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VI
GEORGES DE SIMIANE À HENRI DE PIENNES, À MUNICH

«Elle m'aime! je te dis qu'elle m'aime! Illumine ce soir la Pinacothèque en mon honneur! Qui donc a été assez fou pour dire du mal de la Suède, ou assez sot pour le croire? La Suède est un pays charmant, et Stockholm vaut Paris. Je sais qu'il y fait froid; mais on s'y chauffe si bien! et puis, le climat est sain, il n'y a nulle part autant de centenaires: on n'y meurt presque pas! Et comme on y vit! les hivers sont d'une gaieté folle; le carnaval dure six mois. Et les printemps, mon cher, si tu voyais ces printemps du Nord! On dirait une improvisation de la nature. Aujourd'hui rien, demain tout! Le matin, tu passes sur un rocher nu; le soir, à la même place, tu marches sur des fleurs!

Tu as trop d'esprit pour me demander d'où me vient cet accès de lyrisme, et quel besoin j'éprouve tout à coup de chanter un hymne au mois de mai!

Puisque je te dis qu'elle m'aime!

Va! j'étais bien triste, hier encore, hier matin du moins. Il y avait si longtemps que je n'entendais plus parler d'elle! Je croyais par moments que tout était fini, avant que rien fût commencé, et que je ne la reverrais jamais, et il me prenait alors, non pas un désespoir, – n'abusons pas des grands mots, – mais une désespérance profonde, et je ne sais quel découragement plein d'amertume.

Henri, nous avons vécu ensemble longtemps; tu es mon ami; mon seul ami; tu as été plus d'une fois témoin des orages de ma vie… tu crois savoir ce que je puis souffrir, parce que tu sais de quelles passions ma nature est capable. Oh! la passion, c'est une grande chose, sans doute; mais la tendresse, c'est bien plus! Cette femme dont je t'ai parlé à peine, que j'avais vue deux fois, avec qui j'ai valsé dix minutes, eh bien, Henri, je ne voulais pas te le dire, mais je l'aimais! Peut-être n'éprouvais-je point pour elle ces ardents désirs qui, plus d'une fois déjà, se sont allumés en moi; mais je sentais à sa seule pensée une tristesse mêlée de je ne sais quelle douceur infinie; un charme prenait tout moi. Et elle n'était plus là! et je ne savais pas si elle reviendrait, et je ne pouvais même pas parler d'elle: quand on aime on devient discret: il y a un grand respect au fond de tout grand amour. Je me contentais de souffrir seul, et à toi-même, ami, je ne voulais pas te dire que je souffrais! Mais, vois-tu, la tristesse se cache mieux que la joie, et aujourd'hui la joie me flambe dans les yeux, me rit sur le visage; je suis heureux: je veux que tu le sois avec moi! Elle m'aime! c'est pour moi que le printemps fleurit; c'est pour moi que chantent les buissons; elle m'aime: je suis le roi du monde!.. Je l'ai donc revue hier; plus belle que jamais, et plus touchante en sa grâce mélancolique; c'était au château de Skokloster, par hasard… un hasard béni! Je ne te raconterai pas cette journée… un enchantement depuis la première heure jusqu'à la dernière… Il y a eu surtout une promenade en bateau sur un lac! Mais je ne suis pas un écrivain, moi, et puis les mots sont des traîtres, qui ne disent jamais ce qu'on veut leur faire dire. Il faudrait mettre tout cela en musique de Bellini, et aller le chanter sous ses fenêtres! C'est bien peu de chose pourtant! quelques paroles échangées à voix basse, sous les yeux d'un batelier… il est vrai qu'il ne nous regardait pas! seulement le temps de traverser le lac!.. Qu'il est étroit, ce lac!.. Avec elle, je me serais embarqué pour l'Amérique dans cette barque fragile… Avec elle!.. oh! mon ami, comme ces deux mots me sonnent doucement aux oreilles! Enfin, sa main rapidement serrée, baisée à peine, non! – pas même cela! – et c'est tout! et je sens que j'ai maintenant des souvenirs pour ma vie, si longue qu'elle puisse être. Ah! si seulement tu les avais vus, tournés vers moi, ces grands yeux d'un bleu sombre… deux violettes qui regardent! A présent tu en sais autant que moi. Je n'ai rien demandé; on ne m'a rien promis; l'avenir est tout mystère, et je l'attends avec une confiance qui n'est pas sans trouble. Pour toi, cher ami, voilà décidément que tu passes à l'état de confident; pardonne-moi: je recommencerai.

P. S. Quand tu écriras à Paris, dis donc à V… de m'envoyer une caisse pleine de toutes sortes de choses. On ne s'habille pas ici: on se fagote et je tiens à représenter dignement mon pays!»

Georges sonna pour envoyer cette lettre à l'ambassade: le courrier partait le jour même pour l'Allemagne.

Le domestique, en rentrant, lui en remit une autre. Le cachet n'était point aux armes des Rudden: les trois merlettes au chef, et l'épée en pal, qu'il avait vues sur la voiture de la comtesse. C'était une étoile d'argent sur fond d'azur, dont les rayons effleuraient une mer de sinople. Il sut depuis que c'étaient les armes des Oxen-Stjerna. La comtesse, car la lettre était d'elle, redevenait jeune fille pour lui écrire; l'écusson conjugal des Rudden n'avait rien à voir dans sa lettre, et, par une attention délicate, elle avait repris, ce jour-là, les armes de son père. Georges regarda quelque temps ces jambages déliés, longs, peu formés, guère lisibles, qui allaient peut-être lui apprendre l'avenir de sa vie; il fit sauter le cachet, et, d'un seul coup d'œil, lut ces deux lignes:

«Dans trois jours je serai à Stockholm. Si vous avez un peu de bonheur dans l'âme, n'y laissez lire personne.»

Aucun timbre ne maculait l'enveloppe: le billet avait été apporté. Georges le relut vingt fois, étudiant chaque mot et chaque lettre, jusqu'à ce qu'il fût pour ainsi dire daguerréotypé dans sa tête; il atteignit alors un petit coffret d'ébène doublé de cèdre, l'ouvrit, en retira quelques papiers, des fleurs séchées, des rubans fanés qu'il jeta au feu; puis il mit à leur place la lettre et le mouchoir de la comtesse. Les célibataires qui ne furent pas toujours vertueux ont nécessairement, dans leur mobilier, une boîte discrète ou un tiroir secret, véritable appartement garni dont les habitants reçoivent plus ou moins souvent congé, suivant la constance ou la légèreté du propriétaire.

«Dans trois jours! disait Georges en retirant la clef du coffret d'ébène. La lettre n'est pas datée… mettons qu'elle soit écrite d'hier… il le faut bien, pour qu'elle arrive aujourd'hui; Christine sera ici après-demain… demain peut-être!.. Demain!.. ah! je ne me croyais pas si jeune!»

Il se fit habiller et alla au cercle, où on ne l'avait pas vu depuis dix jours. Il traversa la salle de billard: le chevalier de Valborg faisait une poule avec cinq ou six jeunes gens, parmi lesquels se trouvait le baron de Vendel. Le chevalier vint à lui.

«Victoire! mon cher, la belle comtesse revient! elle l'a écrit au major; voyez comme il a l'air radieux! Mais prenez garde! je crois que vos actions baissent.

– Il faudrait pour cela qu'elles eussent monté… Mais qui donc vous fait supposer que je sois en disgrâce?

– C'est qu'elle ne m'a rien fait dire!..

– Souvent femme varie!

– Mon Dieu! oui, l'absence! Ah! l'absence, mon cher comte! mais elle revient! c'est là l'important! une fois sur le terrain, vous reprendrez vos avantages.

– Croyez-vous? dit Georges avec bonhomie.

– Ma foi, mon cher, avec les femmes, il faut tout croire… et ne croire à rien.

– Belle maxime! elle a cours en Suède?

– Oui; mais nous l'avons fait venir de France.»

CHRISTINE DE RUDDEN À MAÏA DE BJORN, À COPENHAGUE

«Chère Maïa! voici tantôt deux mois que je ne t'ai donné signe de vie; si je cherchais bien, je trouverais des excuses: la mort auprès de moi, des ennuis et des chagrins tout autour; un petit rôle de sœur de charité que j'ai joué à huis clos au bénéfice de ma tante et de mes cousines, et puis ceci, et puis cela! Enfin, ma chère, mille prétextes et mille excuses… si seulement je savais mentir… mais je ne sais pas! Donc, la vérité vraie, c'est que j'étais fort embarrassée de ce que j'avais à te dire… Il y avait quelque chose, mais quoi? – Moi-même je ne le savais pas encore… Je te vois d'ici bien intriguée, ma belle curieuse, et j'en ris! Or çà! madame l'ambassadrice, comment sont faits les secrétaires de la légation française à Copenhague? Il y en a un ici, un certain Georges de Simiane, qui est en train de ravager le cœur de ton amie. Ah! Maïa, que je suis heureuse de l'avoir si bien gardé, ce pauvre cœur, pour le lui donner tout entier! Tu fais un geste d'étonnement; tu demandes quels beaux feux ont si vite fondu toutes mes glaces: tu voudrais des détails. Le plus étonnant, ma chère, c'est qu'il n'y en a pas. Mon histoire, c'est tout et ce n'est rien! Je l'ai vu deux fois, trois peut-être, et encore ce n'est pas sûr! Mais il me semble que j'ai été créée et mise au monde pour lui.

 
Mon cœur, en le voyant, a reconnu son maître!
 

«Prends garde, c'est un vers français que je cite là depuis que je… j'allais dire depuis que je l'aime, mais ce serait trop tôt, n'est-ce pas? je ne lis plus guère que des livres français. Je ne veux être étrangère à rien de ce qui l'intéresse. Il est très-beau, distingué plus encore, et jeune! Ah! trop jeune! c'est là son seul tort et mon seul malheur… Vingt-six ans… et moi!.. c'est effrayant, n'est-ce pas?.. Mais que veux-tu? ce n'est pas sa faute… encore moins la mienne. Enfin, il en sera ce qu'il pourra. Il ne faut pas marchander avec son bonheur… Mon bonheur, eh bien! oui, le mot est dit, et je ne le reprends pas! je suis heureuse… depuis hier, et pour la première fois de ma vie. Tu sais que je l'avais rencontré au bal du comte de F… Toi, chère âme calme et sereine, tu ne crois pas à ce que nos grand'mères appelaient le coup de foudre! Le coup de foudre a du vrai! Le lendemain je quittais Stockholm, mais j'emportais un souvenir!.. De longs mois se passèrent; j'étais inquiète et triste; je me croyais oubliée: c'est notre sort, à nous autres femmes… Les absentes ont tort, bien plus encore que les absents! Enfin, nous nous sommes revus, ce matin même, chez la comtesse de Brahé. Nous avons passé le lac ensemble. Oh! j'étais bien troublée, et lui bien ému. Chère Maïa, tu me l'as dit vingt fois, cette discrète émotion de celui qui nous aime, n'est-ce pas pour nous le plus tendre et le plus charmant des hommages? et si tu l'avais vu quand il me prenait la main! Sans ce batelier sournois, qui nous regardait du coin de l'œil, je crois que je me serais jetée à son cou la première… Ne me gronde pas, ma belle sérieuse; je me suis assez grondée moi-même. Mais que veux-tu? J'ai perdu bien du temps! Personne ne m'a aimée, ou je n'ai aimé personne, ce qui revient absolument au même. Tu vois qu'il faut me pardonner quelque chose! Quant à celui-ci, je sens que je l'aimerais… et tu sais, Maïa, si je puis aimer!.. Je pars demain pour Stockholm, le cœur plein de joie et l'âme pleine de trouble. Je sens que ma destinée s'accomplit. Elle est en lui!.. Je ne sais comment tout cela finira… peut-être je souffrirai… Souffrir pour lui, c'est encore du bonheur!»

VII

Christine revint à Stockholm le jour marqué. Son retour fut une fête: on eût dit une jeune reine rentrant dans ses États. Ses amis l'adoraient; on l'invitait partout. Le deuil récent l'empêchait d'accepter. Sa porte s'ouvrit à un battant, et elle ne reçut que les intimes: aux yeux de tous, Georges fut bientôt du nombre. Les amis de la comtesse s'en effrayèrent tout d'abord: autour d'une jolie femme, l'amitié est presque aussi jalouse que l'amour. La prudence et la retenue du jeune diplomate endormirent les soupçons des uns et désarmèrent les défiances des autres. Mais rien n'échappait à la clairvoyance du baron de Vendel: il n'y a que les amants aimés qui soient aveugles. Christine contenait mal son bonheur; il lui échappait de toutes parts.

«Que vous êtes belle! lui dit un jour le baron d'un ton chagrin, plus belle que jamais, en vérité! vous vous transfigurez!

– En êtes-vous fâché?

– Oui.

– Et pourquoi donc?

– C'est le bonheur qui vous rend belle, et c'est l'amour qui vous rend heureuse!

– Je retrouve là votre ancienne idée: l'amour est le fard de la femme…

– Je vous aimais mieux quand vous n'en mettiez pas.»

VIII

Stockholm, comme Paris, comme Vienne, comme toutes les grandes villes, n'est habité qu'une saison de l'année. Les belles Suédoises partent de leur capitale quand les hirondelles y arrivent: quelques-unes vont en Europe, c'est-à-dire qu'elles traversent le Sund; d'autres se contentent des bains de Gothenbourg: elles appellent cela aller dans le Midi! Il ne s'agit que de s'entendre. La plupart se livrent à la villégiature dans leurs châteaux, où, sans faire une grande dépense d'argent, elles ont la vie large et facile, servies par des paysans toujours un peu corvéables, et au milieu de ces mille aisances que la terre féconde donne partout au propriétaire qui daigne l'habiter.

Mais Christine, depuis la mort du comte de Rudden, avait renoncé à ce genre de vie, qui exige la présence d'un homme. Elle passait tous les étés dans le château de l'oncle qu'elle venait de perdre; y retourner, c'était s'éloigner de Georges pendant cinq ou six mois: elle ne pouvait y songer. L'emmener dans ses terres, qu'elle n'avait pas visitées depuis dix ans, les convenances ne le permettaient point. Christine, comme toutes les femmes qui se respectent, respectait les lois du monde. Mais elle était ingénieuse: toutes les femmes le sont quand elles aiment; elle trouva donc le moyen de tout concilier.

Il y avait, à une heure de Stockholm, de l'autre côté du château de Haga, une villa délicieuse, bâtie par un chargé d'affaires anglais. De magnifiques vues s'échappaient sur le parc royal, tout fier de ses beaux arbres plantés par Gustave III. Les deux petites rivières, qui brodent de leurs méandres ses gazons verts, traversaient le jardin de la villa, dessiné par milord; de charmantes promenades conduisaient dans toutes les directions. On pouvait entrer par une route et sortir par l'autre. En un mot, c'était une petite maison à la campagne. Christine l'acheta et vint s'y établir en annonçant à ses amis qu'on l'y trouverait tous les soirs. Le major présida lui-même à tous les arrangements de l'installation avec une bonne grâce qui voilait sa tristesse. C'est lui qui voulut, avec le chevalier de Valborg, y amener la comtesse le jour où elle en prit possession.

«Il sera bien ici! lui dit-il à l'oreille en lui donnant la main pour descendre de voiture.

– J'espère, répondit-elle, que vous y serez tous bien.

– Le site me plaît, dit le chevalier, et j'espère qu'on m'y verra souvent avec mon ami Simiane.

– Vous y serez tous deux les bienvenus,» fit Christine.

Le baron, qui avait gardé toute la vive impressionnabilité de la jeunesse, rougit en entendant prononcer le nom de son rival.

«Pour moi, dit-il à la comtesse en s'enfonçant avec elle dans une allée du jardin anglais, j'espère n'y pas venir.

– Et pourquoi donc? fit-elle d'un air de surprise fâchée.

– J'y souffrirais trop! reprit-il à voix basse.

– Et moi, si vous n'y veniez point?

– Alors, mon choix n'est pas douteux, reprit-il avec cette résignation du martyr qui sourit à ses bourreaux.

– A la bonne heure! vous voilà raisonnable, et c'est ainsi que vous me plaisez,» dit Christine en le ramenant vers le bassin de porphyre gris et bleu, où le chevalier jetait du pain aux poissons rouges.

Christine avait toutes les délicatesses du cœur; mais elle aimait! et, dans cet enivrement du premier amour, elle ne s'apercevait même point qu'elle froissait une noble affection, et qu'elle méconnaissait une profonde tendresse. La présence du major ajoutait peu de chose à son bonheur, et, ce peu de chose, il le payait de son repos. C'est déjà une assez rude épreuve que de voir son amour méconnu. Qu'est-ce donc quand à cette première torture il s'en ajoute une seconde, celle de voir un autre amour préféré? Mais la femme que la passion domine est un peu comme ces prêtres d'Orient qui marchent vers la statue du dieu en foulant sous leurs pieds le corps vivant des dévots et des esclaves.

Le major entra résolûment dans cette voie semée d'épines du sacrifice caché et de l'héroïsme inconnu. Christine ne comprit que plus tard la grandeur et le mérite de cette abnégation. Peut-être, s'il faut tout dire, était-ce aussi la faute du baron. Il avait l'amour maladroit: jamais il n'avait tant parlé que depuis que l'on en écoutait un autre. C'était au moins mal choisir son temps. Paisiblement, et pour ainsi dire peu à peu, il s'était habitué à son rôle d'ami préféré, et, tant que personne ne s'était présenté pour en jouer un plus brillant devant lui, il s'en était contenté. La présence de Georges bouleversait sa vie, réveillait ses rêves et interrompait ses espoirs à longue échéance. Rien ne se trahit pourtant au dehors; il y eut bien peut-être quelques accès d'irritabilité nerveuse, promptement réprimés: mais ce fut tout. «Si peu que je sois dans sa vie, se disait-il, c'est au moins cela! Ne lui ai-je pas juré cent fois d'obéir même à un caprice d'elle? Peut-être souffrirais-je davantage encore en ne la voyant pas. Mais la question n'est pas là: elle veut que je reste; restons: c'est la consigne!»

La vie au cottage prit bientôt un caractère tout à fait intime. Axel, le major et Georges y venaient seuls régulièrement. Le drame se nouait entre ces quatre personnages. Christine commençait à perdre un peu de sa sérénité; le major était impassible; Axel observait, plus peut-être qu'on n'eût dû l'attendre de sa nature mobile et légère. Bientôt cependant M. de Vendel, qui était toujours dans les cadres de l'armée active, reçut l'ordre d'accompagner son général dans une tournée d'inspection. Christine le vit partir avec une émotion mêlée d'un plaisir secret: elle fut, à son insu, si charmante pour lui, qu'il comprit tout le plaisir qu'il lui faisait en s'en allant. L'amour qui n'a pas encore souffert a parfois cette naïveté d'égoïsme; son excuse, c'est qu'il ne s'en aperçoit point.

Le major une fois parti, Axel vint beaucoup moins à la villa. Georges, au contraire, y alla davantage. Plus il voyait Christine, et plus il l'aimait. Tout resserrait l'attache de leurs cœurs. Ni l'un ni l'autre ne trouvaient le fond de leur amour: jamais bonheur n'avait été plus complet ni plus égal. Christine avait bien parfois dans l'âme quelque inquiétude vague; mais elle la cachait à Georges, et, le plus souvent, à elle-même. Georges ne voyait sur ses lèvres que des sourires, et tous ses chagrins inconnus, il les emportait avec une caresse. C'est ainsi que les amants consolent! Du reste, on ne savait point lequel aimait le plus; mais ni l'un ni l'autre ne pouvait aimer davantage. Christine avait pour Georges une affection dont la grâce parfois craintive touchait profondément le cœur du jeune homme. Georges avait pour Christine une tendresse passionnée qui enivrait l'âme de la femme. Ils vivaient beaucoup ensemble: pour mieux dire, ils ne se quittaient presque plus. Georges, après les affaires expédiées, se rendait chez la comtesse, tantôt en voiture et par la route de tout le monde, tantôt à cheval à travers champs. Le jour où, par hasard, il restait à la ville, il avait soin de se montrer partout et de faire du bruit pour une semaine. C'était du reste une précaution inutile; on ne s'occupait guère d'eux. Stockholm n'est pas aussi petite ville que certains salons parisiens.

On raconte les catastrophes et les péripéties d'une vie que le malheur traverse. On fait des livres avec les événements et les aventures des amours contrariés: le bonheur n'a pas d'histoire.

L'été s'écoula comme un jour sans nuages. Ce fut pour eux une de ces saisons rapides et bénies qui ne reviennent jamais deux fois dans une existence. Georges le sentait, et il en jouissait avec une sorte d'avidité un peu âpre, qui parfois troublait Christine. Elle, au contraire, accueillait le bonheur avec une reconnaissance secrètement étonnée; elle ne le croyait plus fait pour elle, et il la surprenait autant qu'il la charmait. Son âme, trop délicate, avait gardé l'empreinte des premières douleurs de sa jeunesse, et, malgré l'affection dont on l'avait toujours entourée depuis, il lui était demeuré une sorte de défiance contre elle-même. Il en est souvent ainsi dans les natures les plus exquises, exposées d'abord aux durs froissements de la vie. Elles se replient sur elles-mêmes, invinciblement, et, quand, plus tard, une tendresse sympathique vient à elles pour les relever et leur créer une nouvelle vie, il faut de longs et patients efforts pour leur rendre cette confiance sereine qui est au bonheur comme le gage de sa durée. Ces souffrances morales de la première vie aigrissent, en les corrompant, les âmes vulgaires, qui se vengent plus tard sur ce qui les entoure: elles ont souffert; on souffrira par elles! mais les âmes généreuses rendent au contraire le bien pour le mal, et elles font la joie des autres, impuissantes seulement quand il s'agit de leur propre félicité. Il y a des plantes qui donnent leur parfum quand on les écrase!.. mais quand une fois elles l'ont donné, elles ne peuvent plus refleurir.

Christine avait gardé la fraîcheur et la tendresse des jeunes années; elle n'avait perdu que la confiance qui d'ordinaire les accompagne, et elle était devenue meilleure pour les autres en devenant moins bonne pour elle-même. Aucun amour, plus que celui de Georges, n'était capable de pacifier ses craintes et de lui rendre la seule chose qui lui manquât, la juste appréciation de soi. Mais, ici encore, l'excès de sa délicatesse l'égarait. Elle se sentait aimée plus qu'elle n'eût espéré, autant qu'elle pouvait désirer de l'être; mais, toujours ingénieuse à tourmenter ses joies mêmes, elle se demandait s'il ne se mêlait point trop de bonté à l'affection de M. de Simiane, s'il ne l'aimait point trop pour elle et pas assez pour lui. Elle eût voulu le savoir égoïste, pour se permettre enfin d'être heureuse tout à fait; noble et charmante erreur d'une adorable nature, qui craignait toujours de trop recevoir et de ne point donner assez, et dont le suprême bonheur était le bonheur de l'autre.

Georges, qui n'était qu'un homme, soupçonnait ces raffinements plus encore qu'il ne les comprenait; il en avait cependant le pressentiment et l'inquiétude; car voici la lettre qu'il écrivait à son ami vers les premiers jours de l'automne.

GEORGES À. HENRI

«Tu ne m'as pas répondu; je t'en aurais voulu si j'avais eu le temps. Mais j'ai passé une saison enchantée. C'est une vie à part dans ma vie. Cette femme, vois-tu, je ne saurais ni trop la louer ni l'aimer trop. Elle m'a fait pénétrer dans un monde nouveau de tendresse et d'amour. L'amour avec elle ne ressemble à rien de ce que l'on a connu, et quand je lui dis que j'aime pour la première fois, et qu'avant elle je n'ai jamais aimé, il me semble que je dis vrai. Tout en elle est tendresse et passion, avec une fraîcheur, et, si j'ose dire, une prime fleur de jeunesse, qui semble s'épanouir, ou plutôt s'entr'ouvrir pour moi. Je ne sais pas comment on a fait pour me la conserver ainsi: c'est sans doute une affaire de climat. Il y en aurait eu pour un hiver parisien. Je te jure qu'elle est parfaite. Et puis, elle est belle! Tu sais que c'est un détail auquel j'ai la faiblesse de tenir. Il y a des gens qui prétendent que l'on s'accoutume à tout, et qu'après huit jours il n'y a plus de différence entre une femme belle et une laide! C'est un paradoxe inventé sans doute par quelque victime des erreurs de la nature; mais il ne m'a jamais convaincu. Je pense, au contraire, que c'est précisément lorsque le calme succède aux premiers transports qu'il est doux d'arrêter sa vue sur les lignes pures et les gracieux contours d'un visage aimé, qui charme encore en reposant. C'est ce que je trouve chez Christine. Rien ne trouble en elle l'harmonieux accord de la femme qu'on devine et de la femme qu'on voit. Jamais âme plus noble ne s'est révélée sous de plus nobles traits.

Voilà pourquoi je l'aime tant, avec un si complet détachement de tout ce qui n'est pas elle. Tu le sais, mon ami, j'ai besoin de la perfection comme si j'en étais digne! Une seule chose m'afflige, non pour moi, – mon égoïsme s'en réjouirait, – mais pour elle: je veux dire cette inguérissable défiance qu'elle a d'elle-même; cette crainte de ne jamais assez faire, alors qu'elle a déjà trop fait. Cette inquiétude rêveuse et vague, que l'on rencontre si peu chez nos Françaises, et qui est comme le fond même de son âme, elle l'oublie parfois… mais elle y revient toujours. J'ai beau renouveler à ses pieds mes serments d'amour, je sens qu'elle les croit quand elle les entend, et je devine qu'elle en doute quand elle ne les entend plus. Ses adieux ont quelque chose de déchirant; quand nous nous quittons pour vingt-quatre heures, on dirait que nous ne devons plus nous revoir.

Un jour je l'entendis qui murmurait en me regardant: «Oh! être jeune!» Ce mot me frappa. Est-ce que deux ou trois ans – quatre ou cinq, si tu veux – qu'elle a de plus que moi, pourraient l'effrayer? Chère folle! Je fis comme si je ne l'avais pas entendue; les consolations sont parfois maladroites: elles laissent croire aux gens qu'ils en ont besoin, et, avec cette nature, si fine qu'elle comprend trop, si délicate qu'un rien la blesse, tout devient dangereux.

Quand je crois que ces idées tristes lui arrivent, je prends les meilleurs moyens de la distraire. Je prétends que son âge est un artifice de sa coquetterie, que les femmes n'ont d'autre extrait de naissance que celui qu'elles portent sur le visage, qu'elle a vingt ans le matin, et dix-huit le soir! et je te jure, Henri, que je dis vrai. Jamais la nature n'a plus fait pour une femme. Les glaces du Nord ont sans doute préservé chez elle la pureté du sang, et les années lui ont tout apporté sans lui rien prendre.

Je ne puis pourtant pas lui expliquer tout cela; elle me reproche déjà de la trop juger, bien qu'elle-même ne s'en fasse pas faute dans le particulier, et pendant que je rédige mes dépêches. Quoi qu'il en soit, Henri, aime-la sans la connaître; aime-la parce qu'elle me rend heureux, bien heureux, en vérité! et je sens chaque jour grossir ma dette pour tout ce bonheur qui me vient d'elle. Il ne faut point qu'elle le sache pourtant, car elle assure qu'elle n'aime que les ingrats, qu'elle ne fait rien que pour elle-même, et qu'elle cessera de m'aimer la veille du jour où je devrai lui savoir gré de quelque chose. Ce n'est pas là, tu le vois, une femme comme une autre, et c'est sans doute pourquoi je l'aime; aucune ne m'aurait donné ce que j'ai reçu d'elle: la vie du cœur et la vie de l'âme. En elle je trouve une force et une direction; elle m'inspire, sans paraître seulement s'en douter: ce qu'elle veut, c'est ce qui doit être.

Tu sais que je suis assez rude aux conseils; mais les femmes, plus que nous, ont la main légère et forte, douce et puissante, et je crois, en vérité, qu'elles seules peuvent conduire certains hommes, comme elles seules, dit-on, peuvent mener certains chevaux. Depuis que je l'ai vue, je sens que ma vie est meilleure: je suis dans un monde d'idées plus hautes. Tout est là, mon cher, tout est dans la femme qu'on aime! ailleurs il n'y a rien. Christine n'est pas un bas-bleu, sotte espèce que je n'ai jamais pu sentir; mais elle connaît la littérature de son pays et comprend la nôtre: elle m'explique ce que je ne sais pas et me demande ce qu'elle ignore, et nos heures passent rapides et charmantes; nous travaillons comme deux enfants, élèves et maîtres chacun à notre tour.

Veux-tu un détail?

Tu sais que j'adore la musique et que je ne puis souffrir le piano: c'est mon caractère! Un soir, j'avais été retenu à Stockholm tout le jour, et je ne pus venir qu'assez tard: je vis le salon éclairé. Nous nous tenons d'ordinaire dans un petit boudoir… le mot est mal choisi, car ce n'est pas un boudoir comme tu l'entends, et l'on n'y trouve aucune de ces futilités, plus ou moins coûteuses, que recherche la main frivole des femmes. C'est une sorte de cabinet, entre son salon et sa chambre, où elle a ses livres, quelques tableaux et un petit portrait de moi à douze ans, qu'elle a copié au pastel avec beaucoup d'habileté; elle n'y reçoit jamais les étrangers, et c'est pour nous un sanctuaire, sacré comme la chambre à coucher d'une Anglaise.

«Une visite!» me dis-je en apercevant les vitres qui flambaient; et, comme il me plaisait d'être seul, ce soir-là, je me permis un petit mouvement d'humeur. En approchant j'entendis les sons doux et voilés d'un de ces orgues de création nouvelle, qui font pénétrer la musique partout. Je demandai au valet de chambre s'il y avait du monde.

«Personne, me répondit-il; madame est seule.»

Je montai.

Christine était assise devant l'orgue: elle jouait des mélodies suédoises en s'accompagnant à demi-voix. J'entrai sans bruit et j'écoutai.

Après avoir effleuré, comme pour essayer les octaves, les touches d'ébène et d'ivoire, elle s'arrêta un instant, posa sa tête dans sa main, comme pour recueillir ses souvenirs ou sa pensée; puis, frappant deux ou trois accords, elle chanta, mais si doucement, et avec quel charme profond! ce lied populaire:

 
Perdus tous deux dans la steppe infinie!
 

que nous avions entendu ensemble en traversant le lac Clara, le soir où, pour la première fois, je lui parlai d'amour.

Je n'eus pas le courage de la laisser finir et je m'élançai vers elle en lui disant: «Merci! chère âme, merci!» Elle se retourna tout émue et vint à moi la main ouverte et le sourire aux lèvres.

«Il y a longtemps, me dit-elle, que j'aurais voulu vous faire cette surprise; mais croiriez-vous qu'il n'y avait pas un orgue dans tout Stockholm? J'ai dû faire venir celui-ci de Hambourg. Voilà pourquoi vous avez attendu.»

Que répondre à cela, Henri? j'ai pris sa main, je l'ai baisée, et je l'ai forcée de se remettre à jouer et à chanter.

Sa voix, sans être puissante, et je l'aime mieux ainsi, est d'un timbre pur; elle sonne comme l'argent, et, si je pouvais comparer les sons aux couleurs, je dirais qu'elle est limpide comme son regard: elle a des notes de cristal. Quant à l'expression, c'est une âme qui chante! l'extase me prend quand je l'écoute; la musique ouvre ses ailes blanches et nous emporte! Jamais Christine ne m'avait paru plus belle que ce soir-là: elle avait ce front radieux que les peintres mystiques donnent à la sainte Cécile de la Légende dorée; c'est le même œil, agrandi par l'extase; le même visage, un peu allongé vers le bas, et sur lequel, quand on sait lire, on retrouve si bien la rêverie et la passion; ses mains fluettes et ses doigts fins voltigeaient sur les touches émues, caressant l'instrument plutôt qu'elles ne le touchaient, et réveillant les notes endormies qui se levaient à son appel et montaient dans l'air, pareilles à un essaim d'oiseaux mélodieux, dont elle venait d'ouvrir la cage.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
01 августа 2017
Объем:
170 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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