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Читать книгу: «Christine», страница 6

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XI

Un soir, à l'ambassade d'Autriche, Georges, après avoir fait le whist d'un général et de deux diplomates, demanda son traîneau. Comme il passait devant la dernière banquette du salon, il entendit un chuchotement de voix moqueuses. Deux femmes causaient et riaient en le regardant. L'une d'elles était une Suédoise assez coquette, à laquelle il avait eu l'impardonnable tort de ne pas faire la cour. Il n'avait jamais vu l'autre.

«Il n'a donc que la permission de dix heures? dit celle-ci d'une voix sèche et mordante à son amie, qui étouffait un méchant rire sous la nacre de l'éventail.

– Oh! reprit la Suédoise entre deux éclats, il est bien gardé… mais il faut convenir qu'il est très-docile: c'est une justice à lui rendre.

Il faut être vraiment fort pour porter noblement le poids d'un amour vrai, les pieds sur la terre, mais la tête dans le ciel. Les femmes, en cela, sont plus vaillantes que nous; un grand sentiment les préserve toujours des petites passions; l'homme s'en défend moins bien. Georges devait mépriser une raillerie misérable. Il se sentit blessé au cœur par cette flèche barbelée du ridicule, qu'on n'arrache plus quand elle a pénétré. La vanité lui souffla dans l'âme toutes sortes de mauvais conseils.

Il ralentit le pas; et, au lieu de descendre, il entra dans une galerie qui longeait les trois salons de l'appartement.

«Pardieu! fit-il assez légèrement, Christine n'en mourra point pour m'avoir attendu une demi-heure de plus. Elle aime à se coucher tard. Comme elle me prend, cette femme, depuis un an!» Il jeta les yeux dans une glace pour se rajuster… «Ah! dit-il en regardant sa cravate, c'est elle qui m'a refait ce nœud…» Un souvenir charmant lui arriva et changea ses pensées. «Je viens d'être injuste pour la première fois, se dit-il au fond du cœur; pauvre chère âme, comme elle vaut mieux à elle seule que tout ce monde ensemble! Serait-elle assez malheureuse! si elle m'avait entendu!» Il fit deux pas pour sortir. Le mauvais ange lui souffla tout bas: «Il y a dans ce salon deux femmes qui ont ri de toi!

– Ne les écoute pas, lui disait son cœur, Christine t'attend.

– Ne fût-ce que pour elle, reprenait la vanité maudite, tu dois leur prouver que tu es libre… Christine te le demanderait si elle était là… Fais-le pour elle!»

Il rentra dans le bal.

«Encore vous, cher comte! dit Axel en venant à sa rencontre. Que dira-t-on rue de la Reine?»

Georges fronça le sourcil.

«Rien, j'imagine, répondit-il avec un peu de sécheresse. Mais, vous, chevalier, dites-moi donc quelle est cette femme en robe vert pâle qui cause là-bas avec la petite baronne de Strom.

– Cette femme est une jeune fille.

– On ne s'en douterait pas! mais enfin qui est-elle?

– Vous ne le savez pas?

– Puisque je vous le demande!

– Ce ne serait pas une raison.

– Parole d'honneur!

– Eh mais, continua le chevalier, voilà qui flatterait singulièrement l'aimable comtesse. Comment! vous ne connaissez pas même de vue, depuis huit jours qu'elle est ici, la nouvelle reine de l'hiver, la belle des belles, l'incomparable Nadéje, Mlle Borgiloff?

– Non, en vérité, et voici la première fois que je la rencontre.

– Au fait, c'est possible, vous sortez peu!

– Moi? mais tous les soirs!

– Alors c'est qu'elle vient tard, et que vous partez de bonne heure. Oh! il n'y a pas de mal à cela; vous y avez perdu les débuts d'une élégante dans nos salons: mais c'est un malheur facile à réparer.

– Vous m'y aiderez, chevalier.»

Et le comte, qui s'était rapproché de la porte, se mit à examiner Mlle Borgiloff avec une attention que peut-être Christine eût trouvée trop scrupuleuse.

Pour un juge fin de la beauté féminine, Nadéje était loin de mériter l'éloge que le chevalier faisait d'elle. Elle avait beaucoup d'éclat, et, dans un cercle de femmes, c'était toujours elle que l'on remarquait la première; mais elle excitait l'attention bien plus qu'elle n'attirait la sympathie.

Il y avait de la dureté dans les plans trop nettement accusés de son front; malgré la rondeur ferme et veloutée des joues, on devinait la saillie des pommettes accentuées; sa main, petite, mais dure de paume, sèche dans l'étreinte, avec un pouce trop fort et des doigts légèrement renflés au nœud des phalanges et carrément coupés, indiquait l'esprit positif, la volonté tenace et l'ardeur ambitieuse de la femme qui veut parvenir, son nez trop court (un peu plus il était écrasé) rappelait l'origine kalmouque de sa famille, plongée depuis trop peu de temps encore dans le grand courant de la civilisation occidentale. Pour être vrai, il fallait bien lui reconnaître une taille charmante, plus accomplie et mieux formée qu'il n'arrive d'ordinaire chez les jeunes filles, et une fleur de teint éblouissante: – des roses du Bengale écloses sur de la neige; – une bouche un peu grande, mais rouge comme la grenade mûre, et faisant luire, quand elle riait ou qu'elle parlait, l'éclair humide et nacré des dents blanches; ses beaux cheveux fièrement relevés, et dégageant la tempe, sans une perle, sans un ruban, sans une fleur, s'amoncelaient sur la nuque en masse sombre, dont le noir sans reflet absorbait la lumière et semblait l'éteindre. Son œil allongé avait l'air de s'ouvrir par une fente, comme celui des races félines: mais la passion pouvait le dilater puissamment; il se redressait aux coins vers les tempes, par une oblique chinoise qui donnait à sa physionomie, quelque chose de singulièrement piquant. Elle en jouait comme d'un instrument perfectionné: son regard avait des gammes de rayons, tantôt perçants et vifs, tantôt adoucis en de si molles langueurs, qu'on eût cru l'apercevoir à travers un voile de larmes. Beaucoup de femmes étaient plus belles; on en rencontre rarement de plus séduisantes: mais ce n'était point l'âme qu'elle séduisait.

Nadéje n'était pas riche. C'était là le pied d'argile de la statue à tête d'or. Le plus clair de sa fortune était la protection du czar et les talents de son père, qui n'avait pas assez de naissance pour arriver au premier rang dans une carrière où la noblesse est souvent le premier des mérites. Une disgrâce ou une maladie pouvait la ruiner. N'ayant point l'indépendance que l'on trouve dans le patrimoine assuré de la famille, elle voulait donner par le mariage une base solide à son avenir. Cette préoccupation constante dominait chez elle tous les entraînements de la jeunesse. Si elle ne les étouffait point, Nadéje les ajournait. A vingt ans elle avait un plan de conduite. Élevée par son père au milieu des hommes, traversant dans toutes les capitales les sociétés les plus intelligentes de l'Europe, et s'appropriant tout, avec cette facilité d'assimilation qui est le propre de certaines races, elle mettait au service de ses petits intérêts des moyens assez puissants, qu'elle dirigeait avec le calme et la ruse froide d'un diplomate en jupons.

Arrivée à Stockholm depuis peu, elle n'avait encore été présentée que dans deux ou trois salons; mais un secrétaire de son ambassade l'avait merveilleusement renseignée sur la cour et la ville. Elle avait ses notes particulières. Décidée à ne pas coiffer plus longtemps le chef vénérable de sainte Catherine, elle s'avançait vers le mariage sans faire de faux pas sur le terrain glissant du monde. Il ne lui manquait plus qu'une petite chose: le mari.

En voyant rentrer Georges dans le salon, la physionomie de Nadéje opéra un changement à vue trop soudain pour être bien sincère. Elle n'écouta plus la petite baronne, qui continua seule sa chronique peu charitable. Elle leva au plafond, comme pour prendre le ciel à témoin, son œil innocent, qui se voila d'un nuage de rêverie; bientôt elle s'approcha de la cheminée, et d'un doigt distrait effeuilla dans une coupe de Chine une des roses de son bouquet. Elle tournait ses épaules vers Georges avec la cambrure de reins d'une cariatide: M. de Simiane ne pouvait voir qu'imparfaitement son visage. Nadéje, qui s'était trop regardée pour ne pas se bien connaître, se défiait un peu de son profil; mais elle montrait assez volontiers sa nuque opulente et les belles attaches de son cou.

Georges la regardait fort attentivement, sans s'apercevoir qu'elle suivait dans la glace le mouvement de ses yeux.

«Nommez-moi donc à cette belle Mélancolie, dit-il au chevalier.

– Il paraît, reprit Axel, que j'ai le privilège de vos présentations; mais je vous préviens que je ne réponds pas des conséquences.»

Ils s'avancèrent vers la jeune fille, qui tout à coup se retourna, au moment où ils n'étaient plus qu'à deux pas d'elle, avec un geste de surprise d'un naturel admirable: ses lèvres s'entr'ouvrirent comme pour un petit cri, qu'elle ne poussa point, et l'on put voir courir sur ses épaules de neige le frisson du réveil en sursaut. Aucun de ces détails n'échappa au jeune diplomate.

Axel nomma le comte de Simiane, et tous trois commencèrent à causer debout, près de la cheminée, en ce moment déserte. Georges trouva que le chevalier aurait bien pu s'éloigner après la présentation. Il n'aimait pas les conversations à trois. Georges, sans même s'en apercevoir, commettait sa première infidélité. Quand un homme désire se trouver seul avec une jeune et jolie femme, il en offense une autre: celle qu'il aime.

L'orchestre jouait les premières mesures d'une polka. Georges s'inclina devant la jeune fille et lui tendit la main en souriant; elle y mit la sienne avec une grâce charmante, au moment où deux jeunes officiers s'élançaient pour l'engager. On ne dansait pas encore; mais, à un certain mouvement de chaises et de fauteuils, Georges devina qu'il s'agissait d'un cotillon, cette danse qui, pour les uns, commence toujours trop tôt et finit toujours trop tard, tandis que, pour les autres, c'est précisément le contraire. M. de Simiane jeta un regard furtif sur la pendule; elle marquait onze heures moins un quart. «Et ma pauvre comtesse! pensa-t-il; à quelle heure arriverai-je chez elle?» Si diplomate que l'on soit, on ne peut pas tout cacher: une ombre obscurcit le visage du jeune homme, et Nadéje sentit comme un frémissement nerveux dans la main qui tenait la sienne. Elle releva sur le comte ses yeux qu'elle tenait baissés, et laissant passer son plus doux regard à travers de longs cils soyeux:

«Monsieur le comte, lui dit-elle d'une voix timide, presque soumise, je ne veux pas vous devoir à une surprise: vous m'avez demandé une polka; je ne vous condamnerai point à un cotillon.» Elle ajouta, en le regardant à la dérobée: «On sait quand le cotillon commence, on ne sait pas quand il finit.» Et elle voulut dégager sa main: Georges la retint avec une contrainte polie et la regarda plus qu'il n'avait encore fait.

Nadéje baissa de nouveau les yeux en rougissant: elle parut troublée comme une jeune pudeur à qui l'on parle d'amour pour la première fois. Georges l'enveloppa tout entière d'un long regard.

«Il est vrai, répondit-il, que je n'avais point tant espéré; mais, si j'ai demandé moins, je n'en suis que plus charmé d'avoir davantage.»

Nadéje s'appuya sur le bras de Georges avec plus d'abandon, et le jeune homme put voir sur son visage une expression de reconnaissance heureuse.

Cependant le conducteur du cotillon, un jeune homme assez élégant et suffisamment sot pour son emploi, avait donné le signal des premières évolutions: bientôt les figures se succédèrent dans leur ordre capricieux et galant. Tour à tour les couples se perdaient dans la foule ou se reformaient à leur gré. Tantôt les cavaliers choisissaient leurs dames, tantôt les dames choisissaient leurs cavaliers. Georges et Nadéje se donnèrent des preuves insignifiantes d'abord, mais trop multipliées, de leur mutuelle préférence. Bientôt ils furent en coquetterie réglée. Georges se retrouvait, non sans un secret plaisir, sur son ancien terrain. Il y avait plus d'un an qu'il vivait aux pieds de la comtesse, sans se permettre la distraction même la plus innocente auprès d'une autre. Il est vrai qu'il n'en avait pas eu même le désir. Il n'en trouva pas moins sa conduite extraordinairement méritoire. Il se dit que peu d'hommes à sa place auraient poussé aussi loin le scrupule de la fidélité, et que, jusqu'à un certain point, c'était même donner à Christine une preuve de défiance que de ne pas oser s'occuper d'une autre femme, comme si elle avait à redouter la comparaison. La conclusion de tout ceci fut qu'il devait faire un peu la cour à Nadéje. Il est vrai que la jeune fille déploya pour sa conquête tout un arsenal de séductions: elle fut tour à tour railleuse et mélancolique, étincelante de verve ou recueillie en des silences pleins de choses. Elle était trop habile pour se permettre l'allusion même la plus indirecte contre Christine, et M. de Simiane n'était point d'ailleurs homme à la permettre; mais elle sut, en deux ou trois occasions, parler fort délicatement de ces grands sentiments du cœur, si beaux, qu'il faut les admirer partout où on les rencontre, mais si rares, qu'en les voyant on est excusé presque de leur porter envie. Tout cela fut indiqué plutôt que dit, avec ce tact suprême du monde, qui sait ne jamais blesser, glissant sur tout, n'appuyant sur rien. Puis Nadéje dansait à merveille; ce qui ajoutait beaucoup de persuasion à ses paroles. Le cotillon suédois a des pas de caractère qui développent la grâce de la femme et rehaussent l'élégance de sa beauté.

Nadéje le savait et en abusait. Au milieu de ces figures qui commencent l'émancipation des jeunes filles, en leur permettant quelque liberté dans leurs choix, elle fit à Georges l'hommage de tous les siens: elle sollicitait le mouchoir avec le regard humble et amoureux de l'esclave qui attend le bon plaisir de son maître; elle lui offrait le bouquet avec le geste d'une sultane qui veut prendre un favori. Quand on la conduisit au fauteuil pour le pas du miroir, tous les danseurs défilèrent devant elle comme une armée de prétendants; une main légère, rapidement passée sur la glace, semblait effacer chaque nouvelle image: c'était le signe du refus. Georges, à son tour, et le dernier vint plier le genou sur le coussin de velours. Une seconde de trop, peut-être, elle contempla dans le miroir le visage du jeune homme, où perçait une nuance d'inquiétude; puis, se penchant vers lui, elle étendit la main, comme pour le relever, et ils valsèrent ensemble. Elle emmêla les pas. Georges, pour la soutenir sans doute, l'enlaça dans une étreinte plus puissante, et la rapprocha de sa poitrine. On eût dit qu'elle allait fléchir et incliner sa tête jusque sur l'épaule du danseur; mais tout à coup elle se dégagea, et s'arrêtant:

«Assez! dit-elle, je vous en prie!»

Georges la reconduisit à sa place, aussi troublé qu'elle paraissait l'être.

Tout finit en ce monde, même les cotillons. Georges regarda furtivement à sa montre; il était près d'une heure: il sortit en toute hâte. Il était comme enivré d'elle; véritable ivresse, en effet, car il y avait du trouble dans son bonheur. Ce n'était plus l'émotion sans mélange, si douce et si pure qu'il avait ressentie un an plus tôt en valsant avec Christine. Il éprouvait, au contraire, cette inquiétude vague qui précède, dit-on, le remords. L'air de la nuit, en frappant son front, sec et froid, calma l'exaltation malsaine de ses idées.

«Et Christine!» se demanda-t-il pour la première fois depuis deux heures.

Il ne lui avait jamais fait, même en pensée, une aussi longue infidélité. Il n'était pas possible d'aller maintenant chez elle; cependant il donna l'ordre au cocher de prendre par la rue de la Reine. Ce n'était pas son chemin.

«Il faut qu'il ait le diable au corps! murmura celui-ci en relevant son collet de fourrure; me faire faire un détour par cette bise aiguë!..» Il déchargea sa colère sur les pauvres chevaux, qui partirent au galop.

La chambre à coucher de la comtesse donnait sur la rue: les fenêtres étaient encore éclairées, non pas de ces molles lueurs qui tombent du sein voilé de la lampe nocturne, comme pour garder le sommeil, mais de la vive clarté des bougies qui annonce l'insomnie et la veille. Christine n'était pas couchée.

«Pauvre âme! murmura Georges en cachant sa tête dans ses mains, elle veille et elle souffre!»

Quand l'égoïsme des mauvaises passions ne nous a pas encore pétrifié le cœur, nous ne pouvons subir de torture plus cruelle que la pensée d'une souffrance éprouvée pour nous et à cause de nous par une créature noble et dévouée. Ces douleurs-là sont poignantes entre toutes, et, si on mérite le nom d'homme, jusqu'à ce que le calme et la douce sérénité du bonheur soient revenus dans l'autre âme, rien ne peut ni les guérir ni les consoler.

Les chevaux, qui connaissaient les habitudes de leur maître, avaient d'eux-mêmes ralenti le pas. «Chez moi!» cria Georges au cocher, et, jetant un dernier regard vers la fenêtre éclairée: «Christine! Christine! dit-il tout bas, c'est toi que j'aime!»

La veille il n'aurait pas senti le besoin de le lui dire. On ne proteste jamais si fort que quand on commence à douter. Il rentra chez lui en maudissant Nadéje. C'était trop: il eût mieux valu n'y point penser.

Le lendemain, en s'éveillant, il retrouva, mais un peu confus, le souvenir de ce qui s'était passé le soir précédent, et il essaya de se justifier à ses propres yeux, pour mieux se justifier aux yeux de la comtesse. Après tout, ce n'était pas un grand mal de s'être un peu attardé dans un bal et d'avoir dansé le cotillon avec une Russe qu'il voyait pour la première fois. Il est vrai que Christine l'attendait. Mais ne l'avait-il pas vue quelques heures auparavant, et la comtesse ne lui avait-elle pas dit cent fois qu'elle ne voulait le priver d'aucun plaisir?.. Sans doute! mais ne lui avait-il pas répondu qu'il n'y avait point pour lui de plaisir où elle n'était pas? Enfin, s'il y avait faute, la faute était bien légère!

Une voix secrète répondait qu'en amour il n'y a point de petites choses, et qu'on est très-coupable dès qu'on l'est un peu. C'était la première peine qu'il eût volontairement faite à la comtesse, et rien encore n'avait émoussé chez lui la pointe vive du remords.

Le valet de chambre de Christine vint dès huit heures chercher de ses nouvelles. Il fit répondre qu'il était bien et qu'il irait chez la comtesse vers midi. Il n'est guère permis de se présenter plus tôt chez une femme.

Christine l'accueillit avec cette grâce pénétrante qu'il n'avait retrouvée chez aucune autre, et qui, doucement lui prenait l'âme. Il vit bien qu'elle n'avait pas dormi; il crut voir qu'elle avait pleuré. Ces premières douleurs de l'amour, qui n'ont pas eu le temps de ravager l'âme, font plus beau le visage, sur lequel se répand une teinte douce de langueur et de mélancolie. Georges fut touché, et il voulut se défendre, alors qu'on ne l'attaquait pas.

«Je n'étais qu'inquiète, répondit Christine; ne me rendez pas triste!

– Si vous êtes triste, lui dit-il, j'ai tort; j'aurai tort, Christine, dès que vous ne serez plus heureuse.» Il se laissa glisser à ses genoux. «Je ne me relève que pardonné, ajouta-t-il en prenant sa main.

– Alors relevez-vous, mais ne péchez plus!» dit-elle en souriant.

Puis redevenant grave tout à coup:

«Si vous saviez, Georges, ce que j'ai souffert cette nuit… si vous pouviez savoir toutes mes suppositions, toutes mes craintes! Mais vous voilà… Vous m'aimez?»

Elle le regarda dans les yeux.

«De toute mon âme, Christine!

– C'est bien! avec vous le bonheur me revient… Maintenant, causons… C'était donc bien beau, monsieur, ce bal qui vous a fait m'oublier?

– C'était brillant comme tous les bals officiels: des épaulettes et des diamants! Qui en a vu un en a vu mille! Je n'y veux plus mettre les pieds; laissons chercher le plaisir à ceux qui n'ont pas trouvé le bonheur.»

L'antithèse était vieille comme le monde et digne d'être rimée sur les papiers roses d'un confiseur, au jour de l'an. Elle n'en fit pas moins son effet. La comtesse se sentit toute rassérénée, et, avec cette confiance un peu aveugle des natures généreuses, ce fut elle la première qui parla des nécessités de la position officielle, des exigences du monde et des devoirs que son nom et son rang imposaient à M. de Simiane. «Seulement, ajouta-t-elle, quand vous devrez rester si tard, je sortirai moi-même. Je ne passerai pas ainsi toute une soirée sans vous voir.»

La paix fut signée; le nom de Nadéje ne fut point prononcé, et la comtesse n'eut pas même un soupçon.

Christine oublia; Georges ne se souvint que pour entourer celle qu'il aimait d'attentions plus délicates et de soins plus empressés: ce fut comme un second printemps de leur amour, avec plus de feux que le premier. Christine en était tour à tour effrayée et charmée: tantôt elle s'abandonnait à l'impression heureuse, comme une femme qui se sent bien aimée et qui a mis son bonheur dans son amour; tantôt elle éprouvait un trouble secret devant ces fiévreuses ardeurs, et se surprenait à regretter tout bas la tendresse plus égale des premiers jours. Celles-là seules qui ne connaissent pas le cœur des hommes peuvent préférer la passion à la tendresse.

Georges, cependant, continua de tenir sa vie en partie double. Il alla dans le monde plus que jamais. N'était-ce point Christine qui le voulait? La comtesse, un peu souffrante, resta près d'un mois sans sortir. Georges, pendant ce mois-là, ne manqua pas un seul jour à venir terminer la soirée chez elle. Nous devons ajouter que presque partout il rencontrait Nadéje.

Ils étaient en commerce réglé de galanterie mondaine: on le remarquait déjà. Il est vrai que les coquetteries de la jeune Russe n'entamaient point son cœur; mais il s'en occupait quand elle était là, et s'en préoccupait quand elle n'y était pas: c'était trop. Il jouissait des grâces de son esprit avec une complaisance dangereuse déjà, sinon coupable encore.

Georges était bon; ses ennemis mêmes n'ont jamais pu lui reprocher qu'un peu de faiblesse dans le caractère et d'irrésolution. Mais la force, cette vertu virile, n'est-elle pas nécessaire à celui qui porte dans ses mains le bonheur d'une femme?

Georges, mécontent de lui, devint bientôt mécontent des autres. Il perdit peu à peu la sereine égalité de son humeur. Il devint nerveux et irritable et éprouva de temps en temps le besoin de se mettre en colère. Dans ces moments-là il en voulait à la comtesse de cette désespérante perfection qui ne lui donnait pas même le prétexte de se fâcher un peu. Souvent, dans un intérieur, jadis si calme, il rapportait les orages couvés au dehors. Ils n'éclataient pas sans doute; mais on pouvait, à son trouble, reconnaître au prix de quels efforts il parvenait à les contenir. Cela seul suffisait à faire le désespoir de Christine; désespoir muet, sans larmes et sans cris. Christine était une de ces belles âmes pour qui le dévouement semble être le premier des besoins, et qui ne sont jamais heureuses que du bonheur qu'elles donnent. L'agitation inquiète de Georges ne pouvait lui échapper longtemps; elle était trop discrète pour songer à lui en demander la cause et trop délicate pour n'en souffrir point. Bientôt, à divers symptômes, elle sentit que la pensée d'une autre femme troublait l'âme de Georges. Elle n'avait point de preuves; mais celles qui aiment n'ont-elles pas une sorte de devination magnétique qui leur apprend tout ce qu'on ne leur dit pas? Christine, d'ailleurs, entourée aujourd'hui d'hommages, inspirant aux plus nobles et aux meilleurs des sentiments chevaleresques, et pour laquelle ses amis avaient un culte plutôt qu'une affection, avait été comprimée dans sa première jeunesse, froissée dans les dures épreuves du mariage, et elle s'était peu à peu repliée sur elle-même: elle avait vécu au milieu du monde dans une vraie solitude de cœur; elle y contracta une sorte de défiance que pendant longtemps, rien ne put guérir. Elle crut également qu'il lui était difficile d'aimer et impossible d'être aimée. Elle ne se trompait donc pas quand elle disait à M. de Simiane qu'il lui avait apporté une nouvelle vie.

Cette vie nouvelle et si complète avait eu pour eux toutes les grâces, toutes les fleurs et tous les parfums du printemps de la jeunesse et de l'amour. Christine fut si heureuse qu'elle pardonna bientôt au passé. N'était-ce point lui qui faisait le présent si beau? Et quelle reconnaissance pour Georges! Elle n'aimait pas; elle adorait. Peu de femmes ont connu des joies aussi profondes et plus ardentes, parce que chez aucune le don de soi ne fut plus complet et plus généreux. Mais dès que le doute entra dans son âme il dut se changer en angoisse poignante. Elle avait bravement porté la douleur avant d'aimer; et maintenant, désarmée par l'amour, elle se trouvait contre la vie sans courage et sans force. Elle souffrit: sa santé s'altéra; elle se trouva moins belle. «Georges a raison, pensait-elle; je ne mérite plus qu'il m'aime, s'il m'aime pour ma beauté seulement.» Elle se trompait, elle était toujours belle, et Georges l'aimait toujours; il y avait peut-être péril en la demeure, mais rien n'était perdu pour la défense; seulement Christine était trop fière pour se défendre! Elle ne connaissait pas le nom de sa rivale; mais elle ne doutait point qu'elle n'en eût une. Quand elle voyait Georges plus grave, elle croyait qu'il dissimulait; quand elle le trouvait plus tendre: «Il fait ce qu'il peut!» disait-elle; et tout en lui sachant gré de l'effort, elle ne s'en trouvait pas plus rassurée.

Les cœurs les plus honnêtes ont d'étranges retours; l'inquiétude de Christine exagérait le mal à ses yeux, mais le mal existait. Nos sentiments les plus vrais et les meilleurs subissent certaines crises inévitables; les natures les plus impressionables sont aussi les plus changeantes. Georges ne s'était point repris; mais peut-être à son insu commençait-il à se détacher un peu. On ne sait pas comment l'amour vient: sait-on davantage comment il s'en va? Christine eût pu retenir celui qu'elle aimait; mais pour elle n'était-ce point déjà le plus grand des malheurs qu'il eût besoin d'être retenu!

Le baron s'était rapproché d'elle, comme s'il se fût douté qu'elle allait souffrir; mais sa sympathie était discrète autant que délicate. Aucun nom ne fut prononcé par lui. Il était homme à cacher la vérité; Christine n'était pas femme à la demander.

Georges, de son côté, n'était pas plus calme. En échange de ce bonheur jadis si complet, et qu'il perdait chaque jour davantage, que retrouvait-il donc? Au lieu d'une femme dévouée, ne voulant et ne sachant qu'aimer, il rencontra devant lui une coquette rompue à tous les artifices du monde, une main dure, pleine de ruse froide. Nadéje avait bien jugé le jeune diplomate. Elle devina promptement tout ce qu'il y avait en lui d'indécision et de faiblesse; elle s'étudia donc à l'encourager et à le désespérer tour à tour. Elle était avec lui le caprice même: il ne savait jamais quel accueil il allait en recevoir. Après quelques jours d'une intimité naissante, et pour lui pleine de charmes, elle le sevra tout à coup de ces menues faveurs, prodiguées le premier soir, et qui avaient si doucement chatouillé sa vanité d'homme à la mode. Elle était sans cesse entourée d'un escadron de jeunes beaux, qu'elle faisait manœuvrer contre Georges. Puis, au moment où elle le voyait à demi vaincu et prêt à fuir, elle lui en faisait une hécatombe, et paraissait n'avoir déjà plus d'attention que pour lui; une femme qui aime est incapable de tous ces calculs petits et misérables: mais la femme qui aime est-elle toujours la femme aimée?

Entre Georges et Christine, l'abîme chaque jour se creusait. Rien ne semblait changé au premier abord. Tous les jours il allait chez elle; il avait les mêmes soins pour elle; il était reçu par elle avec la même bonté. Il paraissait même plus attentif, et elle semblait plus touchée: mais il éprouvait une sorte de contrainte, et elle, en lui parlant, sentait parfois que les larmes lui passaient dans la voix. Elle ne se plaignait point: elle attendait douloureusement le retour, le désirant toujours, l'espérant quelquefois, en doutant plus souvent, mais ne voulant point le hâter d'un mot. Georges, entre ces deux femmes, se trouvait embarrassé. Si jamais on lui eût parlé de quitter Christine, il se serait indigné sincèrement. Mais il comptait mener en même temps une affaire de tête et une affaire de cœur; ou plutôt, sans trop s'en rendre compte à lui-même, il cédait tour à tour à des attractions diverses. Ce n'était pas une nature mauvaise, et il avait même un peu moins d'égoïsme que l'on n'en rencontre d'ordinaire chez les hommes. Mais il n'avait pas cette force de vouloir qui fait le caractère. Il revenait parfois à de bons sentiments; alors il était mieux avec sa conscience: instinctivement il comprenait que le bon et le vrai il les rencontrait chez Christine, et chez Christine seule: il savait avec quelle tendresse indulgente, inépuisable, la noble femme accueillerait ce retour de son cœur. Mais il se trouvait que, la veille, Nadéje avait été charmante; pour causer avec lui elle avait refusé une mazurka et deux valses. Un tel sacrifice méritait quelque reconnaissance! Et ainsi la vie à deux, si unie, si calme et si douce, était remplacée peu à peu par cette existence à trois, troublée de remords et agitée de tiraillements douloureux. Ces amères et rudes épreuves sont moins rares qu'on ne le pense, même dans les liaisons qui ont gardé toute la liberté de leur choix, et l'écharpe municipale, tant calomniée, n'a pas le privilége exclusif de former des nœuds mal assortis.

Christine résolut de se renfermer peu à peu davantage. Avec sa beauté, son esprit, et ce charme qu'elle gardait toujours aux yeux de M. de Simiane, elle eût pu l'éblouir encore, le ramener et le captiver. Elle dédaigna superbement ce que tant d'autres auraient recherché. Elle voulait ne devoir Georges qu'à lui-même. C'était un orgueil comme un autre – plus grand peut-être.

Le nom de Nadéje fut enfin prononcé devant Mme de Rudden par une amie, avec une intention charitable, et accompagné de toutes sortes de commentaires, sur lesquels il n'était point possible de se tromper.

Christine ne voulut pas même voir sa rivale: non point qu'au fond de l'âme elle n'éprouvât un âpre et ardent désir de connaître la femme qui lui enlevait son bonheur; mais elle eût cru, en se rencontrant avec elle, accepter une sorte de lutte qu'elle jugeait peu digne de Georges et d'elle-même. Il y avait dans une telle conduite une incontestable noblesse de cœur, et, avec un homme plus ferme que M. de Simiane la comtesse aurait eu cent fois raison. Mais peut-être avait-elle tort avec Georges, dont elle pouvait maintenant soupçonner les involontaires faiblesses, et qu'il fallait sauver de lui-même, en le sauvant pour elle.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
01 августа 2017
Объем:
170 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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