdit sa langue pendant quelques secondes. Quand il put parler, il s'écria:

«Ce n'est pas vrai! La coquine n'aurait pas osé!

– Tiens bon l'aviron, Manon!» chantonna Vincent.

Mon père lui balafra le visage d'un violent coup de cravache. Le vieux Bélébon dit:

«Le gars n'est pourtant pas cause si l'on s'est moqué de vous.»

M. de Laroche ajouta:

«Le mariage est nul, l'interdiction est prononcée valablement. J'ai pris à Vannes un ordre de gendarmerie, en votre nom. La comédie aura le dénouement que vous voudrez.

– A cheval!» ordonna mon père, qui était en proie à une véritable rage, et que les gendarmes suivent!

Le jour s'en allait tombant. Au Magoër, nous étions servis les derniers de la commune: c'était l'heure du facteur. J'attendais des nouvelles d'Annette, assis sur le seuil de ma porte; les enfants jouaient autour de moi. Joson Michais avait fait le tour par le pont Lorois pour aller prendre des hameçons à Etel. La soirée était chaude et lourde, il me semblait que ma pensée pesait à mon front. Il y avait maintenant onze jours qu'Annette était absente: j'avais compté les heures. Dieu sait qu'elle n'avait point menti en disant à ma mère: «Mon mari souffre loin de moi.» Je souffrais à faire pitié; ces quelques jours m'avaient brisé comme une longue maladie.

Si l'on m'eût interrogé, cependant, sur la nature de mon supplice, je n'aurais su nommer aucune des navrantes angoisses qui seules sont connues pour déchirer le cœur de l'homme. Je n'étais pas même jaloux, car la jalousie m'eût tué comme un poison foudroyant. Je n'avais aucun doute concernant la constance d'Annette: il me semblait impossible qu'elle eût cessé de m'aimer ou que seulement sa tendresse pour moi fût diminuée. Mais elle n'était pas là, je ne l'avais pas; elle avait emporté ma vie et mon âme. Je pleurais en regardant les enfants; leurs sourires ne me consolaient point; je ne savais pas bien aimer sans elle. J'étais comme un mourant de la fièvre lente dans notre maison naguère si joyeuse et maintenant plus triste qu'un sépulcre.

Pendant que j'étais là, les mains croisées sur mes genoux et la tête baissée, un bruit de chevaux se fit dans le sentier qui monte à la route de Port Louis. Je tournai la tête de ce côté machinalement et je vis deux gendarmes qui passaient.

La présence d'un gendarme de Magoër est chose aussi rare et presque aussi solennelle que le passage d'un roi sur le pavé d'une préfecture. Les enfants et les femmes sortirent au devant des portes; moi je me replongeai dans mon engourdissement.

Au bout de quelques minutes, autre bruit de chevaux. Le crépuscule assombri me montra vaguement quatre silhouettes sur la route et un homme qui soulevait en courant un nuage de poussière.

L'homme était Joson Michais.

«Quoique çâ, me dit-il en arrivant et d'une voix altérée, y a du tâbâc, monsié el chevâlier!»

Je le regardai tout étonné. Ma pensée ne pouvait aller que vers Annette.

«As-tu de ses nouvelles? m'écriai-je. Y a-t-il un malheur?»

Joson retournait précipitamment nos ustensiles de pêche, jetés pêle-mêle dans un coin. Il hésita un instant entre une fouine ou foaine, emmanchée de long, pour harponner l'anguille sur fond de vase et un énorme basse croc, instrument destiné à lever le gros poisson dont le poids briserait la ligne.

«Faut pas mentir!» prononça-t-il avec emphase.

Puis il ajouta:

«Ej' vas toujours en descendre un couple! C'est pas péché de démolir les gendarmes, aussi vrai que Dieu est Dieu!»

Je me levai, saisi d'une crainte vague. Joson s'était planté à mon côté, l'arme au bras.

«Monsieur le maire a dit comme ça, gronda-t-il, qu'avec les papiers qu'ils ont levés à Vannes, ils peuvent vous coller en prison…

– A Vannes?» répétai-je.

Les gendarmes avaient disparu, mais les quatre cavaliers approchaient et l'un d'eux était à plusieurs pas en avant des trois autres. En regardant celui-là, je crus rêver.

Une voix s'éleva qui tremblait de colère.

«Voilà donc où je devais vous retrouver, monsieur le chevalier de Kervigné!» dit-elle.

Mon père! C'était mon père!

«Quoique ça… fit Joson Michais atterré.

«Ça ne fait point rien, reprit-il pourtant par réflexion, ej' vas tout de même en descendre un couple!»

Et il bondit, brandissant son bass-croc.

Distinctement, j'entendis Laroche qui disait:

«Cas de légitime défense! Feu sur cette bête sauvage!»

Un coup de pistolet retentit, mais ce Laroche n'avait pas de bonheur dans les expéditions nocturnes. Je ne sais où s'égara la balle. Le bass-croc de Joson le mordit comme s'il eût été un congre et le jeta sur le sable où Vincent le rejoignit aussitôt. L'oncle Bélébon piqua des deux en pleine déroute, en criant:

«Gendarmes! à l'assassin! Gendarmes, faites votre devoir!»

Les gendarmes, en effet, postés derrière la dernière maison du village, arrivèrent au grand trot.

«Saisissez-vous de cet homme!» ordonna mon père en me montrant du doigt.

Il faut bien, hélas! que je dise les choses telles qu'elles furent. J'étais debout devant ma porte et je ne bougeais pas. Les deux enfants s'étaient enfuis au coup de pistolet; je ne savais où ils étaient. Un gendarme me mit la main au collet; j'étais d'une force peu commune; je le repoussai d'un geste involontaire et il chancela, c'était le brigadier. L'autre tira son sabre.

«Allume! cria Joson qui revenait triomphant. Attrape à crocher les soldats marins! Y a du temps que j'ai envie d'en manger, un morceau de gendarme! Et houp!»

Je le saisis à bras le corps au moment où il allait crocher le brave soldat, et j'avoue que, dans cette bataille inégale, je n'aurais pas parié pour le sabre contre le bass-croc.

«Mon père, dis-je, vous n'avez que faire de gendarmes…

– Empoignez toujours le gredin! cria Vincent qui s'était relevé. Montrez-vous, papa Kervigné! Soyez un mâle une fois en votre vie!»

Mon père étendit la main vers moi: mais, en ce moment, deux ombres passèrent. Annette et ma mère, dont la voiture restait à Etel, venaient d'aborder en bateau. Annette me pressait déjà sur son cœur en pleurant. Ma mère, qui tenait nos enfants dans ses bras, les offrait, déjà victorieuse, à mon père.

«Qu'est-ce que cela! qu'est-que cela!» disait le bonhomme, essayant de retenir son courroux qui s'en allait.

Ma mère balbutia, parmi les baisers qu'elle prodiguait aux petits:

«Ne le vois-tu pas, monsieur de Kervigné? C'est mon petit Charlot! C'est ma petite Mimi que le bon Dieu nous rend! Tu es un honnête homme! Vas-tu te séparer de ta femme qui t'aime depuis trente ans? Moi, d'abord, je ne quitterai plus les enfants, jamais, jamais, jamais!»

Mon père reculait. Ma mère était une grande dame quand elle voulait. D'un mot et d'un geste, elle écarta les gendarmes, tandis que Vincent, réduit au silence, dévorait sa rage à l'écart, étroitement surveillé par Joson, qui grandissait de trois coudées.

«Ce sont eux! disait ma mère. Oh! les pauvres chéris! Charlot! Juste le même âge! Et Mimi! Te souviens-tu de son sourire? Mes anges! mes anges bien-aimés!»

Puis, caressante tout à coup comme une jeune femme:

«Ecoute! je ne veux pas mourir loin de toi, Kervigné, mon mari. En m'épousant, tu as promis de me rendre heureuse…

– Saperbleure!.. commença mon père.

– Nous avons été trompés! As-tu confiance en moi? Notre fille Annaïc est noble dans son pays. Il n'y a pas si longtemps que les Kervigné étaient émigrés comme elle. Et le contre-amiral de Kervigné n'a-t-il pas joué la comédie à Londres pour avoir du pain? Tu l'aimais, notre Annaïc, avant de savoir qu'elle était à toi! Et pour la religion, penses-tu que M. Raffroy soit un mauvais prêtre? Eh bien! il est de son parti! Je la veux! Je veux ses enfants! Je veux mon fils! La colère de Dieu est passée. Je veux notre maison bénie et tes derniers jours heureux!»

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
470 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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