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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 6

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CHAPITRE IX.
LA NUIT

Nous avons laissé le chevalier de Croustillac alors qu’il s’enfonçait dans la forêt au milieu des cris de tous les animaux qui la peuplaient.

Un moment étourdi de ce vacarme, le Gascon poursuivit bravement sa route, s’orientant toujours vers le nord, du moins autant qu’il le pouvait, grâce à son peu de connaissances astronomiques.

Ainsi que le père Griffon l’en avait prévenu, on ne trouvait aucun chemin frayé à travers ces bois; des détritus de végétaux, de grandes herbes, des lianes, des troncs d’arbres, des broussailles inextricables encombraient le sol; les arbres étaient si touffus, que l’air, la lumière et le soleil pénétraient difficilement sous ces épaisses voûtes de verdure, où il régnait une humidité chaude presque suffocante, produite par la fermentation de l’humus végétal qui recouvrait la terre à une assez grande épaisseur.

Les violents parfums des fleurs tropicales saturaient cette atmosphère étouffante; aussi le chevalier éprouvait-il une sorte d’ivresse, de pesanteur; il marchait d’un pas moins délibéré, il se sentait la tête lourde, les objets extérieurs lui étaient presque indifférents, il n’admirait plus les colonnades de feuillée qui s’étendaient à perte de vue dans la pénombre de la forêt. Il jetait un coup d’œil distrait sur le plumage étincelant et varié des périques, des aras, des colibris, qui poussaient mille cris joyeux, becquetaient des insectes aux ailes d’or, ou concassaient entre leurs becs les baies aromatiques du bois d’Inde.

Les gambades des singes qui se balançaient aux souples guirlandes des passiflores, ou qui sautaient d’arbre en arbre, lui arrachaient à peine un sourire. Complétement absorbé, il n’avait que la force de songer au terme de son dangereux voyage. Il n’avait de pensée que pour la Barbe-Bleue et ses trésors.

Au bout de quelques heures de marche, il commença de s’apercevoir que ses bas de soie étaient une chaussure incommode pour traverser une forêt. Une énorme branche de raquette épineuse avait fait un large accroc à son pourpoint; ses chausses n’étaient pas irréprochables, et plus d’une fois, sentant sa longue rapière s’embarrasser dans quelques plantes rampantes, il s’était involontairement retourné comme pour châtier l’importun qui prenait la liberté de le retenir.

Soit hasard, soit grâce aux fréquentes évolutions de sa gaule, dont il battait incessamment les broussailles, le chevalier eut le bonheur de ne pas rencontrer un serpent sous ses pas.

Vers midi, harassé de fatigue, il s’arrêta pour cueillir quelques bananes, et monta sur un arbre assez peu élevé pour y déjeuner plus à son aise; il découvrit avec une douce surprise que les feuilles de cet arbre, roulées en cornets, contenaient une eau claire, fraîche, et parfaite au goût; le chevalier but quelques cornets de cette eau, mit dans ses poches les bananes qui lui restaient, et continua sa route.

D’après son estime, il devait avoir fait environ quatre lieues, et ne plus être éloigné du Morne-au-Diable.

Malheureusement l’estime du chevalier n’était pas d’une extrême précision, du moins quant à la direction qu’il croyait avoir prise, car il évaluait assez justement le chemin parcouru. Il se trouvait donc à midi un peu plus éloigné du Morne-au-Diable qu’il n’en était éloigné en entrant dans la forêt.

Pour ne pas perdre le soleil de vue (on l’apercevait à peine à travers l’épaisseur du feuillage), il eût été nécessaire d’avoir presque constamment les yeux levés au ciel. Or, le chemin était presque inextricable, et il fallait sans cesse veiller aux serpents; ainsi partagée entre le ciel et la terre, l’attention du chevalier avait pu s’égarer quelque peu.

Néanmoins, comme il lui était impossible de croire qu’il se fût trompé d’une seconde dans ses calculs, il reprit courage, presque certain d’arriver au terme de sa course.

Vers les trois heures du soir, il commença de soupçonner le Morne-au-Diable de s’éloigner à mesure qu’il s’en approchait. Croustillac était harassé, mais la crainte de passer la nuit dans la forêt l’aiguillonnait; à force de marcher, de marcher, il arriva enfin à une sorte de fondrière assez creuse, qui s’enfonçait entre deux gorges de rochers.

Le chevalier respira, s’épanouit.

– Mordioux! s’écria-t-il en s’éventant avec son feutre, me voici donc enfin au Morne-au-Diable! Il me semble que je m’y reconnais, quoique je n’y sois jamais venu. Je ne pouvais d’ailleurs pas me perdre; j’avais l’amour pour boussole; on irait ainsi aux antipodes sans dévier d’un cheveu. C’est tout simple, mon cœur tourne vers l’or et la beauté, comme l’aimant vers le pôle! car si la Barbe-Bleue est riche, elle doit être belle… et puis une femme qui se débarrasse aussi lestement de trois maris doit aimer le changement; or, je serai du fruit nouveau pour elle… Et quel fruit! Après tout, les trois défunts n’ont eu que ce qu’ils méritaient, puisqu’ils me font place… Ce qui me rassure à l’endroit du physique de la Barbe-Bleue, c’est qu’il n’y a qu’une très jolie femme qui puisse se permettre ces irrégularités, ces façons… un peu cavalières… de dénouer le lien conjugal… Mordioux! je vais la voir, lui plaire, la séduire; pauvre femme… elle ne se doute pas que son vainqueur est à sa porte! Si… si… je parie que son petit cœur bat bien fort à ce moment. Elle me presse… elle me devine… son attente ne sera pas trompée… elle va être éblouie… le bonheur lui arrive sur les ailes de l’amour…

En disant ces mots, le chevalier jeta un coup d’œil sur sa toilette; il ne put s’empêcher de trouver qu’elle était un peu en désordre: ses bas, primitivement pourpres, puis rose-pâle, s’étaient zébrés d’une multitude de rayures vertes depuis son voyage dans la forêt; son pourpoint s’était aussi orné de plusieurs crevés bizarrement placés, mais le Gascon fit tout haut cette réflexion, sinon très modeste, du moins très consolante:

– Mordioux! Vénus en sortant de l’onde n’avait pas de pourpoint; la Vérité n’en avait pas non plus en sortant de son puits. Or, puisque la beauté et la vérité apparaissent sans voile… je ne vois pas pourquoi… l’amour… D’ailleurs la Barbe-Bleue doit être femme à me comprendre!

Absolument rassuré, le chevalier hâta le pas, gravit le revers de la fondrière et se trouva… dans un endroit de la forêt beaucoup plus sombre et beaucoup plus fourré que celui qu’il venait de quitter.

D’autres auraient perdu courage, Croustillac s’écria au contraire:

– Mordioux! ceci est très habile, cacher son habitation au plus épais du bois est d’une femme de tête!.. je suis sûr… plus je m’empêtre dans ces ronces, plus j’approche de la maison… je me regarde comme arrivé… Barbe-Bleue… Barbe-Bleue… enfin je te tiens!

Le chevalier conserva cette précieuse illusion tant que le jour dura, ce qui ne fut pas long: il n’y a pas de crépuscule sous les tropiques.

Bientôt le chevalier vit avec étonnement les rares clartés qui traversaient le sommet des arbres s’éteindre peu à peu, et en s’éteignant donner une apparence fantastique aux grandes masses de la forêt. Pendant quelques moments elle resta dans une demi-obscurité, çà et là éclairée par les vifs reflets du soleil, qui semblait rouge comme une fournaise, car il se couchait dans le vent, ainsi qu’on le dit aux Antilles.

Pendant un moment, cette végétation d’une verdure si puissante et si crue se teignit de pourpre: le chevalier croyait voir la nature à travers un vitrail rouge, ce qu’on apercevait du ciel était comme une lave en fusion.

– Mordioux… s’écria le chevalier, je ne me trompais pas, je suis près de ce morne infernal, cette réverbération me le prouve. Lucifer rend sans doute visite à la Barbe-Bleue qui, pour le recevoir, fait allumer tous les fourneaux de sa cuisine.

Peu à peu les tons ardents du ciel se refroidirent; ils devinrent d’un rouge pâle, violacé, et finirent par se fondre dans l’azur foncé de la nuit.

Dès que l’ombre envahit la forêt, les cris plaintifs des anolis, les sinistres glapissements des chouettes célébrèrent le retour des ténèbres.

La brise de mer, qui se lève toujours après le coucher du soleil, passa comme un souffle immense sur la cime des arbres; toutes les feuilles frissonnèrent.

Ces mille bruits vagues, lointains, sans nom, qu’on n’entend pour ainsi dire que la nuit, commencèrent à sourdre de toutes parts.

– Mordioux! s’écria le chevalier, c’est à se couper la figure!!! Penser que je ne suis qu’à cent pas peut-être du Morne-au-Diable, et que me voici obligé de dormir à la belle étoile!

Croustillac, craignant les serpents, se dirigea vers un énorme acajou qu’il avait remarqué; à l’aide des lianes dont cet arbre était enveloppé de toutes parts, il parvint à atteindre une espèce de fourche formée par deux maîtresses branches; il s’y installa assez commodément, ramena son épée entre ses genoux, et se mit à souper avec les bananes qu’il avait heureusement gardées dans ses poches.

Il ne ressentait aucune des frayeurs que tant d’hommes, même braves, auraient pu éprouver dans une position si critique. D’ailleurs, dans les cas extrêmes, le chevalier avait toutes sortes de raisonnements à son usage; tantôt il s’écriait:

– Mordioux! le sort s’acharne contre moi… il choisit bien… il ne peut se commettre… Au lieu de s’adresser à quelque faquin, à quelque pleutre, que fait-il? il avise le chevalier de Croustillac en disant: Voilà mon homme… Il est digne de lutter contre moi.

Dans la circonstance dont il s’agit, le chevalier vit une autre combinaison providentielle non moins flatteuse pour lui.

– Mon bonheur est certain, se dit-il, les trésors de la Barbe-Bleue vont être à moi; c’est une dernière épreuve que ledit sort me fait subir; j’aurais mauvaise grâce de me révolter… Il ne serait pas d’un galant homme de se plaindre. Je ne mériterais pas l’inestimable récompense qui m’attend.

A l’aide de ces réflexions, le chevalier combattit victorieusement le sommeil; il craignait, en y cédant, de se laisser choir du haut de son arbre; il finit par être enchanté des légères traverses qu’il avait à surmonter pour arriver jusqu’à la Barbe-Bleue; elle lui saurait gré de son courage, pensait-il, et serait sensible à son dévouement.

Dans ses accès de chevaleresque vaillance, le chevalier regrettait même de n’avoir eu jusqu’alors aucun ennemi sérieux à combattre, et de n’avoir lutté que contre des broussailles, des épines et des troncs d’arbres.

A ce moment, un bruit étrange attira l’attention de l’aventurier; il prêta l’oreille et s’écria:

– Qu’est-ce que ceci? on dirait que des chats viennent ici faire leur sabbat. Je le disais bien… Puisque voici des chats, la maison ne doit pas être éloignée.

Croustillac se trompait.

Ces chats n’étaient pas domestiques, mais sauvages, et jamais chats-tigres ne furent plus féroces; ils continuèrent de faire un vacarme infernal.

Pour les faire cesser, le chevalier prit sa gaule et frappa sur l’arbre. Les chats, au lieu de fuir, se rapprochèrent avec un redoublement de cris rauques et furieux.

Depuis très longtemps, les bois étaient parcourus par des bandes de ces animaux, qui le cédaient à peine aux jaguars en grosseur, en force et en voracité; ils avaient attaqué et dévoré de jeunes chevreaux, des chèvres, et jusqu’à de jeunes génisses.

Pour expliquer au lecteur les intentions hostiles des bêtes carnassières qui rôdaient autour du chevalier, que la subtilité de leur odorat leur avait fait éventer, il faut retourner à la caverne où est demeuré le colonel Rutler.

On sait que le cadavre de John, mort d’une piqûre de serpent, obstruait complétement le passage souterrain par lequel on pouvait seulement sortir de la caverne. Des chats-tigres, étant descendus dans le précipice, dépistèrent le cadavre de John, s’en approchèrent d’abord timidement; puis, bientôt enhardis, ils le dévorèrent.

Le colonel les entendit et ne sut que penser de ces cris féroces; au jour, grâce à l’avidité de ces animaux, l’obstacle qui empêchait Rutler de sortir avait presque complétement disparu; il ne restait dans l’étroit souterrain que les ossements de John, et le colonel pouvait facilement les déplacer.

Après cette horrible curée, les chats-tigres, affriandés, mais non rassasiés par ce régal nouveau pour eux, se sentirent en goût de chair humaine; ils abandonnèrent le fond du précipice, regagnèrent les bois, éventèrent le chevalier, et leur férocité carnassière s’exaspéra.

Pendant quelque temps la crainte les retint; mais encouragés par l’immobilité de Croustillac, l’un des plus hardis et des plus affamés grimpa lestement sur l’arbre, et le Gascon vit tout à coup près de lui deux gros yeux brillants et verdâtres qui luisaient au milieu de l’obscurité.

Au même instant il se sentit mordre vigoureusement au mollet; il retira brusquement sa jambe, mais le chat-tigre le retint en enfonçant ses griffes dans la chair et fit entendre un grondement sourd, furieux, qui fut le signal de l’attaque: les assaillants grimpèrent de tous côtés, le chevalier ne vit autour de lui que des yeux flamboyants, et se sentit mordre en plusieurs endroits à la fois.

Cette attaque avait été si imprévue, les assaillants étaient d’une si singulière espèce, que Croustillac, malgré son courage, resta un moment stupéfait; mais les morsures des chats et surtout son indignation profonde d’avoir à combattre de si ignobles ennemis réveillèrent sa fureur.

Il saisit le plus acharné (celui du mollet) par la peau du dos, et, malgré quelques coups de griffes, il le lança rudement contre un tronc d’arbre et lui brisa les reins. Le chat poussa des cris affreux; le chevalier traita de la même manière un autre de ces forcenés qui lui était sauté sur le dos et entreprenait de lui dévorer la joue.

La troupe hésita: Croustillac se saisit de son épée comme d’un poignard, en transperça quelques autres, et mit fin à cette attaque d’un nouveau genre en s’écriant:

– Mordioux! pourvu que la Barbe-Bleue ne sache pas que le brave Croustillac a failli être dévoré par les chats, ni plus ni moins qu’une volaille pendue au croc d’un garde-manger!

La fin de la nuit se passa paisiblement, le chevalier sommeilla quelque peu; au point du jour il descendit de son arbre, et vit étendus à ses pieds cinq de ses adversaires de la nuit; il se hâta de quitter ce lieu témoin d’exploits dont il rougissait, et, persuadé que le Morne-au-Diable ne pouvait être loin, il se remit en route.

Après avoir aussi vainement marché que la veille, les tiraillements d’estomac causés par une faim canine annoncèrent au chevalier qu’il devait être environ midi; qu’on juge de son ravissement lorsque la brise lui apporta une délicieuse odeur de rôti, mais si suave, mais si pénétrante, mais si appétissante, que le chevalier ne put s’empêcher de passer légèrement sa langue sur ses lèvres.

Il doubla le pas, ne doutant pas cette fois d’être arrivé au terme de ses tribulations. Pourtant il ne voyait aucune trace d’habitation, et comment concilier cette solitude apparente avec le fumet exquis dont son odorat était de plus en plus chatouillé?

Marchant très légèrement, il parvint inaperçu et sans être entendu près d’une sorte de clairière où il s’arrêta un moment; le spectacle qu’il avait sous les yeux méritait d’exciter son attention.

CHAPITRE X.
UN BOUCAN

Au milieu d’un épais fourré, on voyait un large espace déblayé formant un carré long; à l’une des extrémités s’élevait un ajoupa, sorte de hutte de branchage appuyée au tronc d’un palmier et recouverte de longues feuilles vernissées de balisier et de cachibou.

Sous cet abri, qui pouvait parfaitement garantir des rayons du soleil ceux qui s’y retiraient, un homme était étendu sur un lit de feuilles; à ses pieds, une vingtaine de chiens courants dormaient couchés.

Ces chiens eussent été blancs et orangés si leur couleur primitive n’avait pas disparu sous le sang dont ils étaient couverts; leur tête et leur poitrail étaient surtout complétement ensanglantés par les suites d’une copieuse curée.

Le chevalier ne put distinguer que vaguement la physionomie de l’homme à demi caché dans le lit de feuilles fraîches.

Non loin de l’ajoupa était un feu couvert où cuisait doucement, à la boucanière, un marcassin d’un an.

Qu’on se figure une espèce de gril formé par quatre fourches enfoncées en terre, sur lesquelles on avait posé des traverses, et sur ces traverses des gaulettes, le tout de bois vert.

Le marcassin, recouvert de sa peau et de ses soies, était étendu sur le dos, le ventre ouvert et vidé; des lianes attachées à ses quatre pieds le retenaient dans cette position que l’ardeur du feu aurait pu déranger.

Ce gril était élevé au dessus d’une fosse de quatre pieds de long sur trois de large et de profondeur, remplie de charbon embrasé; le marcassin boucanait à la chaleur égale de ce brasier ardent et concentré. La cavité du ventre de l’animal était à demi pleine de jus de limon et de piments coupés qui, se combinant avec la graisse que la chaleur faisait lentement dissoudre, formaient une sorte de sauce intérieure d’un fumet très appétissant.

Cet énorme rôti était presque cuit; sa peau commençait à rissoler et à se fendre; ce qu’on voyait de sa chair à travers la sauce était du rose le plus vif.

Enfin, une douzaine de grosses ignames d’une pulpe jaune et savoureuse cuisaient sous la cendre et répandaient une excellente odeur.

Le chevalier ne se possédait plus: emporté par son appétit, il entra dans l’enceinte en brisant quelques broussailles; un ou deux chiens s’éveillèrent et coururent sur lui d’un air menaçant.

L’homme qui dormait se leva brusquement, regarda autour de lui d’un air étonné pendant que la meute entière manifestait des intentions assez hostiles à l’endroit du chevalier, en se hérissant et en montrant des dents formidables.

Croustillac se rappela l’histoire de l’engagé du boucanier Arrache-l’Ame, dévoré par ses chiens; mais il ne s’intimida pas; il leva sa gaule d’un air menaçant, en disant:

– Au chenil, valets! au chenil!

Ces termes, empruntés à la vénerie d’Europe, ne firent aucune impression sur les chiens; ils prirent même une attitude assez menaçante pour que le chevalier leur allongeât quelques coups de gaule.

Leurs yeux brillèrent de férocité; ils allaient se précipiter sur Croustillac sans l’intervention du boucanier, qui sortit de l’ajoupa un long fusil à la main, en s’écriant dans un espèce de patois moitié nègre, moitié français:

– Qui touche à mes chiens? Qui es-tu, toi que voilà?

Le chevalier mit bravement la main à sa rapière, et dit au boucanier:

– Vos chiens veulent me mordre, mon garçon, et je les fouaille… Ils veulent jouer des dents sur moi comme j’en jouerais moi-même si j’avais devant moi un morceau de cet appétissant marcassin, car je suis égaré dans la forêt depuis hier matin, et j’ai une faim d’enfer…

Le boucanier, au lieu de répondre au chevalier, restait stupéfait de l’étrange accoutrement de cet homme qui, une gaule à la main, voyageait à travers une forêt en bas de soie rose, en habit de taffetas et en baudrier brodé.

De son côté, Croustillac, malgré son appétit, contemplait le boucanier avec non moins de curiosité.

Ce chasseur était de taille moyenne, mais agile et vigoureux; pour tout vêtement il avait un caleçon court et une chemise qui flottait comme une blouse. Ses vêtements étaient tellement imbibés du sang des tauraux ou des sangliers que les boucaniers écorchaient pour vendre les peaux et fumer leurs chairs (branches principales de leur commerce), que la toile en paraissait goudronnée, tant elle était noire et roide.

Une ceinture de peau de taureau, garnie de ses poils, serrait la chemise autour des reins du boucanier; à cette ceinture pendait, d’un côté, une gaîne à compartiments, renfermant cinq ou six couteaux de diverses longueurs et de diverses formes; de l’autre côté, une gargoussière.

Le chasseur avait les jambes nues depuis le genou; ses chaussures étaient faites sans couture et d’une seule pièce, grâce au procédé que voici, et dont usaient toujours les boucaniers.

Après avoir écorché un taureau ou quelque grand sanglier, ils levaient avec précaution la peau d’une des extrémités de devant, depuis le poitrail jusqu’au genou, en la rabattant comme un bas que l’on déchausse; puis, après l’avoir complétement détachée de l’os, ils la prenaient et enfonçaient leur pied dans cette peau souple et fraîche, plaçant le gros orteil à peu près à l’endroit qui recouvre la rotule de l’animal; une fois chaussés, ils nouaient avec un nerf ce qui dépassait le bout du pied, et coupaient le surplus; ensuite ils montaient et tiraient le reste de la peau jusqu’à mi-jambe, où ils l’attachaient avec une courroie. En se séchant, cette espèce de brodequin prenait la forme du pied, restait toujours douce, souple, durait très longtemps, était imperméable et à l’épreuve de la morsure des serpents.

Le boucanier, qui examinait curieusement Croustillac, s’appuyait sur un fusil à long canon de très fort calibre, que l’on appelait fusil de boucan; ces armes se fabriquaient à Dieppe et à Saint-Malo.

La figure de ce chasseur était grossière et commune; il portait un bonnet de peau de sanglier; sa barbe était longue, hérissée; son regard farouche.

Croustillac lui dit résolument:

– Ah ça! camarade, refuserez-vous à un gentilhomme affamé un morceau de ce rôti?

– Ce rôti n’est pas à moi, dit le boucanier.

– Comment! et à qui donc appartient-il?

– A maître Arrache-l’Ame, qui a son magasin de peaux et de viandes boucanées à la pointe aux Caïmans.

– Ce rôti appartient à maître Arrache-l’Ame? s’écria le chevalier assez surpris du hasard qui le rapprochait de l’un des adorateurs heureux de la Barbe-Bleue, si les médisances étaient vraies.

– Ce rôti appartient à Arrache-l’Ame? reprit encore Croustillac…

– Il lui appartient, répondit laconiquement l’homme au long fusil.

A ce moment on entendit un coup de feu qui retentit longtemps dans la forêt.

– C’est le maître, dit l’engagé.

Les chiens reconnurent sans doute l’approche du chasseur, car ils se mirent à pousser des hurlements de joie et ils s’élancèrent à travers les broussailles pour courir au-devant du boucanier.

Averti du retour de son maître, l’engagé, que nous appellerons Pierre, tira l’un de ses plus grands couteaux, s’approcha du marcassin, et, pour bien humecter la venaison, il fit d’assez profondes scarifications dans les chairs, sans toutefois endommager la peau, car l’abondant mélange de jus de citron, de piment et de graisse qui remplissait la cavité abdominale du marcassin se fût écoulé.

Chacune de ses incisions faisait exhaler des bouffées de parfums si appétissants, que le chevalier, aspirant cette odeur exquise, oubliait presque la prochaine apparition d’Arrache-l’Ame.

Enfin, celui-ci parut, suivi de ses chiens, serrés et pressés autour de lui.

Maître Arrache-l’Ame était grand et robuste. Son teint naturellement blanc était hâlé par le soleil et par la vie sauvage qu’il menait; son épaisse barbe noire tombait sur sa poitrine; ses traits étaient réguliers, mais âpres et durs. Quoique moins sordides que ceux de son engagé, ses vêtements étaient à peu près de la même forme. Comme lui, il portait à sa ceinture une gaîne garnie de plusieurs couteaux; seulement ses jambes, au lieu d’être à demi-nues, étaient entourées jusqu’aux genoux par des bandes de peau de sanglier attachées avec des nerfs, et il portait de gros souliers de cuir non tanné.

Son large sombrero à l’espagnole était surmonté de deux ou trois plumes d’aras rouges; enfin, la garde et les capucins de son fusil à la boucanière étaient d’argent. Telle était la différence qui distinguait le costume et l’armement de maître Arrache-l’Ame de celui de son engagé.

Lorsqu’il entra dans la clairière, il tenait son fusil sous le bras et plumait négligemment un ramier qu’il venait de tuer; trois autres oiseaux pareils étaient suspendus à sa ceinture par un lacet; il les jeta à Pierre, qui se mit à les plumer et à les vider avec une dextérité merveilleuse.

Ces ramiers, de la grosseur d’une perdrix, étaient ronds, fins et gras comme des cailles. A mesure que Pierre en avait préparé un, il lui coupait le cou, les pattes, et le mettait cuire dans la sauce épaisse et abondante qui remplissait le ventre du marcassin. Lorsque maître Arrache-l’Ame eut fini de plumer le sien, il l’y jeta aussi.

Pierre lui demanda:

– Maître, faut-il fermer la marmite?

– Ferme, dit le maître.

Aussitôt Pierre coupa les lianes qui tenaient les membres du marcassin dans le plus grand écart possible; la cavité du ventre se referma presque complétement, et les ramiers commencèrent à mijoter dans cette daubière d’un nouveau genre.

Pendant tout le temps de cette préparation culinaire, le boucanier n’avait pas paru s’apercevoir de la présence du chevalier, qui, le jarret tendu, le nez au vent, la main sur la garde de son épée, se préparait à répondre fièrement aux interrogations qu’on allait lui faire, et peut-être même à interroger lui-même maître Arrache-l’Ame.

Ce dernier, après avoir coupé le cou et les pattes du ramier qu’il avait plumé, essuya tranquillement son couteau et le remit dans sa gaîne.

Pour expliquer l’indifférence du boucanier, nous devons dire au lecteur que rien n’était plus commun que de voir des habitants venir visiter les boucans par curiosité.

Les boucaniers avaient, dans leurs habitudes, beaucoup de ressemblance avec les Caraïbes. Comme eux, ils se piquaient d’une loyale hospitalité; comme eux, ils permettaient à tout venant qui avait faim et soif de prendre part à leurs repas; mais, comme les Caraïbes, ils regardaient une invitation comme une formalité superflue; le repas préparé, mangeait qui voulait.

Après s’être débarrassé de sa ceinture et de son fusil, Arrache-l’Ame s’étendit sous l’ajoupa, tira une gourde cachée au frais sous la feuillée et but un coup d’eau-de-vie pour se préparer au dîner.

Croustillac était toujours dans la même position, le nez au vent, le jarret tendu, la main sur la garde de sa rapière; le rouge lui monta au front, il ne trouvait rien de plus insultant que l’indifférence absolue d’Arrache-l’Ame à son égard.

La Barbe-Bleue avait-elle, par l’intermédiaire du capitaine flibustier, prescrit au boucanier d’agir ainsi dans le cas où il rencontrerait le chevalier? L’insouciance du chasseur de taureaux était-elle réelle? C’est ce que nous ne pouvons encore apprendre au lecteur.

La position de Croustillac n’en était pas moins délicate et difficile; malgré son audace, il ne savait comment entamer la conversation. Enfin, faisant un effort sur lui-même, il dit au boucanier en s’avançant vers l’ajoupa:

– Est-ce que vous êtes aveugle, mon camarade?

– Réponds, Pierre, on te parle, dit négligemment Arrache-l’Ame à son engagé.

– Non… C’est à vous que je parle, dit le Gascon avec impatience.

– Non, fit le boucanier.

– Comment, non? s’écria le chevalier.

– Vous dites camarade, je ne suis pas votre camarade: mon engagé l’est peut-être…

– Mordioux!

– Je suis maître boucanier, vous ne l’êtes pas; il n’y a que mes frères les chasseurs qui soient mes camarades, dit Arrache-l’Ame en interrompant Croustillac.

– Et comment faut-il vous appeler pour avoir l’honneur d’une réponse? s’écria le chevalier avec colère.

– Si vous venez m’acheter des peaux ou de la viande boucanée, appelez-moi comme vous voudrez; si vous venez voir un boucan, regardez… si vous avez faim, quand le marcassin sera cuit, mangez.

– Ce sont de véritables brutes, de vrais sauvages, pensa le chevalier; il serait fou à moi de m’offenser de ses grossièreté; je meurs de faim, je suis égaré, cet animal peut me donner à dîner, et, si je m’y prends adroitement, m’indiquer la route du Morne-au-Diable: ménageons-le.

Puis, contemplant cet homme à demi-barbare avec ses vêtements souillés de sang, Croustillac se dit à lui-même en haussant les épaules:

– Et c’est un pareil sanglier qu’on donne pour amant à la belle, à l’adorable Barbe-Bleue… Mordioux! ce serait à devenir sanglier soi-même.

Pierre l’engagé, voyant sans doute le marcassin cuit à point, s’occupait activement de mettre le couvert; il étendit par terre, sous l’ajoupa, plusieurs larges feuilles de balisier du vert le plus tendre et le plus frais pour servir de nappe; il cueillit ensuite une large feuille de cachibou, fit quatre trous à son bord, y passa une liane, la serra et forma ainsi une espèce du bourse dans laquelle il exprima le jus de plusieurs limons qu’il alla cueillir et auquel il mêla du sel et du piment écrasé entre des pierres. Cette sauce s’appelait de la pimentade, elle était d’une force extrême, et les boucaniers et les flibustiers en faisaient toujours usage.

En face de cette sauce, et dans une autre feuille, il plaça les ignames cuites sous la cendre; leur enveloppe un peu brûlée s’était fendue et laissait voir une pulpe jaune comme de l’ambre.

Le chevalier était assez inquiet de savoir ce qu’on boirait, car il avait une soif ardente; il vit bientôt revenir l’engagé avec une grosse calebasse remplie d’un liquide, rose et limpide. C’était le suc de l’érable vineux qui découle en abondance de cet arbre lorsqu’on l’incise profondément. Cette boisson fraîche, salubre, a le goût d’un léger vin de Bordeaux mêlé de sucre et d’eau. Enfin, après avoir mis cette calebasse sur les feuilles qui servaient de nappe, l’engagé rompit une grosse branche d’abricotier couverte de fruit et de fleurs et la planta en terre au milieu des feuilles de balisier en manière de surtout.

– Ces rustres ne sont pas si sots qu’ils le paraissent, pensa le chevalier. Voici un repas dont dame nature fait seule les frais, et qui satisferait, j’en suis sûr, les plus gourmets.

Croustillac attendait avec impatience le moment de s’attabler; enfin l’engagé, ayant regardé le ventre du marcassin d’un œil exercé, dit au boucanier:

– Maître, c’est cuit.

– Mangeons, dit celui-ci.

Au moyen d’une fourchette de bois coupée à un chêne, l’engagé piqua d’abord un des ramiers, le mit sur une feuille fraîche et l’offrit au boucanier; puis, s’étant servi à son tour, il laissa la fourchette dans le ventre du marcassin.

Le chevalier, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, prit un ramier, une igname, revint s’asseoir près du maître et de l’engagé boucaniers; comme eux il se mit à manger du meilleur appétit.

Le ramier ainsi cuit était délicieux, les ignames parfaites et comparables aux plus délicieuses pommes de terre.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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