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Читать книгу: «Christine», страница 7

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XII

Vers la fin de janvier, le comte de Lovendall, un des plus grands sportmen de la Suède, fit venir du Nord ses équipages à Stockholm, et annonça qu'il donnerait une chasse sur le Mélar. Le froid était rigoureux et la faim faisait sortir les loups du bois. Ils se rassemblaient par petites troupes et maraudaient dans les environs de la ville; les paysans se plaignaient et appelaient les veneurs à leur secours. Le comte adressa de nombreuses invitations, qui furent acceptées avec enthousiasme. La société oisive est partout la même, et elle saisit avidement toutes les occasions de se divertir. Il y a si peu de gens qui puissent se suffire, que tout est prétexte à se répandre hors de soi. Les femmes n'y mettent pas moins d'empressement que les hommes. On organisa des parties de traîneau; on arrangea des cavalcades: Stockholm prit un air de fête à la fois galante et guerrière. Les Suédoises, nerveuses et hardies, excellent dans tous les exercices du corps et montent très-bravement à cheval. On pourrait aisément, sans sortir du grand monde, lever chez elles un escadron d'amazones. Aussi, quand, vers dix heures du matin, la chasse, en bon ordre, débouchant par la place du Riddarholm, apparut au bord du lac gelé, le Mélar présenta tout à coup la scène la plus brillante et la plus animée. Les piqueurs du comte, en grande livrée de gala, conduisaient la petite troupe vers les îles couronnées de grands bois, où les rabatteurs avaient laissé leurs brisées. Les officiers, en uniformes chamarrés, escortaient les femmes en traîneau; l'habit rouge des veneurs tranchait sur le drap noir des longues robes de cheval. La neige volait sous les sabots d'acier, et parfois, soulevée par le vent, enveloppait la chasse tout entière de ses blancs tourbillons. De temps en temps la fanfare joyeuse éclatait, puis tout à coup se taisait, comme si les notes s'étaient gelées dans les pavillons de cuivre. Le chœur des rires sonores et des joyeux propos reprenait à son tour. Les loups étaient bien avertis. Par bonheur un détachement de piqueurs les gardait dans leurs îles. Cependant, quand on approcha des fourrés, le comte de Lovendall dut commander le silence dans les rangs.

Christine avait voulu suivre la chasse: elle était restée trop longtemps enfermée; ses amis lui persuadèrent que le mouvement et l'exercice lui feraient du bien. Elle les crut. Elle avait voulu d'abord monter à cheval; on craignit la fatigue d'une trop longue journée, et elle se résigna au traîneau. Son attelage islandais était toujours merveilleusement tenu, et son cocher conduisait fort habilement ses petits chevaux à grandes guides. Le comte de Lovendall, passant près d'elle, lui dit tout bas qu'elle était la reine de sa fête et que les autres ne semblaient être que les dames de sa suite. Georges, le chevalier de Valborg et le baron de Vendel, tous trois écuyers consommés, entouraient son traîneau. Nadéje, sur un beau cheval noir paradait et piaffait au milieu d'un groupe de jeunes hommes. La belle Russe montait avec plus d'audace que de véritable élégance: elle exigeait trop, et l'on pouvait voir qu'elle avait la main dure. Le cheval bondissait sous elle, rongeait son frein et couvrait d'écume son poitrail. Un homme qui a connu les femmes, autant du moins qu'il est possible de les connaître, assurait qu'il n'aimait point les amazones. Il prétendait que l'habitude du cheval leur donnait une décision hardie, dont les suites étaient presque toujours fâcheuses; qu'elles contractent vite, dans ces exercices trop violents, un goût dangereux de domination, et que l'usage de la cravache compromet singulièrement l'aimable douceur qui est leur plus grand charme. Il y a peut-être un peu d'exagération dans cette idée, comme dans toutes les opinions absolues; mais il y a du vrai cependant: tout est un indice pour qui sait voir, et la façon dont une femme monte à cheval peut être une révélation de son caractère pour l'observateur attentif.

Christine, en voyant passer Nadéje (elle connaissait maintenant sa rivale), la jugea sèche, impérieuse et hautaine. «Mon pauvre cher Georges, pensa-t-elle, si vraiment il l'aime, je le plains, car elle ne le rendra pas heureux. Elle est belle; mais elle n'est pas bonne, et il faut tant de choses pour qu'il soit heureux!.. Il faut… tout ce que je n'avais pas sans doute!»

Nadéje passait devant le traîneau.

Georges la salua; elle lui sourit et rendit le salut du bout de sa cravache, puis elle baissa la main et elle partit au galop au milieu de sa petite escorte. Christine jeta un coup d'œil rapide sur M. de Simiane. Ce n'était point Nadéje qu'il regardait; c'était elle-même. Elle vit dans ses yeux une expression de mélancolie rêveuse et de profonde tendresse. «Mon Dieu! se dit-elle, est-ce qu'il m'aimerait encore?» Et elle se sentit toute consolée.

«Au galop!» cria-t-elle à son cocher.

Il fit un appel de langue et rendit un peu. Les quatre poneys, qu'il avait peine à maintenir en main, bondirent sur la vaste plaine. Christine respira l'air vif à pleins poumons.

C'était une journée froide et un peu triste, car elle était sans soleil, et le soleil est la dernière gaieté de l'hiver. De temps en temps la rafale passait dans les arbres en gémissant et secouait la neige, qui tombait sur les traîneaux en flocons légers, pareils à de larges gouttes de pluie blanche.

Les loups s'étaient réfugiés dans une sorte d'archipel, dont les îlots n'étaient séparés que par de courts intervalles de neige et de glace. Traqués dans l'un, ils se jetaient rapidement dans l'autre. Par ces grands froids et dans la neige, le loup se décide moins facilement à prendre un parti et à risquer une pointe: il craint de se faire battre en plaine. Les chasseurs, suivis du reste de la compagnie, avaient d'abord cerné l'ensemble des îlots, lançant en avant leurs grands chiens découplés, dont on entendait au loin les voix sonores. Puis, à mesure que les loups, forcés dans leur retraite, s'étaient retirés vers le centre, le cercle s'était peu à peu rétréci. On arriva enfin au dernier îlot, dont l'épais fourré abritait la troupe sauvage. Une attaque bien sonnée y poussa les chiens, qui s'y jetèrent bravement, appuyés des piqueurs, et suivis de quelques chasseurs intrépides. Coupés de toutes parts, et forcés dans leur dernier asile, les loups firent d'abord tête aux chiens; mais après quelques minutes d'énergique défense, voyant, avec ce coup d'œil d'instinct que la nature donne aux bêtes sauvages, la partie inégale et la lutte impossible, ils ne songèrent plus qu'à la fuite, et débouquèrent tous à la fois, les crocs étincelants, le poil hérissé, roulant du feu sous leurs prunelles fauves. Harcelés par les limiers, décimés par une décharge à bout portant, rougissant la neige de leur sang qui fumait, ils firent leur trou, comme une volée de boulets, à travers la foule étonnée. Ce fut un moment d'inexprimable désordre: les voitures, trop rapprochées, reculaient les unes sur les autres, les femmes criaient, les chevaux se cabraient, les chiens, éventrés et traînant leurs entrailles, soulevaient leurs têtes mourantes avec des aboiements plaintifs. Un vieux loup, presque blanc, vrai chef de bande, vint tomber aux pieds des chevaux de Christine en poussant des hurlements féroces. Les deux poneys de volée tremblent sur leurs jarrets, frémissent et reculent, s'embarrassent eux-mêmes dans les traits emmêlés, et se jettent sur les deux autres; le cocher n'est plus maître de rien. Cependant, le traîneau, acculé contre une souche cachée dans la neige, se soulève et semble prêt à se renverser. Christine, pâle d'effroi, pousse un cri et met son mouchoir sur ses lèvres pour étouffer le nom de Georges qui lui échappe.

Ce ne fut pas Georges qui répondit.

Le baron de Vendel avait déjà mis pied à terre, et, jetant les rênes à son groom, il avait saisi, ramené et calmé l'attelage furieux.

Où donc était Georges?

Après le tumulte et le désordre du premier moment, toute la troupe, dirigée par le comte de Lovendall, qui sonnait à pleins poumons le bien-lancer, s'était mise à la queue des chiens, et donnait la chasse aux loups, poussés vers la ville.

Nadéje montait un cheval de l'Ukraine, appartenant à l'ambassade, assez bien dressé, mais jeune encore et irritable. Depuis le commencement de la chasse, elle l'avait tourmenté comme à plaisir. Il se contint assez, tant qu'il fut au milieu des rangs, et pour ainsi dire emprisonné dans les autres; mais au moment du sauve-qui-peut général, affolé par le bruit et le mouvement, malmené par sa folle maîtresse, excité par les fanfares, effrayé par le hurlement des loups, il essaya de profiter du désordre pour se débarrasser de l'incommode fardeau. Nadéje résista bien aux deux premières pointes: c'était une nature assez vaillante, et d'ailleurs elle était soutenue par son amour-propre de femme vaniteuse qui se sent regardée. Mais comme le cheval se défendait de plus belle: «Rendez donc la main!» lui cria Georges.

Elle obéit instinctivement; mais, en rendant la main, elle cingla d'un coup de cravache, comme par une dernière bravade, l'épaule du fougueux animal. Celui-ci bondit de colère et de douleur à travers les broussailles, et, libre enfin de toute entrave, mal contenu par une main trop faible, il s'élança au galop dans la plaine, emportant Nadéje éperdue sur ses reins puissants, comme Nessus le centaure emporta jadis Déjanire, belle et tremblante.

La jeune fille n'eut que le temps de jeter à Georges un regard où l'angoisse se mêlait à la prière. C'était au même moment que Christine, non moins effrayée, criait à l'aide vers lui. Sans doute il vit l'une et n'entendit pas l'autre, car il enfonça l'éperon dans le ventre de son cheval et se précipita sur les traces de la belle Russe.

Cependant Nadéje peu à peu se raffermit en selle et se laissa bravement emporter. Le fils des steppes buvait l'air libre, et, voyant se dérouler sous ses pieds la blanche étendue et le vaste espace, il oublia la chasse et se donna carrière pour son compte, s'enivrant de sa vitesse, et comme pris du vertige de sa course. Elle, penchée en avant, immobile sur l'étrier, fixe sur la selle et tenant assez courtes les rênes dans ses deux mains, essayait du moins de diriger l'ardeur qu'elle ne pouvait maîtriser tout à fait.

Le cheval de Georges n'avait ni le même sang ni la même race; et, bien qu'il fût impitoyablement roulé par son maître, il perdait du terrain de minute en minute.

Personne n'y prenait trop garde: le monde est une foule où chacun tire à soi! la chasse tournait toutes les têtes, et l'on s'occupait en ce moment des loups plus que des femmes. Les traîneaux eux-mêmes volaient sur la neige à la suite des cavaliers.

Seule une pauvre créature oubliait tout autour d'elle.

Presque debout dans son traîneau, la narine frémissante et gonflée, le mouchoir dans les dents pour respirer plus facilement, l'œil pétrifié, la pâleur au front, la mort dans l'âme, Christine regardait de loin la course éperdue de Georges et de Nadéje. Elle n'en perdait pas un seul incident. Sa prunelle, contractée comme celle de l'aigle, perçait la distance: elle se rendait compte du moindre détail avec une merveilleuse lucidité; elle voyait les efforts de l'une pour ralentir sa course, et les efforts de l'autre pour précipiter la sienne. Elle ne pouvait prévoir quel serait enfin le résultat de cette folle vitesse. Une anxiété terrible oppressait son sein.

Cependant le vent se leva du nord et jeta la neige pénétrante et fine dans les yeux du cheval noir. Il s'arrêta une seconde, et, voyant venir à lui le tourbillon épaissi, il pirouetta par une demi-volte rapide, et, changeant de direction brusquement, tourna sur lui-même, comme s'il eût voulu décrire un grand cercle, dont Georges eût été le centre. Le cavalier, attentif à tous ses mouvements, coupa par une oblique, et ne tarda point à l'atteindre. Nadéje alors rassembla toute son énergie, et, se renversant violemment en arrière, sciant la bouche, puis lâchant une rêne et roidissant l'autre, elle jeta son cheval de côté. Celui-ci, voyant auprès de lui un autre cheval immobile, s'arrêta enfin.

Tant que le danger dura, Nadéje avait courageusement lutté. Mais ses forces étaient à bout; elles l'abandonnèrent tout à coup: ses mains défaillantes laissèrent tomber les rênes. Georges n'eut que le temps de courir à elle; il la reçut presque évanouie dans ses bras. L'animation de la course avait peint ses joues des plus vives couleurs; mais dès qu'elle fut arrêtée, le sang reflua vivement au cœur, et elle devint pâle comme la neige dont le blanc tapis couvrait la terre; ses lèvres décolorées n'avaient plus de paroles, ses yeux éteints plus de regards. Mais, aperçue ainsi et comme à travers la poésie du danger, elle était peut-être plus séduisante encore. Elle avait perdu son chapeau; ses longs cheveux s'étaient dénoués: ils frémissaient sur son cou comme les ailes d'un cygne noir; ils inondèrent la tête et les épaules du jeune homme. Il la prit et l'enleva de terre comme un enfant; elle abandonnait mollement à ses étreintes son corps souple et charmant. Il la garda quelques secondes dans ses bras, jusqu'à ce qu'il sentît battre son cœur ranimé; puis il l'assit doucement sur la neige. Il n'avait rien pour la réchauffer: il se mit à genoux devant elle, ouvrit son habit, prit les deux mains glacées de la jeune fille, et les posa sur sa poitrine. Le vent lui jetait les cheveux de Nadéje au visage; il les écartait en frissonnant; ils revenaient d'eux-mêmes, et semblaient voler au-devant de ses baisers. Cependant la chaleur de la vie peu à peu la pénétrait; une teinte rose nuança délicatement ses joues; ses lèvres remuèrent comme si elles eussent parlé, mais on n'entendait point les paroles. Georges l'appela, tout bas, et comme s'il eût craint de la réveiller d'un beau rêve:

«Nadéje! Nadéje! c'est moi! ne craignez rien… revenez à vous! Nadéje! chère Nadéje!»

Nadéje, lentement, doucement, avec la grâce et la langueur d'une gazelle mourante, releva ses longues paupières. Au lieu d'un regard, ce fut une larme qui s'en échappa.

«Oh! j'étais bien, dit-elle; je croyais que j'allais mourir!»

Georges ne répondit rien, mais il la couvrait d'un regard ardent. Nadéje vit ses cheveux dénoués et répandus; elle essaya de les relever.

«Je ne puis pas!» murmura-t-elle avec un sourire pâle, en laissant retomber ses bras.

Georges restait à genoux devant elle; il avait tiré ses gants et tenait toujours dans les siennes ses deux mains glacées.

«Sauvée! sauvée par vous! dit Nadéje tout à coup, en le regardant avec un accent de reconnaissance passionnée. Oh! j'aimerai la vie, maintenant que je vous la dois.»

Un petit fichu qu'elle portait au cou s'était détaché; Georges le renoua. Nadéje prit sa main qui tremblait, et, avec un geste de brusquerie tout à la fois charmante et sauvage, elle la baisa… Puis elle le repoussa, rougit, et, comme vaincue par l'instinct de la sainte pudeur, cacha sa tête dans ses deux mains. Georges les écarta, non sans peine, et il vit son visage tout baigné de larmes.

Christine fut oubliée.

«Tu m'aimes donc? s'écria-t-il en la pressant dans ses bras.

– Il le demande!» murmura Nadéje avec une voix d'ange.

Ils échangèrent mille promesses et mille serments dans un seul baiser.

Cependant Nadéje la première se dégagea de l'étreinte avec plus de vivacité qu'on n'eût dû l'attendre de la langueur sentimentale dans laquelle on la voyait plongée.

Georges surpris releva les yeux.

L'œil de Nadéje était fixe, et sa main étendue se dirigeait vers Stockholm.

«Oh! cette femme, murmurait Nadéje, avec une sorte d'égarement, elle vient te prendre à moi. Je ne veux pas!» Et elle appuya sa tête sur la poitrine du jeune homme.

Georges se retourna: il aperçut au loin un petit point noir, immobile d'abord, qui grossit en se rapprochant lentement, puis enfin dévora l'espace en devenant de plus en plus distinct.

C'était le traîneau de Christine.

La comtesse, nous l'avons dit, tout en suivant la chasse, d'un peu loin peut-être, car elle venait la dernière, n'avait perdu aucune des péripéties de la course. De l'œil et de la pensée elle avait surveillé la fuite de Nadéje et la poursuite de Georges: tant qu'elle les avait vus courant et séparés, elle n'avait éprouvé qu'une inquiétude vague; quand elle s'aperçut qu'ils étaient arrêtés et réunis, l'inquiétude devint une crainte réelle et bientôt une poignante angoisse. La course, l'air, la foule, l'animation de la chasse, ces mille bruits joyeux, le son des trompes entendu par intervalles, tout cela excita ses nerfs, troubla son sang, exalta son imagination, et elle prit un de ces partis violents que, dans le calme, elle eût repoussés comme indigne d'elle. Elle n'eut plus qu'une idée… les séparer, interrompre le tête-à-tête, les glacer par sa présence… reprendre Georges! Nadéje avait raison.

Christine avait l'exécution prompte. Mais, malgré l'émotion vive, elle avait aussi cette possession de soi-même, du moins à l'extérieur, qui n'abandonne jamais la femme du monde. Elle fit d'abord ralentir sa course. Axel et le major l'imitèrent.

«J'ai peur, dit-elle au chevalier d'une voix assez dégagée, qu'il ne soit arrivé malheur à Mlle Borgiloff. Il n'y a qu'un moment, ils étaient (elle ne voulut pas prononcer le nom de Georges), ils étaient à la hauteur de ce petit bouquet de saules; je les ai vus encore plus loin qui couraient… Maintenant, plus rien!.. Si!.. là-bas, là-bas! une sorte de tache brune sur la neige… Si c'est eux, ils sont arrêtés… peut-être un accident… il ne serait pas humain de laisser par ce froid une pauvre jeune fille blessée sur le lac… Je ne connais pas Mlle Borgiloff, mais il y a des choses que l'on se doit entre femmes. Je veux lui offrir une place dans mon traîneau. Allons, messieurs, en avant! et qui m'aime me suive!»

Tout cela fut dit avec une aisance et un naturel exquis. Le chevalier cependant ne fut pas maître d'un peu d'étonnement, qui se trahit dans son regard. M. de Vendel avait déjà fait signe au cocher, et tous ensemble partirent au galop dans la direction du petit groupe. Le fouet donna des ailes à l'attelage ardent. C'est à peine si, quoique bien montés tous deux, le major et le chevalier purent le suivre.

En quelques minutes, qui semblèrent des siècles à l'impatience de Christine, on arriva tout près des fugitifs. La comtesse se pencha en dehors du traîneau; mais les deux chevaux, placés devant leurs maîtres, empêchaient de rien voir. Au-dessus de leurs têtes, avec des croassements sinistres, un vol de corbeaux tournoyait dans le ciel. Leurs ombres mobiles promenaient des taches sur la neige. On eût dit qu'ils flairaient une proie.

«Y aurait-il vraiment un malheur?» pensa Christine, qui sentit la bonté entrer dans son âme, dès que l'inquiétude âpre, tyrannique et mortelle, en sortit pour lui faire place.

On fut bientôt en présence.

Georges s'avança, tenant en main les rênes des deux chevaux, qui piétinaient dans la neige et se cabraient à l'approche des autres.

«Et Mlle Borgiloff?» demanda Christine, qui cherchait à l'apercevoir derrière Georges.

Nadéje se leva et vint au-devant de Christine.

«Je vous rends mille grâces, madame la comtesse, dit-elle en saluant, ce n'est plus rien… un peu de fatigue… un éblouissement… mais le danger était grand. M. de Simiane m'a sauvé la vie.»

Ce dernier mot entra comme un poignard dans le cœur de Christine. Georges devina combien elle souffrait.

«Mademoiselle exagère, dit-il en retrouvant tout son calme, son cheval courait un peu trop vite; je n'ai eu que le mérite de l'arrêter, en prenant sa bride.

– Au moment où je l'abandonnais!» dit Nadéje en fermant les yeux comme si elle eût vu encore le péril devant elle.

Le regard de la comtesse allait de l'un à l'autre, sévère, plein d'interrogations muettes; Georges était très-pâle et son œil semblait fuir celui de Christine. Nadéje, au contraire, avait le teint animé par le vif incarnat du bonheur. Elle étalait ses vingt ans. Puis, le moment d'après, elle reprenait un air de gaucherie naïve: elle baissait les yeux comme si elle eût eu peur d'y laisser voir trop de choses; sa poitrine, qui battait, soulevait son corsage.

On ne pouvait point songer à retrouver le chapeau, roulé par le vent dans la steppe, et il n'était guère possible de la laisser courir tête nue entre trois hommes.

Christine lui offrit dans son traîneau une place qu'elle accepta, la fit asseoir auprès d'elle, l'enveloppa de ses fourrures et la coiffa de ses mains, à la créole, avec un mouchoir de soie rouge et or, trouvé dans une poche de sa pelisse. Elle était charmante ainsi. Seulement le mouchoir à la créole manque de majesté, de sorte qu'elle avait l'air d'une soubrette piquante à côté d'une grande dame qui avait bien voulu lui faire place dans sa voiture… Mais la soubrette n'avait pas vingt ans.

On reprit le chemin de Stockholm, assez lentement, et en causant comme de vieux amis. Georges, en présence de Christine, sentit bientôt tomber son exaltation folle. Sa pensée redevenait grave et triste: elle était tout entière à cette grande douleur si peu méritée et dont il était la cause. Il lisait sur le visage de Christine, comme nous lisons dans un livre dont maintes fois nous avons tourné les pages familières. Il connaissait l'énergie et la soudaineté de ses impressions, et il savait quels secrets mais violents contre-coups, étouffés dans son âme, altéraient tout à coup sa physionomie si sereine et si pure. Un cercle bleuâtre estompait ses yeux, et sur ses mains couraient des frissons nerveux. De temps en temps elle regardait Nadéje. «Si c'est elle qu'il aime, pensait-elle, il faudra bien que je l'aime aussi… si je puis!» Une ou deux fois elle jeta les yeux du côté de Georges. Georges était près d'Axel, qui le séparait du traîneau. Il tourmentait machinalement son cheval: tous ses mouvements étaient saccadés et nerveux. Mille pensées, qui se succédaient dans son esprit, se reflétaient sur sa physionomie mobile. Il était mécontent de lui: il se reprochait de s'être si vite engagé à Nadéje; il trouvait ridicule la position de Christine, ramenant ainsi sa rivale dans sa voiture, et il s'irritait contre elle de se donner ainsi en spectacle avec Mlle Borgiloff. Puis le souvenir du passé lui revenait, et, se rappelant l'inépuisable bonté de Christine, son exquise délicatesse, sa tendresse profonde, son dévouement sans bornes, il se demandait de quel prix il allait payer tous ces trésors d'une âme qui s'était répandue à ses pieds. Christine le regarda par hasard dans un de ces moments où il redevenait lui-même; elle comprit ce qui se passait dans ce cœur troublé, elle devina la lutte, et, avec cette défiance sourde dont une année de bonheur n'avait pu la guérir: «Ainsi, dit-elle, il est entraîné vers elle invinciblement, et, comme il est bon, il s'attarde de mon côté, plein de regret du mal qu'il va me faire, plein de tendresse encore, de pitié douce et de compassion; il se sacrifie peut-être. C'est ce que je ne veux pas!»

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
01 августа 2017
Объем:
170 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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