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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 7

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Les ramiers expédiés, Pierre alla couper de longues et épaisses aiguillettes de marcassin pour lui et pour son maître. Le chevalier l’imita et trouva cette chair exquise, grasse, succulente, d’un haut et excellent goût, encore relevé par la pimentade.

Plusieurs fois Croustillac se désaltéra comme ses convives en puisant à la calebasse remplie du suc d’érable, et il termina son repas en mangeant une demi-douzaine d’abricots d’un merveilleux parfum et très supérieurs aux abricots d’Europe.

Pierre apporta ensuite une gourde d’eau-de-vie; le maître en but quelques gorgées et la passa à son engagé; celui-ci en usa de même, puis la reboucha soigneusement, au grand désappointement du chevalier, qui avançait déjà la main pour la saisir.

Cette manière d’agir n’était pas grossièreté de la part des boucaniers: ils faisaient, ainsi que les Caraïbes, une très grande distinction entre les dons naturels qui, ne coûtant rien, appartenaient pour ainsi dire à tous, et les choses acquises à prix d’argent, qui appartenaient exclusivement à ceux qui les possédaient. L’eau-de-vie, la poudre, le plomb, les armes, les peaux, la venaison boucanée pour être vendue, étaient de ce nombre; les fruits, le gibier, le poisson tombaient au contraire dans la communauté.

Néanmoins, le chevalier fronça le sourcil, moins par gourmandise que par fierté. Il fut sur le point de se plaindre du manque d’égards de l’engagé; mais réfléchissant qu’après tout il devait à Arrache-l’Ame un excellent repas, et que ce dernier pouvait seul le mettre sur la route du Morne-au-Diable, il contint sa mauvaise humeur, et dit au boucanier d’un air joyeux:

– Mordioux! mon maître, savez-vous que vous faites grande et bonne chère?

– On mange ce qu’on trouve; les sangliers et les taureaux ne manquent pas encore dans l’île, et le commerce de peau ne va pas mal, dit le boucanier en chargeant sa pipe.

CHAPITRE XI.
MAITRE ARRACHE-L’AME

Plus le chevalier examinait maître Arrache-l’Ame, moins il pouvait croire que cet homme à demi-barbare fût dans les bonnes grâces de la Barbe-Bleue. Le boucanier, ayant allumé sa pipe, s’étendit sur le dos, mit ses deux mains sous sa tête, et tout en fumant, les yeux fixés sur le toit de l’ajoupa, avec une apparence de profonde béatitude digestive, il dit au chevalier:

– Vous êtes venu ici en litière, avec vos bas roses?

– Non, mon brave ami, je suis venu à pied, et je serais venu sur la tête pour contempler le plus fameux boucanier de toutes les Antilles, dont le nom est venu jusqu’en Europe.

– Si vous avez besoin de peaux, reprit le boucanier, j’ai une douzaine de peaux de taureau si belles, qu’on les prendrait pour du buffle… J’ai aussi un chapelet de jambons de sanglier boucanés comme on ne boucane pas à la Tortue.

– Non, non, vous dis-je, mon brave ami… L’admiration, l’unique admiration m’a guidé, mordioux!.. Je suis arrivé de France, il y a cinq jours, par la Licorne… et ma première visite a été pour vous, dont je connaissais le mérite.

– Vraiment?

– Aussi vrai que je m’appelle le chevalier de Croustillac… car vous ne serez peut-être pas fâché de savoir à qui vous avez affaire. Mon nom est Croustillac…

– Tous les noms me sont indifférents, à moi, excepté celui acheteur.

– Et admirateur… mon brave ami… admirateur n’est-il donc rien? moi qui viens exprès d’Europe pour vous voir!

– Vous saviez donc me trouver ici?

– Pas précisément, mais la Providence s’en est mêlée; et, grâce à elle, j’ai rencontré le fameux Arrache-l’Ame.

– Décidément, il est stupide, pensa le chevalier. Je n’ai rien à redouter d’un pareil rival; si les autres ne sont pas plus dangereux, il me sera trop facile de me faire adorer de la Barbe-Bleue; mais il faut que je sache le chemin du Morne-au-Diable; il serait, palsambleu! piquant de m’y faire conduire par cet ours… Il reprit donc tout haut:

– Mais, mon brave chasseur, hélas! toute gloire s’achète, j’ai voulu vous voir, je vous ai vu.

– Eh bien! allez-vous-en, dit le boucanier en lançant une bouffée de fumée de tabac.

– J’aime votre rude franchise, digne Nemrod; mais pour m’en aller, il faudrait connaître un chemin quelconque, et je n’en sais aucun.

– D’où venez-vous?

– Du Macouba, où j’ai couché chez le révérend père Griffon.

– Vous n’êtes qu’à deux lieues du Macouba, mon engagé vous y conduira.

– Comment, à deux lieues! s’écria le chevalier, c’est impossible. Comment! j’ai marché hier depuis le point du jour jusqu’à la nuit et depuis ce matin jusqu’à cette heure, et je n’aurais fait que deux lieues?

– On a vu des sangliers, mais surtout les jeunes taureaux, ruser ainsi et faire beaucoup de chemin presque sans changer d’enceinte, dit le boucanier.

– Votre comparaison étant empruntée à l’art de la vénerie, art noble s’il en est, elle ne peut choquer un gentilhomme; donc, admettons que j’aie rusé, ainsi qu’un jeune taureau, comme vous dites; mais il ne s’ensuit pas que je veuille retourner au Macouba, et je compte sur vous pour m’enseigner la route que je dois suivre.

– Où voulez-vous donc aller?

Ici le chevalier fut un moment indécis, il ne savait que répondre, devait-il avouer franchement son intention de se rendre au Morne-au-Diable?

Croustillac trouva un biais, et répondit:

– Je voudrais passer par le chemin du Morne-au-Diable.

– Le chemin du Morne-au-Diable ne conduit qu’au Morne-au-Diable, et…

Le boucanier n’acheva pas, mais ses traits rembrunis devinrent presque menaçants.

– Et… où conduit-elle encore, la route du Morne-au-Diable? demanda le chevalier.

– Elle conduit les pécheurs aux Enfers, et les saints au Paradis…

– Ainsi, un curieux, un voyageur qui aurait la fantaisie d’aller au Morne-au-Diable…

– N’en reviendrait pas.

– Au moins, de la sorte, on ne risque pas de s’égarer au retour, dit le chevalier avec sang-froid: c’est bien, mon brave ami; alors indiquez-moi cette route.

– Nous avons mangé sous le même ajoupa; nous avons bu au même couï; je ne veux pas causer volontairement votre mort.

– Ainsi, me conduire au Morne-au-Diable, ou… me tuer…?

– Ce serait la même chose.

– Quoique votre dîner ait été parfait et votre connaissance très agréable, mon brave Nemrod, vous me les feriez presque regretter… puisque cela vous empêche de satisfaire mon désir. Mais, quel danger me menacerait donc?

– Tous les dangers de mort qu’un homme peut braver.

– Tous ces dangers-là n’en font qu’un, vu qu’on ne meurt qu’une fois, dit négligemment le Gascon.

Le boucanier regarda attentivement le chevalier et parut frappé de son courage ainsi que de l’air de franchise et de bonne humeur qui paraissait en lui, malgré ses rodomontades.

Le chevalier continua:

– Jamais le chevalier de Croustillac n’a connu la peur, tant qu’il a eu sa sœur à côté de lui.

– Quelle sœur?

– Celle-ci, qui, mordioux! n’est pas vierge, s’écria le Gascon en tirant son épée et la brandissant. Les baisers qu’elle donne sont cuisants, et les plus hardis ont regretté d’avoir fait connaissance avec elle.

– Miaou… miaou… fit l’engagé qui écoutait cette scène.

Ce cri fit tressaillir le Gascon, et lui rappela ses exploits de la nuit.

Il rougit de colère, s’avança sur l’engagé l’épée haute pour le châtier du plat de sa lame; mais Pierre se releva dextrement et se mit hors de portée, pendant que le boucanier riait aux éclats.

Cette hilarité exaspéra le chevalier, qui dit à Arrache-l’Ame:

– Mordioux! si vous osez attaquer un homme comme un taureau, en garde!

– Regardez votre épée, la lame est tachée de sang et couverte de poil de chats-tigres: c’est pour cela que Pierre a crié: Miaou.

– En garde! répéta le chevalier furieux.

– Quand j’aurai quatre pattes, des griffes et une queue… je me battrai avec vous, dit le boucanier en se levant tranquillement.

– Je te marquerai au visage alors, s’écria le chevalier en marchant sur Arrache-l’Ame.

– Tout doux, patte de velours, minet, patte de velours, dit le boucanier en riant et en parant avec le canon de son fusil une botte furieuse que lui porta le chevalier exaspéré.

L’engagé allait venir au secours de son maître, mais celui-ci l’arrêta en s’écriant:

– Ne bouge pas, je réponds de ce redoutable compagnon; chat échaudé craint l’eau froide, comme on dit. Je vais lui donner une bonne leçon.

Ces sarcasmes redoublèrent la rage du chevalier; il oublia que son adversaire se défendait avec un fusil, et il lui fournit quelques coups désespérés, que le boucanier paraît, en faisant preuve d’une merveilleuse adresse et d’une rare vigueur, en se servant d’un lourd fusil comme d’un bâton.

Pendant ce combat inégal, le boucanier poussait l’insolence jusqu’à faire entendre ce cri sourd que font les chats quand ils sont en colère et qu’ils jurent, comme on dit.

Ce dernier outrage mit le comble à la fureur du Gascon; mais, contre son attente, il trouvait dans le boucanier un gladiateur de première force sur l’escrime, et eut bientôt le chagrin de se voir désarmer: son épée sauta à dix pas.

Le boucanier se précipita sur le Gascon, son fusil levé comme une massue; il saisit le chevalier au collet, et s’écria:

– Ta vie est à moi; je vais te briser la tête comme un œuf.

Croustillac le regarda sans sourciller et répondit froidement:

– Et vous aurez trois fois raison, mordioux! car je suis un triple traître.

Le boucanier recula d’un pas.

– J’avais faim, et vous m’avez donné à manger; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire; vous étiez sans armes, et je vous ai attaqué: brisez-moi la tête! mordioux! brisez, vous en avez le droit, Croustillac est déshonoré!

– Cela n’est pas le langage d’un assassin ni d’un espion, puis, tendant la main au chevalier, il ajouta d’une voix rude:

– Allons, touchez là… nous nous sommes assis sous le même ajoupa, nous nous sommes battus ensemble, nous sommes frères.

Le chevalier allait mettre sa main dans celle du boucanier, mais il se ravisa, et lui dit gravement:

– Franchise pour franchise. Avant de vous donner la main, il faut que je vous déclare une chose.

– Quoi?

– Je suis votre rival!

– Rival, qu’est-ce que c’est que ça?

– J’aime la Barbe-Bleue, et je suis décidé à tout pour parvenir jusqu’à elle et pour lui plaire.

– Touchez là… frère.

– Un moment; je dois vous déclarer que, lorsque Polyphème Croustillac veut plaire, il plaît; quand il plaît, on l’aime… et quand on l’aime, on l’aime à la rage, à la mort.

– Touchez là, frère.

– Je ne toucherai là que lorsque vous m’aurez dit si vous m’acceptez loyalement pour rival.

– Sinon?

– Sinon, cassez-moi la tête, vous en avez le droit; nous sommes seuls, votre engagé ne vous trahira pas; mais je ne renoncerai pas à l’espoir, à la certitude de plaire à la Barbe-Bleue.

– Ah! c’est différent.

– Une dernière question, dit le chevalier. – Vous allez souvent au Morne-au-Diable?

– Je vais souvent au Morne-au-Diable.

– Vous y voyez la Barbe-Bleue?

– J’y vois la Barbe-Bleue.

– Vous l’aimez?

– Je l’aime.

– Elle vous aime?

– Elle m’aime.

– Vous?

– Moi.

– Elle vous aime?

– Comme une enragée…

– Elle vous l’a dit?

– Elle me l’a prouvé.

– Enfin… la Barbe-Bleue?

– Est ma maîtresse.

– Foi de boucanier?

– Foi de boucanier.

– Allons, se dit le chevalier, il n’y a pas plus de discrétion chez les barbares que chez les gens civilisés! Qui dirait, à voir un pareil butor, qu’il est fat?.. Puis il reprit tout haut:

– Eh bien! alors, je vous le répète: Cassez-moi la tête, car, si vous me laissez la vie, je ferai tout pour arriver au Morne-au-Diable, et j’y arriverai; je ferai tout pour plaire à la Barbe-Bleue, et je lui plairai, je vous en préviens. Ainsi donc, encore une fois, cassez-moi la tête, ou résignez-vous à voir en moi un rival, bientôt rival heureux.

– Je vous dis de toucher là, frère.

– Comment! malgré ce que je vous dis?

– Oui.

– Cela ne vous effraie pas?

– Non.

– Il vous est égal que j’aille au Morne-au-Diable?

– Je vous y conduirai moi-même.

– Vous?

– Aujourd’hui.

– Et je verrai la Barbe-Bleue.

– Vous la verrez tant que vous voudrez.

Le chevalier, pénétré de la confiance que lui témoignait le boucanier, ne voulut pas en abuser; il lui dit d’un ton solennel:

– Écoutez, boucanier, vous êtes généreux comme un sauvage: ceci soit dit sans vous offenser; mais, mon digne ami, mon loyal ennemi, vous êtes aussi ignorant comme un sauvage; élevé au milieu des forêts, vous n’avez pas une idée de ce que c’est qu’un homme qui a passé sa vie à plaire, à séduire; vous ne savez pas les ressources merveilleuses que cet homme trouve dans ses séductions naturelles; vous ne savez pas l’influence irrésistible d’un mot, d’un geste, d’un sourire, d’un regard! Cette pauvre Barbe-Bleue ne le sait pas non plus, d’après ce qu’on dit de ses trois maris. C’étaient trois pleutres, trois bélîtres, dont elle s’est débarrassée avec raison. Pourquoi s’en est-elle débarrassée? parce qu’elle cherchait un idéal, un être inconnu, le rêve de ses rêves… Or, mon brave ami, toujours soit dit sans vous offenser, vous ne pouvez pas vous abuser au point de croire que vous réalisez ce rêve de la Barbe-Bleue; vous ne pouvez vraiment pas vous prendre pour un Céladon, pour un sylphe…

Le boucanier regarda Croustillac d’un air hébété, et ne parut pas le comprendre; il lui dit en montrant le soleil:

– Le soleil baisse, nous avons quatre lieues à faire avant d’arriver au Morne-au-Diable; en route.

– Ce malheureux-là n’a pas la moindre conscience du danger qu’il court, c’est pitié que d’abuser de son aveuglement. C’est battre un enfant, c’est tirer un faisan posé, c’est tuer un homme endormi; foi de Croustillac, il me donne des scrupules. Et il reprit tout haut:

– Vous ne comprenez donc pas, mon brave ami, que cet homme aussi séduisant qu’irrésistible dont je vous parle… c’est moi?

– Ah! bah! c’est impossible…

– Votre étonnement n’est pas flatteur… brave chasseur… mais si je vous parle ainsi de moi-même, c’est que l’honneur m’ordonne de vous dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Vous ne comprenez donc pas qu’une fois que la Barbe-Bleue m’aura vu, elle m’aimera, et qu’elle ne vous aimera plus, mon pauvre Arrache-l’Ame? Comprenez donc que ce serait une lâcheté, une trahison de ma part que de ne pas vous en prévenir, au point où vous êtes avec la Barbe-Bleue… Je vous le répète, du moment où je mettrai les pieds au Morne-au-Diable, du moment où elle m’aura vu, où elle m’aura entendu… ce sera fait de votre amour. Maintenant que je vous ai prévenu, loyalement prévenu… voyez si vous voulez risquer.

– Touchez là, frère, dit le boucanier, parfaitement insensible aux menaces que lui faisait le chevalier… Partons, nous arriverons à la nuit au Morne-au-Diable, et les sauts du précipice ne sont pas commodes à cette heure-là.

– Allons… vous vous entêtez… soit… mais je vous ai prévenu, ce sera de la bonne guerre, dit le chevalier.

Le boucanier, sans répondre au chevalier, dit à son engagé: Ramène les chiens à la case et tiens prêtes les deux douzaines de peaux de taureau qu’on doit venir chercher demain de la Basse-Terre; je ne rentrerai pas cette nuit.

– C’est le compte, dit tout bas l’engagé d’un air fin, il découche toujours de la case une nuit sur trois.

Pendant que le boucanier attachait son ceinturon, le chevalier se dit à lui-même, en regardant le chasseur avec un sentiment de pitié:

– Ma foi! puisqu’il se met de gaieté de cœur le lacet au cou, puisqu’il n’écoute pas mes avertissements, qu’il s’arrange, mordioux! Il paraît que les amants ont, sous ce rapport, juste autant d’intelligence que les maris. Mais comment la Barbe-Bleue, si elle est jolie… il faut qu’elle soit jolie… peut-elle s’accommoder d’un rustre pareil? Pauvre petite… cela est tout simple!.. elle ne sait pas le dédommagement que le sort lui réserve…

– Vive Dieu! Croustillac, ton étoile se lève, ajouta le chevalier, après quelques minutes de réflexion.

– Allons, frère… en route… dit le boucanier; mais avant, Pierre va nous envelopper les jambes avec un reste de peau qu’il a là; nous avons à traverser une mauvaise savane pour les serpents.

Le chevalier remercia le boucanier, non sans hausser les épaules avec compassion, en se disant:

– Le malheureux! il me chausse, et moi je le coifferai!

Cette stupide plaisanterie devait être punie et bien fatale à Croustillac, qui suivit son guide avec une nouvelle ardeur, car il allait enfin voir la Barbe-Bleue.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE XII.
LE MARIAGE

Après quatre heures de marche, le chevalier et le boucanier arrivèrent assez près du Morne-au-Diable. La route était si difficile et si embarrassée, que les deux compagnons purent à peine échanger quelques paroles.

Croustillac devenait pensif à mesure qu’il approchait de l’habitation de la Barbe-Bleue; malgré la bonne opinion qu’il avait de lui-même, malgré ses consolantes réflexions sur la nudité allégorique de Vénus et de la Vérité, il regrettait que sa bonne mine naturelle ne fût point relevée par de riches vêtements. Il se hasarda donc, après maintes hésitations, à faire le mensonge suivant au boucanier:

– Je vous avouerai, mon loyal et digne rival, que mes gens et mes malles étant restés à Saint-Pierre, je me trouve, comme vous voyez, assez peu galamment troussé… pour me présenter devant la reine de nos pensées.

– Qu’est-ce que ça veut dire, demanda le boucanier.

– Cela veut dire, brave Nemrod, que j’ai l’air d’un mendiant; que mon justaucorps et mes chaussures qui étaient hier presque neufs, sont à cette heure abominablement outragés et paraissent avoir au moins… six mois d’existence.

– Six mois? Oh! oh! ils ont l’air diablement plus âgés que cela, frère.

– C’est ce qui prouve combien votre diable de soleil est torréfiant! en une journée, il a dévoré la couleur de ces habits qui étaient hier du vert céladon le plus frais, le plus tendre et le plus coquet… tandis qu’à cette heure…

– Ils sont à peu près couleur de grenouille morte, dit le boucanier. C’est comme votre baudrier, notre soleil affamé en a mangé l’or, il n’a laissé que le fil rouge.

– Qu’importe le baudrier, si l’épée sort librement et vaillamment du fourreau? dit fièrement Croustillac; puis, se radoucissant, il ajouta:

– C’est justement parce que je suis momentanément dans un équipage indigne de ma qualité, que je voudrais savoir… si je ne trouverais pas à me vêtir plus convenablement au Morne-au-Diable.

– Ah ça! est-ce que vous croyez que la Barbe-Bleue tient une boutique de friperie? dit le boucanier.

– Me préserve le ciel de l’accuser de cet ignoble trafic! Mais enfin on pourrait par hasard… et cela n’aurait rien d’étonnant, on pourrait par hasard, dis-je, avoir oublié, dans le coin d’un vestiaire, quelques habits provenant d’un des défunts de notre infante!

– Eh bien? fit le boucanier.

– Eh bien! reprit imperturbablement le chevalier, quoiqu’il m’en coûte beaucoup de me parer de ce qui ne m’appartient pas, et surtout de ce qui peut m’habiller fort mal, je m’en accommoderai pourtant, à défaut de mes somptueux vêtements restés à Saint-Pierre… et au risque d’être abominablement défiguré peut-être par ces habits de hasard… ajouta-t-il dédaigneusement.

Le boucanier ne put s’empêcher de rire aux éclats de la singulière idée de son compagnon.

Croustillac rougit de colère, et dit:

– Mordioux! vous êtes bien gai, mon compagnon!

– Je ris parce que je vois que je ne suis pas le seul à trafiquer des peaux, dit Arrache-l’Ame. Pardieu! nous sommes vraiment frères! si je dépèce le cuir du taureau, vous ne faites pas fi de la dépouille d’un des maris de la veuve. Mais nous voici arrivés au pied du morne; attention, frère, il faut avoir le jarret ferme et le coup d’œil sûr pour gravir ce sentier escarpé; si vous le trouvez trop rude, vous pouvez vous arrêter ici, je vous enverrai un guide pour vous reconduire au Macouba.

– M’arrêter ici?.. au terme du voyage?.. après mille traverses? au moment de voir et de subjuguer cette enchanteresse Barbe-Bleue? s’écria le chevalier, vous perdez la tête… Allez, allez, mon camarade, ce que vous ferez, je le ferai, dit le chevalier.

En effet, grâce à ses longues jambes, à son agilité naturelle, à son sang-froid, Croustillac suivit le boucanier dans le chemin périlleux qui conduisait à l’habitation, à travers les effrayants précipices du Morne-au-Diable.

A un cri de reconnaissance du boucanier, l’échelle de la plate-forme descendit; il y monta avec son compagnon, et tous deux entrèrent dans les bâtiments extérieurs.

Arrivés au passage voûté qui conduisait à l’habitation particulière de la veuve, le boucanier dit un mot à l’oreille d’une vieille mulâtresse. Celle-ci prit le chevalier par la main et le conduisit à un escalier pratiqué dans l’épaisseur de la voûte.

Croustillac hésitait à suivre l’esclave, le boucanier dit:

– Allez, allez, frère, vous ne pouvez vous présenter ainsi devant la veuve; je viens de dire un mot à la vieille Jeannette, elle va vous donner les moyens d’être plus brillant qu’un soleil. Moi, je vais annoncer votre arrivée à la Barbe-Bleue.

Ce disant, le boucanier disparut par le passage voûté.

Croustillac, guidé par la mulâtresse arriva dans une chambre très élégamment et très confortablement meublée.

– Mordioux! s’écria l’aventurier en se frottant les mains et en marchant à grands pas, ceci s’annonce bien! pourvu que je puisse paraître à mon avantage. Pourvu qu’un des défunts de la veuve ait eu seulement taille et figure humaines, et que ces habits ne me déflorent pas trop, je parais… je plais… je séduis la veuve, et cette bête brute de boucanier, débusqué par moi du cœur de la Barbe-Bleue, retourne demain, peut-être même ce soir, dans ses forêts.

Croustillac vit bientôt entrer chez lui plusieurs nègres.

L’un était courbé sous le poids d’un énorme paquet.

L’autre apportait sur un plateau d’argent ciselé une écuelle de vermeil, où fumait un consommé le plus appétissant du monde; deux carafes de cristal, l’une remplie d’un vin vieux de Bordeaux, couleur de rubis; l’autre, de vin de Madère, couleur de topaze, flanquaient l’écuelle et complétaient cette légère réfection offerte au chevalier de la part de Madame.

Pendant qu’un des esclaves plaçait devant le chevalier une petite table d’un bois précieux incrusté d’ivoire, le nègre portant le paquet étalait sur le lit un habit complet de velours noir, orné de riches boutonnières brodées en or.

Ce qu’il y avait de singulier dans ce justaucorps, c’est que sa manche gauche était de satin cerise: cette manche fermait au-dessus du poignet par une sorte de large parement de buffle; du reste, à l’exception de cette étrangeté, cet habit était élégamment coupé; des bas de soie très fins, des rhingraves, de magnifiques dentelles, un large feutre orné d’une grosse tresse d’or et de belles plumes blanches devaient compléter la transfiguration de l’aventurier.

Pendant que le chevalier s’ingéniait à deviner pourquoi la manche gauche de ce justaucorps de velours noir était de satin cerise, deux nègres préparaient un bain dans un cabinet de toilette voisin de la chambre; l’autre esclave vint demander à Croustillac, en assez bon français, s’il voulait être rasé et peigné, Croustillac y consentit.

Parfaitement rafraîchi et délassé par un bain aromatique, bien enveloppé par les esclaves dans les peignoirs de fine toile de Hollande qui exhalaient les plus suaves odeurs, l’aventurier s’étendit voluptueusement sur un moelleux divan, pendant que ses nègres valets de chambre l’éventaient avec d’énormes plumeaux.

Le chevalier, malgré sa confiance aveugle dans sa destinée, qui, selon lui, devait être d’autant plus belle qu’elle avait été jusque-là plus misérable, le chevalier croyait quelquefois rêver; ses plus folles espérances étaient dépassées; en jetant un coup d’œil complaisant sur les riches habits qu’il allait revêtir et qui devaient le rendre fatalement irrésistible, et sentit presque un remords à l’endroit du boucanier, qui venait si imprudemment de mettre le loup dans la bergerie de son amour.

Cette pensée d’un précieux phébus fit sourire Croustillac; il se préparait à éblouir la Barbe-Bleue par un ravissant jargon de ruelle qui devait victorieusement l’emporter sur le langage de ses sauvages adorateurs.

Tout à coup une horrible appréhension vint obscurcir les riantes visions du Gascon; il craignit pour la première fois que la Barbe-Bleue ne fût d’une laideur repoussante; il eut la modestie de penser que peut-être aussi ce serait trop exiger du sort que de vouloir que la Barbe-Bleue fût d’une beauté idéale.

Croustillac se montra donc d’assez bonne composition; il se dit avec la conviction d’un homme qui sait sagement modérer et borner ses prétentions:

– Pourvu que la veuve n’ait pas plus de quarante à cinquante ans, pourvu qu’elle ne soit ni borgne ni audacieusement bossue; pourvu qu’il lui reste quelques dents et plusieurs cheveux, ma foi, son vin est si bon, sa vaisselle si splendide, ses gens si soigneux, que si elle justifie de trois à quatre millions, mordioux! je consens… à courir les risques de mes devanciers et à rendre la veuve heureuse, foi de Croustillac! vu que j’aime mieux subir toutes les conséquences de mon métier de mari… que de retourner à bord de la Licorne, avaler des bougies allumées pour la plus grande joie de cet animal amphibie de maître Daniel! Ainsi donc, la Barbe-Bleue fût-elle laide, fût-elle mûre, elle est millionnaire, je me charge de la bonne dame, et je serai pour elle si superlativement aimable que, loin de m’envoyer rejoindre les autres défunts, elle n’aura pas d’autre idée que celle de me conserver précieusement et d’embellir ma vie par toutes sortes de délicieuses imaginations… Allons… allons, Croustillac, reprit l’aventurier avec une nouvelle exaltation, je te le disais bien, ton étoile se lève d’autant plus étincelante qu’elle a été plus longtemps obscurcie!.. Oui… elle se lève.

En disant ces mots, le chevalier appela un des noirs qui attendait ses ordres dans la pièce voisine, et avec son aide revêtit l’habit de velours noir à manche cerise.

Le Gascon était grand, mais osseux et maigre; les vêtements qu’il portait avaient été faits pour un homme aussi de haute taille, mais large de poitrine et mince de corsage; aussi le justaucorps dessinait-il quelques plis majestueux autour du torse de Croustillac, et ses bas cerise se drapèrent non moins majestueusement autour de ses longues jambes sèches et nerveuses.

Le chevalier ne s’occupa pas de ces légères imperfections dans son costume; il jeta un dernier regard sur le miroir de Venise que lui présentait l’esclave, ajusta ses cheveux noirs et rudes, retroussa sa longue moustache, suspendit sa formidable épée à un riche baudrier de buffle qu’on lui avait apporté, se coiffa fièrement du feutre à tresses d’or et à plumes blanches, et, piaffant dans sa chambre d’un air triomphant, il attendit impatiemment l’heure d’être présenté à la veuve.

Cet instant désiré arriva bientôt.

La vieille mulâtresse qui avait reçu l’aventurier vint le chercher, le pria de la suivre et l’introduisit dans le bâtiment reculé que nous connaissons déjà.

Le salon où Croustillac dut attendre quelques minutes était meublé avec un luxe dont jusque-là il n’avait eu aucune idée; de superbes tableaux anciens, des porcelaines magnifiques, des curiosités d’orfèvrerie du plus grand prix encombraient, pour ainsi dire, des meubles aussi précieux par la matière que par le travail; un luth et un téorbe, dont les ornements d’ivoire et d’or étaient d’une finesse de sculpture extraordinaire, attirèrent l’attention de Croustillac, qui fut ravi de penser que sa future épouse était musicienne.

– Mordioux! se dit le chevalier, serait-il donc possible que la maîtresse de tant de richesses fût belle comme le jour… Non, non, je serais trop heureux.. quoique je mérite un tel bonheur.

Qu’on juge de l’étonnement, pour ne pas dire du saisissement du Gascon, lorsqu’il vit entrer Angèle.

La petite veuve était éblouissante de jeunesse, de grâces, de beauté, de parure; vêtue et coiffée à la mode du siècle de Louis XIV, elle portait une robe de tabis bleu céleste, dont le long corsage semblait brodé de diamants, de perles et de rubis, tant cette profusion de pierreries était disposée avec goût.

Croustillac, malgré son audace, recula d’un pas à cette apparition.

De sa vie il n’avait rencontré une femme si ravissamment jolie, si royalement parée; il ne pouvait en croire ses yeux, il contemplait la Barbe-Bleue d’un air ébahi.

Nous devons dire à la louange du chevalier qu’il eut un louable retour de modestie malheureusement aussi rapide que sincère. Il pensa qu’une si charmante créature hésiterait peut-être à se marier avec un aventurier tel que lui; mais, se rappelant les impertinentes et glorieuses confidences du boucanier, il se dit qu’après tout un homme en valait un autre, et il reprit bientôt son imperturbable assurance.

Croustillac fit coup sur coup trois de ses plus respectueuses révérences; puis il se redressa de toute sa hauteur pour faire valoir la noblesse de sa taille, avança une de ses longues jambes, retira l’autre quelque peu en arrière et se hancha d’un air conquérant, en tenant son feutre de la main droite et appuyant sa main gauche sur la garde de son épée.

Sans doute, il allait débiter quelque galant compliment à la Barbe-Bleue, car déjà il portait une main à son cœur en ouvrant sa large bouche, lorsque la petite veuve, ne pouvant retenir la violente envie de rire que lui causait la figure hétéroclite du chevalier, donna un libre cours à sa bruyante hilarité.

Cette explosion de gaieté ferma la bouche à Croustillac et il tâcha de sourire, espérant ainsi complaire à la Barbe-Bleue.

Cette galante tentative se traduisit par une grimace si grotesque, qu’Angèle tomba assise sur un sofa, oublia toute convenance, toute dignité, s’abandonna étourdiment à un accès de fou rire; ses beaux yeux bleus, toujours si brillants, se voilèrent de joyeuses larmes; ses joues rondelettes se colorèrent d’un vif incarnat, et leurs charmantes fossettes se creusèrent à ce point que la veuve aurait pu y cacher, tout entier, le bout rosé de son petit doigt.

Croustillac, très embarrassé, restait immobile devant la jolie rieuse, tantôt fronçant les sourcils d’un air courroucé, tantôt, au contraire, tâchant de dilater sa longue et maigre figure par un sourire forcé.

Pendant ces jeux successifs de physionomie, qui n’étaient pas faits pour mettre un terme à l’hilarité de la Barbe-Bleue, le chevalier se disait in petto que, pour une meurtrière, la veuve n’avait pas un aspect bien sombre ni bien terrible.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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