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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 8

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Néanmoins la vanité de notre aventurier s’accommodait assez difficilement du singulier effet qu’il produisait. Faute de raisons meilleures, il finit par se dire qu’avant toutes choses il fallait frapper vivement l’imagination des femmes, qu’il fallait d’abord les étonner, les révolutionner, et que, sous ce rapport, sa première entrevue avec la Barbe-Bleue ne laissait rien à désirer.

Lorsqu’il vit la veuve un peu calmée, il lui dit résolument, en superbe phébus:

– Je suis sûr que vous riez, madame, de toutes les tentatives désespérées que je fais pour retenir en vain mon pauvre cœur qui vole à tire d’aile à vos pieds… C’est lui qui m’a entraîné ici, je n’ai fait que le suivre, malgré moi… oui, madame, malgré moi; je lui disais: Là… là… tout beau, mon cœur, tout beau… il ne suffit pas, pour plaire à une divine beauté, d’être passionnément amoureux… Mais mon petit… ou plutôt mon grand étourdi de cœur me répondait toujours en m’attirant vers vous de toutes ses forces… comme s’il eût été d’acier et que le Morne-au-Diable eût été d’aimant; mon cœur, dis-je, me répondait: Rassurez-vous, maître, tendre et vaillant comme vous l’êtes, de l’amour que vous ressentez naîtra l’amour qu’on ressentira; mais pardon, madame, le langage de mon cœur me paraît furieusement impertinent… c’est sans doute cette impertinence qui vous fait rire de nouveau?

– Non, monsieur, non; votre présence m’égaie à ce point parce que vous ressemblez, ah!.. ah!.. ah!.. d’une façon étrange à mon second mari; vous avez absolument le même nez, ah!.. ah!.. et en vous voyant entrer, j’ai cru voir un spectre, ah!.. ah!.. ah!.. qui venait me reprocher, ah!.. ah!.. ah!.. sa fin cruelle… ah!.. ah!..

Ici les éclats de rire d’Angèle redoublèrent.

Le chevalier n’ignorait pas les antécédents qu’on reprochait à la Barbe-Bleue, mais il ne put cacher son profond étonnement en entendant cette charmante et mignonne créature s’avouer homicide avec une si incroyable audace…

Néanmoins, le chevalier reprit son sang-froid habituel et répondit galamment.

– Je suis trop heureux, madame, de vous rappeler un de vos défunts, de réveiller par ma présence un de vos souvenirs, quel qu’il soit. Seulement, ajouta Croustillac d’un air galant, il est d’autres ressemblances que je voudrais avoir avec le défunt… dont la mémoire vous égaie si fort…

– Cela veut dire que vous voudriez m’épouser? lui demanda la Barbe-Bleue.

A cette brusque question, le chevalier resta un moment stupéfait.

Angèle continua.

– Je m’y attendais; Arrache-l’Ame, que par abréviation j’appelle mon petit Rache-l’Ame, m’avait prévenue de votre bon vouloir pour moi; peut-être a-t-il voulu me causer une fausse joie? ajouta la veuve en regardant coquettement le chevalier.

Croustillac marchait de surprise en surprise.

– Comment! s’écria-t-il, le boucanier vous a dit, madame…

– Que vous veniez exprès de France pour m’épouser; est-ce vrai? Voyons, parlez franchement, ne me trompez pas. Oh! d’abord, je n’aime pas à être contrariée… Je vous en préviens, si j’ai mis dans ma tête que vous soyez mon mari… vous serez mon mari…

– Madame, je vous en supplie, ne me prenez pas pour une buse… pour une grue… pour une pécore… Si je reste sans voix… c’est l’émotion… l’étonnement… Et Croustillac regardait autour de lui avec inquiétude comme pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’un rêve. Que je crève comme un mousquet, madame, si je m’attendais à un tel accueil.

– Eh! mon Dieu, il n’est pas besoin de faire tant de façons, reprit la veuve, on m’a dit que vous vouliez m’épouser; est-ce vrai?

– Aussi vrai que vous êtes la plus éblouissante beauté que j’aie jamais rencontrée! s’écria impétueusement le chevalier en portant la main à son cœur.

– Vraiment? oh! vraiment, vous êtes bien décidé à me prendre pour femme? s’écria la petite veuve en frappant joyeusement dans ses mains.

– J’y suis tellement décidé, adorable veuve, que ma seule crainte maintenant est de ne pas voir réaliser ce vœu qui, de ma part, je le confesse, est un vœu exorbitant… un rêve titanique, et…

– Mais, taisez-vous donc! dit la Barbe-Bleue en interrompant le chevalier avec une naïveté enfantine. A quoi bon ces grands mots?.. Vous me demandez ma main… pourquoi ne vous la donnerais-je pas?..

– Comment, madame, je pourrais croire?.. Ah! tenez, belle insulaire! j’ai eu bien des triomphes dans ma vie… des princesses m’ont avoué leur flamme… des reines ont soupiré en me regardant… mais jamais, madame, jamais je n’ai éprouvé un ravissement pareil… Oui, madame… vous pouvez vous applaudir, vous pouvez vous vanter d’avoir porté à leur comble ma surprise, ma joie et ma reconnaissance… Répétez encore, je vous en supplie, répétez ces mots charmants! vous consentez à me prendre pour mari, moi Polyphème de Croustillac.

– Je vous le répéterai tant que vous voudrez, rien n’est plus simple; vous comprenez bien que j’ai trop de peine à trouver des maris pour ne pas saisir avec avidité l’offre que vous me faites.

– Ah! madame, riposta galamment le chevalier, au risque de passer pour un impertinent, je me permettrai de vous contredire formellement… Non, non, jamais je ne croirai qu’il vous soit difficile de trouver des maris; je dirai plus… je suis convaincu que vous n’avez eu, depuis votre veuvage, que l’embarras du choix… mais c’est tout simple, vous n’avez pas voulu choisir… Vous aviez trop bon goût, madame, dit audacieusement Croustillac, vous attendiez…

– Je pourrais vous tromper et vous laisser croire cela… chevalier, mais vous êtes trop galant homme pour que je vous abuse… Au point où nous en sommes, ajouta Angèle d’un air gracieux et confidentiel, au point où nous en sommes, je puis tout vous dire… Écoutez-moi donc: La première fois que je me suis mariée, je n’ai eu qu’à choisir, c’est vrai. Oh! mon Dieu! les épouseurs se présentaient en foule, et j’ai choisi… très bien choisi… Lors du mon second mariage… ce n’était déjà plus la même chose… On avait jasé sur la mort singulière de mon premier mari, et les épouseurs commençaient à réfléchir avant que de se déclarer… Pourtant comme je ne suis pas sotte, à force de grâce, de câlinerie, de coquetterie, je finis par happer un second époux… Hélas! ça n’avait pas été sans peine… Mais pour le troisième, oh! pour le troisième, vous n’avez pas idée de tout le mal que j’ai eu; vrai, c’était à en désespérer.

– Ah! madame, que n’étais-je là…

– Sans doute, chevalier, mais vous n’y étiez malheureusement pas… On avait jasé sur la mort du premier… jugez si on jasa sur le second… on commençait à se défier de moi, ajouta la veuve en secouant sa jolie petite tête avec une expression de mélancolie ingénue, que voulez-vous? le monde est si tracassier… si médisant… les hommes sont si bizarres!

– Le monde est un sot! le monde est un imbécile égoïste, s’écria Croustillac plein de pitié pour cette victime de la calomnie. – Les hommes sont des lâches et des niais, qui croient à toutes les billevesées qu’on leur raconte.

– C’est bien vrai ce que vous dites là… vous n’êtes pas comme cela vous… ami…

– Elle m’appelle ami… dit Croustillac transporté, et il reprit: – Non, certes… non… je ne suis pas comme cela…

– Sans doute, dit la veuve, vous… quelle différence… Aussi, tenez… vous me gâtez en acceptant si gentiment ma proposition.

– Dites que je me ravis moi-même au-delà des bornes du bonheur possible, madame!

– Si, si, vous me gâtez, ajouta la veuve avec un sourire enchanteur, en jetant un regard reconnaissant sur le chevalier, je vous assure que vous me gâtez; vous êtes si facile, si accommodant! Aussi, un jour, comment vous remplacerai-je, ami?

– Me remplacer?

– Oui… après vous, ami.

– Après moi, madame?

– Mais, sans doute, après vous?

– Madame, je ne comprends pas… je ne veux pas comprendre…

– Mais c’est tout simple cependant… comment voulez-vous que je puisse espérer de trouver quelqu’un qui se marie aussi facilement que vous? Oh! non, non, les hommes comme vous sont rares.

– Comment, madame, après moi? s’écria Croustillac abasourdi de cette prévision, vous songez déjà à mon successeur?

– Oui… ami… oui, répondit la veuve avec une petite mine sentimentale la plus touchante du monde. Oui… car lorsque vous ne serez plus, il me faudra encore me remettre en quête, chercher, demander, trouver un cinquième mari… Pensez donc! que de difficultés, que de préventions à vaincre… Peut-être même ne réussirai-je pas… Jugez donc: veuve en quatrièmes noces! Vous oubliez cela: c’est un fait pourtant, voyez-vous… ami. Après vous, je serai veuve en quatrièmes noces?

– Je n’oublie pas du tout cela, madame, dit le Gascon un peu refroidi, et se demandant s’il n’avait pas affaire à une folle, je n’oublie certes pas que, dans le cas où j’aurais eu l’honneur de vous épouser, vous seriez veuve en quatrièmes noces, si vous me perdiez;… seulement… il me paraît que vous assignez un terme un peu court à mon bonheur.

– Hélas! oui, ami… dit la veuve d’un ton attendri, un an… et un an… c’est bien court… Un an! cela passe si vite quand on s’aime! ajouta-t-elle en lui jetant un regard véritablement assassin.

– Un an, madame, un an! s’écria le chevalier; mais bientôt songeant que les paroles de la Barbe-Bleue cachaient peut-être un piége, qu’elle voulait sans doute l’éprouver pour juger de son courage, il s’écria d’un ton chevaleresque:

– Eh bien! soit… madame… que mon bonheur dure un an, un jour, une heure, une minute, il n’importe… je brave tout, pourvu que je puisse dire que j’ai été assez heureux pour obtenir votre main.

– Vous êtes un véritable chevalier, dit la veuve ravie, je n’attendais pas moins de vous… ceci est bien convenu, seulement je préviendrai mon petit Rache-l’Ame, pour la forme, s’entend… car, mariée ou non, je serai toujours pour lui ce que j’étais.

– Mais, madame, dit Croustillac avec un certain embarras, me serait-il permis… serait-il indiscret… de vous demander… ce que vous êtes à ce chasseur de taureaux… et quelle est auprès de vous sa position; ou plutôt voudriez-vous m’expliquer ensuite par quelle intimité vous vous croyez obligée de lui parler de vos projets?

– Certainement… et à qui dirai-je cela si ce n’est à vous… maintenant… ami?.. Je vous avouerai que Rache-l’Ame est un de mes bien-aimés.

Ici Croustillac fit une grimace si singulière en toussant deux ou trois fois, qu’Angèle partit d’un éclat de rire.

Croustillac, un moment interdit, fit cette réflexion pleine de sagesse:

– Je suis fou! Rien de plus simple: elle avait une espèce de goût pour ce grossier personnage, ma vue la décide à me le sacrifier; elle y met des égards… malheureux boucanier que tu es! Seulement… pourquoi diable vient-elle me dire qu’au bout d’un an il faudra qu’elle s’occupe de me trouver un successeur?..

– Tenez, voici justement mon petit Rache-l’Ame, dit la veuve, nous allons lui parler de nos projets, et nous souperons ensuite comme trois amis.

– C’est égal, se dit Croustillac en voyant entrer le boucanier, voilà une petite femme qui peut se vanter d’être singulièrement originale.

CHAPITRE XIII.
LE SOUPER

Lorsque le boucanier entra, le chevalier le reconnut à peine.

Arrache-l’Ame avait quitté ses vêtements de chasse; il portait une casaque et de larges chausses d’étoffe appelée guinée, soierie épaisse et rayée alternativement de blanc et de ponceau; sa barbe noire tombait sur une chemise d’une blancheur éclatante, et était fermée comme un pourpoint par une rangée de petits boutons de corail: une écharpe de soie ponceau, des bas de même couleur, et des souliers de daim à larges bouffettes de rubans, complétaient l’habillement presque élégant du boucanier et faisaient valoir sa taille robuste et élevée; à la lumière éclatante des bougies, son teint semblait moins hâlé que pendant le jour; ses cheveux noirs, naturellement bouclés, tombaient négligemment sur ses épaules; enfin ses mains étaient restées parfaitement belles, malgré son rude métier de chasseur.

A la vue du boucanier ainsi transformé et presque méconnaissable, malgré le caractère dur que sa barbe épaisse donnait toujours à sa physionomie, le chevalier se dit:

– J’aime mieux que ce personnage ait au moins figure humaine: il eût été par trop humiliant pour Polyphème de Croustillac de triompher d’un rival aussi laid que celui-ci m’avait paru d’abord; seulement, quoique je ne redoute pas ce Nemrod, je trouve que la Barbe-Bleue a de singulières façons d’agir; n’aurait-elle pas pu lui donner congé ailleurs qu’en ma présence? Je n’aime pas à abuser ainsi cruellement de mes avantages, à écraser un pauvre rival… car, mordioux! un homme est un homme! ce pauvre boucanier va se trouver dans une pitoyable position. Mais tenons-nous ferme, montrons bien à la Barbe-Bleue que je ne suis pas dupe de ses confidences sur ses défunts, et que je ne crains pas, moi, de mourir comme eux.

Croustillac terminait cette réflexion, lorsque la petite veuve dit ingénuement au boucanier en lui montrant l’aventurier d’un signe de tête triomphant: – Eh bien! monsieur le chevalier demande ma main!.. Vois-tu que tu avais tort de me soutenir que je ne trouverais jamais un quatrième épouseur? Aussi tu penses si j’ai bien vite accepté la proposition du chevalier; c’était une trop belle occasion pour ne pas la saisir.

Le boucanier ne répondit pas sur-le-champ.

Croustillac mit machinalement la main à la garde de son épée pour ne pas être pris sans défense dans le cas où le chasseur, exaspéré par la jalousie, voudrait se livrer à quelque violence.

Quelle fut la surprise de l’aventurier, lorsqu’il entendit Arrache-l’Ame répondre en se carrant dans son fauteuil:

– Je t’ai toujours dit, ma belle, ce que t’a dit le camarade l’Ouragan: Épouse… mille diables!!! épouse… si tu en trouves l’occasion. Pour toi… les épouseurs sont rares! car on ne sait pas ce que tu en fais; ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ne te durent guère!.. Quant à moi, je me doute à peu près de ton petit manége… Je t’ai vu plus d’une fois préparer certains breuvages de tes petites mains blanchettes.

– Oh! fi, fi, le vilain bavard, dit Angèle en menaçant le boucanier du bout de son petit doigt.

– Enfin, est-ce vrai? reprit le boucanier.

– Quel est le secret de cette poudre grise dont j’ai seulement fait prendre une pincée à l’engagé que mes chiens ont mangé plus tard. Quelle infernale préparation était cela?

– Eh bien! madame, cette poudre grise? demanda Croustillac, pourrait-on en savoir les vertus mirifiques?

– Oh! l’indiscret, s’écria Angèle en regardant le boucanier d’un air fâché. M. le chevalier va me prendre pour une enfant; de quoi aurai-je l’air à ses yeux, lorsqu’il saura que je m’amuse à de telles puérilités?

– Ne craignez rien à ce sujet, madame, dit Croustillac; je serais ravi, je vous le jure, d’avoir de nouvelles preuves de votre candeur enfantine… Eh bien! digne Nemrod… cette poudre grise?

– En vérité, je vais être toute honteuse, dit Angèle en baissant les yeux et faisant une adorable petite moue.

– Figurez-vous donc, reprit le boucanier, que j’ai fait prendre à mon engagé une seule pincée de poudre dans un verre d’eau-de-vie.

– Eh bien? dit Croustillac avec intérêt.

– Eh bien! pendant deux jours, il avait des accès de gaieté telle qu’il riait du soir jusqu’au matin et du matin jusqu’au soir…

– Jusqu’ici, dit Croustillac, je ne vois pas grand mal…

– Mais attendez donc, dit le chasseur, il ne faut pas croire que cela l’amusait… mon engagé; il souffrait comme un damné, les yeux lui sortaient de la tête, et il disait, en riant aux éclats, qu’il n’y avait pas de torture pareille à celle qu’il endurait… Le troisième jour, la douleur était si vive, qu’il est tombé comme en faiblesse, et il s’en est ressenti bien longtemps, allez… de la pincée de poudre grise de madame… Il ne faudra donc pas vous étonner si vous entendez dire que le second mari de madame était gai comme un pinson, et qu’il est mort très joyeusement…

– Oh! mon Dieu… si on ne peut pas faire une espiéglerie… sans qu’on vous la reproche, dit Angèle en se dandinant sur sa chaise, comme une petite fille capricieuse.

– Dites donc, camarade, elle appelle ça une espiéglerie, dit le chasseur. Figurez-vous que, grâce à la poudre grise de madame, son second défunt riait si fort que le sang lui sortait par le nez, par les yeux et par les oreilles… Mais pour ce qui est de rire… il riait comme s’il eût vu la chose la plus bouffonne du monde… ce qui ne l’empêchait pas de dire comme mon engagé… qu’il aurait mieux aimé être brûlé à petit feu que d’endurer cette gaieté-là; aussi a-t-il trépassé en riant à gorge déployée et en jurant comme un damné…

– Là… vous voici bien avancé, dit la Barbe-Bleue en haussant les épaules. Puis s’approchant de l’oreille du Gascon, elle dit: Ami… sois tranquille… j’ai perdu le secret de la poudre grise…

Le chevalier, en voulant sourire, fit une sinistre grimace; il avait quitté la France au moment où l’effroyable affaire des poisons était dans tout son retentissement, et l’on ne parlait que de poudre de succession, poudre de vieillesse, poudre de veuvage, etc. On citait même avec effroi les noms de quelques empoisonneuses; or, la poudre de gaieté de la Barbe-Bleue pouvait faire faire de lugubres réflexions au chevalier; aussi se dit-il en jetant un regard défiant sur Angèle: – Cette créature donnerait-elle en effet dans la chimie et dans la soufflerie; ce récit serait-il vrai?

– Qu’avez-vous donc, frère? dit le boucanier, frappé du silence de Croustillac.

– Voyez-vous! vous me l’avez effarouché, dit la veuve.

– Non… belle dame… non, dit Croustillac, je pensais qu’il devait être très agréable de mourir ainsi… de rire.

– Ma foi, vous avez raison, frère… il vaut mieux cette mort-là… que celle du dernier défunt… Et le boucanier fit un mouvement d’horreur.

– Il paraît que le trépas de celui-ci a été plus sérieux que l’autre, dit Croustillac en affectant de prendre un air dégagé.

– Quant à cette histoire-là, camarade, je ne vous la raconterai pas; vous auriez peur…

– Moi… peur? Et le Gascon haussa les épaules.

La Barbe-Bleue se pencha encore à l’oreille du chevalier et lui dit:

– Laissez-le faire, ami, cette histoire-là, au moins, en vaut la peine… Je vais bien attraper Arrache-l’Ame.

Puis, s’adressant au boucanier:

– Eh bien! voyons… dites… dites donc; ne vous arrêtez pas en si beau chemin… vous voyez bien que le chevalier vous écoute de toutes ses oreilles; voyons, parlez, je ne veux pas qu’il achète, comme on dit, chat en poche…

– Vous voulez dire tigresse en poche, reprit en riant le boucanier. Eh bien! mon gentilhomme, dit-il à Croustillac, figurez-vous que ce troisième mari-là était un beau brun, trente-six ans. Espagnol de naissance; nous l’avions empaumé à la Havane.

– Mais, mon Dieu, dis donc vite, Arrache-l’Ame; le chevalier s’impatiente.

– Ce ne fut pas de la poudre grise qu’il goûta celui-là, reprit le boucanier, mais une goutte… une seule goutte d’une jolie liqueur verte, contenue dans le plus petit flacon que j’aie vu de ma vie, car il est fait d’un seul rubis creusé.

– Mais c’est tout simple, dit Angèle, la force de cette liqueur est telle qu’elle dissoudrait ou briserait tout flacon qui ne serait pas fait d’un rubis ou d’un diamant.

– Vous jugez d’après cela, chevalier, dit le chasseur, de l’agrément que cette liqueur a dû procurer à notre troisième mari. Certes, je ne suis ni tendre ni peureux, mais après tout, on a toujours de la peine à s’habituer à voir un homme qui vous regarde avec des yeux verdâtres, lumineux et retirés si profondément dans leur orbite qu’ils vous font l’effet de vers luisants au fond d’un souterrain.

– Le fait est, dit Croustillac, qui n’avait pu réprimer un léger frisson, le fait est que la première fois cela doit paraître singulier…

– Ce n’est rien encore, ami… Écoutez la suite, dit tout bas la veuve d’un air parfaitement satisfait d’elle-même.

Le boucanier continua:

– Ça n’était que son état ordinaire, à ce pauvre cher homme, d’avoir les yeux comme des vers luisants; mais où ça devenait affreux, c’est lorsque madame nous donnait un gala à moi, à l’Ouragan et au Cannibale. Elle trempait une plume de colibri dans le petit flacon de rubis, elle faisait venir le malheureux Espagnol et lui passait cette plume sur les sourcils… Alors… on eût dit que des sourcils de ce malheureux sortaient des milliers d’étincelles; ses yeux verdâtres, si retirés au fond du crâne, s’avançaient… s’avançaient… en roulant dans leur orbite comme deux globes de feu, et jetaient des clartés si vives et si continues, qu’elles suffisaient pour éclairer notre festin, pendant lequel le défunt se tenait debout et immobile comme une statue de granit, disant d’une voix lamentable: – Mon cerveau fond pour alimenter les lampes de mes yeux… les lampes de mes yeux! Ce qui fait que le pauvre cher homme n’y voyait que du feu, dit le boucanier en riant aux éclats de cette cruelle plaisanterie. Et, comme faute d’huile, la lampe s’éteint, ajouta-t-il, le mari de madame a été rejoindre ses prédécesseurs… pour vous laisser la place libre…

– Ce que dit Arrache-l’Ame est vrai, dit la Barbe-Bleue en minaudant. Il est très indiscret, comme vous voyez, mais il n’est pas menteur… ni moi non plus. Vous le voyez, ami… j’ai de singuliers caprices, de ridicules fantaisies, je le sais… mon Dieu! je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis. Avant tout, je veux être franche et ne rien vous cacher… Vous allez me demander pourquoi mes maris seuls sont victimes de mes enfantillages? Rien de plus simple, je n’ai de pouvoir que sur eux… et il faut encore que je les prévienne du sort qui les attend… C’est ce qui me rend si difficile à marier… C’est à ces conditions-là seulement que l’homme rouge signe mon contrat, et alors ce contrat signé par lui acquiert une vertu aussi merveilleuse que mystérieuse. Hélas… ami… puisse-t-il bientôt signer au nôtre! J’ai imaginé deux nouvelles préparations qui ne sont rien auprès des autres, et dont j’attends des effets véritablement magiques.

Depuis quelque temps Croustillac éprouvait une sensation étrange, qu’il attribuait aux suites de ses fatigues du jour et de la veille; c’était comme un engourdissement de la pensée, qui lui ôtait presque la force de combattre par le raisonnement les étranges récits de la veuve et du boucanier. Sans croire à ces fabuleuses inventions, il en était pourtant effrayé comme on le serait d’un mauvais songe.

Le chevalier ne savait s’il veillait ou s’il rêvait, il regardait tour à tour le boucanier et la Barbe-Bleue d’un air stupide, presque épouvanté; cependant, ayant honte de sa crédulité, il se leva brusquement et marcha quelque temps avec agitation, comme si le mouvement avait dû dissiper la torpeur dont il se sentait accablé.

Croustillac ne voulait pas servir de jouet à ces deux personnages, et il regrettait presque de s’être imprudemment embarqué dans cette folle aventure. Il dit donc résolument à la Barbe-Bleue:

– Allons, allons, vous voulez railler, madame, ne vous gênez pas, j’entends la plaisanterie… je ne vous crois pas aussi féroce et aussi magicienne que vous voulez le paraître; demain, j’en suis sûr, je saurai le secret de cette comédie… qui, à cette heure, je l’avoue… me donne une espèce de cauchemar.

Ces mots, dits par le chevalier sans autre but que de montrer aux habitants du Morne-au-Diable qu’il ne voulait pas être leur dupe, produisirent sur la Barbe-Bleue un effet singulier.

Elle jeta un regard effrayé au boucanier, et dit à Croustillac avec hauteur:

– Je ne raille pas, monsieur; vous êtes venu ici dans l’intention de m’épouser; je vous offre ma main, je vous dirai à quelles conditions; si elles vous agréent, nous terminerons dans huit jours; il y a une chapelle ici; le révérend père Griffon, de la paroisse de Macouba, viendra nous unir; si mes propositions ne vous conviennent point, vous quitterez cette maison, où vous n’auriez pas dû venir.

A mesure que la Barbe-Bleue parlait, sa physionomie perdait son caractère malin et enjoué; elle devenait triste, presque menaçante. – Une comédie! répéta-t-elle, si je croyais que vous prissiez tout ceci pour un jeu, vous ne resteriez pas une minute de plus dans cette maison, monsieur! – ajouta-t-elle d’une voix altérée qui trahissait une profonde émotion.

– Non… le chevalier ne peut pas prendre ceci pour un jeu, reprit le boucanier en jetant au Gascon un regard scrutateur.

Croustillac, naturellement impatient et vif, éprouvait un dépit réel de ne pouvoir pénétrer ce qu’il y avait de vrai ou de feint dans cette singulière aventure; il s’écria donc:

– Eh! mordioux, madame, que voulez-vous que je pense?.. Je rencontre le boucanier dans la forêt, je lui fais part du désir que j’ai de vous connaître; il me dit aussi nettement que vous venez de me le dire vous-même qu’il a le bonheur d’être dans vos bonnes grâces…

– Ensuite, monsieur?

– Ensuite, madame, quoi que je lui aie dit, le boucanier consent à m’amener ici, où l’on m’accueille avec la plus splendide hospitalité, je le reconnais; je suis introduit près de vous; instruite de mes vœux, vous m’offrez votre main avec empressement, vous faites part de mes espérances à votre ami, le chasseur de taureaux.

– Eh bien, monsieur?

– Madame… jusque-là tout allait à peu près bien… Mais voici maintenant que le boucanier veut me faire entendre, d’accord avec vous, que je suis destiné à faire un quatrième défunt et à succéder à l’homme qui meurt de rire ou à celui dont les yeux servent de flambeaux à vos orgies!..

– C’est la vérité, dit le boucanier.

– Comment, c’est la vérité! reprit Croustillac en retrouvant sa vivacité un moment engourdie, est-ce que nous sommes au pays des songes? Est-ce qu’on prend le chevalier de Croustillac pour une buse? Est-ce que je suis de ces esprits faibles qui croient au diable? Je ne suis pas un oison, et je ne demande pas vingt-quatre heures pour démêler ce que cachent toutes ces bizarreries.

Angèle devint très pâle, jeta au boucanier un nouveau regard d’angoisse et de crainte indéfinissables, et répondit au chevalier avec une indignation contenue:

– Eh! qui vous dit, monsieur, que tout ce qui se passe ici soit naturel? Savez-vous pourquoi, moi, jeune, riche, je vous offre ma main dès le premier moment où je vous vois? savez-vous à quel prix je mettrais cette union? Vous vous croyez un esprit fort: qui vous dit que certains phénomènes ne dépassent pas la portée de votre intelligence? Savez-vous qui je suis? savez-vous où vous êtes? savez-vous par suite de quel mystère étrange je vous offre ma main? Une comédie… répéta la Barbe-Bleue avec amertume, en regardant encore le boucanier d’un air effrayé. Puissiez-vous ne pas être forcé de reconnaître que tout ceci n’est pas un jeu, monsieur. Il ne faut pas croire que vous ayez été amené ici par votre bon ange, au moins.

– Et puis surtout, qui vous dit enfin que vous sortirez jamais d’ici? – ajouta froidement le boucanier.

Le chevalier recula d’un pas, tressaillit, et s’écria:

– Mordioux! pas de violence… au moins… ou sinon…

– Ou sinon que feriez-vous? dit la Barbe-Bleue avec un sourire qui parut au Gascon d’une implacable cruauté.

Croustillac se souvint trop tard des portes qui s’étaient refermées sur lui, des voûtes épaisses qu’il avait eu à traverser pour arriver dans cette maison diabolique; il se voyait à la merci de la veuve, du boucanier et de leurs nombreux esclaves. Il se repentit de nouveau, et plus sérieusement encore, de s’être aveuglément engagé dans cette entreprise.

Pourtant Croustillac, en contemplant la figure enchanteresse de la Barbe-Bleue, ne pouvait croire cette jeune femme capable de quelque sanglante perfidie; néanmoins les singuliers aveux qu’elle venait de lui faire, les bruits terribles qui couraient sur elle, les menaces du boucanier, commençaient à faire quelque impression sur le chevalier.

Une mulâtresse vint annoncer que le souper était servi.

Pendant les sombres réflexions de l’aventurier, Angèle avait eu à voix basse un entretien de quelques secondes avec le boucanier; elle en fut sans doute satisfaite, et surtout rassurée, car peu à peu son front s’éclairait, et le sourire reparut sur ses lèvres.

– Allons, brave paladin, dit-elle gaiement au chevalier, n’ayez plus peur de moi; ne me prenez pas pour le diable, et faites honneur au modeste souper qu’une pauvre veuve est trop heureuse de vous offrir.

En disant ces mots, elle offrit gracieusement sa main à Croustillac.

Le souper fut servi avec une somptuosité, avec une recherche qui ne pouvaient laisser aucun doute au chevalier sur l’énorme fortune de la veuve.

Seulement, nous dirons au lecteur que la vaisselle de vermeil n’était pas écussonnée des armes royales d’Angleterre, ainsi que l’étaient les objets qui servaient seulement au petit couvert de la Barbe-Bleue.

Malgré l’enjouement et la grâce idéale de la veuve, malgré les saillies joviales du boucanier, le souper fut assez triste pour Croustillac; son assurance habituelle avait fait place à une sorte de vague inquiétude. Plus Angèle lui semblait charmante, plus elle déployait de séductions, plus le luxe qui l’entourait était éblouissant, plus l’aventurier sentait augmenter sa méfiance.

Malgré leur absurdité, les étranges récits du boucanier revenaient sans cesse au souvenir de Croustillac, ainsi que les contes de la poudre grise, qui faisait mourir de rire, de la liqueur au flacon de rubis, qui changeait les yeux en lampes ardentes. Quoique ces récits n’eussent pas plus de réalité qu’un mauvais rêve passé, le Gascon, dans la crainte d’un ragoût infernal, ne put s’empêcher de s’inquiéter des mets et des vins qu’on lui servait. Il observait attentivement la veuve et le boucanier; leurs manières n’avaient rien de choquant; Rache-l’Ame se comportait envers la Barbe-Bleue avec cette sorte de familiarité convenable qu’un mari a pour sa femme devant un étranger.

– Mais alors, se demandait le chevalier, comment allier cette réserve avec le cynisme de la petite veuve, qui avouait si cavalièrement que le Caraïbe et le flibustier partageaient ses bonnes grâces avec le boucanier, sans que ce dernier témoignât la moindre jalousie?

Le Gascon se demandait encore quel était le but de la Barbe-Bleue en lui offrant sa main, et à quel prix elle mettrait cette union? Malgré son outrecuidance, il avait trop de perspicacité pour n’avoir pas remarqué l’émotion vive, sincère de la veuve, lorsque celle-ci s’était indignée de ce que l’aventurier l’avait crue capable de railler et de jouer la comédie en lui offrant sa main?

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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