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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 10

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Nous devons dire, à la louange du pauvre Croustillac, qu’il s’arrêtait à peine à cette dernière espérance; il considérait sa première interprétation de la conduite de la veuve comme beaucoup plus sage et plus probable.

Enfin, par une réaction naturelle du moral sur le physique, les airs triomphants et matamores du chevalier cessèrent en même temps que son outrecuidance… Sa physionomie, n’étant plus boursoufflée par une vanité grotesque, devint sinon belle, du moins presque intéressante, car elle n’exprimait plus que les bonnes qualités du chevalier, la résolution, la bravoure, nous dirions la loyauté, car il était impossible de mettre plus de franchise dans ses hâbleries que n’en mettait le Gascon..

Pendant que le chevalier de Croustillac attend avec impatience le soir de cette journée qui promet d’être si fertile en événements, puisque la Barbe-Bleue doit lui signifier ses dernières intentions, nous conduirons le lecteur au Fort-Royal de la Martinique, port principal de l’île, et résidence habituelle du gouverneur.

Il s’agit d’un nouvel incident qui se rattache impérieusement à notre récit.

La rade de Saint-Pierre, où avait abordé la Licorne, était destinée au mouillage des bâtiments marchands, comme la rade du Fort-Royal était destinée aux bâtiments de guerre.

A peu près à la même heure où Youmaalë faisait sa promenade au Morne-au-Diable avec la Barbe-Bleue, le gardien de la vigie élevée au-dessus de l’hôtel du gouverneur de la Martinique (au Fort-Royal) signalait une frégate française; aussitôt le guetteur envoya son aide avertir le sergent d’artillerie commandant la batterie du fort, afin que l’on pût saluer, comme de coutume, le pavillon du roi, l’usage étant de tirer une salve de dix coups de canon pour tous les bâtiments de guerre lorsqu’ils viennent au mouillage.

Au grand étonnement du gardien, qui se repentit alors d’avoir dépêché son aide au sergent, il vit la frégate mettre en panne en dehors de la rade et descendre une chaloupe à la mer: cette embarcation fit force de rames vers l’entrée du port, pendant que la frégate louvoyait au large en l’attendant.

Cette manœuvre était si extraordinaire, que le gardien se rendit auprès du capitaine des gardes du gouverneur, et le prévint de ce qui se passait, afin que l’on pût faire contremander la salve des batteries de terre. Cet ordre donné, le capitaine alla instruire à l’instant le gouverneur de la singulière évolution de la frégate.

Une heure après, la chaloupe du bâtiment français abordait au Fort-Royal, et mettait à terre un personnage vêtu en homme de condition, accompagné du lieutenant de la frégate; il entra chez le gouverneur, M. le baron de Rupinelle.

Le lieutenant remit au baron une lettre du capitaine commandant la Fulminante. Son navire avait ordre d’attendre sous voile le résultat de la mission dont était chargé M. de Chemeraut, et de repartir immédiatement; on devait prendre à la hâte quelques vivres frais et de l’eau pour les gens de l’équipage.

Le lieutenant alla s’occuper activement des rafraîchissements de la frégate; M. de Chemeraut et le gouverneur restèrent seuls.

M. de Chemeraut était un homme de quarante-cinq à cinquante ans, d’un teint sombre et olivâtre qui faisait paraître plus clairs encore ses yeux vert de mer; il portait une perruque noire et un justaucorps brun galonné d’or. Sa physionomie était intelligente, sa parole nette, brève; son coup d’œil perçant, scrutateur; sa bouche, pour ainsi dire sans lèvres, tant elles étaient minces et rentrées, ne souriait jamais; s’il lançait quelques sarcasmes, ce qui lui arrivait quelquefois, sa figure devenait encore plus sérieuse que d’habitude; il avait d’ailleurs les formes les plus polies et les habitudes de la meilleure compagnie. Son courage, sa discrétion, son sang-froid étaient tels que M. de Louvois l’avait jadis très souvent employé dans les missions les plus difficiles et les plus périlleuses.

M. de Chemeraut offrait un contraste frappant avec le gouverneur, M. le baron de Rupinelle, gros homme pansu, pesant, n’ayant qu’un soin, qu’une pensée, celle de se préserver de la chaleur; sa figure était grasse, pleine, pourprée; ses yeux, extraordinairement ronds, lui donnaient toujours un air étonné.

Le baron, probe et brave, mais parfaitement nul, devait son emploi à la toute puissante protection de la famille Colbert, à laquelle il était allié par sa mère.

Pour recevoir dignement le lieutenant de la frégate et M. de Chemeraut, le baron avait quitté bien à regret une casaque de coton blanc et un chapeau de paille caraïbe, pour se coiffer d’une énorme perruque blonde, endosser un justaucorps dit à brevet, espèce d’uniforme bleu galonné d’or, et se charger d’un lourd baudrier et d’une épée.

La chaleur était extrême, et le gouverneur maudissait l’étiquette dont il était victime.

– Monsieur, lui dit M. de Chemeraut qui paraissait parfaitement insensible à l’élévation de cette température tropicale, pouvons-nous parler sans crainte d’être entendus?

– Il n’y a aucun danger à cet égard, monsieur: cette porte ouverte donne dans mon cabinet, où il n’y a personne, et cette autre dans la galerie, déserte aussi.

M. de Chemeraut se leva, alla regarder dans les deux pièces et referma soigneusement les deux portes.

– Pardon, monsieur, dit le gouverneur, mais si nous restions seulement avec ces deux fenêtres ouvertes…

– Vous avez raison, monsieur le baron, dit M. de Chemeraut en interrompant le gouverneur et en allant fermer pareillement les fenêtres, ceci est plus prudent; on pourrait nous entendre du dehors.

– Mais, monsieur, si nous restons sans aucun courant d’air, nous allons étouffer ici. Cela va devenir une véritable étuve.

– Ce que je dois avoir l’honneur de vous dire, monsieur le baron, ne durera pas longtemps; mais il s’agit d’un secret d’état de la dernière importance, et la moindre indiscrétion pourrait compromettre la réussite de la mission que je viens remplir par ordre du roi. Vous m’accorderez donc la grâce de nous enfermer ainsi jusqu’à la fin de notre entretien.

– Si c’est l’ordre de Sa Majesté, je dois me soumettre, monsieur, dit M. de Rupinelle avec un long soupir et en s’essuyant le front, je saurai me dévouer pour son service.

– Veuillez d’abord jeter les yeux sur le pouvoir de Sa Majesté, dit M. de Chemeraut; et il prit un papier dans une petite cassette qu’il portait avec un soin tout particulier, et qu’il n’avait voulu confier à personne.

CHAPITRE XV.
L’ENVOYÉ DE FRANCE

Pendant que le gouverneur lisait sa dépêche, M. de Chemeraut regarda d’un air complaisant un objet renfermé dans la cassette, et se dit: – Si j’ai occasion de l’employer, ce sera parfait; mon idée est excellente.

– Ce pouvoir, monsieur, est parfaitement en règle; je dois exécuter tous les ordres que vous me donnerez, dit le gouverneur en regardant M. de Chemeraut avec une profonde surprise. Puis il ajouta:

– Il fait, si chaud, monsieur, que je vous demanderai la permission d’ôter ma perruque, malgré la bienséance.

– Mettez-vous à votre aise, monsieur le baron, mettez-vous à votre aise, je vous en conjure.

Le gouverneur jeta sa perruque sur la table et sembla respirer plus facilement.

– Maintenant, monsieur le baron, veuillez répondre a plusieurs questions que je vais avoir l’honneur de vous faire.

Et M. de Chemeraut prit dans sa cassette des notes où étaient sans doute rédigées les demandes qu’il devait adresser au gouverneur.

– Il y a, non loin de la paroisse du Macouba, au milieu des bois et des rochers, une sorte de maison-forte appelée le Morne-au-Diable?

– Oui, monsieur, et même cette maison ne jouit pas d’une très bonne renommée. M. le chevalier de Crussol, mon prédécesseur, y fit une visite pour savoir à quoi s’en tenir sur ces bruits-là; mais j’ai en vain cherché ses dépêches à ce sujet dans les minutes de sa correspondance.

M. de Chemeraut continua:

– Cette maison est habitée par une femme, par une veuve, monsieur le baron?

– Tellement veuve, monsieur, qu’on l’a surnommée, dans le pays, la Barbe-Bleue, à cause de la rapidité avec laquelle ont successivement disparu trois maris qu’elle a eus. Mais… oserai-je vous faire observer que cette cravate m’échauffe horriblement, monsieur? ajouta le malheureux gouverneur, nous n’en portons pas habituellement ici, et si vous le permettiez…

– Faites, monsieur le baron, le service du roi n’en souffrira pas. M. le chevalier de Crussol, votre prédécesseur, dites-vous, avait commencé une sorte d’enquête au sujet de la disparition des trois maris de la Barbe-Bleue?

– On me l’a dit, monsieur, car je n’ai trouvé aucune trace de cette enquête.

– M. le commandeur de Saint-Simon, qui a rempli les fonctions de gouverneur après la mort de M. de Crussol, et avant votre arrivée ici, ne vous a-t-il pas remis, monsieur le baron, une lettre confidentielle dudit M. de Crussol?

– Oui… oui, monsieur… dit le gouverneur en regardant M. de Chemeraut avec un profond étonnement.

– Cette lettre, monsieur le baron, avait été écrite par M. de Crussol peu de temps avant sa mort?

– Oui, monsieur…

– Cette lettre était relative à l’habitante du Morne-au-Diable, n’est-il pas vrai, monsieur le baron?

– Oui, monsieur, dit le gouverneur de plus en plus surpris de voir M. de Chemeraut si bien informé.

– Dans cette lettre, M. de Crussol vous affirmait, sur l’honneur, que la femme surnommée la Barbe-Bleue était innocente des crimes dont on l’accusait?

– Oui, monsieur… Mais comment pouvez-vous savoir…?

M. de Chemeraut interrompit le gouverneur, et lui dit:

– Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, que le roi m’ordonne de vous faire des questions, et non pas des réponses… J’avais donc l’honneur de vous demander si, dans cette lettre, feu M. de Crussol ne vous garantissait pas la parfaite innocence de la veuve surnommée la Barbe-Bleue?

– Oui, monsieur…

– Vous affirmant sur sa foi de chrétien, et au moment de paraître devant Dieu, ainsi que sur sa parole de gentilhomme, que vous pouviez, sans nuire au service du roi, laisser cette femme libre et paisible…

– Oui, monsieur…

– Et qu’enfin le révérend père Griffon, des frères Prêcheurs, homme d’une piété reconnue et du caractère le plus honorable, vous serait encore caution de ladite femme si vous l’exigiez?

– Oui, monsieur… et en effet dans un entretien confidentiel très particulier… et très secret…

– Que vous avez eu avec le père Griffon, monsieur le baron, ce religieux vous a confirmé ce que vous avait avancé M. de Crussol dans sa dernière lettre? et vous lui avez formellement promis de ne pas inquiéter ladite veuve?

Le gouverneur regardait M. de Chemeraut avec ébahissement, ne comprenant pas comment il était si bien instruit.

L’espèce d’émotion que lui causait cet interrogatoire, jointe à la raréfaction de l’air, faillit étouffer le baron. Après une légère hésitation, il dit résolument à M. de Chemeraut:

– Ma foi, monsieur, à la guerre comme à la guerre. Je vous demanderai la permission d’ôter mon justaucorps… Ces passements d’or et d’argent pèsent cent livres, je crois.

– Otez, ôtez, monsieur le baron, l’habit ne fait pas le gouverneur, dit gravement M. de Chemeraut en s’inclinant; puis il continua…

– Grâce aux recommandations de M. de Crussol et du révérend père Griffon, l’habitante du Morne-au-Diable n’a plus été inquiétée, monsieur le baron? Vous n’avez pas visité cette maison malgré les bruits étranges qui l’entouraient?

– Non, monsieur… je vous avoue que les recommandations de personnes aussi respectables que le père Griffon et feu M. de Crussol m’ont suffi… Et puis le chemin du Morne-au-Diable est impraticable… des roches nues et déchirées… il y en a pour deux ou trois heures à monter à travers des abîmes; or, ma foi, je vous l’avoue, monsieur, faire une pareille course par un soleil des tropiques, dit le baron en essuyant son front qui ruisselait à la seule pensée de cette ascension, faire une pareille course par un soleil des tropiques m’a paru complétement inutile… puisque moralement j’avais la conviction que les bruits susdits n’auraient aucun fondement… je ne crois pas, monsieur, avoir en cela eu quelque tort.

– Permettez-moi, monsieur le baron, de vous adresser encore quelques questions.

– A vos ordres, monsieur.

– La femme surnommée la Barbe-Bleue a un comptoir à Saint-Pierre?

– Oui, monsieur.

– L’homme d’affaires de cette femme est chargé d’expédier ses navires, qui sont toujours destinés pour la France?

– Cela, monsieur, est très facile à vérifier dans les registres des déclarations de partance des capitaines.

– Et ce registre?

– Est là, dans ce casier.

– Veuillez vous donner la peine de le feuilleter, monsieur le baron, et de relever quelques dates que je vais avoir l’honneur de vous demander.

Le gouverneur se leva, monta péniblement sur une chaise, prit un gros volume relié en vélin vert, et le posa sur son bureau: puis, comme si le mouvement eût redoublé la chaleur qu’il ressentait, et épuisé ses forces, il dit à M. de Chemeraut:

– Monsieur, vous avez sans doute été soldat… Vous devez comprendre qu’on vive un peu à la cavalière; or, sans plus de façon, et tout en vous demandant pardon de la liberté grande, j’ôterai ma veste s’il vous plaît… elle est de tabis brodée et aussi pesante qu’une cuirasse.

– Otez… ôtez toujours, monsieur le baron, ôtez tout ce qu’il vous plaira, répondit M. de Chemeraut avec un impitoyable sérieux; il me reste si peu à vous dire que vous n’aurez pas besoin, je l’espère, de vous dévêtir davantage… Voulez-vous vous assurer d’abord de ce fait, que les navires affrétés par notre veuve l’ont toujours été pour la France?

– Oui, monsieur, dit le gouverneur en ouvrant son registre; puis, en suivant du bout du doigt les indications des tableaux, il dit:

– Pour La Rochelle… pour La Rochelle… pour Bordeaux… pour Bordeaux… pour La Rochelle… pour La Rochelle… pour le Havre-de-Grâce. Vous le voyez, monsieur, les navires ont toujours été destinés pour la France.

– C’est à merveille, monsieur le baron… D’après le mouvement assez considérable de navires de commerce qui partent de ce comptoir, il résulte que la Barbe-Bleue (nous adopterons ce surnom populaire) peut mettre un bâtiment en mer très rapidement.

– Sans doute, monsieur…

– N’a-t-elle pas un brigantin toujours prêt à mettre à la voile… et qui peut en deux heures être rendu à l’anse aux Caïmans, non loin du Morne-au-Diable, où se trouve un petit havre? dit M. de Chemeraut en consultant encore ses notes?

– Oui, monsieur… ce brigantin s’appelle le Caméléon; la Barbe-Bleue l’a dernièrement mis, d’ailleurs très généreusement, à mon service (par l’intermédiaire de maître Morris, son homme d’affaires), pour donner la chasse à un pirate espagnol… et c’est un ancien capitaine flibustier, appelé l’Ouragan, qui commandait le brigantin…

– Nous reparlerons à l’instant de ce flibustier, monsieur le baron… Mais ce pirate?..

– A été coulé bas à la hauteur des Saintes…

– Pour en revenir à ce flibustier… monsieur le baron, il fréquente souvent la maison de la Barbe-Bleue?..

– Oui, monsieur…

– Ainsi qu’un autre assez mauvais drôle, boucanier de son métier?

– Oui, monsieur, dit le baron d’un ton sec et très décidé à se renfermer dans le rôle secondaire que lui imposait M. de Chemeraut.

– Un Caraïbe aussi quelquefois s’y rend?

– Oui, monsieur.

– La présence de ces gens dans l’île date-t-elle de loin, monsieur le baron?

– Je l’ignore, monsieur; ils étaient établis ici à mon arrivée à la Martinique. On dit que le flibustier a autrefois fait la course dans le nord des Antilles et dans la mer du sud. Comme beaucoup de capitaines qui ont gagné quelque chose à la flibuste, il a acheté ici une petite habitation à la pointe de l’île, où il vit seul.

– Et le boucanier, monsieur le baron?

– De telles gens sont aujourd’hui ici, demain ailleurs, selon que la chasse est plus ou moins abondante; quelquefois il reste un mois absent, il en est de même du Caraïbe.

– Ces renseignements s’accordent parfaitement avec ceux que l’on m’avait donnés; d’ailleurs, je ne vous parle de ces gens-là, monsieur le baron, que pour mémoire. Ils sont beaucoup trop subalternes et beaucoup trop en dehors de la mission que j’ai à remplir pour mériter de nous occuper plus longtemps… Ce sont tout au plus des instruments passifs, ajouta M. de Chemeraut en se parlant à lui, et c’est sans doute très indirectement même qu’ils se relient à cette grave affaire.

Puis, après quelques moments de réflexion, il reprit tout haut:

– Maintenant, monsieur le baron, une dernière question. Votre police secrète ne vous a pas appris que des Anglais aient tenté de s’introduire dans l’île depuis la guerre?

– Deux fois depuis peu de temps, monsieur, nos croiseurs ont donné la chasse à un bâtiment suspect venant de la Barbade et tâchant de s’approcher des côtes du Vent… seuls endroits où l’on puisse aborder dans l’île; ailleurs, les côtes sont trop accores pour que l’atterrissement soit possible.

– Très bien, dit M. de Chemeraut.

Après un moment de silence, il reprit:

– Dites-moi, monsieur le baron, combien faut-il de temps pour se rendre d’ici au Morne-au-Diable?

– Il est environ onze heures, les chemins sont difficiles; on ne pourrait guère y arriver avant la nuit tombante.

– Eh bien donc! monsieur le baron, dit M. de Chemeraut en tirant sa montre, dans deux heures d’ici, c’est-à-dire à une heure de relevée, vous aurez la bonté d’ordonner à une trentaine de vos gardes les plus déterminés de bien s’armer, de se munir d’une bonne échelle, d’un ou deux pétards d’artillerie tout faits, et de se tenir prêts à me suivre et à m’obéir comme à vous-même.

– Mais, monsieur, si vous voulez aller au Morne-au-Diable, il faudrait partir tout de suite pour y arriver de jour.

– Sans doute, monsieur le baron, mais comme je désire y arriver en pleine nuit, vous trouverez bon que je ne parte que dans deux heures.

– C’est différent, monsieur.

– Pouvez-vous aussi me procurer une litière fermée?

– Oui, monsieur, j’ai la mienne.

– Et cette litière pourrait-elle arriver jusqu’au Morne-au-Diable, monsieur le baron?..

– Jusqu’au pied de la montagne seulement, mais pas plus loin, car on dit qu’il est impossible à un cheval de gravir ces roches entassées et crevassées.

– Très bien; veuillez alors, monsieur le baron, me faire préparer cette litière, ainsi qu’une monture pour moi; je la laisserai au pied du Morne.

– Oui, monsieur.

– Je vous préviens, monsieur le baron, qu’il est de la dernière importance que le but de cette entreprise soit parfaitement ignoré; tout serait perdu si l’on était prévenu de ma visite au Morne-au-Diable; nous n’instruirons donc l’escorte de sa destination qu’une fois hors du Fort-Royal, et nous ferons, je l’espère, autant de diligence que les chemins le permettront. En un mot, monsieur le baron, ajouta M. de Chemeraut d’un air confidentiel, qu’il n’avait pas eu jusqu’alors, le mystère est d’autant plus indispensable qu’il s’agit d’un secret d’état et de l’avenir de deux grands peuples…

– A cause de la Barbe-Bleue? dit le gouverneur en interrogeant d’un regard curieux la physionomie sérieuse et froide de M. de Chemeraut.

– A cause de la Barbe-Bleue.

– Comment, répéta le baron, la Barbe-Bleue est pour quelque chose dans un secret d’état, dans le repos de deux grands peuples?

M. de Chemeraut, qui n’aimait pas se répéter, fit un signe affirmatif et reprit:

– Je vous prierai aussi, monsieur le baron, de vouloir bien veiller à ce que la chaloupe de la frégate ne quitte pas le débarcadère, afin que je puisse retourner à bord et remettre à la voile sans m’arrêter ici une seconde, si, comme je l’espère, ma mission a un bon succès… Ah! j’oubliais; il faut que la litière soit autant que possible susceptible d’être parfaitement fermée.

– Mais, monsieur, c’est donc un prisonnier que vous allez chercher?

– Monsieur le baron, dit M. de Chemeraut en se levant, mille pardons de vous répéter encore que le roi m’a ordonné de vous faire des questions et non des…

– Bien, parfaitement bien, monsieur, dit le gouverneur. Puis-je maintenant ouvrir les fenêtres, monsieur? demanda le baron qui étouffait dans cet appartement.

– Je n’y vois pas d’inconvénient, monsieur le baron, dit M. de Chemeraut.

Le gouverneur se leva.

– Ainsi, monsieur le baron, lui dit M. de Chemeraut, il est bien convenu que vous ne préviendrez le guide qui doit me conduire à ma destination qu’au moment de notre départ.

– Mais, d’ici-là, monsieur, si je le fais mander, que lui dirai-je?

M. de Chemeraut parut étonné de la naïveté du gouverneur et lui dit:

– Quel est ce guide, monsieur?

– Un de mes noirs, qui travaille à l’habitation du roi, à une bonne lieue d’ici. C’est un drôle qui s’est enfui si souvent marron, qu’il est plus habitué aux retraites inaccessibles de l’île qu’aux grandes routes.

– Cet esclave est-il sûr, monsieur le baron?

– Très sûr, monsieur, il n’aurait aucun intérêt à vous égarer; d’ailleurs je le préviendrai que s’il vous égare, il aura le nez et les oreilles coupés.

– Il est impossible qu’il résiste à une pareille considération, monsieur le baron; maintenant pour répondre à votre objection, que faire de ce nègre jusqu’au moment de notre départ, pour l’occuper…

– Mais j’y pense!.. une idée! s’écria le baron d’un air triomphant, on pourrait le fouetter: ça le dérouterait; il croirait qu’on ne l’a fait venir ici absolument que pour ça!

– Ce serait, certes, un excellent moyen, monsieur le baron, d’opérer une diversion dans ses idées; mais il suffira, je pense, de le tenir enfermé jusqu’au moment de notre départ. Ah! j’oubliais encore, monsieur le baron; je vous prierai de veiller à ce que l’on porte à bord, pendant mon absence, tout ce que l’on pourra trouver de plus délicat en volailles, légumes, gibier, vins exquis, confitures, etc., etc.; vous ne regarderez aucunement à la dépense, j’acquitterai tous ces frais.

– Je vous comprends, monsieur, il faut rassembler, en fait de rafraîchissements, tout ce qu’il est possible de conserver à bord pendant les premiers jours d’une traversée, absolument comme s’il s’agissait de l’embarquement d’une personne de grande distinction, dit le gouverneur d’un air curieux.

– Vous me comprenez à merveille, monsieur le baron; mais j’y songe, ce noir, notre guide, a vu au moins les dehors de l’habitation du Morne-au-Diable?

– Sans doute, monsieur, et il fait d’assez étranges récits sur cette maison et sur la solitude où elle est bâtie.

– Eh bien! monsieur le baron, voici une occupation toute trouvée pour cet esclave; ordonnez qu’on le conduise près de moi en attendant l’heure de notre départ, je l’interrogerai sur ce que je veux savoir.

– Je vais donc l’envoyer quérir à l’instant, dit le gouverneur en sortant.

– Que Dieu ou le diable mène cette affaire à bon port, dit M. de Chemeraut lorsqu’il fut seul. Heureusement je n’ai pas besoin de l’aide de cette pécore de gouverneur; le plus difficile n’est pas fait; mais il n’importe, je me fie à mon étoile… l’affaire de Fabrio-Chigi était bien autrement difficile; et puis enfin l’espoir, sinon d’une couronne, du moins presque d’un trône… l’ambition de diriger le mouvement d’un grand peuple, le désir de rentrer un grâce auprès du roi son parent… ne voilà-t-il pas des raisons capables de déterminer la volonté la plus rebelle?.. et puis enfin si ces raisons-là ne suffisent pas… dit M. de Chemeraut après quelques moments de silence en frappant sur la cassette, voici un autre argument qui sera peut-être plus décisif..

Deux heures après, M. de Chemeraut partait pour le Morne-au-Diable à la tête de trente gardes du gouverneur, armés jusqu’aux dents.

Une litière attelée de deux mules suivait le petit détachement, que précédait le guide.

Cet esclave s’était assez longuement entretenu avec M. de Chemeraut, et, en suite de cet entretien, celui-ci avait fait ajouter aux deux échelles et aux pétards portés sur un cheval de bât, un paquet de fortes cordes garnies de crampons de fer et deux haches à marteau. De plus, M. de Chemeraut avait donné ordre au lieutenant de la frégate de lui envoyer deux excellents matelots, choisis parmi les quinze marins formant l’équipage de la chaloupe qui attendait, au débarcadère du Fort-Royal, l’issue de l’expédition.

Cette petite troupe se mit donc en marche, précédée du guide noir qui, flanqué des deux marins, marchait à peu de distance de M. de Chemeraut.

Après avoir suivi assez longtemps le bord de la mer, la troupe gravit une colline assez haute et s’enfonça bientôt dans l’intérieur de l’île.

Nous laisserons M. de Chemeraut s’avancer lentement vers le Morne-au-Diable, et nous irons rejoindre le père Griffon au Macouba, et le colonel Rutler au fond du précipice où il était arrivé par le passage souterrain lorsque les chats-tigres, en dévorant le cadavre de John, eurent enlevé l’obstacle qui avait jusque-là retenu l’envoyé anglais dans la caverne du Caraïbe.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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