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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 19

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QUATRIÈME PARTIE

CHAPITRE XXX.
REGRETS

Tant que Croustillac s’était trouvé en face de son sacrifice, tant qu’il avait été exalté par les périls et soutenu par la présence d’Angèle et de Monmouth, il n’avait pas envisagé les suites cruelles de son dévouement; mais lorsqu’il fut seul, ses réflexions devinrent pénibles; non qu’il redoutât les dangers dont il était menacé, mais il regrettait amèrement la présence de la femme pour laquelle il allait tout braver… Sous le regard d’Angèle il eût gaiement affronté les plus grands périls, mais il ne devait plus jamais la revoir…

Telle était la seule cause de son morne abattement.

Les bras croisés sur sa poitrine, la tête baissée, le regard fixe, l’air sombre, l’aventurier restait muet et immobile… Par deux fois. M. de Chemeraut lui dit:

– Monseigneur, il serait temps de partir.

Croustillac ne l’entendit pas…

M. de Chemeraut, voyant l’inutilité de ses paroles, lui toucha légèrement le bras, en répétant plus haut:

– Monseigneur, il nous reste plus de quatre lieues à faire avant d’arriver au Fort-Royal.

– Mordioux, monsieur, que voulez-vous? s’écria le Gascon en se retournant avec impatience vers M. de Chemeraut.

La figure de ce dernier exprima tant d’étonnement en entendant l’homme qu’il prenait pour le duc de Monmouth prononcer cette bizarre exclamation, que le Gascon comprit l’imprudence qu’il avait commise, il retrouva bientôt son sang-froid, regarda M. de Chemeraut d’un air impassible; puis, comme s’il fût sorti d’une distraction profonde, il lui dit d’un ton bref:

– Maintenant, monsieur, partons.

Et remontant à cheval, le Gascon prit la route du Fort-Royal, toujours suivi de l’escorte et accompagné de M. de Chemeraut.

Croustillac n’était pas homme, malgré son chagrin, à désespérer complétement du présent.

M. de Chemeraut, revenu de sa surprise, attribuait la sombre taciturnité du Gascon aux pénibles pensées que devait lui causer la criminelle conduite de la duchesse de Monmouth, tandis que l’aventurier, envisageant les chances de salut qui lui restaient, analysait l’état de son cœur et faisait le raisonnement suivant:

– La Barbe-Bleue (je l’appellerai toujours ainsi; c’est ainsi que je l’ai entendu nommer pour la première fois, lorsque j’ai pensé à elle sans la connaître), la Barbe-Bleue est partie… bien partie, je ne la reverrai jamais, au grand jamais. C’est évident… Il me sera impossible d’échapper à son souvenir. Je sens que je suis pincé au cœur. C’est absurde, c’est stupide, c’est inimaginable, mais cela est… la preuve de cela… c’est que cette petite femme m’a bouleversé complétement. Avant de la connaître, j’étais insoucieux, babillard et gai comme l’oiseau sur la branche… très peu scrupuleux à l’endroit de la délicatesse; et maintenant me voilà triste, morose, taciturne… et d’une délicatesse si outrée que j’avais une peur horrible que la Barbe-Bleue m’offrît en partant quelque rénumération autre que le médaillon dont elle a eu la générosité d’ôter les pierreries. Hélas! désormais ce souvenir fera toute ma joie… triste joie… Quel changement!!! moi qui, autrefois, tenais d’autant plus à la braverie des ajustements que j’étais mal troussé; moi qui aurais fait mes beaux jours de cet habit de velours noir garni de riches boutonnières d’or, j’aspire au moment où je pourrai revêtir mon vieux justaucorps vert et mes bas roses; fier de me dire: – Je suis sorti de ce Potose… du Morne-au-Diable, de cette mine de diamants, tout aussi gueux que lorsque j’y suis entré. N’est-il donc pas, mordioux, bien clair qu’avant de connaître la Barbe-Bleue je n’aurais jamais eu de ma vie ces pensées-là?.. Maintenant que me reste-t-il à espérer? se dit Croustillac en adoptant, selon son usage, la forme interrogative pour faire ce qu’il appelait son examen de conscience.

– Voyons: sois franc, Polyphème! tiens-tu beaucoup à la vie?

– Eh!.. eh!..

– Que t’en dirait d’être pendu?

– Hem! hem!

– Voyons, franchement!

– Franchement? Eh bien! la potence pourrait, à la rigueur, m’agréer, si la Barbe-Bleue était à même de me voir pendre. Et encore, non… c’est une mort ignoble, une mort ridicule: on tire la langue! on gigote!

– Polyphème, vous avez peur… d’être pendu?

– Non, mordioux, mais pendu tout seul, pendu à l’écart… pendu comme un chien enragé, pendu sans que deux beaux yeux vous regardent, sans qu’une jolie bouche vous sourie…

– Polyphème, vous êtes un fat et un stupide; croyez-vous pas que sa Grâce madame la duchesse de Monmouth serait venue applaudir à votre dernière danse? Encore une fois, Polyphème, vous rusez, vous cherchez toutes sortes d’échappatoires… Vous avez peur d’être pendu, vous dis-je.

– Soit, allons… oui, j’ai bien peur de la potence, j’en conviens, n’en parlons plus… écartons ces probabilités-là… n’admettons pas dans notre avenir cette crainte exagérée, mordioux! on ne vous pend pas pour si peu… tandis que la prison est possible, pour ne pas dire probable… Parlons donc de la prison.

– Eh bien! que vous semble de la prison, Polyphème?

– Eh!.. eh!.. la prison est monotone en diable; je sais bien que j’aurai la ressource de penser à la Barbe-Bleue, mais j’y penserais autant, j’y penserais même mieux dans la paisible solitude des bois, dans le calme de la vallée paternelle… La vallée paternelle! oui, décidément, c’est là que je veux finir mes jours, rêvant à la Barbe-Bleue. Seulement la retrouverais-je cette vallée paternelle? hélas! les brouillards de notre Garonne sont si épais, que j’errerai longtemps, sans doute, sans retrouver cette chère vallée.

– Polyphème, vous divaguez à dessein, vous voulez échapper à la prison aussi bien qu’à la corde, malgré votre phébus philosophique.

– Eh bien! oui, mordioux! j’y veux échapper; à qui avouerai-je cela, si ce n’est à moi-même? qui me comprendra, si ce n’est moi-même?

– Ceci admis, Polyphème, comment éviterez-vous le sort qui vous menace?

– Jusqu’à présent cette route n’est guère propre à une évasion, je le sais… à droite des rochers, à gauche la mer; devant moi, derrière moi l’escorte… mon cheval n’est pas mauvais; s’il était meilleur que celui du bonhomme Chemeraut, je pourrais essayer de lutter de vitesse avec lui.

– Et puis, Polyphème?

– Et puis je laisserais en route le bonhomme Chemeraut.

– Et puis?

– Et puis, abandonnant ma monture, je me cacherais dans quelque caverne, je gravirais les rochers; j’ai de longues jambes et des jarrets d’acier…

– Mais, Polyphème, on retrouve bien les nègres marrons; vous qui n’avez pas leur habitude de cette vie nomade, on vous retrouvera facilement, à moins que vous ne soyez dévoré par les chats-tigres ou tué par les serpents. Telles sont vos deux seules chances d’échapper à la battue qu’on fera pour vous rattraper.

– Oui… mais au moins j’ai quelque chance d’échapper, tandis que suivant le bonhomme Chemeraut, comme le mouton suit le boucher qui le mène à la tuerie, je tombe en plein au milieu de mes partisans; le Mortimer me saute au cou, non pour m’embrasser, mais pour m’étrangler en voyant qui je suis, ou plutôt qui je ne suis pas… tandis que, en tentant de m’échapper, je puis réussir… et, qui sait? aller rejoindre peut-être la Barbe-Bleue? Le père Griffon lui est dévoué, par lui je saurai toujours où elle est, s’il le sait…

– Mais, Polyphème, vous êtes fou, vous aimez cette femme sans aucun espoir; elle est passionnément amoureuse de son mari, et quoiqu’on vous ait pris complaisamment pour lui, il est aussi beau, aussi grand seigneur, aussi intéressant, que vous êtes laid; ridicule et homme de peu, quoique de race antique… Polyphème.

– Eh! mordioux! que m’importe… En revoyant la Barbe-Bleue, je ne serai pas heureux, c’est vrai… mais je serai content… Est-ce qu’on ne jouit pas d’un beau site, d’un admirable tableau, d’un magnifique poëme, d’une musique enchanteresse, quoique ce site, ce tableau, ce poëme, cette musique ne soient pas vôtres? Eh bien… telle sera l’espèce de mon contentement auprès de la divine Barbe-Bleue.

– Une dernière observation, Polyphème? Votre fugue, heureuse ou non, n’éveillera-t-elle pas les soupçons de M. de Chemeraut? Ne compromettrez-vous pas ainsi ceux que vous avez, je l’avoue, assez habilement sauvés?

– Il n’y a rien à craindre de ce côté: le Caméléon marche comme un albatros; il est déjà le diable sait où; l’on mettrait à ses trousses tous les gardes-côtes de l’île qu’on ne saurait où le chercher. Ainsi donc, je ne vois aucun inconvénient à essayer si mon cheval va plus vite que celui du bonhomme Chemeraut… le bonhomme me semble justement très cogitatif à cette heure, la grève est belle et droite. Si je partais.

– Voyons… essayez… Partez, Polyphème!

A peine l’aventurier se fut-il donné mentalement cette permission, qu’appuyant plusieurs coups de talon à son cheval, il partit brusquement avec une grande rapidité.

M. de Chemeraut, un moment surpris, regarda fuir le chevalier; puis, ne comprenant rien à cette bizarrerie du prince, il se mit à sa poursuite.

M. de Chemeraut avait longtemps fait la guerre et était excellent écuyer… Son cheval, sans être supérieur à celui de Croustillac, étant beaucoup mieux conduit et mené, regagna bientôt l’avance que le chevalier avait déjà prise.

M. de Chemeraut courut sur les traces de l’aventurier en criant:

– Monseigneur… monseigneur… où allez-vous donc?

Le chevalier, se voyant serré de près, hâtait de toutes ses forces la course de sa monture.

Bientôt l’aventurier fut obligé de s’arrêter court, la grève formait un coude en cet endroit et le Gascon se trouva en face d’énormes blocs de rochers qui ne laissaient qu’un passage étroit et dangereux.

M. de Chemeraut rejoignit son compagnon.

– Morbleu! monseigneur, s’écria-t-il, quelle mouche a piqué Votre Altesse? pourquoi ce courre si furieux et si subit?

Le Gascon répondit froidement et hardiment:

– J’ai grande hâte, monsieur, de rejoindre mes partisans… Ce pauvre Mortimer surtout, qui m’attend avec une si vive impatience… Et puis… malgré moi… je suis assiégé de certaines idées fâcheuses à l’endroit de ma femme, et je voulais les fuir, ces idées… les fuir! à toute force… dit le Gascon avec un douloureux soupir.

– Il me paraît, monseigneur, que moralement et physiquement vous les fuyez à toutes jambes; malheureusement le chemin s’oppose à ce que vous leur échappiez davantage.

M. de Chemeraut appela le guide.

– A combien de distance sommes-nous du Fort-Royal? lui demanda-t-il.

– Tout au plus à une lieue, monsieur.

M. de Chemeraut tira sa montre et dit à Croustillac:

– Si le vent est bon, à onze heures nous pourrons être sous voile, et en route pour la côte de Cornouailles, où la gloire vous attend, monseigneur.

– Je l’espère, monsieur, sans cela, il serait absurde à moi d’y aller. Mais à propos de notre entreprise, il me semble que ce serait mal commencer que de l’inaugurer par un meurtre.

– Que voulez-vous dire, monseigneur?

– Je verrais avec peine fusiller le colonel Rutler. Je suis superstitieux, monsieur; cette mort me semblerait d’un fâcheux présage… Son attentat m’a été tout personnel. Je vous demande donc formellement sa grâce.

– Monseigneur, son crime a été flagrant, et…

– Mais, monsieur, ce crime n’a pas été commis; j’insiste pour que le colonel ne soit pas fusillé.

– Il expiera, du moins, monseigneur, par une détention perpétuelle son audacieuse tentative.

– En prison… soit… on en peut sortir, Dieu merci… ou on l’espère du moins, ce qui abrège infiniment le temps. D’ailleurs le colonel pourrait ébruiter ma prochaine descente en Cornouailles, ce qui serait vraiment dommage.

– Il sera fait, à ce sujet, ainsi que vous le désirez, monseigneur.

– Autre chose, monsieur… Je suis superstitieux, je vous l’ai dit… J’ai remarqué dans ma vie certains jours fastes et néfastes; le jour d’aujourd’hui, comme disent les bonnes gens, est néfaste… Or, pour rien au monde je ne voudrais commencer une entreprise aussi importante que la nôtre sous l’influence d’une heure que je me crois fatale… D’ailleurs, je me sens fatigué, vous devez le concevoir, en songeant aux émotions de toutes sortes qui m’assiégent depuis hier.

– Quels sont donc vos desseins, monseigneur?

– Ils contrarieront peut-être les vôtres, mais je vous saurai gré de faire ce que je désire… c’est-à-dire de ne mettre à la voile que demain matin au soleil levant.

– Monseigneur…

– Je sais, monsieur, ce que vous allez me dire… mais vingt-quatre heures de plus ou de moins ne sont pas d’un grand intérêt… et puis enfin je suis décidé à ne pas mettre aujourd’hui le pied en mer… je vous apporterais le sort le plus funeste, j’attirerais sur votre frégate tous les ouragans des tropiques… Je passerai donc la journée chez le gouverneur, dans une retraite absolue… j’ai besoin d’être seul, ajouta le chevalier d’un ton mélancolique, seul, oui, toujours seul. Et je dois commencer mon apprentissage de la solitude.

– La solitude? mais, monseigneur, vous ne la trouverez pas dans les agitations qui vous attendent.

– Hé, monsieur, répondit philosophiquement Croustillac, le malheureux trouve la solitude même au milieu de la foule… lorsqu’il s’isole dans ses regrets… Une femme que j’aimais tant, ajouta-t-il avec un profond soupir.

– Ah! monseigneur, dit M. de Chemeraut en soupirant aussi pour se mettre à l’unisson de Croustillac, c’est terrible… mais le temps cicatrise de pires blessures!

– Vous avez raison, monsieur, le temps cicatrise de pires blessures: j’aurai du courage. Bien reposé, bien remis de mes fatigues et de mes cruelles agitations, demain je me consolerai, j’oublierai tout… en embrassant mes partisans.

– Ah! monseigneur, demain sera un beau jour pour tous!

La position du chevalier commandait trop d’égards à M. de Chemeraut pour qu’il ne se rendît pas aux observations de son compagnon; il acquiesça donc, quoique à regret, aux volontés de Croustillac.

Le Gascon, en reculant l’heure où sa fourberie serait découverte, espérait trouver l’occasion de fuir; il se souvenait que la Barbe-Bleue lui avait dit:

«Nous ne serons pas ingrats: une fois le prince en sûreté, nous ne vous laisserons pas au pouvoir de M. de Chemeraut. Seulement, tâchez de gagner du temps.»

Quoique le chevalier ne comptât pas beaucoup sur la promesse de ses amis, sachant toutes les difficultés qu’ils auraient à vaincre et à braver pour le secourir, il voulait, en tout cas, ne pas sacrifier cette chance de salut, si incertaine qu’elle fût.

Ainsi que l’avait annoncé le guide, on arriva au Fort-Royal au bout d’une heure de marche.

Le palais du gouverneur était situé à l’extrémité de la ville, du côté des savanes; il fut facile d’y parvenir, sans rencontrer personne.

M. de Chemeraut envoya un des gardes prévenir en toute hâte le gouverneur de l’arrivée de ses deux hôtes.

Le baron avait encore mis sa longue perruque et revêtu son lourd justaucorps pour recevoir M. de Chemeraut et le chevalier. Il regardait ce dernier avec une curiosité féroce et était surtout extrêmement intrigué de ce justaucorps de velours noir à manches rouges. Mais songeant que M. de Chemeraut lui avait parlé d’un secret d’État où se trouvaient mêlés les habitants du Morne-au-Diable, il n’osait envisager Croustillac qu’avec une profonde déférence.

Le baron, profitant d’un moment où le chevalier jetait sur la fenêtre un regard mélancolique… tout en tâchant de voir si elle pourrait servir à son évasion, le baron dit à demi-voix à M. de Chemeraut:

– Je comptais sur une dame, monsieur. Cette litière que vous aviez emmenée?..

– Eh bien! monsieur le baron, vous comptiez malheureusement… sans votre hôtesse…

– Vous avez dû avoir bien chaud par ce coup de soleil matinal? ajouta le baron d’un air dégagé, quoiqu’il fût piqué de la réponse de M. de Chemeraut.

– Très chaud, monsieur… et votre hôte aussi… vous devriez lui offrir quelques rafraîchissements…

– J’y avais songé, monsieur, dit le baron; j’ai fait mettre trois couverts.

– Je ne sais, monsieur le baron, si monsieur, et il montra le chevalier, daignera nous admettre à sa table.

Le gouverneur stupéfait regarda Croustillac avec une nouvelle et ardente curiosité.

– Mais, monsieur, il s’agit donc d’un grand personnage?

– Monsieur le baron, je me vois malheureusement dans la nécessité de vous rappeler encore que j’ai mission de vous faire des questions et non de…

– Il suffit, il suffit, monsieur; voulez-vous demander à l’hôte que j’ai l’honneur de recevoir s’il veut me faire la grâce d’accepter ce déjeûner?

M. de Chemeraut transmit la demande du baron à Croustillac; celui-ci, prétextant sa fatigue, demanda de déjeuner seul dans son appartement.

M. de Chemeraut dit quelques mots à l’oreille du baron, qui aussitôt offrit son plus bel appartement à l’aventurier.

Croustillac pria le baron de lui faire apporter le panier caraïbe dont un de ses gardes avait été chargé, et qui, on le sait, ne renfermait que les vieux habits du Gascon.

M. de Chemeraut se trouvait dans l’appartement du Gascon, lorsqu’on lui remit ce panier.

– Qui dirait, à voir ce modeste panier, qu’il renferme pour plus de trois millions de pierreries!.. dit négligemment Croustillac.

– Quelle imprudence, monseigneur!.. s’écria M. de Chemeraut. Ces gardes sont sûrs… mais…

– Ils ignoraient le trésor qu’ils portaient… il n’y avait donc rien à craindre…

– Monseigneur, je dois vous annoncer que l’intention du roi n’est pas que vous usiez de vos ressources personnelles pour mettre à fin cette entreprise. Le trésorier de la frégate a une somme considérable destinée au payement des recrues qui y sont embarquées, et aux dépenses nécessaires, une fois le débarquement opéré.

– Il n’importe, dit Croustillac. L’argent est le nerf de la guerre. Je n’avais pas prévu cette disposition du grand roi, et je voulais mettre au service de mon royal oncle ce qui me restait de sang, de fortune et d’influence!

Après cette ronflante péroraison, M. de Chemeraut sortit.

CHAPITRE XXXI.
LE DÉPART

Croustillac se mit à la table qu’on lui avait servie, mangea peu et se coucha, espérant que le sommeil le calmerait, et lui donnerait peut-être quelque heureuse idée d’évasion; il avait reconnu avec chagrin l’impossibilité de fuir par la fenêtre de la chambre qu’il occupait; les deux factionnaires de l’hôtel du gouverneur se promenaient toujours au pied du bâtiment.

Une fois seul, M. de Chemeraut se prit à réfléchir sur les événements bizarres dont il venait d’être le témoin. Quoiqu’il ne doutât pas que le Gascon fût le duc de Monmouth, la conduite de la duchesse lui sembla si étrange, les manières et le langage de Croustillac, quoiqu’assez habilement adaptés à son rôle, sentaient parfois tellement l’aventurier, que, sans le concours des preuves évidentes qui devaient lui démontrer l’identité de la personne du chevalier, M. de Chemeraut aurait conçu quelques soupçons. Néanmoins il résolut de profiter de son séjour au Fort-Royal pour interroger de nouveau le gouverneur au sujet de la Barbe-Bleue, et le colonel Rutler au sujet du duc de Monmouth.

Le baron ne fit que lui répéter les bruits publics, à savoir: que la veuve était du dernier mieux avec les trois bandits qui hantaient le Morne-au-Diable.

M. de Chemeraut fut réduit à déplorer la dépravation de cette jeune femme et l’aveuglement du malheureux prince, aveuglement qui avait sans doute duré jusqu’alors.

Quant à Rutler, son arrestation par Chemeraut, la venue de cet envoyé de France au Morne-au-Diable, loin de l’ébranler, avaient encore affermi sa conviction à l’endroit de Croustillac; aussi, lorsque M. de Chemeraut vint l’interroger en lui annonçant qu’il ne serait pas fusillé, le colonel concourut-il, de son côté et à son insu, à donner plus d’autorité encore au mensonge de l’aventurier.

Le soleil était sur le point de se coucher; M. de Chemeraut, complétement rassuré sur le résultat si satisfaisant de sa mission, pensait aux avantages qu’elle devait lui rapporter, en se promenant sur la terrasse de l’hôtel du gouverneur, lorsque le baron, essoufflé d’avoir monté si haut, vint arracher son hôte aux idées ambitieuses dont il se berçait.

– Monsieur, lui dit le gouverneur, un capitaine marchand, nommé maître Daniel, et commandant le trois-mâts la Licorne, arrive de Saint-Pierre avec son navire; il demande à vous entretenir un moment pour affaires très pressées.

– Puis-je le recevoir sur cette terrasse, monsieur le baron?

– Parfaitement, monsieur; il y fait beaucoup plus frais qu’en bas. Puis, s’avançant vers l’escalier par lequel il était monté, le baron dit à un de ses gardes:

– Fais monter maître Daniel.

Nous avons oublié de dire que la frégate avait reçu l’ordre de mouiller à l’extrémité de la rade, dès que le chevalier avait eu manifesté le désir de passer la nuit à terre.

Au bout de quelques instants, maître Daniel, notre ancienne connaissance, parut sur la terrasse de l’hôtel du gouverneur.

La physionomie de maître Daniel, ordinairement joyeuse et franche, trahissait un assez grand embarras.

Le digne capitaine de la Licorne, si souverainement roi à son bord, semblait gêné, mal à son aise; ses joues, toujours plus que vermeilles, étaient légèrement pâles; le tressaillement presque imperceptible de sa lèvre supérieure agitait son épaisse moustache grise, signe physiologique qui annonçait chez maître Daniel une grave préoccupation; il portait des chausses et une casaque de toile rayée bleue et blanche; à sa ceinture de coton rouge était passé un long couteau flamand; un mouchoir des Indes noué à la marinière entourait son col couleur de brique; enfin, il donnait machinalement les formes les plus bizarres au flexible et large chapeau de paille qu’il tortillait entre ses deux mains. Le digne maître, faisant de nombreuses révérences, s’approcha de M. de Chemeraut, dont la figure sèche et dure, dont le regard perçant semblait l’intimider beaucoup.

– Je suis sûr que ce pauvre homme est en nage, dit tout bas le gouverneur à M. de Chemeraut d’un ton pitoyable.

En effet, de grosses gouttes de sueur couvraient les veines saillantes du front chauve et hâlé de maître Daniel.

– Que voulez-vous? lui dit brusquement M. de Chemeraut.

– Voyons, parle, explique-toi, maître Daniel, ajouta le baron d’un ton plus doux en voyant le capitaine marchand de plus en plus intimidé.

Enfin, celui-ci finit par dire d’une voix étranglée par l’émotion, et en s’adressant à M. de Chemeraut:

– Monseigneur…

– Je ne suis pas monseigneur, mais monsieur, dit celui-ci, parlez, je vous écoute.

– Eh bien! donc, mon bon monsieur, j’arrive à l’instant de Saint-Pierre avec un chargement, un riche chargement, sucre, café, poivre, girofle, tafia.

– Je n’ai pas besoin de savoir l’inventaire de votre chargement; que voulez-vous?

– Voyons, maître Daniel, mon garçon, rassure-toi, explique-toi et essuie-toi le front, tu as l’air de sortir de l’eau, dit le baron.

– Or, monseig… or, mon bon monsieur, quoique j’aie douze petits canons de huit et quelques sacrets ou pierriers, ma cargaison est d’une telle valeur, que je viens, mon bon monsieur, dans la crainte des corsaires et des pirates…

– Eh bien!

– Mais va donc, maître Daniel. Je ne t’ai jamais vu ainsi.

– Je viens, mon bon monsieur, vous demander la permission de faire voile de conserve avec la frégate qui a mouillé tantôt en grande rade.

– Peste! je crois bien que tu es embarrassé pour faire une telle demande, maître Daniel, dit le baron; on t’en donnera des frégates de Sa Majesté pour servir d’escorte à ta cargaison!

M. de Chemeraut regarda fixement Daniel, haussa les épaules, et répondit:

– C’est impossible! la frégate marche vite, elle ne pourrait diminuer de voiles pour attendre votre bâtiment; vous êtes fou!

– Oh! monsieur, si ce n’est que cela, ne craignez rien… Sans médire de la frégate de Sa Majesté, puisque je ne la connais pas, je puis bien m’engager à la suivre, quelle que soit la voilure qu’elle fasse, quelle que soit la brise ou la mer qui s’offre à ses voiles ou à sa proue.

– Je vois que vous êtes fou. La Fulminante est de la première vitesse.

– Mon bon monsieur, ne me refusez pas, dit Daniel d’un ton suppliant. Si cette fière frégate marche plus vite que la Licorne… eh bien! cette guerrière abandonnera la pauvre marchande, mais au moins j’aurai été un bon bout de chemin à l’abri du pavillon du roi, et les rôdeurs de mer ne sont surtout à craindre que dans les débouquements… Ah! monsieur, une cargaison de plus d’un million, dont profiteraient les ennemis de notre bon roi, s’ils s’emparaient de la Licorne

– Mais je vous répète que la frégate, quoique bâtiment de guerre, n’aurait pas le temps de vous défendre si vous étiez attaqué; sa mission est telle qu’elle ne doit pas s’embarrasser d’un convoi.

– Oh! mon bon monsieur, reprit maître Daniel en joignant les mains, vous n’aurez pas d’embarras à cause de moi, je ne risque pas d’être attaqué si l’on me voit sous votre canon… il n’y a pas un corsaire qui oserait seulement m’approcher en me voyant si bravement accompagné: sauf votre respect, monsieur, les loups n’attaquent les brebis que quand les chiens ne sont pas là…

– Pauvre brebis de maître Daniel! dit le gouverneur.

– Ah! mon bon monsieur, qu’il ne soit pas dit qu’un bâtiment de guerre du roi notre maître repousse un malheureux marchand qui ne lui demande que l’abri de son pavillon, tant qu’il pourra suivre ce pavillon.

M. de Chemeraut pouvait difficilement se refuser à cette demande, qui ne gênait en rien la liberté de la manœuvre de la frégate, le capitaine Daniel s’engageant à suivre la marche de la Fulminante ou a être abandonné. Néanmoins, M. de Chemeraut refusa.

– Vous savez bien, dit-il à maître Daniel, que si, malgré notre escorte, un corsaire vous attaquait, un bâtiment du roi ne pourrait pas vous laisser sans défense. Encore une fois, vous gêneriez la manœuvre de la frégate… c’est impossible.

– Mais, monsieur, ma riche cargaison…

– Vous avez des canons, défendez-la… Je ne vous convoierai pas, c’est impossible…

– Hélas! mon bon Dieu, moi qui suis venu exprès de Saint-Pierre pour vous faire cette demande, dit Daniel d’un ton douloureux.

– Eh bien! vous attendrez une autre occasion… mais je ne vous couvrirai pas de mon pavillon.

– Pourtant, mon bon monsieur…

– Assez! dit M. de Chemeraut d’un ton haut et rude.

Maître Daniel fit une dernière révérence, et, se retirant à reculons jusqu’à l’entrée de l’escalier, il disparut.

– A-t-on vu ces trafiquants. A les entendre, il n’y a pas d’autres intérêts que ceux de leurs cargaisons, dit M. de Chemeraut.

– Il y a pourtant, monsieur, peu de circonstances où l’on refuse l’escorte, dit le gouverneur d’un air étonné.

– Il y en a très peu en effet, monsieur le baron, mais il y en a, dit brusquement M. de Chemeraut en se retirant.

Croustillac avait été conduit dans le plus bel appartement de l’hôtel. Lorsqu’il se réveilla, la nuit était venue, la lune brillait d’un si vif éclat qu’elle éclairait parfaitement sa chambre.

Le chevalier alla regarder par ses fenêtres; les deux factionnaires se promenaient paisiblement au pied de la muraille.

– Diable! se dit le chevalier, il m’est décidément impossible de m’évader de ce côté, il y a au moins vingt pieds à descendre pour tomber sur le dos des sentinelles. Et elles trouveraient singulière cette manière de quitter l’hôtel du gouverneur. Voyons donc d’un autre côté.

Croustillac s’approcha de la porte d’un pas léger; mais une vive lueur qui se projetait sur le parquet lui apprit que la pièce voisine était éclairée et probablement occupée.

A l’aide d’un briquet qu’il trouva sur la cheminée, le chevalier alluma une bougie et revêtit ses anciens habits avec une sorte de satisfaction mélancolique; ils exhalaient la senteur aromatique et forte des plantes et des herbes odoriférantes au milieu desquelles Croustillac avait si longtemps marché en se rendant au Morne-au-Diable.

– Mordioux! le hasard est furieusement bien nommé le hasard, se disait le Gascon. Il m’a toujours eu en particulière affection. S’il était béatifié… j’en ferais mon saint et mon patron… Hasard-Polyphème, sire de Croustillac! Lorsqu’à bord de la Licorne j’avais parié d’épouser la Barbe-Bleue, qui aurait prévu que cette folle gageure serait presque gagnée? car enfin, aux yeux de l’homme au poignard et de M. de Chemeraut, j’ai passé, je passe pour le mari de l’habitante du Morne-au-Diable… Comme tout s’enchaîne dans la destinée! Lorsque j’ai quitté le presbytère du père Griffon, le nez au vent, le jarret tendu, ma gaule à la main pour chasser les serpents, qui diable m’aurait dit que je partais (non pas directement, il est vrai) pour aller révolutionner les Cornouaillais sous le nom du duc de Monmouth, au profit du roi Jacques et de Louis XIV!!!.. Mordioux, on a bien raison de le dire, les vues de la Providence sont impénétrables! Qui aurait pénétré ceci? Ah ça! le moment critique approche… Je suis quelquefois tenté de tout découvrir au bonhomme Chemeraut! Oui, mais je pense que chaque heure de gagnée éloigne le duc et sa femme de trois ou quatre lieues de plus de la Martinique. Je pense encore qu’ici, à terre, mon procès peut être fait immédiatement et ma potence dressée en un clin d’œil, tandis qu’en pleine mer il n’y aura peut-être pas des gens aptes à me juger; je pense enfin que si la Barbe-Bleue a prié, je suppose, le père Griffon de tâcher de me retirer des griffes du bonhomme Chemeraut, une révélation intempestive de ma part pourrait tout gâter… Mieux vaut donc garder le silence. Oui, tout bien considéré, reprit Croustillac après un moment de réflexion, faire durer l’erreur de Chemeraut le plus longtemps possible… c’est le meilleur parti que j’aie à prendre.

Durant ces réflexions, Croustillac s’était habillé…

– Maintenant, dit-il, voyons s’il y a moyen de sortir secrètement d’ici.

En disant ces mots, le chevalier ouvrit doucement la porte, et vit avec désappointement les valets du gouverneur qui se levèrent à son aspect.

L’un courut chercher le baron; l’autre dit à Croustillac:

– M. le gouverneur avait défendu d’entrer dans la chambre de monsieur avant qu’il eût appelé; M. le baron va venir à l’instant même.

– C’est inutile, mon garçon, indique-moi seulement la porte du jardin; il fait très chaud, je voudrais prendre un peu le frais… et encore, non… Il y a sans doute des arbres dans le jardin; je préférerais l’espace, la savane… le grand air…

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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