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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 9

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En cela Croustillac ne s’était pas trompé, la Barbe-Bleue avait été péniblement émue; elle aurait été au désespoir de voir le Gascon prendre pour un jeu ou pour une comédie tout ce qui se passait au Morne-au-Diable.

Elle s’était rassurée en voyant la vague inquiétude que la physionomie du chevalier révélait malgré lui. En effet, il se perdait en vaines conjectures. Jamais il ne s’était trouvé dans une position assez étrange pour que l’idée d’une influence ou d’un pouvoir surnaturel se fût présentée à son esprit. Malgré lui, il se demanda s’il n’y avait rien que de très humain dans ce qu’il voyait et ce qu’il entendait.

Par cela même qu’il ressentait les premières et sourdes angoisses d’une terreur superstitieuse, Croustillac en était davantage frappé. Il n’osait s’avouer que des hommes plus énergiques, plus sages ou plus savants que lui, avaient, dans ce siècle et récemment encore, ajouté foi à la présence réelle du démon.

Et puis enfin l’aventurier avait été jusqu’alors beaucoup trop indifférent en matière de religion pour ne pas croire au diable tôt ou tard.

Cette première crainte ne fit que traverser rapidement l’esprit du chevalier, mais elle devait y laisser pour l’avenir une ineffaçable empreinte; pourtant il se rasséréna peu à peu en voyant la jolie veuve faire honneur au souper; elle se montrait par trop friande pour être un esprit des ténèbres.

Le souper terminé, les trois convives rentrent dans le salon; la Barbe-Bleue dit au chevalier d’une voix solennelle:

– Demain, je vous apprendrai à quelles conditions je vous offrirai ma main; si vous refusez, vous quitterez le Morne-au-Diable. Pour vous donner une preuve de ma confiance en vous, je consens à ce que vous passiez la nuit dans l’intérieur de cette maison, quoique je n’accorde jamais cette faveur à des étrangers. Arrache-l’Ame vous conduira dans l’appartement qui vous est destiné.

En disant ces derniers mots, la veuve rentra dans sa chambre.

Croustillac resta soucieux et absorbé.

– Eh bien! frère, lui dit le boucanier, décidément, comment la trouvez-vous?

– Quelle est votre intention en me faisant cette question, monsieur? Est-ce un sarcasme? s’écria le chevalier.

– Mon intention est seulement de savoir comment vous trouvez notre hôtesse.

– Hum… hum… sans vouloir en médire… vous avouerez que c’est une femme qu’il est assez difficile de classer à la première vue, dit Croustillac avec une certaine amertume. Vous ne vous étonnerez donc pas si je veux réfléchir avant de me prononcer… Demain je vous répondrai, si je parviens à me répondre à moi-même.

– A votre place, moi, dit le boucanier, je ne réfléchirais pas. J’accepterais les yeux fermés tout ce qu’elle me proposerait, et je l’épouserais; car, ma foi, on ne sait qui vit, qui meurt; les goûts changent avec l’âge. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas.

– Ah çà! mordioux! où voulez-vous en venir avec vos proverbes et vos paraboles? s’écria le Gascon courroucé. Pourquoi ne l’épousez-vous pas alors, vous qui parlez?..

– Moi?

– Oui, vous?

– Parce que je ne me soucie pas de mourir de rire, ou d’être changé en lampe ardente…

– Et croyez-vous que je m’en soucie, moi?

– Vous?

– Oui… Pourquoi plus que vous aimerais-je à voir signer l’Homme rouge à mon contrat… comme dit cette femme bizarre?

– Alors ne l’épousez pas. Vous en êtes le maître. Ça vous regarde.

– Certainement, cela me regarde… et je l’épouserai si je veux… mordioux! s’écria le chevalier, qui commençait à craindre que sa raison ne s’égarât au milieu de ce chaos de pensées étranges.

– Voyons, frère, calmez-vous, dit le boucanier, ne vous fâchez pas, vous auriez tort. Est-ce que je n’ai pas tenu ma parole? je vous amène au Morne-au-Diable; la plus jolie femme du monde vous offre sa main, son cœur et ses trésors; que voulez-vous de plus?

– Je veux comprendre tout ce qui se passe ici, je veux comprendre tout ce qui m’arrive depuis deux jours, tout ce que j’ai vu et entendu ce soir! s’écria Croustillac exaspéré, je veux savoir si je veille ou si je rêve!..

– Vous n’êtes pas dégoûté, frère; peut-être cette nuit ferez-vous un songe qui vous éclairera… Ah ça! il est tard, la chasse a été rude, suivez-moi.

En disant ces mots, le boucanier prit une bougie et fit signe au chevalier de le suivre.

Ils traversèrent plusieurs pièces somptueusement meublées, et une petite galerie au bout de laquelle ils trouvèrent une chambre très élégante, dont les croisées s’ouvraient sur le délicieux jardin dont nous avons parlé…

– Vous avez été soldat ou chasseur, frère, dit le boucanier, vous saurez donc, je l’espère, vous passer de serviteurs: aucun homme, si ce n’est moi, ou l’Ouragan, ou le Caraïbe, ne passe la première porte de cette demeure; notre belle hôtesse a fait une exception en votre faveur; mais cette exception doit être la seule. Sur ce, frère, que Dieu ou le diable vous ait en bonne garde.

Le boucanier sortit en enfermant Croustillac à double tour.

Le chevalier, assez contrarié, ouvrit une fenêtre qui donnait sur le petit parc; elle était garnie d’un treillis de mailles d’acier qu’il était impossible de briser, mais qui ne cachait en rien la vue du délicieux jardin que la lune éclairait alors d’une douce clarté.

Croustillac, assez peu rassuré, interrogea les boiseries et le plancher de sa chambre, pour s’assurer qu’ils ne cachaient pas de piége; il regarda sous son lit, sonda le plafond avec la pointe de son épée; il ne trouva rien de suspect.

Néanmoins, pour plus de prudence et de sûreté, le chevalier résolut de se coucher tout habillé, après avoir placé sa fidèle rapière dans la ruelle et à sa portée.

Malgré sa résolution de veiller, les fatigues et les émotions de la journée plongèrent bientôt l’aventurier dans un profond sommeil..

Angèle, assise dans un salon dont nous avons parlé, disait au boucanier:

– Malheureusement cet homme est moins sot et moins crédule que nous le pensions… Pourvu qu’il ne soit pas dangereux?

– Non, non, rassure-toi, dit le boucanier. Il a voulu faire l’esprit fort… mais nos deux histoires l’ont frappé; Il se souviendra longtemps de cette soirée… et qui mieux est, il en parlera; crois-moi, toutes les exagérations qu’il racontera rajeuniront les récits mystérieux que l’on fait sur le Morne-au-Diable.

– Ah! s’écria la veuve encore effrayée à ce souvenir, lorsque cet aventurier a dit que tout ceci était une comédie, et qu’il pénétrerait bien ces apparences… malgré moi j’ai été épouvantée…

– Il n’y a rien à craindre, vous dis-je, madame Barbe-Bleue, reprit gaiement le boucanier en se mettant aux genoux d’Angèle et la regardant avec tendresse, votre diabolique réputation est trop bien établie pour qu’elle souffre la moindre atteinte; mais avouez que j’ai eu de l’imagination, et que ma poudre grise et ma liqueur verte ont fait merveille…

– Et mon homme rouge qui signe à mon contrat, dit Angèle en éclatant de rire, pour quoi comptes-tu cela?

– A la bonne heure… voilà comme je t’aime, rieuse et folle, dit le boucanier. Lorsque je te vois triste et rêveuse, je crains toujours que cette retraite ne te pèse…

– Voulez-vous bien vous taire, monsieur Rache-l’Ame?.. Est-ce que j’ai l’air de m’ennuyer auprès de vous? Seriez-vous jaloux de vos rivaux? Demandez-leur si je les aime mieux que vous!.. Ne m’avez-vous pas procuré le divertissement et le régal de ce Gascon, à qui j’ai dû le plus délicieux accès de gaieté? j’en étais inconvenante. Enfin, excepté, mes sottes appréhensions, cette soirée n’eût-elle pas été charmante… ne l’est-elle pas puisque vous êtes là vos yeux sous mes yeux, monsieur mon amant?.. Ah! mais j’y pense, il fait un clair de lune superbe… Allons faire une bonne promenade au dehors…

– Dehors de la maison?

– Oui… nous irons sur le grand pic, tu sais… d’où l’on découvre au loin la mer?.. Par cette belle nuit, ce sera magnifique.

– Allons, enfant capricieux, prenez votre mante, dit le boucanier en se levant.

– Allons, monsieur Barbe-Noire, prenez votre sombrero espagnol et préparez-vous à me porter dans vos bras hors de tous les mauvais pas, car je suis paresseuse.

– Allons, madame Barbe-Bleue… mais vous ne voulez donc pas que nous allions visiter notre hôte?

– Je suis sûre que le pauvre diable fait quelque horrible rêve… Ah çà! demain nous lui donnons un guide et nous le renvoyons?

– Non, gardons-le encore un jour, je te dirai ce qu’en pense le père Griffon: les distractions sont rares, il t’amusera…

– Dieu! la belle nuit, dit Angèle, qui était allée soulever un des rideaux de la fenêtre, je me fais une joie de notre promenade.

Après s’être fait ouvrir les portes extérieures du Morne-au-Diable, le boucanier et la veuve sortirent de l’habitation..

Contre son attente, Croustillac passa une nuit excellente. Lorsqu’il s’éveilla le lendemain matin, le soleil était déjà dans toute sa force; on avait eu la précaution de baisser les stores extérieurs qui garnissaient les fenêtres de sa chambre pour adoucir l’éclat du jour.

Le chevalier s’était couché tout habillé, il descendit de son lit et alla vers la croisée dont il souleva un peu le store.

Quel fut son étonnement! à l’extrémité d’une longue allée bordée de tamariniers qui formaient une voûte presque impénétrable au jour, il vit la Barbe-Bleue se promenant, nonchalamment appuyée au bras d’un Caraïbe d’une haute et vigoureuse stature.

Ce Caraïbe était complétement roucoué, selon l’usage, c’est-à-dire peint d’une sorte de composition luisante d’un rouge brun; ses cheveux lisses et noirs, séparés au milieu de son front, tombaient le long de ses joues; sa barbe semblait soigneusement épilée; ses traits parfaitement réguliers avaient ce caractère de calme sévère, particulier aux sauvages; à son col brillaient de larges croissants de carracolis (sorte de métal dont les Indiens avaient, disait-on, seuls le secret, et qui se composait d’or, de cuivre et d’argent).

Ces bijoux, d’un vermeil éclatant, étaient curieusement travaillés et incrustés de pierres vertes, minéral précieux, couleur de malachite, et auquel les Indiens attribuaient toutes sortes de vertus merveilleuses.

Le Caraïbe se drapait dans une vaste pagne de coton blanc bordée d’une frange bleue; les plis larges, simples, majestueux de cette espèce de manteau auraient pu servir de modèle à un statuaire.

A l’exception du cou, du bras droit nu jusqu’à l’épaule, et de la jambe gauche, cette pagne de coton enveloppait complétement le Caraïbe; autour des poignets, il avait aussi des bracelets de carracolis incrustés de pierres vertes; sa jambe était à demi-cachée par une sorte de brodequin à sandales fait de bandes d’étoffes de coton de couleurs vives et tranchantes, d’un effet très pittoresque.

Angèle et Youmaalë, car c’était lui, marchaient lentement et s’avançaient directement en face de la fenêtre à l’abri de laquelle le Gascon les épiait.

Une ceinture rose serrait autour de la fine taille de la veuve un long peignoir de mousseline blanche; ses cheveux blonds bouclaient autour de son jeune et frais visage, que l’aventurier n’avait pas encore vu au jour. Aussi ne se lassait-il pas d’admirer ce teint pur et blanc, ces joues d’un rose si transparent, ces yeux d’un bleu si limpide.

La veille, Angèle avait apparu à Croustillac dans l’éclat de la plus brillante parure; mais bientôt distrait par les bizarres confidences de la Barbe-Bleue et du boucanier, l’admiration du chevalier s’était trouvée mêlée de dépit, d’impatience et de crainte, et il avait été beaucoup plus ébloui que touché de la beauté d’Angèle; mais lorsqu’il la vit le matin, si naïvement jolie, il ressentit une impression profonde… il fut ému… il oublia les trésors de la Barbe-Bleue, il oublia les horribles aventures qu’on lui prêtait; il oublia le Morne-au-Diable et l’anthropophage, pour ne songer qu’à la ravissante créature qu’il avait devant les yeux.

L’amour… oui, un véritable amour envahit brusquement le cœur de l’aventurier… jusqu’alors fort peu amoureux.

Si rapide, si instantané que paraisse le développement de cette brusque passion, elle n’était pas moins sincère.

Sans doute, la veille, Croustillac avait été sous le coup d’agitations trop vives, d’étonnements trop soudains, de préoccupations trop étranges, pour apprécier sainement la Barbe-Bleue; calmé par le repos et par le sommeil, le passé lui semblait un songe, il croyait voir Angèle pour la première fois; en admirant cette taille qui se dessinait si souple et si parfaite sous un peignoir de mousseline blanche, il oubliait la robe de tabis constellée de pierreries, dont il avait été si épris la veille; il cherchait en vain sur la physionomie ingénue et charmante qu’il avait sous les yeux, les sourires diaboliques de la femme singulière qui faisait de si funèbres plaisanteries… sur ses trois défunts maris…

Enfin, le pauvre Croustillac aimait… Peut-être était-ce lui et non la Barbe-Bleue qui avait changé… mais avec l’amour, vinrent toutes sortes de jalousies cruelles…

En voyant Angèle et Youmaalë se promener familièrement, l’aventurier ressentit des angoisses, des inquiétudes nouvelles, jointes à une curiosité poignante.

Hélas! pour lui… quel spectacle!

Tantôt Angèle abandonnait le bras du Caraïbe pour courir avec une ardeur et une joie enfantines après de beaux insectes aux élitres d’or et d’azur, ou pour cueillir quelque belle fleur parfumée, puis elle revenait bientôt auprès d’Youmaalë, qui, toujours calme, presque solennel, semblait avoir pour la jeune femme une tendresse grave et protectrice.

Quelquefois le Caraïbe donnait à la veuve sa main à baiser.

Angèle, heureuse et fière de cette faveur, portait cette main à ses lèvres d’un air à la fois respectueux et passionné;… on eût dit une femme caraïbe, habituée à vivre en esclave soumise et dévouée devant son maître.

Youmaalë tenait une fleur magnifique que la veuve lui avait donnée. Il laissa tomber cette fleur. Angèle se baissa précipitamment, la ramassa et la lui rendit, sans que le sauvage fît un geste pour la prévenir ou pour la remercier de son attention.

– Stupide et grossier animal! s’écria Croustillac indigné. Ne dirait-on pas un sultan! Comment cette créature adorable peut-elle se résoudre à baiser la main de ce cannibale, qui n’a pu faire d’autre éloge du vertueux père Simon, qu’en disant qu’il en avait mangé… Hier, un boucanier, aujourd’hui un anthropophage, demain sans doute un flibustier… Mais c’est donc une Messaline que cette femme! ajouta Croustillac, à la fois désespéré et effrayé de sentir se développer rapidement en lui les germes d’une passion réelle.

La veuve et le Caraïbe s’étant de plus en plus rapprochés de la fenêtre, d’où le chevalier les épiait, il entendit leur entretien…

Youmaalë parlait français avec le léger accent guttural naturel à sa race; ses paroles étaient rares et brèves.

Croustillac saisit ces mots d’une conversation commencée.

– Youmaalë, disait la petite veuve, qui, s’appuyant sur le bras du Caraïbe, le regardait tendrement… Youmaalë, vous êtes mon maître, j’obéirai, n’est-ce pas mon devoir, mon doux devoir, de vous obéir?

– C’est ton devoir, dit le Caraïbe, qui tutoyait Angèle, mais qu’Angèle ne tutoyait pas. La dignité de l’homme le voulait ainsi.

– Youmaalë, ma vie est votre vie; ma pensée est à vous, reprit Angèle, vous me diriez de mettre sur mes lèvres le suc mortel de cette pomme de mancenillier, que je le ferais pour vous montrer que je vous appartiens, comme votre arc, comme votre case, comme votre pirogue vous appartiennent.

En disant ces mots, Angèle montrait au silencieux Caraïbe un fruit jaunâtre qu’elle tenait à la main et qui renfermait le poison le plus violent et le plus subtil.

Youmaalë, après avoir pendant quelques moments regardé Angèle d’un œil perçant, fit un geste impératif en élevant l’index de sa main droite…

A ce signe muet, la veuve approcha si rapidement le fruit mortel de ses lèvres, que, sans un mouvement plus rapide encore du Caraïbe, elle lui eût peut-être donné cette fatale preuve d’obéissance passive au moindre caprice du maître.

Un mouvement d’épouvante fugitif comme l’éclair, contracta l’impassible physionomie du Caraïbe à l’instant où la veuve approcha la mancenille de ses lèvres… mais il reprit aussitôt son sang-froid, abaissa la main d’Angèle, baisa gravement la jeune femme au front, en lui disant d’une voix sonore et douce:

– C’était bien…

A ce moment, les deux promeneurs se trouvaient si près de la fenêtre de Croustillac, que celui-ci, craignant d’être surpris aux écoutes, se retira brusquement dans sa chambre en s’écriant:

– Quelle peur elle m’a faite avec son poison!.. et cet animal sauvage qui a l’air d’un homard, autant pour la couleur de la peau que pour la lenteur des mouvements, qui lui dit: C’était bien! lorsque cette adorable femme, sur un signe de lui, allait peut-être s’empoisonner… car une fois affolées, les femmes sont capables de tout… Puis, après quelques moments de cruelles réflexions, le Gascon s’écria:

– Voilà ce qui est inexplicable… qu’une femme soit affolée d’un homme, cela se conçoit, de… deux… ça c’est vu… mais c’est déjà une énormité… mais c’est impossible qu’elle en aime trois à la fois… ça tombe dans la monstruosité… dans le bas-empire!.. Comment, la Barbe-Bleue joindrait au boucanier et au flibustier l’affreux ragoût de ce cannibale! qui mange des missionnaires, sans compter que par là-dessus elle me propose de m’épouser! Allons donc, mordioux!.. ce serait à en perdre la tête; décidément, je ne veux pas rester ici; non, non, mille fois non… ce que je vois me fait trop de mal; je pourrais devenir assez sot pour me sérieusement éprendre de cette femme… je perdrais tous mes avantages, le véritable amour vous rend bête comme une oie; depuis tout à l’heure je ne me sens déjà plus la résolution que j’avais en arrivant ici… mon cœur s’amollit… je me sens enclin à des sensibleries ridicules… Fuyons… fuyons… c’était une folie, un rêve; je suis né gueux, j’ai été gueux, je mourrai gueux; je quitterai cette maison, j’irai retrouver le digne capitaine de la Licorne; après tout, dit Croustillac avec un découragement singulier pour un homme de ce caractère, il est de pires conditions que celle d’avaler des bougies allumées, pour récréer maître Daniel.

Le chevalier fut interrompu dans ses tristes réflexions par la vieille mulâtresse qui vint gratter à sa porte et le prévenir que le nègre qui, la veille, lui avait servi de valet de chambre, l’attendait dans le bâtiment extérieur.

Croustillac suivit l’esclave, se fit peigner, raser, s’habilla, et revint attendre la Barbe-Bleue dans le même salon où il l’avait déjà attendue la veille.

La veuve parut bientôt.

CHAPITRE XIV.
L’AMOUR VRAI

En voyant la Barbe-Bleue, malgré lui Croustillac rougit comme un écolier.

– J’ai été bien maussade hier, n’est-ce pas? dit Angèle au chevalier avec un sourire enchanteur, je vous ai donné une mauvaise opinion de moi en permettant à Arrache-l’Ame de raconter toutes sortes de folies; mais ne parlons plus de cela… A propos, Youmaalë le Caraïbe est ici.

– De ma fenêtre je l’ai vu avec vous, madame, dit amèrement l’aventurier, et il pensa: Elle n’a pas, en vérité, la moindre vergogne… quel dommage, avec une si adorable figure… Allons, Croustillac, sois ferme.

– N’est-ce pas qu’il est très beau, Youmaalë? demanda la veuve d’un air triomphant.

– Hum… hum… il est très beau pour un sauvage, répondit le chevalier avec dépit; mais puisque nous voilà seuls, madame, expliquez-moi donc comment vous pouvez, du jour au lendemain (ne vous choquez pas de cette question, que les circonstances m’obligent de vous poser), comment pouvez-vous, du jour au lendemain, changer ainsi d’amoureux?

– Oh mon Dieu! dit ingénument la veuve, l’un vient, l’autre s’en va; c’est tout simple.

– L’un vient, l’autre s’en va… c’est fort simple, en effet, envisagé sous le point de vue… mais, madame… la nature et la morale ont des lois…

– Ils m’aiment bien tous les trois, pourquoi ne les aimerais-je pas tous les trois?

Ces réponses étaient faites avec une si parfaite candeur, que le chevalier se dit:

– Il faut nécessairement que cette malheureuse-là ait été élevée dans quelque désert, dans quelque caverne; elle n’a pas la moindre notion du bien et du mal; ce serait absolument une éducation à faire… Il reprit tout haut avec certain embarras: Dussé-je passer pour un indiscret, pour un fâcheux, madame, je dois vous dire que, ce matin, pendant votre promenade avec le Caraïbe, je vous ai vue et entendue; comment se fait-il que sur un signe de lui vous ayez osé, au risque de vous empoisonner, porter à vos lèvres le fruit mortel du mancenillier?

– Youmaalë me dirait: Meurs! que je mourrais, répondit la veuve avec exaltation.

– Mais le boucanier, le flibustier, que diraient-ils si vous mouriez pour le Caraïbe?

– Ils diraient que j’ai bien fait.

– Et s’ils vous demandaient de mourir pour eux?

– Je mourrais pour eux.

– Comme pour Youmaalë?

– Comme pour Youmaalë.

– Vous les aimez donc tous trois également?..

– Oui, puisque tous trois m’aiment également…

– C’est une idée fixe, il n’y a pas moyen de la faire sortir de là, pensa le Gascon, je m’y perds, son accent est trop innocent pour être feint. Il se peut que la médisance ait calomnié l’affection peut-être fraternelle que cette jeune femme porte à ces trois bandits! pourtant le boucanier m’a donné à entendre… après tout, j’aurai peut-être mal compris, et puisque je veux la quitter, j’aime mieux la croire innocente que coupable, quoiqu’elle me semble, mordioux! furieusement difficile à innocenter. Il reprit: – Une dernière question, madame: quel était le but des atroces plaisanteries que vous et le flibustier avez faites, hier, sur deux de vos maris, dont l’un serait mort de rire, et dont l’autre aurait été changé en lampe ardente, grâce à l’intervention de l’homme rouge qui aurait, toujours selon la même plaisanterie, signé à votre contrat?.. Vous sentez bien, madame, que si poli que je sois, il m’est extrêmement difficile de paraître prendre ces folies au sérieux.

– Ce ne sont pas des folies…

– Comment, vous voulez que je croie…

– Oh! il faudra bien que vous croyiez cela… et bien d’autres choses… enfin que vous vous rendiez à l’évidence, dit la veuve avec un accent singulier.

– Et quand m’expliquerez-vous ce beau mystère, madame?

– Lorsque je vous aurai dit à quel prix je mets ma main.

– Ah! elle recommence la même plaisanterie, se dit le Gascon. Ayons l’air d’être sa dupe pour voir jusqu’où elle ira; je voudrais même qu’elle allât très loin pour que mon sot amour fût complétement éteint. Il reprit tout haut:

– Et n’est-ce pas aujourd’hui que vous me direz à quel prix vous mettez votre main, madame?

– Oui.

– Et à quelle heure?

– Ce soir, au lever de la lune.

– Pourquoi à ce moment, madame?

– C’est un secret que vous saurez encore avec les autres.

– Et si je vous épouse, vous ne voulez pas me donner décidément plus d’un an à vivre?

La Barbe-Bleue soupira et dit tristement en secouant sa jolie tête:

– Hélas! non… pas plus d’un an.

Ayons toujours l’air d’être sa dupe, se dit le Gascon, et il ajouta:

– Et c’est par votre volonté que mes jours seraient sitôt comptés?

– Non, oh! non, s’écria la veuve.

– Ainsi, personnellement vous ne me haïssez pas, dit Croustillac.

A cette question, la physionomie de la Barbe-Bleue changea complétement d’expression et devint sérieuse et grave; elle redressa fièrement sa petite tête, et le chevalier fut frappé de l’air de noblesse et de bonté qui se répandit sur tous ses traits.

– Écoutez-moi, lui dit-elle d’une voix affectueuse mais protectrice: Parce que certaines circonstances de ma vie m’obligent à une conduite souvent étrange, parce que j’abuse peut-être de ma liberté, il ne faut pas croire que je méconnaisse les gens de cœur.

Croustillac regardait la veuve avec une incroyable surprise; ce n’était plus la même femme; à ce moment, la Barbe-Bleue lui paraissait une grande dame… Il fut tellement intimidé qu’il ne trouva pas une parole.

La Barbe-Bleue reprit:

– Vous me demandez si je vous hais, monsieur? nous ne sommes pas encore dans des termes où les sentiments, soit bons, soit mauvais, peuvent atteindre de telles extrémités… mais je suis loin de vous haïr… vous êtes certainement très vain, très fanfaron, très outrecuidant.

– Madame!..

– Mais vous êtes bon, mais vous êtes brave, mais vous seriez, j’en suis sûre, capable d’un généreux dévouement; vous êtes pauvre, d’une naissance obscure.

– Madame, le nom des Croustillac… en vaut bien un autre, s’écria le chevalier, ne pouvant vaincre le démon de l’orgueil.

La veuve continua, sans paraître avoir entendu le chevalier.

– Si vous étiez né riche et puissant, vous eussiez fait un noble emploi de votre puissance et de votre richesse; la misère aurait pu vous conseiller beaucoup plus mal qu’elle ne l’a fait, car vous avez souffert et enduré de nombreuses privations…

– Mais, madame…

– La pauvreté vous a trouvé insouciant et résigné, la fortune vous eût trouvé prodigue et bienfaisant; en un mot, ce qui est rare, vous n’avez pas été plus perverti par l’indigence que vous ne l’eussiez été par la prospérité! Si la somme de vos bonnes qualités ne l’avait pas emporté de beaucoup sur vos étourderies de jeunesse, cette maison ne vous aurait pas été ouverte, soyez-en bien certain, monsieur. Si la proposition que j’aurai à vous faire ce soir ne vous convenait pas… je suis sûre, du moins, que vous n’emporterez pas un méchant souvenir de la Barbe-Bleue. Veuillez m’attendre ici, ajouta-t-elle en souriant, je vais donner un coup d’œil au repas de Youmaalë, car il est d’usage chez les Caraïbes que les femmes seules s’occupent de ce soin, et je voudrais que, sous ce rapport du moins, Youmaalë se crût encore dans son carbet…

Ce disant, la veuve sortit.

Cet entretien fut, comme on dit vulgairement, le coup de grâce du malheureux chevalier.

Lorsque la veuve avait rapidement analysé le caractère de Croustillac, elle s’était exprimée d’une manière pleine de bienveillance, de grâce et de dignité. Elle s’était enfin montrée sous un aspect si nouveau, qu’il renversait toutes les suppositions du Gascon.

Les simples et affectueuses paroles d’Angèle, le doux et noble regard qui les avait accompagnées, rendirent Croustillac plus fier, plus heureux qu’il ne l’eût été des compliments les plus outrés. Il se sentit, avec un mélange de joie et de crainte, si décidément, si éperdument amoureux de la veuve, qu’elle eût été pauvre, abandonnée, qu’il se serait vaillamment et généreusement dévoué pour elle.

Autre irrécusable symptôme d’un véritable amour.

L’étourdissante présomption du chevalier tomba tout à coup; il comprit combien son rôle avait été ridicule, et comme si le propre des sentiments vrais était toujours de nous rendre meilleurs, plus sensés, plus sagaces… à travers le chaos de contradictions que devaient nécessairement soulever les aveux et la conduite d’Angèle, le chevalier pressentit que ces apparences devaient cacher un grave et sérieux mystère: il se dit que l’intimité de la Barbe-Bleue avec ses bien-aimés, comme elle les appelait, voilait sans doute un autre secret, et que cette jeune femme avait été nécessairement calomniée d’une manière indigne; il se dit encore avec assez de vraisemblance qu’Angèle n’aurait pas fait montre d’un effroyable cynisme devant un étranger, sans quelque motif d’une haute importance.

Par suite de cette réhabilitation de la Barbe-Bleue dans l’esprit de Croustillac, elle devint à ses yeux complétement innocente du meurtre de ses trois maris.

Enfin, l’aventurier commençait à croire, tant l’amour le métamorphosait, que la solitaire du Morne-au-Diable pouvait bien avoir voulu se moquer de lui; et il se proposait d’éclaircir ce soupçon le soir même, lorsque la veuve lui dirait à quel prix elle mettait sa main.

Une chose embarrassait Croustillac: comment la veuve pouvait-elle être instruite de la vie qu’il avait menée? Mais il se souvint qu’à quelques détails près, il n’avait fait à personne un mystère de la plupart des antécédents de sa vie, à bord de la Licorne, et que l’homme d’affaires qui tenait le comptoir de la veuve à Saint-Pierre avait pu faire causer les passagers du capitaine Daniel.

Enfin, avec une sagesse et un bon sens qui feraient honneur au nouveau sentiment qu’il ressentait, Croustillac se posa ces deux hypothèses:

– Ou la Barbe-Bleue a voulu se divertir; et ce soir, elle me dira franchement: «Monsieur le chevalier, vous avez été un curieux impertinent; aveuglé par la vanité, poussé par la cupidité, vous avez donné votre parole d’être mon mari au bout d’un mois; j’ai voulu vous tourmenter un peu, et jouer le rôle de férocité qu’on me prête; le boucanier, le flibustier et le Caraïbe sont trois de mes serviteurs, en qui j’ai une entière confiance; et comme j’habite seule une maison très isolée… chacun d’eux vient à son tour veiller sur moi… Sachant les bruits absurdes qui circulent, j’ai voulu m’amuser de votre crédulité; ce matin même j’avais vu, du bout de l’allée, que vous étiez à m’épier, et la comédie de la pomme de mancenillier avait été convenue avec Youmaalë; quant au baiser qu’il m’a donné sur le front…»

Ici le chevalier fut un moment assez embarrassé pour justifier cet accessoire du rôle qu’il supposait joué par la veuve; mais il résolut la question en se disant que, dans les usages caraïbes, cette familiarité ne devait sans doute pas être inconvenante.

Le chevalier se promettait d’être satisfait de cette explication; et se rendant justice (un peu tard à la vérité), il renoncerait à une espérance insensée, prierait la veuve d’oublier la conduite qu’il avait tenue, lui baiserait la main, lui demanderait un guide, reprendrait son pauvre vieux justaucorps vert fané et ses bas roses, et attendrait un sort plus heureux en partageant la chambre du digne capitaine de la Licorne.

Si, au contraire, la veuve avait des vues sérieuses sur le chevalier (ce qu’il ne pouvait que difficilement admettre, alors qu’il ne s’aveuglait plus sur son mérite), dût-il payer ce bonheur de sa vie, il accepterait avec reconnaissance, bien décidé seulement à se charger personnellement de la garde de sa femme, et à renvoyer le boucanier à son boucan, le Caraïbe à son carbet et le flibustier à sa flibuste; à moins que la veuve ne préférât venir avec lui habiter la France.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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