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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 18

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– D’abord, monseigneur, reprit le Gascon avec un flegme imperturbable, ainsi que je le disais tout à l’heure à madame la duchesse lorsque je la croyais affolée d’un certain drôle à figure cuivrée, d’abord, il est clair que l’on ne se dévoue pas pour les gens dans le seul but d’être couronné de roses et caressé par des nymphes sylvestres. C’est le péril qui fait le sacrifice… Mais la question n’est pas là. En vous livrant prisonnier au bonhomme Chemeraut, encore une fois, m’épargnez-vous la prison ou la potence, monseigneur?

– Mais, chevalier…

– Mais, monseigneur, je vous poursuivrai incessamment de cet argument ad hominem (c’est tout mon latin), comme le Flamand me poursuivait de son éternel poignard.

– Vous vous trompez, mon digne et brave chevalier, en croyant votre position aussi désespérée lorsque je me serai livré à M. de Chemeraut.

– Prouvez-moi cela, monseigneur…

– Sans insister trop sur mon rang et sur ma position, ils sont tels qu’on sera toujours obligé de compter avec moi. Aussi, lorsque je dirai à M. de Chemeraut que je désire… que je veux que vous ne soyez pas inquiété pour un trait qui vous honore, je ne doute pas que M. de Chemeraut ne s’empresse de m’agréer en cela, et de vous mettre en liberté.

– Monseigneur… permettez-moi de vous dire que vous vous abusez complétement.

– Mais que pourrait-il vouloir de plus? Ne serais-je pas en son pouvoir? Que lui importera votre capture?

– Monseigneur, vous avez été homme d’État, vous avez été conspirateur, vous êtes très grand seigneur, par conséquent vous devez connaître les hommes, et vous raisonnez, pardonnez ma hardiesse, comme si vous ne les connaissiez pas du tout… ou plutôt, votre généreux vouloir à mon endroit vous aveugle…

– Non, certes… chevalier.

– Écoutez, monseigneur, vous m’accorderez, n’est-ce pas, que les intelligences qu’on s’est ménagées en Angleterre, que la part que prend Louis XIV à toute cette intrigue prouvent l’importance de la mission du Chemeraut?

– Sans doute…

– Vous m’accorderez encore, monseigneur, que le Chemeraut doit compter le bon succès de cette mission pour beaucoup dans sa fortune.

– Cela est vrai…

– Eh bien, monseigneur, en refusant de prendre part à l’insurrection, vous ne laissez à Chemeraut qu’un rôle de geôlier; votre capture ne fait pas réussir la vaste entreprise à laquelle les deux rois portent un si vif intérêt. Aussi, croyez-moi, vous seriez mal venu à demander une grâce au Chemeraut, surtout dans le premier moment où il sera furieux de voir ses espérances détruites, surtout lorsqu’il saura que l’homme en faveur de qui vous intercédez lui a fait voir d’innombrables étoiles en plein midi… Croyez-moi donc, monseigneur, en acceptant toutes les propositions du Chemeraut, en secondant les projets de deux rois, vous pourriez à peine espérer d’obtenir ma grâce…

– Jacques… ce qu’il dit est plein de sens, reprit Angèle. Je ne voudrais pas te donner un conseil égoïste et lâche; mais encore une fois, il a raison, tu ne peux le nier.

Le duc baissa la tête sans répondre.

– Je le crois bien, madame, que j’ai raison, dit Croustillac. Je déraisonne assez souvent pour qu’une fois par hasard j’aie le sens commun.

– Mais, pour l’amour du ciel, envisagez donc au moins à votre tour ce qui arrive si j’accepte, s’écria le duc en prenant les deux mains du Gascon dans les siennes; vous me conduisez, moi et ma femme, à bord du Caméléon, nous mettons à la voile, nous sommes sauvés…

– A la bonne heure, mordioux! à la bonne heure; voilà comme j’aime à vous entendre parler, monseigneur.

– Oui, nous sommes sauvés, mais vous, malheureux, vous revenez avec M. de Chemeraut à bord de la frégate, on vous présente à mes partisans, votre ruse est découverte et vous êtes perdu.

– Peste, monseigneur, comme vous y allez. Sans reproche, vous me regardez donc comme un piètre sire? vous me destituez donc de toute imagination, de toute adresse? Si je ne me trompe, il y a très loin de l’anse aux Caïmans au Fort-Royal.

– Trois lieues environ, dit le duc.

– Eh bien! monseigneur, dans ce pays, trois lieues, c’est trois heures… et en trois heures, un homme comme moi a au moins six chances de s’échapper; j’ai les jambes longues et nerveuses comme un cerf. Le camarade Arrache-l’Ame m’a appris à marcher dans les halliers, ajouta le Gascon en souriant d’un air malicieux. Or, je vous jure qu’il faudra que l’escorte du bonhomme Chemeraut fasse de fières enjambées pour m’atteindre.

– Et vous voulez que je vous laisse jouer votre vie sur une chance aussi douteuse que celle d’une évasion, lorsque trente soldats habitués à ce pays seront à l’instant sur vos traces? dit le duc. Jamais!

– Et vous voulez, monseigneur, que je mette mon salut sur une chance aussi incertaine que la clémence du bonhomme Chemeraut?

– Ainsi, du moins, je ne vous sacrifie pas à coup sûr, et les chances sont égales, dit le duc.

– Égales! s’écria l’aventurier avec indignation, égales, monseigneur? Osez-vous bien vous comparer à moi? Qui suis-je? A quoi est-ce que je sers ici-bas, si ce n’est à traîner sur mes talons une vieille rapière… et à vivre çà et là aux crochets du genre humain?.. Je ne suis rien, je ne fais rien, je ne tiens à rien. A qui ma vie est-elle utile? qui s’intéresse à moi? qui saura seulement si Polyphème Croustillac existe ou n’existe pas?

– Chevalier! vous n’êtes pas juste… et…

– Eh, mordioux! monseigneur, vous vous devez à madame la duchesse, à la fille adoptive de Sidney! S’il est mort pour vous, c’est bien le moins que vous viviez pour celle qu’il aimait comme son enfant! Si vous la réduisez au désespoir, elle est capable de périr de chagrin, et vous aurez à pleurer deux victimes au lieu d’une…

– Mais, encore une fois… chevalier.

– Mais, s’écria Croustillac en faisant un signe d’intelligence à Angèle, et en se mettant tour à tour à crier à tue-tête et à parler avec une volubilité extrême pour couvrir la voix du duc, mais tu es un misérable, un insolent! de me parler ainsi… A moi!.. à moi!.. à l’aide!.. au secours!..

Puis Croustillac dit tout bas et rapidement au duc:

– Vous m’y forcez, pardon, monseigneur, mais je n’ai pas d’autre moyen.

Et l’aventurier se remit à crier de toutes ses forces.

Le prince, abasourdi, restait immobile et le regardait avec stupeur.

Aux cris du Gascon, six hommes de l’escorte, que M. de Chemeraut avait mis en sentinelle dans la galerie, sur la demande de Croustillac, six hommes, disons-nous, se précipitèrent dans la chambre.

– Bâillonnez ce scélérat! bâillonnez-le à l’instant, s’écria Croustillac, qui tremblait que M. de Chemeraut n’entrât pendant cette opération.

Les soldats avaient l’ordre d’obéir au chevalier; ils se précipitèrent sur le duc, qui s’écria en se débattant avec une force herculéenne:

– C’est moi qui suis le prince… c’est moi qui suis Monmouth.

Heureusement ces dangereuses paroles furent étouffées par les cris assourdissants du chevalier, qui, depuis le commencement de cette scène, feignait d’être en proie à une profonde colère, et frappait des pieds avec fureur.

Un des soldats, au moyen de son écharpe, réussit facilement à bâillonner le duc; il fut ainsi mis dans l’impossibilité de remuer et de parler.

M. de Chemeraut, attiré par ce tumulte, entra bientôt; il trouva Angèle pâle, horriblement agitée. Quoiqu’elle prévît l’issue de cette scène, de cette lutte, elle ne pouvait s’empêcher d’en être cruellement émue.

– Qu’y a-t-il donc, monseigneur? s’écria Chemeraut…

– Il y a, monsieur, dit le Gascon, que ce misérable a osé me tenir des propos d’une si abominable insolence que, malgré le mépris qu’il m’inspire, j’ai été obligé de le faire bâillonner!

– Monseigneur, vous avez eu raison… mais j’avais prévu que ce misérable sortirait de son farouche silence.

– Cette scène, d’ailleurs, s’écria Croustillac, n’aura pas été inutile, monsieur. J’hésitais encore. Oui, je l’avoue, j’avais cette faiblesse… Maintenant, le sort en est jeté, les coupables subiront la peine de leur crime. Partons, monsieur, partons pour l’anse aux Caïmans; j’ai envoyé mes ordres au capitaine Ralph; je ne serai content que lorsque j’aurai vu embarquer sous mes yeux ces deux criminels; alors nous retournerons au Fort-Royal.

– Décidément, monseigneur, vous voulez assister à ce triste embarquement?

– Si je veux y assister, monsieur! mais je ne donnerais pas pour le trône d’Angleterre le moment précieux, inestimable, où là, devant moi, je verrai le bâtiment qui porte ces deux coupables mettre à la voile pour la destination où le souffle de ma vengeance les conduit!

– Décidément, monseigneur, vous l’exigez? dit M. de Chemeraut en hésitant encore.

– Décidément, monsieur de Chemeraut, s’écria Croustillac d’un ton véritablement imposant et menaçant, tout-à-fait dans l’esprit de son rôle, j’aime à être obéi quand je ne demande rien que de juste. Faites tout préparer pour le départ, je vous en prie; si ce misérable ne veut pas marcher, on le portera à bras; mais, surtout, bâillonnez bien serré, car il profère de si horribles paroles que je ne voudrais les entendre à aucun prix.

Un des soldats s’assura que le bâillon était solidement attaché; on lia les mains du duc derrière son dos, il fut emmené par les gardes.

– Êtes-vous prêt, monsieur de Chemeraut? dit Croustillac.

– Oui, monseigneur; il faut seulement que je distribue les postes de la marche de l’escorte.

– Allez donc, monsieur, je vous attends; j’ai d’ailleurs quelques ordres à donner ici.

Le gouverneur salua et sortit.

CHAPITRE XXIX.
LE DÉPART

Angèle et le chevalier restèrent seuls.

– Sauvé… sauvé par vous! s’écria Angèle.

– J’aurais voulu employer d’autres moyens, madame la duchesse; mais, sans reproche, le duc est aussi opiniâtre que moi… Il était impossible d’en finir autrement… Il ne nous reste que quelques moments, Chemeraut va revenir, songeons au plus pressé… Vos diamants… où sont-ils?.. Allez vite les chercher, madame… emportez-les. Une fois tout ceci découvert, gare la confiscation!

– Ces pierreries sont là… dans un meuble secret de l’appartement du duc.

– Courez donc les y prendre: je vais sonner Mirette pour qu’elle vous prépare quelques habillements.

– O généreux… généreux ami… Et vous, mon Dieu… et vous…

– Soyez tranquille, une fois que je n’aurai plus à veiller sur vous, je veillerai sur moi. Mais vite, vite, vos diamants; Chemeraut peut revenir; je vais sonner Mirette.

Le chevalier frappa sur un gong.

Angèle entra chez Monmouth.

Mirette parut.

– Mon enfant, lui dit Croustillac, apporte tout de suite ici un grand panier caraïbe renfermant tous les objets nécessaires à ta maîtresse pour une petite absence, et n’oublie pas surtout de m’appeler toujours monseigneur.

Mirette fit un signe de tête affirmatif.

– Ah! dit Croustillac en ôtant l’épée et le baudrier du roi Charles, qui appartenaient à Monmouth et auxquels le duc tenait beaucoup, tâche que le panier soit assez grand pour contenir cette épée.

– Oui, monseigneur.

– Et puis demande aussi à la mulâtresse qui m’a reçu hier ici ma vieille épée de fer, mon justaucorps vert, ma paire de bas roses et mon feutre gris… j’ai laissé cette défroque dans l’appartement où je me suis habillé en arrivant… Sauf l’épée, que tu m’apporteras, tu feras mettre le tout dans un autre panier, dont un des soldats se chargera.

Mirette sortit.

Le chevalier se dit: – C’est un enfantillage, mais je tiens énormément à ce pauvre vieil habit; je l’endosserai avec d’autant plus de plaisir qu’il me rappellera les aventures du Morne-au-Diable… et que ce sera mon unique vêtement; car une fois tout ceci éclairci, je me débarrasse de ce velours noir à manches rouges, qui est un peu trop voyant. Après un moment de silence et un profond soupir, le chevalier reprit: – Allons, Croustillac… c’est bien… du courage, mordioux! du courage… Elle est bien jolie cette petite duchesse… bien jolie… oui. Oh! cette fois… ça me tient là, au cœur… Je le sens bien, jamais je ne l’oublierai… c’est de l’amour… oui, c’est vraiment de l’amour. Heureusement que ce danger, ces émotions, tout cela m’étourdit… Ah! la voici.

Angèle rentrait en effet portant un coffret.

– Nous avions toujours tenu ces pierreries en réserve dans le cas où nous serions obligés de fuir précipitamment, dit-elle au chevalier. Notre fortune est mille fois assurée. Hélas! pourquoi faut-il que… vous…

La jeune femme s’arrêta, craignant d’offenser le Gascon; puis elle ajouta tristement, les larmes aux yeux:

– Vous devez me trouver bien lâche, n’est-ce pas, d’avoir accepté sans hésiter votre admirable sacrifice?.. mais vous serez bon et indulgent. Il s’agit de sauver ce que j’ai de plus cher au monde. Il s’agit de l’homme pour qui je donnerais mille fois ma vie…; mais tenez, ce que je vous dis là est d’un affreux égoïsme. Vous parler ainsi, à vous… à qui je dois tout… et qui allez peut-être vous perdre pour nous… je suis folle… pardonnez-moi…

– Plus un mot de cela, madame… je vous en supplie… Voici l’épée du duc, c’est celle de son père; voilà aussi cette petite boîte à portrait qui lui vient de sa mère… ce sont de précieuses reliques. Mettez tout cela dans le grand panier.

– Homme excellent et généreux, s’écria Angèle attendrie, vous songez à tout…

Croustillac ne répondit rien; il détourna les yeux pour que la duchesse ne vît pas les grosses larmes qui coulaient sur ses joues hâlées. Il tendit ses grandes mains osseuses à la jeune femme, en lui disant d’une voix étouffée:

– Adieu… et pour toujours adieu… Vous oublierez, n’est-ce pas, que je suis un pauvre diable de bouffon, et vous vous souviendrez quelquefois de moi comme…

– Comme de notre meilleur ami… comme de notre frère, dit Angèle en fondant en larmes.

Puis elle tira de sa poche un petit médaillon où était son chiffre et dit à Croustillac:

– Voici ce que j’étais revenue chercher ce soir; je voulais vous offrir ce gage de notre amitié; c’est en vous l’apportant que j’ai entendu votre conversation avec le colonel Rutler… acceptez-le, ce sera un double souvenir de notre amitié, et de votre générosité…

– Donnez… oh! donnez, s’écria le Gascon en pressant le médaillon sur ses lèvres, je suis trop payé de ce que j’ai fait pour vous… et pour le prince…

– Ne nous croyez pas ingrats… une fois le duc en sûreté… nous ne vous laisserons pas au pouvoir de M. de Chemeraut, et…

– Voici Mirette… à notre rôle, s’écria Croustillac en interrompant la duchesse.

Mirette entra suivie de la mulâtresse portant à la main la vieille épée de Croustillac; un soldat était chargé du panier renfermant les habits du chevalier.

Angèle mit le coffre de diamants et l’épée de Monmouth dans la vanne caraïbe.

M. de Chemeraut entra en disant:

– Monseigneur, tout est prêt.

– Monsieur, offrez votre bras a madame, je vous prie, dit le chevalier à M. de Chemeraut d’un air sombre.

Angèle parut frappée d’une idée subite, et dit au chevalier:

– Monseigneur, je voudrais dire quelques mots en secret au père Griffon… me refuserez-vous cette dernière grâce?

– Justement, monseigneur, dit M. de Chemeraut, le révérend éveillé par le bruit venait de faire demander à parler à madame la duchesse.

– Il est là! s’écria Angèle, Dieu soit loué!

– Qu’il entre, dit le Gascon d’un air sombre.

M. de Chemeraut fit un geste, un garde sortit. Le père Griffon entra; il était grave et triste.

– Mon père, lui dit Angèle, veuillez me donner quelques moments d’entretien.

Ce disant, elle passa avec le religieux dans une pièce voisine.

– Monseigneur, dit M. de Chemeraut en montrant un papier au Gascon, voici une lettre saisie sur le colonel Rutler: elle ne laisse aucun doute au sujet des projets de Guillaume d’Orange contre Votre Altesse… Rutler sera fusillé à notre arrivée au Fort-Royal.

– Nous reparlerons de cela, monsieur, mais je pencherais pour la clémence à l’égard du colonel… non par faiblesse, mais par politique. Je vous expliquerai d’ailleurs mes idées à cet égard.

– J’attendrai les ordres de Votre Altesse à ce sujet, dit M. de Chemeraut. Puis il ajouta:

– N’emportez-vous rien, monseigneur?

– Un soldat de l’escorte est chargé de ce que j’ai de plus précieux, dit le chevalier, mes papiers… mes diamants… Quant à cette maison et à ce qu’elle renferme, je donnerai par écrit mes instructions au père Griffon; pour rien au monde, je ne voudrais revoir jamais quoi que ce soit qui pût me rappeler les horribles lieux où j’ai été si affreusement trahi.

– Madame la duchesse ayant une chaise pour être transportée, monseigneur, j’ai fait renfermer le mulâtre dans la litière où il est gardé à vue. Vous et moi, monseigneur, nous escorterons à cheval.

– Très bien, monsieur… voici ma criminelle épouse.

En effet Angèle sortait avec le père Griffon, elle avait les yeux pleins de larmes…

Au grand étonnement de M. de Chemeraut, ce religieux sortit gravement sans adresser une parole à Croustillac, qui dit tout bas à l’envoyé français: – Le révérend blâme ma conduite, son silence est très significatif… mais il n’ose prendre le parti de ma femme contre moi; voulez-vous offrir votre bras à madame, ajouta le Gascon.

Angèle, M. de Chemeraut et le Gascon sortirent ainsi du Morne-au-Diable.

Les différents personnages dont nous nous occupons gardèrent un profond silence pendant le temps qu’ils mirent à se rendre à l’anse aux Caïmans.

Tous, à l’exception de M. de Chemeraut, étaient gravement préoccupés de l’issue de cette aventure.

La petite baie où était mouillé le Caméléon n’était pas très éloignée de l’habitation de la Barbe-Bleue.

Lorsque l’escorte y arriva, l’horizon se rougissait des premières lueurs du soleil levant.

Le Caméléon, brigantin léger et rapide comme un alcyon, se balançait gracieusement sur les vagues, amarré à un coffre de sauvetage, ce mode de mouillage pouvant rendre son appareillage beaucoup plus prompt.

Non loin du Caméléon, on voyait un des gardes-côtes de l’île qui croisait toujours dans ces parages, seul point de la Cabesterre qui fût abordable.

La chaloupe du Caméléon, commandée par le second du capitaine Ralph, attendait au débarcadère; quatre marins la montaient, tenant leurs avirons levés, prêts à nager au premier signal.

– Le cœur du Gascon battait à se rompre…

Au moment de recueillir le prix de son sacrifice, il tremblait qu’un accident imprévu ne renversât le fragile échafaudage de tant de stratagèmes.

Enfin, la litière où était renfermé Monmouth arriva sur le rivage, et fut bientôt suivie de la chaise d’Angèle.

Les soldats de l’escorte se rangèrent le long de l’embarcadère; le Gascon dit à Angèle d’une voix émue;

– Embarquez-vous, madame, avec votre complice. Ce paquet (il le remit au patron du canot) instruira le capitaine Ralph de mes derniers ordres… Pourtant, dit le chevalier tout à coup, attendez… une idée me vient…

M. de Chemeraut et Angèle regardaient Croustillac d’un air surpris.

L’aventurier croyait avoir trouvé le moyen de sauver le duc et d’échapper lui-même à M. de Chemeraut; il ne doutait pas de la résolution et du dévoûment des cinq marins de la chaloupe, il pensait à s’y précipiter avec Angèle et Monmouth, et à ordonner aux matelots de faire force de rames pour rejoindre le Caméléon, afin d’appareiller en toute hâte… Les soldats de l’escorte, quoique au nombre de trente, devaient être tellement surpris de cette brusque évasion, que le succès en était possible.

Un nouvel incident vint renverser ce nouveau projet du chevalier.

Une voix, d’abord assez lointaine, mais très retentissante, s’écria:

– Au nom du roi, arrêtez; que personne ne s’embarque!

Croustillac se retourna brusquement du côté d’où venait la voix, et, à la faveur de l’aube naissante, il vit accourir un officier de marine qui sortait d’une redoute placée près de l’anse aux Caïmans.

– Au nom du roi, que personne ne s’embarque! s’écria-t-il de nouveau.

– Soyez tranquille, lieutenant, répondit un factionnaire, que l’on n’avait pas aperçu jusqu’alors, car il était caché par l’avancée des pilotis de l’embarcadère, je n’aurais pas laissé la chaloupe pousser au large sans votre ordre, lieutenant; elle attend les avirons bordés.

– C’est bien, Thomas; et d’ailleurs, ajouta l’officier en tirant un coup de fusil en manière de signal, le garde-côte n’eût pas laissé mettre le brigantin à la voile.

Il est inutile de peindre l’affreuse angoisse des acteurs de cette scène.

Croustillac reconnut que son projet d’évasion était impraticable, puisqu’au moindre signal le garde-côte se fût opposé au départ du Caméléon.

L’officier dont nous avons parlé arriva auprès de Croustillac et de M. de Chemeraut et leur dit:

– Au nom du roi, je vous somme de me dire qui vous êtes, et où vous allez, messieurs; d’après l’ordre de M. le gouverneur, personne ne peut s’embarquer ici sans un permis de lui.

– Monsieur, lui dit M. de Chemeraut, l’escorte dont je suis accompagné se compose des gardes du gouverneur; vous le voyez, je n’agis pas sans son agrément.

– Une escorte, monsieur, dit l’officier d’un air étonné, vous avez une escorte?

– Là… près du môle, monsieur, dit Croustillac.

– Oh! c’est différent… monsieur, le jour était tout à l’heure si faible, que je n’avais pas remarqué ces soldats. Veuilles m’excuser, monsieur, veuillez m’excuser.

Cet homme, qui semblait extrêmement bavard, s’approcha des gardes du gouverneur, les examina un instant, et continua avec une excessive volubilité:

– Mon planton m’avait seulement averti que plusieurs personnes se dirigeaient vers l’embarcadère; et comme justement le Caméléon, brave navire, du reste, qui appartient à la Barbe-Bleue, et qui a bravement coulé un pirate espagnol; et comme le Caméléon, dis-je, était venu cette nuit s’amarrer sur un corps mort5

– Monsieur, je vous en supplie, faites taire ce bavard insupportable, dit le chevalier à M. de Chemeraut, vous devez comprendre combien cette scène m’est pénible.

– Vous le voyez, monsieur, dit M. de Chemeraut au lieutenant, les personnes qui vont s’embarquer s’embarquent sous ma responsabilité personnelle. Je suis M. de Chemeraut, commissaire extraordinaire du roi, et chargé de ses pleins-pouvoirs.

– Monsieur, dit le lieutenant, il est inutile de justifier de vos titres… Cette escorte est une garantie suffisante, et…

– Alors, monsieur, levez donc la consigne.

– Rien de plus juste, monsieur; la consigne étant maintenant sans aucun but, il est inutile de la maintenir. Thomas, s’écria le parleur éternel à son factionnaire, tu sais bien la consigne que je t’ai donnée?

– Laquelle, lieutenant?..

– Comment, tête sans cervelle?

– Mais, monsieur, mes moments sont comptés, il faut que je retourne à l’instant au Fort-Royal, dit M. de Chemeraut.

Le lieutenant continua intrépidement:

– Comment, tu as oublié la dernière consigne que je t’ai donnée?

– La dernière… non, lieutenant.

– Non, lieutenant… eh bien! répète-la donc, voyons, cette consigne? Puis s’adressant à M. de Chemeraut, il lui dit en montrant son soldat: – Il n’a pas plus de mémoire qu’un oison, je ne suis pas fâché de lui donner cette petite leçon devant vous, elle lui profitera.

– Morbleu! monsieur, je ne suis pas venu ici pour faire l’éducation de vos factionnaires, dit M. de Chemeraut.

– Eh bien! Thomas, cette consigne?

– Lieutenant, c’est de ne laisser embarquer personne.

– Allons donc, c’est bien heureux… Eh bien! je la lève, cette consigne.

– Embarquez-vous, madame, à l’instant, s’écria Croustillac, ne pouvant modérer son impatience.

Angèle jeta un dernier regard sur lui.

Le duc fit un mouvement désespéré pour rompre ses liens, mais il fut vivement entraîné dans la chaloupe par les marins de l’escorte.

A un signe de la Barbe-Bleue, les marins firent force de rames et se dirigèrent vers le Caméléon.

– Monseigneur, vous êtes satisfait, maintenant? dit M. de Chemeraut.

– Non, non… pas encore, monsieur; je ne serai complétement satisfait que lorsque j’aurai vu le bâtiment mettre à la voile, répondit le Gascon d’une voix altérée.

– Le prince est implacable dans sa haine, pensa M. de Chemeraut, il tremble encore de colère, quoique sa vengeance soit assurée.

Tout à coup le ciel s’enflamma des reflets d’une lumière ardente, qui rendit plus sombre encore la ligne d’azur que formait la mer à l’horizon… le soleil commença de s’élever majestueusement en inondant de torrents de clarté vermeille les eaux, les rochers, la baie…

En ce moment le Caméléon, qui avait été rejoint par la chaloupe, déployait à la brise ses légères voiles blanches, filant par le bout le câble qui l’amarrait à la bouée…

Le brigantin, dans sa gracieuse évolution, vira lentement de bord… pendant quelques secondes il masqua complétement le disque du soleil et parut enveloppé d’une éblouissante auréole… Puis le léger navire, tournant sa poupe vers l’anse aux Caïmans, commença de s’avancer vers la haute mer.

Croustillac restait immobile dans une contemplation douloureuse, les yeux attachés sur le bâtiment qui emportait cette femme qu’il avait si brusquement, si follement aimée.

L’aventurier, grâce à sa vue perçante, put apercevoir un mouchoir blanc qu’on agitait vivement à l’arrière du brigantin.

C’était un dernier adieu de la Barbe-Bleue.

Bientôt la brise devint plus fraîche… Le petit navire, d’une marche supérieure, s’inclina sous ses voiles et commença de s’éloigner si rapidement qu’il s’effaça peu à peu au milieu de la vapeur chaude et brumeuse du matin…

Puis il entra dans une zone de lumière torride que le soleil jetait sur les flots.

Pendant quelque temps Croustillac ne put suivre des yeux le Caméléon… lorsqu’il le revit, le brigantin s’enfonçait de plus en plus à l’horizon et ne paraissait plus qu’un point dans l’espace.

Enfin, doublant la dernière pointe de l’île, il disparut tout à fait.

Lorsque le pauvre Croustillac n’aperçut plus rien, il ressentit une émotion profondément douloureuse son cœur lui sembla vide et désert comme l’Océan.

– Maintenant, monseigneur, lui dit M. de Chemeraut, allons retrouver vos partisans qui vous attendent si impatiemment… Dans une heure nous serons à bord de la frégate.

5.Sorte de coffre destiné à l’amarrage des navires.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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