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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 11

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CHAPITRE XVI.
L’ORAGE

M. de Chemeraut quittait à peine le Fort-Royal à la tête de son escorte, qu’un jeune mulâtre de quinze ans environ, après l’avoir suivi pendant quelque temps, caché dans les ravins ou dans les savanes, et voyant la troupe prendre la route du Morne-au-Diable, avait pris en toute hâte le chemin du Macouba.

Grâce à sa parfaite connaissance du pays et de certains chemins non frayés, cet esclave arriva très promptement à la paroisse du père Griffon.

Il était environ quatre heures de l’après-midi; le bon curé faisait la sieste, fraîchement étendu dans un de ces hamacs de jonc si merveilleusement tissus par les Caraïbes.

Le jeune mulâtre eut toutes les peines du monde à décider les deux noirs du curé à éveiller leur maître; enfin Monsieur s’y décida après avoir longtemps hésité, tant le sommeil du religieux semblait doux et profond.

– Qu’est-ce? que veux-tu? dit le père Griffon.

– Maître, c’est un jeune mulâtre qui arrive en hâte du Port-Royal; il veut vous parler à l’instant.

– Un mulâtre du Fort-Royal? dit le père Griffon en sautant de son hamac, qu’il entre, qu’il entre! Que veux-tu? mon enfant, ajouta-t-il en s’adressant au jeune esclave, est-ce que tu viens de la part de maître Morris?

– Oui, mon père. Voici une lettre de lui. Il m’a dit de suivre une escorte de troupes partie ce matin du Fort-Royal, de m’assurer si elle prenait le chemin du Morne-au-Diable et de venir vous le dire, mon père… La lettre de maître Morris vous expliquera le reste…

– Eh bien, mon enfant… cette troupe?

– S’est enfoncée dans la vallée des Goyaviers, a pris les ravines des Roches-Noires… elle ne peut aller qu’au Morne-au-Diable.

Le père Griffon, tout troublé, décacheta la lettre, et sembla désolé de son contenu; il la relut par deux fois avec les marques du plus grand étonnement; puis il dit au mulâtre:

– Va vite me chercher Monsieur. Le mulâtre sortit.

– Un envoyé de France est arrivé… Il a longtemps causé avec le gouverneur… et je crains qu’il ne soit parti avec sa troupe pour le Morne-au-Diable… me dit maître Morris, s’écria le religieux en marchant à grands pas. Maître Morris n’en sait pas, n’en peut pas savoir davantage… Mais moi… moi… je frémis en songeant aux conséquences de cette visite… Sans doute… ce mystère est pénétré… Et comment, comment? qui a pu les mettre sur la voie? ce secret n’est-il pas mort avec M. de Crussol? Sa lettre est ma garantie. N’ont-ils pas rassuré le gouverneur actuel et fait cesser toute poursuite contre cette malheureuse femme? Puis, relisant encore la lettre de maître Morris, le religieux ajouta: – Une frégate française… qui reste en panne en dehors de la rade… un envoyé qui confère pendant deux heures avec le gouverneur… et qui, ensuite de cette conférence, part pour le Morne-au-Diable avec une escorte… c’est plus qu’un soupçon… c’est une certitude. Ils viennent l’enlever… mon Dieu… serait-il vrai?.. Mais encore une fois, ce secret… que maintenant moi seul connais… car je le connais seul… oh, oui… seul… à moins qu’un épouvantable sacrilège… mais non, non, dit le père en joignant les mains avec effroi, une telle pensée de ma part… est un crime… Non… c’est impossible… j’aime mieux croire à l’indiscrétion de la seule personne qui ait un intérêt de vie ou de mort dans ce mystère qu’à la trahison la plus impie… Non, encore une fois, non, c’est impossible; mais il faut que je parte à l’instant pour le Morne-au-Diable. Peut-être pourrai-je devancer cet envoyé qui est parti du Fort-Royal avec une escorte… oui, en me pressant, j’y parviendrai peut-être. J’y retrouverai le malheureux Gascon, ils n’ont rien à en craindre. Sa bizarre apparition à bord m’avait fait un moment redouter que ce pauvre diable ne fût un secret émissaire de Londres ou de Saint-Germain; mais je l’ai, comme on dit, retourné dans tous les sens; j’ai prononcé devant lui et à l’improviste certains noms… qui, s’il eût été dans le secret, l’auraient fait certainement tressaillir, quelque cuirassé qu’il fût, et il est resté impassible… Je connais trop les hommes pour m’être trompé, le chevalier n’est qu’un fol aventurier, un enfant perdu chez lequel, après tout, les bonnes qualités l’emportent sur les mauvaises.

A ce moment, Monsieur entra.

– Selle-moi tout de suite Grenadille.

– Oui, maître.

– Détache Colas.

– Oui, maître.

– N’oublie pas de mettre mon grand manteau de voyage derrière ma selle.

– Oui, maître.

Le noir sortit, puis il rentra presque aussitôt, disant:

– Maître, faudra-t-il armer Colas?

– Sans doute, sans doute… je passe par la forêt.

En attendant que sa jument fût sellée, le religieux continuait de marcher avec agitation; tout à coup il s’écria presque avec effroi, frappé d’une idée subite:

– Mais si je m’étais trompé; mais si cet aventurier, sous cette feinte étourderie, cachait quelque plan froidement arrêté, quelque sinistre dessein? Mais non, non, la ruse et la dissimulation ne peuvent atteindre à une si odieuse perfection. Pourtant, si sa mission coïncidait avec celle de cet homme qui vient de partir avec une escorte? Et moi… moi qui leur ai répondu de cet aventurier; moi qui, dans ma lettre d’hier, ai presque approuvé leur détermination à son égard… pensant comme eux que ce que dirait le Gascon, ce qu’il raconterait des mystères du Morne-au-Diable, ne pourrait que servir les vues de celle qui l’habite… Pourtant… si je m’étais trompé? Si j’avais contribué à introduire un dangereux ennemi? Mais non, il aurait déjà agi s’il était instruit du secret… Et encore… non… non… peut-être attendait-il l’arrivée de cette frégate… et de cet émissaire pour agir? Peut-être est-il d’accord avec lui? Oh! je suis dans une inquiétude mortelle.

Ce disant, le père Griffon sortit précipitamment pour hâter les préparatifs de son départ.

Monsieur finissait de seller Grenadille et Jean terminait l’armement de Colas.

Quelques mots sont nécessaires pour présenter au lecteur le nouvel acteur dont nous n’avions pas eu jusqu’ici occasion de parler.

Colas était un sanglier privé, d’une merveilleuse intelligence, dont le père Griffon se faisait toujours accompagner et précéder lors de ses excursions à travers les bois.

Grâce à leur peau couverte de soies rudes, à leur épaisse cuirasse de graisse où s’arrête et se fige, dit-on, le venin des serpents, les sangliers et même les porcs domestiques font, aux colonies, une guerre acharnée aux reptiles; Colas était un de leurs plus intrépides adversaires. Son armement se composait d’une muselière de fer percée de petits trous, et terminée par une sorte de croissant très tranchant. On défendait ainsi le bout de la hure du sanglier, seule partie qui fût vulnérable, et on lui donnait une arme formidable contre les serpents.

Colas précédait toujours Grenadille de quelques pas, lui frayant la route et faisant fuir les reptiles qui auraient pu piquer la haquenée.

Le père Griffon, qui ne s’était pas attendu au brusque départ de Croustillac (l’aventurier avait, on le sait, quitté le presbytère sans faire ses adieux à son hôte), le père Griffon voulait confier Colas au chevalier, lorsqu’il eût vu celui-ci absolument décidé à s’aventurer dans la forêt; le religieux pensait que le sanglier privé épargnerait quelques dangers à Croustillac; mais la disparition matinale de ce dernier rendit vaine la prévoyance du père Griffon.

Après avoir recommandé la maison à ses deux noirs, sur la fidélité desquels il savait d’ailleurs pouvoir compter, le curé du Macouba enfourcha Grenadille, siffla Colas qui répondit par un grognement joyeux, et, nouveau saint Antoine, le bon père commença de prendre en hâte le chemin qui conduisait au Morne-au-Diable, craignant d’arriver trop tard et aussi de rencontrer en route M. de Chemeraut, qu’il n’aurait pu alors que difficilement devancer..

Le lecteur se souvient que, grâce à la voracité des chats-tigres qui avaient dévoré le cadavre de John, le colonel Rutler avait pu sortir de la caverne du pêcheur de perles par le conduit souterrain.

Pour faire comprendre l’extrême importance et la difficulté de l’entreprise que le colonel allait tenter, nous rappellerons au lecteur que le parc de l’habitation de la Barbe-Bleue s’avançait du sud au nord, comme une espèce d’isthme entouré d’abîmes.

A l’est et à l’ouest, ces abîmes étaient presque sans fond, car dans ces parties-là les derniers arbres du jardin surplombaient à pic une muraille granitique d’une hauteur énorme, et baignée par les eaux profondes et rapides de deux torrents.

Mais au nord, le parc aboutissait à une pente très escarpée, mais dangereusement praticable. Néanmoins, ce côté du jardin était à l’abri de toute surprise, car, pour escalader ces rochers, moins perpendiculaires que ceux de l’est ou de l’ouest, il aurait fallu d’abord descendre au fond de l’abîme par le revers opposé, entreprise physiquement impossible à tenter, même à l’aide d’une corde d’une longueur démesurée, ce revers étant tantôt à pic, tantôt brisé par des angles de rochers saillants et rentrants.

Le colonel Rutler ayant, au contraire, passé par le conduit souterrain, était arrivé tout d’abord au fond du précipice; il ne lui restait à tenter qu’une périlleuse ascension pour parvenir dans l’intérieur du Morne-au-Diable.

Il lui fallait une heure environ pour gravir ces rochers; ne voulant pénétrer dans le parc de l’habitation qu’à la nuit close, il attendit pour se mettre en marche que le soleil commençât de décliner.

Le colonel avait poussé hors du conduit le squelette de John. Ce fut auprès de ces débris humains, dans une sauvage et profonde solitude, au milieu d’un véritable chaos d’énormes masses granitiques entassées par les convulsions de la nature, que l’émissaire de Guillaume d’Orange passa quelques heures, tapi dans l’enfoncement d’un rocher, afin d’échapper à l’ardeur torréfiante du soleil.

Le morne silence de cet abîme solitaire n’était çà et là interrompu que par le grondement de la mer qui tonnait au loin.

Bientôt l’ardente clarté du soleil devint rougeâtre; les grands angles de lumière qu’elle dessinait sur le faîte des rochers où l’on apercevait les derniers arbres du parc de la Barbe-Bleue s’amoindrirent peu à peu, une vapeur sombre commença d’envahir le fond de l’abîme où se tenait Rutler…

Le colonel jugea qu’il était temps de partir.

Malgré sa rare énergie, cet homme de fer se sentait atteint malgré lui d’une sorte de crainte superstitieuse; l’horrible mort de son compagnon l’avait vivement frappé, le jeûne forcé auquel il était soumis depuis la veille (il n’avait pu se résigner à manger du serpent), réagissait sur son cerveau, éveillait en lui des idées étranges, sinistres… mais, surmontant ces faiblesses, il commença son escalade.

D’abord, Rutler trouva assez de points d’appui pour pouvoir gravir assez rapidement le premier tiers de la hauteur du rocher. Là, de sérieuses difficultés se rencontrèrent, il les surmonta avec une courageuse opiniâtreté; le colonel, au moment où le soleil disparaissait tout à fait à l’horizon, atteignit le faîte du rocher; épuisé de fatigue et de besoin, il tomba presque évanoui au pied des derniers arbres du parc du Morne-au-Diable; heureusement, parmi ces arbres se trouvaient quelques cocotiers; une grande quantité de noix de cocos jonchaient le sol; Rutler en ouvrit une avec son poignard, le liquide frais que renferment ces fruits apaisa sa soif ardente, et leur pulpe nourrissante apaisa sa faim.

Cette réfection inattendue retrempant ses forces, le colonel s’avança résolument dans le bois; il marchait avec d’excessives précautions, se guidant d’après les indications que John lui avait données, afin de rencontrer le bassin de marbre blanc, non loin duquel il voulait s’embusquer.

Après avoir assez longtemps erré dans l’obscurité, sous une haute futaie d’orangers, Rutler entendit au loin le léger bruissement que faisait une gerbe d’eau en retombant dans un bassin; bientôt il arriva sur la lisière du bois d’orangers, et à la faible clarté des étoiles, car la lune ne se levait que fort tard, il aperçut une large vasque de marbre blanc, située au centre d’un rond-point entouré d’arbres de tous côtés; le colonel, écartant quelques touffes épaisses de canna indica, roseaux énormes qui poussaient en abondance dans ce sol humide, se cacha parfaitement à quelques pas du bassin et attendit les événements..

Pour résumer les chances de salut et de perte auxquelles semblent exposés les mystérieux habitants du Morne-au-Diable, nous rappellerons au lecteur:

Que M. de Chemeraut était parti du Fort-Royal dans la matinée, et s’avançait en toute hâte;

Que le père Griffon avait quitté en hâte le Macouba, afin de devancer l’envoyé de France;

Que le colonel Rutler s’était secrètement introduit dans l’intérieur du jardin.

Disons maintenant ce qui, depuis le matin, s’était passé entre Youmaalë, la Barbe-Bleue et le chevalier de Croustillac.

CHAPITRE XVII.
LA SURPRISE

Nous avons laissé l’aventurier sous le coup imprévu d’une passion aussi subite que sincère, et attendant avec impatience l’explication, peut-être même les espérances que la Barbe-Bleue devait lui donner.

Après avoir pris son repas, qui lui fut respectueusement servi par Angèle, au grand désespoir du chevalier, le Caraïbe alla gravement s’asseoir au bord du petit lac, à l’ombre épaisse d’un palétuvier qui croissait sur sa rive; puis, mettant les coudes sur ses genoux, appuyant son menton dans la paume de ses deux mains, Youmaalë, semblant regarder l’espace, resta longtemps immobile dans cette sorte de paresse contemplative si chère aux peuples sauvages.

Angèle était rentrée chez elle.

Le chevalier se promenait pensif dans le parc, jetant quelquefois un coup d’œil jaloux et courroucé sur le Caraïbe.

Impatienté du silence et de l’immobilité de son rival, espérant peut-être en tirer quelques renseignements. Croustillac vint se placer auprès d’Youmaalë. Celui-ci ne parut pas l’apercevoir.

Croustillac toussa, s’agita; même immobilité de la part du Caraïbe.

Enfin, le chevalier, dont la patience n’était pas la vertu favorite, lui toucha légèrement l’épaule en lui disant:

– Que diable regardez-vous donc là depuis deux heures? le soleil va bientôt se coucher et vous n’avez pas encore fait un mouvement.

Le Caraïbe retourna lentement la tête du côté du chevalier, le regarda fixement sans cesser d’appuyer son menton dans la paume de ses mains, puis il reprit la position qu’il avait et resta muet.

L’aventurier rougit de colère et lui dit:

– Mordioux!.. quand je parle j’aime qu’on me réponde.

Même silence de la part du Caraïbe.

– Ces grands airs-là ne m’imposent pas, s’écria Croustillac, je ne suis pas de ceux que l’on mange tout vivants, je pense?

Même silence.

– Mordioux! s’écria l’aventurier, savez-vous qu’à la fin, tout cannibale que vous êtes, je pourrais bien vous faire prendre un bain dans ce lac en manière de leçon de politesse et à cette fin de vous civiliser, monsieur le sauvage?

En disant ces mots, le chevalier s’approcha du Caraïbe d’un air menaçant.

Youmaalë se leva gravement, jeta un regard dédaigneux sur le chevalier, puis lui montra du doigt une énorme souche de bois d’acajou à racines contournées, qui formait le siège rustique sur lequel il était assis.

– Eh bien! après? demanda le chevalier, je vois cette souche, je ne comprends pas votre signe, à moins qu’il ne signifie que vous êtes aussi sourd, aussi muet, aussi impassible que cette souche.

Sans lui répondre, le Caraïbe se baissa, prit le tronc d’arbre entre ses bras nerveux, le jeta dans l’étang, et, d’un geste significatif, sembla dire à Croustillac: Voilà comme je puis vous traiter.

Puis Youmaalë s’éloigna lentement sans que sa physionomie eût, pendant cette scène, révélé la moindre émotion.

Le chevalier était resté stupéfait de cette preuve de force extraordinaire; car ce bloc d’acajou lui avait paru et était en effet si pesant, que deux hommes auraient pu difficilement accomplir ce que venait de faire le Caraïbe.

Son étonnement passé, le chevalier courut sur les pas du sauvage et s’écria:

– Est-ce à dire que vous m’auriez jeté dans le lac comme vous avez jeté cette souche?

Le Caraïbe, sans s’arrêter dans sa marche grave et silencieuse, baissa la tête en manière de signe affirmatif.

– Après tout, se dit Croustillac en s’arrêtant, ce mangeur de missionnaire ne manque pas de bon sens; je l’ai menacé le premier de le jeter à l’eau, et d’après ce que je viens de voir de sa vigueur, je suis forcé de convenir que j’aurais eu de la peine, et puis c’eût été une manière déloyale de se débarrasser d’un rival… Ah! cette soirée tarde bien à venir! Dieu merci, voici le soleil couché, bientôt la nuit sera venue, la lune levée, et je saurai mon sort; la veuve me dira tout, je pénétrerai enfin tous ces profonds mystères qui me sont cachés… Ruminons encore ce sonnet que je réserve pour un grand effet… Il est destiné à peindre la beauté de ses yeux… Peut-être n’a-t-elle jamais entendu de sonnet… Peut-être sera-t-elle sensible au bel esprit… Mais non, non, je n’aurai pas ce bonheur…

Croustillac commença à déclamer ces vers en marchant à grands pas:

 
Ce ne sont pas des yeux… ce sont plutôt des dieux!
Ils ont dessus les rois la puissance absolue.
Dieu… non… ce sont des cieux…
 

L’aventurier ne put terminer ce vers, Mirette vint le prévenir que sa maîtresse l’attendait pour souper.

Le Caraïbe ne soupant pas, Croustillac fit ce repas tête-à-tête avec la veuve: elle semblait rêveuse et parlait peu, plusieurs fois elle tressaillit involontairement.

– Qu’avez-vous, madame? dit Croustillac, qui était lui-même préoccupé.

– Je ne sais… de singuliers pressentiments, mais je suis folle. C’est votre physionomie taciturne qui me donne des vapeurs, ajouta-t-elle avec un sourire forcé; voyons, égayez-moi donc un peu, chevalier. Youmaalë est sans doute à cette heure en adoration devant certaines étoiles, et je suis étonnée de ne pas le voir. Mais il dépend de vous de me faire oublier sa présence.

– Voilà une merveilleuse occasion de placer mon sonnet, se dit le Gascon. Si j’osais, madame, je vous réciterais quelques petits vers qui pourraient peut-être… vous distraire…

– Des vers… Comment! vous êtes poëte, chevalier?

– Tous les amoureux le sont… madame.

– C’est-à-dire que vous êtes amoureux… pour avoir le droit d’être poëte.

– Non, dit tristement Croustillac, je suis amoureux pour avoir le droit de souffrir…

– Et de chanter votre douloureux martyre… Voyons les vers…

– Ces vers, madame, font tout ce qu’ils peuvent pour peindre deux yeux bleus… bleus… et beaux… tout comme les vôtres… c’est un sonnet…

– Voyons ce sonnet.

Et Croustillac récita les vers suivants d’un ton tour à tour langoureux et passionné:

 
Ce ne sont pas des yeux, ce sont plutôt des dieux!
Ils ont dessus les rois la puissance absolue.
Dieux… non; ce sont des cieux… ils ont la couleur bleue
Et le mouvement prompt comme celui des cieux.
 

– Il faudrait pourtant choisir, chevalier, dit la Barbe-Bleue. Sont-ce des yeux des dieux ou des cieux?

Croustillac reprit avec un merveilleux à propos.

 
Cieux! non; mais deux soleils clairement radieux,
Dont les rayons brillants nous offusquent la vue.
Soleils… non; mais éclairs de puissance inconnue
Des foudres de l’amour signes présagieux.
 

– Décidément, chevalier, je voudrais savoir à quoi vous vous arrêtez… soleils… je l’avoue… me plaisait assez… dieux aussi…

Croustillac continua avec une molle langueur:

 
Ah! s’ils étaient des dieux feraient-ils tant de mal?
Si des cieux… Ils auraient leur mouvement égal;
Deux soleils ne se peut, le soleil est unique…
 

– Ah! mon Dieu… chevalier, voici que vous me ravissez maintenant toutes ces charmantes comparaisons… il ne me reste plus qu’éclairs

Croustillac secoua la tête…

 
Éclairs… non; car ceux-ci durent trop et trop clairs;
Toutefois, je les nomme afin que je m’explique,
Des YEUX… des DIEUX… des SOLEILS… des ÉCLAIRS…
 

– A la bonne heure… au moins, chevalier, dit Angèle en riant, vous me rendez mon bel écrin de comparaisons, et je n’ai qu’à choisir… aussi je garde tout… dieuxcieuxsoleilséclairs

L’aventurier regarda un moment la Barbe-Bleue en silence, puis il dit avec un accent de tristesse si vraie que la petite veuve en fut frappée:

– Vous avez raison… madame… ce sonnet est ridicule… vous faites bien de vous en moquer… Que voulez-vous… j’ai du malheur… je suis bien puni de ma folle présomption… de mon étourderie…

– Ah! chevalier… chevalier, vous oubliez mes recommandations… je vous ai dit de m’égayer… de m’amuser…

– Et si je souffre, moi?.. et si, malgré mes dehors grotesques, je ressens un chagrin cruel… comment puis-je faire le bouffon?

L’aventurier prononça ces paroles sans emphase, mais d’un ton pénétré, d’une voix émue…

Angèle le regarda avec étonnement, et elle fut presque touchée de l’expression de la physionomie du chevalier. Elle se reprocha d’avoir pris pour jouet cet homme qui, après tout, ne paraissait pas manquer de cœur, de courage et de bonté; ces réflexions ramenèrent la jeune femme dans un cercle de pensées mélancoliques. Malgré l’effort passager qu’elle avait fait pour être gaie et pour rire du sonnet du Gascon, elle se sentait agitée par d’inexplicables pressentiments, obsédée par des craintes vagues, comme si elle avait eu l’instinct des dangers qui grondaient autour d’elle.

Croustillac était tombé dans une rêverie douloureuse…

Angèle leva les yeux sur lui, elle en eut pitié; elle ne voulut pas prolonger plus longtemps la mystification dont il était victime; elle sortit brusquement de table, et lui dit d’un air sérieux:

– Venez, nous causerons dans le jardin, monsieur, et nous irons retrouver Youmaalë. Son absence me tourmente. Je ne sais, mais je me sens oppressée comme si un violent orage allait éclater sur cette maison.

La veuve sortit du salon, le chevalier lui offrit son bras, tous deux descendirent en se promenant les différentes rampes du jardin.

L’aventurier était si touché de l’état d’anxiété où il voyait Angèle, il conservait si peu d’espérance… qu’il osait à peine lui rappeler la promesse que celle-ci lui avait faite. Enfin il lui dit avec embarras:

– Vous m’avez promis, madame, de m’expliquer le mystère de…

La Barbe-Bleue interrompit le chevalier et lui dit:

– Écoutez-moi, monsieur; que ce soit faiblesse d’esprit ou prévision, je me sens de plus en plus agitée, il me semble qu’un malheur me menace; pour rien au monde je ne voudrais à cette heure, et dans la disposition d’esprit où je suis, prolonger à vos dépens une plaisanterie qui n’a que trop duré.

– Une plaisanterie, madame?

– Oui, monsieur; mais, je vous en prie, descendons encore cette terrasse. Ne voyez-vous pas Youmaalë là-bas.

Non, madame; la nuit est claire pourtant, mais je n’aperçois personne… Vous me disiez donc, madame, qu’une plaisanterie…

– Oui, monsieur, j’avais su par le père Griffon, notre ami, que vous aviez l’intention de venir me proposer votre main; j’ai envoyé le boucanier à votre rencontre… en le chargeant de vous amener ici… Je vous ai accueilli avec l’intention, je vous l’avoue, et je vous en demande pardon, de m’amuser un peu à vos dépens…

– Mais, madame… ce soir même vous deviez m’expliquer le mystère de votre triple veuvage… la mort de vos maris, la présence successive du flibustier, du…

Angèle interrompit encore le Gascon en lui disant:

– N’entendez-vous pas marcher?.. N’est-ce pas Youmaalë?

– Je n’entends rien, dit Croustillac navré de voir ses espérances ruinées, quoique pourtant il s’attendît à tout depuis qu’un véritable amour avait éteint sa sotte et ridicule vanité.

– Avançons encore, reprit la Barbe-Bleue, le Caraïbe est peut-être dans le bois d’orangers près du bassin.

– Mais, madame, ce mystère?..

– Ce mystère, reprit Angèle, s’il en est un… ne peut pas… ne doit pas être pénétré par vous… ma promesse de vous découvrir ce soir ce secret était une plaisanterie dont j’ai honte maintenant, je vous le répète… et si j’avais tenu cette folle promesse, c’eût été en vous rendant le jouet d’une autre mystification plus coupable encore!

– Ah! madame, dit vivement le chevalier, c’est bien cruel.

– Que voulez-vous de plus, monsieur? je m’accuse et vous en demande pardon, dit Angèle d’une voix douce et triste. Oubliez-vous les folies que je vous ai dites; ne pensez plus à ma main, qui ne peut appartenir à personne; mais souvenez-vous quelquefois de la recluse du Morne-au-Diable, qui est peut-être à la fois… et bien coupable et bien innocente… Et puis enfin, ajouta-t-elle en hésitant, comme souvenir de la Barbe-Bleue… vous me permettrez, n’est-ce pas? de vous offrir quelques-uns de ces diamants dont vous étiez si épris avant de m’avoir vue…

Le chevalier rougit à la fois de dépit et de chagrin; le sentiment vrai qu’il ressentait pour Angèle lui faisait considérer comme injurieuse une offre qu’il eût auparavant sans doute acceptée sans le moindre scrupule.

– Madame, dit-il avec autant de fierté que d’amertume, vous m’avez accordé l’hospitalité pendant deux jours: demain je partirai; la seule grâce que je vous demande, c’est de me donner un guide. Quant à votre proposition, elle me blesse… doublement.

– Monsieur…

– Oui, madame… car vous me croyez assez vil pour oublier à prix d’argent un humiliant procédé…

– Monsieur… telle n’est pas mon intention…

– Madame, je suis pauvre, je suis ridicule, je suis vain, je suis ce qu’on appelle un homme d’expédient, mais j’ai mon point d’honneur à moi!

– Mais, monsieur…

– Mais, madame, en retour de l’hospitalité que m’aurait offerte un habitant, j’aurais pu mettre mon esprit et ma complaisance à sa disposition, c’eût été un marché comme un autre… pire qu’un autre peut-être, soit: quand on se met dans la dépendance d’un plus heureux que soi, on doit se contenter de tout… J’ai amusé le capitaine de la Licorne pour le payer du passage qu’il m’a donné sur son navire… Nous sommes quittes. J’ai fait là un misérable métier, madame, je le sais mieux que personne, car mieux que personne j’ai souvent connu le malheur…

– Pauvre homme! dit tout bas la veuve attendrie.

– Je ne dis pas cela pour être plaint, madame, reprit fièrement Croustillac, je voulais seulement vous faire comprendre que si par nécessité j’ai pu accepter le rôle d’un commensal complaisant, jamais je n’ai reçu d’argent comme compensation d’un outrage. – Puis il ajouta d’un ton profondément ému et pénétré: – Puissiez-vous, madame, toujours ignorer le mal que m’a fait cette proposition, moins encore parce qu’elle était bien humiliante que parce qu’elle m’était faite par vous… Mon Dieu, vous vous seriez amusé de moi… que je l’aurais souffert sans me plaindre… mais m’offrir de l’argent pour me dédommager de vos railleries… Ah! madame, vous me faites connaître une des peines de la misère que j’ignorais encore… Après un moment de silence, il reprit avec une nouvelle amertume: – Au fait… pourquoi m’auriez-vous traité autrement? qui suis-je? sous quels auspices suis-je entré ici? Les vêtements que je porte ne m’appartiennent seulement pas… Pourquoi se gêner avec moi, n’est-ce pas, madame?

Ces derniers mots du pauvre Croustillac eurent un accent de douleur et de honte si sincère que la jeune femme, touchée de ces paroles, regretta vivement l’offre indiscrète qu’elle avait faite; elle baissa la tête, et marcha ainsi pendant quelque temps auprès de Croustillac.

La veuve et Croustillac arrivèrent ainsi assez près du bassin de marbre blanc dont on a parlé.

La jeune femme tenait toujours le bras de l’aventurier.

Après quelques minutes de réflexion, elle lui dit:

– Vous avez raison… j’ai eu tort… je vous ai mal jugé, monsieur… la réparation que je vous offrais était presque une injure… Ne croyez pas, je vous en prie, que j’aie voulu un instant vous humilier… rappelez-vous ce que je vous disais ce matin… de votre courage, de ce qu’il devait y avoir de généreux dans votre cœur… Eh bien! cela… je le pense encore… Vous m’aimez, dites-vous… si cet amour est sincère… il ne peut m’offenser… il serait mal à moi de répondre à un sentiment toujours flatteur par un procédé blessant… Allons, ajouta-t-elle avec une grâce charmante, la paix est-elle faite? me gardez-vous encore rancune?.. dites-moi que non, afin que je puisse vous demander de passer ici quelques jours… comme mon ami… sans crainte d’être refusée.

– Ah! madame! s’écria Croustillac transporté, ordonnez… disposez de moi… je suis votre serviteur… votre esclave… votre chien… Ces bonnes paroles que vous venez de me dire me font tout oublier… Votre ami… vous m’avez appelé votre ami… Ah! madame, pourquoi ne suis-je qu’un pauvre cadet de Gascogne!.. Je ne serai jamais assez heureux pour pouvoir vous prouver mon dévouement.

– Qui sait?.. mais j’ai une réparation à vous faire… Attendez-moi là, il faut que j’aille voir où est Youmaalë et chercher quelque chose… un présent… oui… monsieur le chevalier, un présent… que je vous défierai bien de refuser cette fois…

– Mais, madame…

– Vous répliquez… Ah! mon Dieu! quand je pense pourtant… que vous vouliez être mon mari… Attendez-moi là… je reviens. – Et ce disant, Angèle qui, tout en causant était parvenue jusqu’au bassin de marbre, remonta légèrement l’allée du parc et disparut du côté de la maison.

– Que veut-elle dire? Que veut-elle faire? se demanda Croustillac en regardant machinalement l’eau du bassin. Puis il ajouta avec exaltation: – C’est égal, je suis à elle à la vie, à la mort; elle m’a appelé son ami; je ne la reverrai plus sans doute, mais c’est égal, je l’adore; ça ne fait de mal à personne… et, je ne sais, mais on dirait que ça me rend meilleur… Il y a deux jours, j’aurais accepté ces diamants… Aujourd’hui… cela me fait honte… C’est étonnant comme l’amour vous change…

Croustillac fut tout à coup interrompu dans ses réflexions philosophiques.

Le colonel Rutler, à la faible clarté de la nuit, avait vu l’aventurier se promener avec la Barbe-Bleue; il avait entendu ces derniers mots d’Angèle à Croustillac: —mon mari… attendez-moi là.

Rutler ne douta pas que le Gascon ne fût l’homme qu’il cherchait; il sortit tout à coup de sa cachette, s’élança sur le chevalier, lui jeta un voile sur la figure, profita de son saisissement pour le renverser à terre; puis, lui passant un nœud coulant autour des mains, il eut bientôt maîtrisé sa résistance, grâce à sa rare vigueur.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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