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Читать книгу: «Christine», страница 5

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Comme elle achevait son chant, deux grosses larmes, qui tremblèrent un instant au bord de ses cils, ont coulé sur sa joue. Moi-même j'étais profondément ému.

«Christine, lui ai-je dit, il ne faut plus jouer ainsi: vous vous faites mal.

– Vous ai-je fait plaisir?» m'a-t-elle répondu avec un adorable sourire.

Elle est là tout entière, mon ami; c'est le même dévouement dans les petites choses et dans les grandes, le même oubli de soi et la même préoccupation de l'autre. Henri, tu vois maintenant quelle est Mme de Rudden; tu peux juger si je dois m'attacher à elle. Je ne sais pas encore comment nous arrangerons notre vie; mais ce que je sais, c'est que rien ne nous séparera l'un de l'autre.»

HENRI DE PIENNES À GEORGES DE SIMIANE

«Tu tiens ton bonheur dans ta main: ne l'ouvre pas. Le bonheur a des ailes; c'est un oiseau qui ne se pose jamais deux fois sur la même branche. Fais mettre les bans: je vais demander un congé; je veux être le premier à saluer la comtesse de Simiane. J'aurais voulu t'écrire plus longuement; mais tu ne lis pas les longues lettres, et je veux profiter, pour t'envoyer celle-ci, de l'occasion d'un certain M. Borgiloff, que j'ai beaucoup connu en Italie: il arrive de Florence et passe ici pour rejoindre la légation russe. Mon billet te sera peut-être remis par Mlle Nadége, sa fille, une brune aux yeux bleus, qui a fait tourner ici toutes les têtes. Au dernier bal de la cour, le galant roi Louis n'a regardé qu'elle. La douce Lola Montès a cassé trois cravaches le lendemain.»

CHRISTINE À MAÏA DE DJORN

«Il a été retenu toute la matinée, et il dîne ce soir chez son ambassadeur. Si je n'étais allée moi-même à Stockholm, où nous nous sommes rencontrés par hasard (connais-tu ces hasards-là?) je ne l'aurais pas vu aujourd'hui. Enfin, je l'ai aperçu: ce n'est pas une journée tout à fait perdue. Toutes mes minutes sont tellement prises, que je n'ai pas encore eu le temps de t'écrire depuis deux mois, à toi, ma meilleure, ma seule amie. Je n'ai, du reste, le temps de faire quoi que ce soit. Rien ne remplit la vie comme le bonheur. Quand il est là, c'est lui; et, quand il n'y est pas, c'est encore lui! Tu vois que c'est lui toujours! Le cher tyran m'a prise tout entière, et comme il m'a prise!

J'habite un véritable paradis terrestre planté par un Anglais, qui ne s'en jugeait pas digne, puisqu'il l'a vendu. Je n'y ai pas encore rencontré de serpent, et je ne suis pas femme à l'écouter. Eve n'avait que seize ans; c'est ce qui a perdu son pauvre Adam. Le mien n'a rien à craindre. M. de Simiane est le meilleur des hommes. Je ne sais si l'amour m'aveugle, mais il me semble la perfection en tout: il m'humilie, et je crois parfois que je le voudrais moins bon. C'est l'âme la plus tendre et la plus ardente… et vraie surtout! Il pourra bien ne plus m'aimer; mais me tromper, jamais il en est incapable comme d'une lâcheté. Ne plus m'aimer! ah! chère, cette seule pensée, vois-tu, c'est pour mon âme, au milieu même de son bonheur, comme ce petit grain noir dans le ciel d'une journée bleue, qui prédi les tempêtes aux matelots. Quand elle m'arrive, je la chasse; si elle revient encore et que je m'y abandonne, ma raison s'égare, mon sang court dans mes veines, bat dans mes tempes, et s'embrase: je deviens folle. Ne plus m'aimer! le pourrait-il? et ne l'ai-je pas enchaîné dans tous les liens que noue la tendresse?.. C'est maintenant que je me réjouis de n'avoir pas toujours été heureuse. Je remercie ceux qui m'ont fait souffrir. On dit qu'il faut payer son bonheur tôt ou tard… n'ai-je point payé le mien d'avance? Il y a deux jours, Georges était de charmante humeur, avec quelque chose d'épanoui sur le visage… Si tu savais comme la joie lui va bien! C'était une de ces heures bénies où la confiance est absolue, et où chacun peut lire dans l'âme de l'autre. Je lui ai demandé son âge, qu'il m'a toujours caché; il m'a avoué qu'il n'avait que vingt-six ans. J'en ai trente-quatre. Comprends-tu, Maïa, tout ce que disent ces deux chiffres? Aujourd'hui, ce n'est rien, et l'on ne voit pas de différence. Nous n'avons notre âge ni l'un ni l'autre. Je suis plus jeune: il est plus vieux. Nous avons tous deux vingt-huit ans; mais bientôt il en aura trente et moi quarante. Est-ce qu'on peut aimer une femme de quarante ans? C'est malsain de penser à cela. Georges, s'il y pense, dissimule bien habilement, – mais je crois qu'il n'y pense pas. J'ai son âme comme il a la mienne.

Hier, nous avons eu un entretien solennel.

«Comtesse, m'a-t-il dit en entrant, vous m'excuserez si je me présente chez vous en cravate noire et en redingote.

– Mon cher Georges, il me semble que c'est assez votre habitude, quand nous sommes seuls.

– Oui, m'a-t-il répondu; mais aujourd'hui je vais faire une chose qui sort un peu de mes habitudes.

– Parlez vite, vous m'effrayez!

– Déjà, comtesse?»

Je te jure, Maïa, que je ne savais pas ce qu'il allait me dire… j'étais si loin de m'attendre!..

«Eh bien, qu'est-ce? lui ai-je demandé, un peu troublée malgré moi; vous me faites peur avec vos airs mystérieux!»

Et comme je lui retirais ma main qu'il avait gardée:

«Je viens, m'a-t-il dit, vous demander… pour toujours… cette petite main que vous voulez déjà me reprendre.»

J'ai été saisie, et l'émotion m'a tout d'abord empêchée de répondre. Il a cru que j'hésitais; il n'a rien dit, mais il est devenu pâle, et j'ai senti trembler sa main… O Maïa, que j'ai été heureuse de me voir aimée ainsi!

«Georges, lui ai-je dit, je vous aime. Vous savez que je vous aime! Mais votre demande est si soudaine! je ne croyais pas… vous ne pouvez pas exiger…

– Je n'exige rien, Christine, m'a-t-il répondu d'une voix si douce et si triste!

– Mon ami, lui ai-je dit alors, je suis prête à tout ce qui vous plaira… je veux tout ce que vous voudrez. Vous ne souffrirez jamais pour moi ni par moi, Georges! Mais, à votre tour, soyez bon, et donnez-moi huit jours pour réfléchir… Je vous le demande pour vous comme pour moi.»

Il y a consenti. Je me suis mise à l'orgue: je ne pouvais plus parler. J'ai joué les airs qu'il aime. Je crois que j'ai bien joué, car, lorsque je l'ai regardé, j'ai vu qu'il avait aussi de grosses larmes dans les yeux. Mais, chère Maïa, je n'avais pas besoin de huit jours. Va! c'est tout réfléchi. Je ne serai jamais comtesse de Simiane. Il l'a voulu: c'est assez pour moi… Oh! ne t'y trompe pas; je n'écris point ce mot sans une douleur profonde. C'est ma meilleure part de bonheur sur cette terre à laquelle je renonce; je le sais, mais je sens qu'il le faut… pour lui! Oh! il ne saura jamais le prix du sacrifice. Mais toi, Maïa, tu le comprendras et tu me plaindras… Être la femme de l'homme qu'on aime, être à lui… à la vie et à la mort! toujours! – toujours, ce grand mot de l'éternité humaine, – marcher avec lui, la main dans la main, sous l'œil des hommes, sous l'œil de Dieu, avec la faveur de tous! n'avoir plus à craindre, ni la tristesse des cheveux blancs, ni l'isolement des derniers jours; mais vieillir ensemble, doucement, au milieu des chers enfants qui vous aiment et vous rendent vos beaux jours en vous rajeunissant de leur jeunesse! N'est-ce pas là le plus grand bonheur qui puisse être donné à la femme? et ne sais-tu pas qu'au fond du cœur, dès que nous aimons, c'est ce bonheur-là que nous désirons toutes? Crois-tu que rien, même dans les plus heureuses liaisons, remplace jamais cela?

Et pourtant! ce bonheur qui m'est offert, je le refuse. Je le refuse à cause de lui… Je ne veux pas lui ménager de repentirs amers; je ne veux pas profiter des entraînements de son cœur; je ne veux pas être dans dix ans la femme d'un jeune mari: je ne veux pas lui forger des fers qu'il ne pourrait plus rompre quand il en sentirait le poids. Je sais bien que je me sacrifie; mais le sacrifice, sous une forme ou sous une autre, n'est-ce point toujours la vertu de la femme? Et puis, s'il faut tout te dire, à me sacrifier pour lui, j'éprouve je ne sais quel âpre bonheur et quel contentement douloureux! Oh! je l'aime bien, car il n'y a pas d'égoïsme dans mon amour. Je me suis promis de le rendre heureux, et je me tiendrai parole, advienne que pourra! Je crois qu'il m'aimera longtemps encore, et pourtant, il y a des moments où j'ai peur.

Je ne connais rien de son passé; et, sache-le bien, cette ignorance absolue, c'est parfois une torture cruelle! Non, je ne sais rien de lui; mais il me semble que cette nature si délicate doit être terriblement mobile. Personne, je le crois, personne n'est plus capable d'être rapidement et fortement ému; mais peut-il garder la même émotion bien longtemps? Cette facilité d'impression qui le rend si séduisant, ne le rend-elle point en même temps incapable de constance, et le danger n'est-il pas, avec lui, tout à côté du charme? Ce qui m'effraye souvent chez Georges, c'est encore ce sentiment si vif de la beauté, qui le prédispose à l'enthousiasme pour tout ce qui réalise l'idéal à ses yeux, – mais qui doit si rapidement l'en détourner, dès que la désillusion arrive. Croirais-tu qu'il y a telles de ses louanges les plus exquises et les plus tendres dont je souffre, parce que je me persuade qu'il ne m'aimerait plus autant si je venais à les mériter moins?

Ne dis pas que je suis trop subtile; si tu savais comme on le devient quand on a l'âme tendue vers une seule et unique pensée! Dans ton sage et calme bonheur, tu trouveras peut-être ces craintes folles et ces terreurs chimériques. Mais, quand on aime comme j'aime, on a toujours une inquiétude au fond du cœur. Celles-là n'aiment point qui ne craignent pas.

Adieu, Maïa; ne prends point garde si cette lettre est un peu triste. Il pleut et j'ai froid. Demain il reviendra, et avec lui toute ma joie. Demain le ciel sera bleu, la brise tiède et mon âme en paix. Adieu encore, garde-moi cette bonne amitié, toujours la même, qui n'a ni veille ni lendemain.»

MADAME DE BJORN À CHRISTINE

«Je te plains et je t'admire; tu me fais envie et tu me fais peur. Mais que puis-je te dire? Je ne connais rien à tous ces grands sentiments. Ne m'écris plus de pareilles lettres. Depuis que j'ai lu celle-ci, je passe ma vie à trembler. Je sens qu'un tel amour doit être tout toi; mais je ne sais pas s'il y a un homme au monde qui le mérite. J'aime beaucoup mon cher baron; mais je suis plus calme, et lui aussi, et nous n'en sommes pas plus malheureux. Quoique je n'aie pas ton imagination, je me doute bien que tu dois avoir des heures charmantes. Mais cette vie est un rêve: prends garde au réveil. A ta place j'aurais accepté. Tu seras belle longtemps: c'est de famille; M. de Bjorn, qui t'adore toujours, me dit que ta mère a fait des passions à cinquante ans. Le mariage a du bon, et, si rien n'est parfait en ce monde, c'est peut-être encore la meilleure chose parmi les mauvaises. Je ne te fais pas de morale, quoique je sois toujours un peu puritaine: je garde cela pour moi. Mais, au point de vue même du bonheur, le mariage est encore la plus sûre des garanties. Un inconstant est bien retenu par la douce voix d'un petit ange rose et blond qui lui crie: «Papa!» Il s'arrête sur le seuil, se retourne, voit la mère qui sourit, – et reste. S'il s'en va, il revient. Mais les autres! une fois partis, on ne les revoit jamais. Ce sont des oiseaux de passage qui chantent sur les branches, picorent le fruit… et s'envolent. Réfléchis encore!

Aimée comme tu l'es, tu peux tout. Tu seras punie de passer à côté de ton bonheur. Ton bonheur! en le faisant, ne feras-tu pas le sien? Voilà vraiment un homme bien à plaindre, parce que la plus aimable femme de Suède aura quelques années de plus que lui, c'est-à-dire plus d'âme, plus de dévouement, plus de vraie tendresse, car il n'y a qu'à notre âge que l'on sache aimer, ma chère; à vingt ans une femme aime l'amour; à trente ans elle aime l'amant et le mari, surtout quand elle a le bonheur que les deux n'en fassent qu'un.

Et ce pauvre major? un grand cœur, ma Christine! mais je ne suis pas assez éloquente pour plaider les causes perdues! en voilà un qui t'aimait! c'est toi qui l'as chargé d'une mission? C'est bien trouvé! Il est toujours heureux pour une femme d'être la cousine d'un ministre.

Si ta protection pouvait nous envoyer à Paris! Je porte Copenhague sur mes épaules. Adieu. Mon amitié t'attend. Tâche de n'en avoir pas besoin! C'est un capital dont tu ne touches pas les intérêts; mais tu es sûre de le trouver toujours. Pardonne-moi cette comparaison financière: on a parlé argent autour de moi toute la soirée. C'est la maladie du jour, et je crois qu'elle est contagieuse.»

IX

L'été, puis l'automne, s'écoulèrent au milieu des joies sans mélanges de l'amour partagé. Ceux-là auront-ils jamais le droit de se plaindre, dont la vie a compté deux saisons de bonheur? Ils vivaient l'un pour l'autre. Christine se paraît pour Georges: c'était l'occupation de ses matinées; elle savait la coiffure qu'il préférait et la robe qui devait lui plaire. Partout et en tout il retrouvait chez elle sa pensée constante et cette préoccupation de lui qui est pour les amants comme la douce flatterie du cœur: c'est à de tels signes qu'on reconnaît l'amour. Quand on aime moins, on n'aime pas. Quatre années, depuis la trentième, avaient glissé sur Christine comme les siècles sur le marbre éternel de ces statues dont ils rendent la beauté plus éclatante encore et plus accomplie. Parfois, le matin, une petite ride imperceptible plissait la peau, trop fine, au bord de l'œil; parfois dans le réseau bleu des veines qui courent sur le front blanc, on eût dit, à l'heure du petit lever, qu'un rasoir avait promené sa lame mince: c'était tout. Et quand, pareille à la Vénus-Aphrodite, elle sortait du bain glacé, secouant les perles liquides de sa chevelure tordue, c'était un printemps de beauté. Elle avait gardé ses cheveux de quinze ans, si épais, qu'ils paraissaient bruns, quoiqu'ils fussent blonds, tant l'or se brunissait dans la profondeur de leur masse; mais cet or, qui se fonçait jusqu'au bronze, ne cessait pas d'être de l'or. On le voyait bien quand sa tête, appuyée sur le dossier du fauteuil gothique, recevait le rayon du soleil qui les traversait, les pénétrait et les faisait rayonner autour de son front, comme une auréole de lumière vivante; sa bouche, dans le sourire, avait la fraîcheur d'une bouche d'enfant: elle faisait penser à une fleur qui s'entr'ouvre. Jeune fille, Christine s'était peu souciée de sa beauté; je croirais assez volontiers que cette beauté s'ignorait elle-même. Maintenant elle la connaissait, et elle en était fière, à force d'en être heureuse. L'émotion surtout la transfigurait: son âme, devenue visible, se répandait sur ses traits et les animait. Elle s'exaltait facilement: un souffle de vie la pénétrait alors, et une sorte de lumière intérieure faisait resplendir son visage, comme ces beaux vases aux fines sculptures, que l'on éclaire tout à coup par dedans; son œil un peu allongé, comme la feuille dépliée du pêcher, si calme et si doux dans le repos, dégageait des effluves magnétiques; la passion respirait dans son sourire. Alors il s'exhalait d'elle comme un charme qu'il fallait subir. Mais elle était de celles que l'on pouvait surprendre à toute heure et voir toujours. Elle n'avait rien à cacher, parce qu'en elle tout était vrai, noble et grand, et c'était là le caractère particulier de sa beauté, qu'en la regardant on se sentait meilleur. Georges, en la tenant par la main, entra donc avec elle dans un monde dont il ne soupçonnait pas l'existence: ce monde mystique des races septentrionales, où les femmes savent épurer l'amour en l'élevant. Elle lui ouvrait des horizons inconnus, et si larges que son regard n'en sondait point la profondeur. Jamais deux âmes ne s'étaient ni mieux comprises ni plus pénétrées, et cet accord était si parfait, que, même éloignées, et par une sorte d'union mystérieuse dont le lien ne se rompait jamais, elles ressentaient chacune le contre-coup de ce qui frappait l'autre, – ensemble, malgré la distance.

X

Cependant la Suède frissonnait déjà sous son manteau de neige. L'hiver ramenait la campagne à la ville; les châteaux se dépeuplaient; on abandonnait les parcs, les cottages perdus dans les bois et les villas semées au bord des lacs. Christine revint plus tard que les autres; mais enfin elle dut revenir. Ce ne fut point sans regrets.

Georges alla passer un dernier jour avec elle. Il avait neigé pendant la nuit; une nappe blanche couvrait les petits sentiers qui voyaient passer leur promenade chaque jour. Le bassin était gelé; les sapins secouaient d'un air mélancolique leur tête poudrée à frimas; les oiseaux consternés voletaient d'un arbre à l'autre en poussant des cris plaintifs. Georges et Christine déjeunèrent tous deux au coin du feu, en regardant la campagne triste. Vers midi, le soleil, entre deux nuages, montra son sourire pâle. Ils sortirent un instant pour revoir le parc, le bois, le jardin, tous ces lieux chers où s'étaient écoulés leurs plus beaux jours. Christine eut froid; ils rentrèrent, et passèrent leurs dernières heures à recueillir les souvenirs de leur amour. Ils devaient se revoir le lendemain à Stockholm: ils se quittèrent pourtant avec un serrement de cœur. Georges s'arrêta, tout hésitant, sur le seuil qu'il avait franchi tant de fois si joyeux. Les insensibles témoins de notre bonheur en gardent toujours quelque chose: la nature prend une part de notre âme: on s'en aperçoit à l'heure des adieux.

Le major, revenu de son inspection depuis une semaine ou deux, alla, de compagnie avec le chevalier de Valborg, chercher Christine au cottage; tous deux la ramenèrent à la ville. Le major était plus épris que jamais, et pas le moins du monde découragé; le voyage lui avait fait du bien; il gardait encore des doutes consolants. «Ces Français ne savent pas aimer, se disait-il; leurs plus belles flammes ne sont que des feux de paille: cela brille, mais cela ne dure pas. Mon tour viendra!.. et, s'il ne vient pas, continuait-il avec moins d'assurance, eh bien, je serai toujours près d'elle pour la défendre ou la consoler: c'est encore un assez beau rôle.»

La vie à Stockholm fut à peu près ce qu'elle avait été à Haga: la comtesse retrouva sa société habituelle. Georges, le baron de Vendel et le chevalier de Valborg en formaient le noyau. Quelques comparses se groupaient autour d'eux. Les rapports de Georges et du baron dénotaient la meilleure intelligence; l'œil le plus exercé n'aurait jamais surpris entre eux la moindre apparence de rivalité. C'était comme un secret accord de tous deux pour enchanter la vie autour de leur idole: pour ne pas jeter sur elle l'ombre même d'une préoccupation ou d'une inquiétude, l'un savait cacher sa joie et l'autre sa tristesse. Tous deux lui présentaient un visage calme et riant. Vis-à-vis l'un de l'autre, ils gardaient en sa présence les formes courtoises et polies des gens du monde; passé le seuil du salon, ils ne se connaissaient plus, ce qui rendait parfois assez comique l'embarras du chevalier, quand il se trouvait entre les deux sans savoir auquel parler ou lequel suivre.

La comtesse sortait peu. Elle dut pourtant se montrer dans quelques salons, et elle y brilla comme une belle étoile qui traverse la nuit et l'illumine. Elle s'aperçut bien que Georges l'aimait davantage après ces rapides éblouissements qu'elle lui donnait dans le monde. D'autres auraient pu s'en réjouir; elle était plus disposée à s'en affliger. Sa nature trop délicate ne lui permettait point d'en tirer avantage, même au profit de son amour: elle se disait que c'étaient là de mauvais triomphes, qui pouvaient flatter son orgueil, mais qui humiliaient son cœur. Elle ne voulait point que la vanité enlevât jamais la moindre part à la tendresse. Georges, cependant, avait des devoirs de position; elle les comprenait et s'y soumettait avec cette abnégation qui se retrouve toujours au fond de l'amour vrai. Il fallait qu'on le vît partout. Mais souvent il commençait et toujours il finissait la soirée chez elle. Les réunions du grand monde suédois sont dans tout leur éclat vers dix heures. Georges, après son apparition officielle, pouvait donc, sans blesser aucune convenance, aller demander une tasse de thé à la comtesse, qui l'attendait en comptant les minutes. Quand il était trop en retard, elle arrêtait la pendule.

Le monde avait bien quelque soupçon de leur liaison; mais le monde est meilleur enfant qu'on ne pense. S'il déchire sans pitié ceux qui l'offensent ouvertement, il est au contraire tout rempli d'indulgence pour ceux qui lui montrent quelques égards en observant les convenances, qui sont sa loi suprême. Christine était adorée, même des femmes, et aucun souffle n'avait terni le pur diamant de son honneur. Ceux qui ont du cœur, c'est le petit nombre admiraient de loin, et non sans quelque secrète envie, ce ciel azuré de leur amour, que ne voilait jamais aucun nuage. Quelques-uns s'étonnaient qu'un Français pût montrer tant de constance, et, dans l'attente d'un abandon prochain, ils avaient la précaution de plaindre Christine par avance. En Suède comme en Norvége, on nous prend toujours pour les petits-fils des marquis badins du dix-huitième siècle. La mère de deux ou trois grandes filles, difficiles à marier, trouvait seule que Christine avait tort d'accaparer un si bon parti, devenu même inutile entre ses mains; mais elle ne faisait pas plus la majorité qu'une hirondelle ne fait le printemps.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
01 августа 2017
Объем:
170 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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