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Читать книгу: «L'Assommoir», страница 29

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XII

Ce devait être le samedi après le terme, quelque chose comme le 12 ou le 13 janvier, Gervaise ne savait plus au juste. Elle perdait la boule, parce qu'il y avait des siècles qu'elle ne s'était rien mis de chaud dans le ventre. Ah! quelle semaine infernale! un ratissage complet, deux pains de quatre livres le mardi qui avaient duré jusqu'au jeudi, puis une croûte sèche retrouvée la veille, et pas une miette depuis trente-six heures, une vraie danse devant le buffet! Ce qu'elle savait, par exemple, ce qu'elle sentait sur son dos, c'était le temps de chien, un froid noir, un ciel barbouillé comme le cul d'une poêle, crevant d'une neige qui s'entêtait à ne pas tomber. Quand on a l'hiver et la faim dans les tripes, on peut serrer sa ceinture, ça ne vous nourrit guère.

Peut-être, le soir, Coupeau rapporterait-il de l'argent. Il disait qu'il travaillait. Tout est possible, n'est-ce pas? et Gervaise, attrapée pourtant bien des fois, avait fini par compter sur cet argent-là. Elle, après toutes sortes d'histoires, ne trouvait plus seulement un torchon à laver dans le quartier; même une vieille dame dont elle faisait le ménage, venait de la flanquer dehors, en l'accusant de boire ses liqueurs. On ne voulait d'elle nulle part, elle était brûlée; ce qui l'arrangeait dans le fond, car elle en était tombée à ce point d'abrutissement, où l'on préfère crever que de remuer ses dix doigts. Enfin, si Coupeau rapportait sa paie, on mangerait quelque chose de chaud. Et, en attendant, comme midi n'avait pas sonné, elle restait allongée sur la paillasse, parce qu'on a moins froid et moins faim, lorsqu'on est allongé.

Gervaise appelait ça la paillasse; mais, à la vérité, ça n'était qu'un tas de paille dans un coin. Peu à peu, le dodo avait filé chez les revendeurs du quartier. D'abord, les jours de débine, elle avait décousu le matelas, où elle prenait des poignées de laine, qu'elle sortait dans son tablier et vendait dix sous la livre, rue Belhomme. Ensuite, le matelas vidé, elle s'était fait trente sous de la toile, un matin, pour se payer du café. Les oreillers avaient suivi, puis le traversin. Restait le bois de lit, qu'elle ne pouvait mettre sous son bras, à cause des Boche, qui auraient ameuté la maison, s'ils avaient vu s'envoler la garantie du propriétaire. Et cependant, un soir, aidée de Coupeau, elle guetta les Boche en train de gueuletonner, et déménagea le lit tranquillement, morceau par morceau, les bateaux, les dossiers, le cadre de fond. Avec les dix francs de ce lavage, ils fricotèrent trois jours. Est-ce que la paillasse ne suffisait pas? Même la toile était allée rejoindre celle du matelas; ils avaient ainsi achevé de manger le dodo, en se donnant une indigestion de pain, après une fringale de vingt-quatre heures. On poussait la paille d'un coup de balai, le poussier était toujours retourné, et ça n'était pas plus sale qu'autre chose.

Sur le tas de paille, Gervaise, tout habillée, se tenait en chien de fusil, les pattes ramenées sous sa guenille de jupon, pour avoir plus chaud. Et, pelotonnée, les yeux grands ouverts, elle remuait des idées pas drôles, ce jour-là. Ah! non, sacré mâtin! on ne pouvait continuer ainsi à vivre sans manger! Elle ne sentait plus sa faim; seulement, elle avait un plomb dans l'estomac, tandis que son crâne lui semblait vide. Bien sûr, ce n'était pas aux quatre coins de la turne qu'elle trouvait des sujets de gaieté! Un vrai chenil, maintenant, où les levrettes qui portent des paletots, dans les rues, ne seraient pas demeurées en peinture. Ses yeux pâles regardaient les murailles nues. Depuis longtemps ma tante avait tout pris. Il restait la commode, la table et une chaise; encore le marbre et les tiroirs de la commode s'étaient-ils évaporés par le même chemin que le bois de lit. Un incendie n'aurait pas mieux nettoyé ça, les petits bibelots avaient fondu, à commencer par la toquante, une montre de douze francs, jusqu'aux photographies de la famille, dont une marchande lui avait acheté les cadres; une marchande bien complaisante, chez laquelle elle portait une casserole, un fer à repasser, un peigne, et qui lui allongeait cinq sous, trois sous, deux sous, selon l'objet, de quoi remonter avec un morceau de pain. A présent, il ne restait plus qu'une vieille paire de mouchettes cassée, dont la marchande lui refusait un sou. Oh! si elle avait su à qui vendre les ordures, la poussière et la crasse, elle aurait vite ouvert boutique, car la chambre était d'une jolie saleté! Elle n'apercevait que des toiles d'araignée, dans les coins, et les toiles d'araignée sont peut-être bonnes pour les coupures, mais il n'y a pas encore de négociant qui les achète. Alors, la tête tournée, lâchant l'espoir de faire du commerce, elle se recroquevillait davantage sur sa paillasse, elle préférait regarder par la fenêtre le ciel chargé de neige, un jour triste qui lui glaçait la moelle des os.

Que d'embêtements! A quoi bon se mettre dans tous ses états et se turlupiner la cervelle? Si elle avait pu pioncer au moins! Mais sa pétaudière de cambuse lui trottait par la tête. M. Marescot, le propriétaire, était venu lui-même, la veille, leur dire qu'il les expulserait, s'ils n'avaient pas payé les deux termes arriérés dans les huit jours. Eh bien! il les expulserait, ils ne seraient certainement pas plus mal sur le pavé! Voyez-vous ce sagouin avec son pardessus et ses gants de laine, qui montait leur parler des termes, comme s'ils avaient eu un boursicot caché quelque part! Nom d'un chien! au lieu de se serrer le gaviot, elle aurait commencé par se coller quelque chose dans les badigoinces! Vrai, elle le trouvait trop rossard, cet entripaillé, elle l'avait où vous savez, et profondément encore! C'était comme sa bête brute de Coupeau, qui ne pouvait plus rentrer sans lui tomber sur le casaquin: elle le mettait dans le même endroit que le propriétaire. A cette heure, son endroit devait être bigrement large, car elle y envoyait tout le monde, tant elle aurait voulu se débarrasser du monde et de la vie. Elle devenait un vrai grenier à coups de poing. Coupeau avait un gourdin qu'il appelait son éventail à bourrique; et il éventait la bourgeoise, fallait voir! des suées abominables, dont elle sortait en nage. Elle, pas trop bonne non plus, mordait et griffait. Alors, on se trépignait dans la chambre vide, des peignées à se faire passer le goût du pain. Mais elle finissait par se ficher des dégelées comme du reste. Coupeau pouvait faire la Saint-Lundi des semaines entières, tirer des bordées qui duraient des mois, rentrer fou de boisson et vouloir la réguiser, elle s'était habituée, elle le trouvait tannant, pas davantage. Et c'était ces jours-là qu'elle l'avait dans le derrière. Oui, dans le derrière, son cochon d'homme! dans le derrière, les Lorilleux, les Boche et les Poisson! dans le derrière, le quartier qui la méprisait! Tout Paris y entrait, et elle l'y enfonçait d'une tape, avec un geste de suprême indifférence, heureuse et vengée pourtant de le fourrer là.

Par malheur, si l'on s'accoutume à tout, on n'a pas encore pu prendre l'habitude de ne point manger. C'était uniquement là ce qui défrisait Gervaise. Elle se moquait d'être la dernière des dernières, au fin fond du ruisseau, et de voir les gens s'essuyer, quand elle passait près d'eux. Les mauvaises manières ne la gênaient plus, tandis que la faim lui tordait toujours les boyaux. Oh! elle avait dit adieu aux petits plats, elle était descendue à dévorer tout ce qu'elle trouvait. Les jours de noce, maintenant, elle achetait chez le boucher des déchets de viande à quatre sous la livre, las de traîner et de noircir dans une assiette; et elle mettait ça avec une potée de pommes de terre, qu'elle touillait au fond d'un poêlon. Ou bien elle fricassait un coeur de boeuf, un rata dont elle se léchait les lèvres. D'autres fois, quand elle avait du vin, elle se payait une trempette, une vraie soupe de perroquet. Les deux sous de fromage d'Italie, les boisseaux de pommes blanches, les quarts de haricots secs cuits dans leur jus, étaient encore des régals qu'elle ne pouvait plus se donner souvent. Elle tombait aux arlequins, dans les gargots borgnes, où, pour un sou, elle avait des tas d'arêtes de poisson mêlées à des rognures de rôti gâté. Elle tombait plus bas, mendiait chez un restaurateur charitable les croûtes des clients, et faisait une panade, en les laissant mitonner le plus longtemps possible sur le fourneau d'un voisin. Elle en arrivait, les matins de fringale, à rôder avec les chiens, pour voir aux portes des marchands, avant le passage des boueux; et c'était ainsi qu'elle avait parfois des plats de riches, des melons pourris, des maquereaux tournés, des côtelettes dont elle visitait le manche, par crainte des asticots. Oui, elle en était là; ça répugne les délicats, cette idée; mais si les délicats n'avaient rien tortillé de trois jours, nous verrions un peu s'ils bouderaient contre leur ventre; ils se mettraient à quatre pattes et mangeraient aux ordures comme les camarades. Ah! la crevaison des pauvres, les entrailles vides qui crient la faim, le besoin des bêtes claquant des dents et s'empiffrant de choses immondes, dans ce grand Paris si doré et si flambant! Et dire que Gervaise s'était fichu des ventrées d'oie grasse! Maintenant, elle pouvait s'en torcher le nez. Un jour, Coupeau lui ayant chipé deux bons de pain pour les revendre et les boire, elle avait failli le tuer d'un coup de pelle, affamée, enragée par le vol de ce morceau de pain.

Cependant, à force de regarder le ciel blafard, elle s'était endormie d'un petit sommeil pénible. Elle rêvait que ce ciel chargé de neige crevait sur elle, tant le froid la pinçait. Brusquement, elle se mit debout, réveillée en sursaut par un grand frisson d'angoisse. Mon Dieu! est-ce qu'elle allait mourir? Grelottante, hagarde, elle vit qu'il faisait jour encore. La nuit ne viendrait donc pas! Comme le temps est long, quand on n'a rien dans le ventre! Son estomac s'éveillait, lui aussi, et la torturait. Tombée sur la chaise, la tête basse, les mains entre les cuisses pour se réchauffer, elle calculait déjà le dîner, dès que Coupeau apporterait l'argent: un pain, un litre, deux portions de gras-double à la lyonnaise. Trois heures sonnèrent au coucou du père Bazouge. Il n'était que trois heures. Alors elle pleura. Jamais elle n'aurait la force d'attendre sept heures. Elle avait un balancement de tout son corps, le dandinement d'une petite fille qui berce sa grosse douleur, pliée en deux, s'écrasant l'estomac, pour ne plus le sentir. Ah! il vaut mieux accoucher que d'avoir faim! Et, ne se soulageant pas, prise d'une rage, elle se leva, piétina, espérant rendormir sa faim comme un enfant qu'on promène. Pendant une demi-heure, elle se cogna aux quatre coins de la chambre vide. Puis, tout d'un coup, elle s'arrêta, les yeux fixes. Tant pis! ils diraient ce qu'ils diraient, elle leur lécherait les pieds s'ils voulaient, mais elle allait emprunter dix sous aux Lorilleux.

L'hiver, dans cet escalier de la maison, l'escalier des pouilleux, c'étaient de continuels emprunts de dix sous, de vingt sous, des petits services que ces meurt-de-faim se rendaient les uns aux autres. Seulement, on serait plutôt mort que de s'adresser aux Lorilleux, parce qu'on les savait trop durs à la détente. Gervaise, en allant frapper chez eux, montrait un beau courage. Elle avait si peur, dans le corridor, qu'elle éprouva ce brusque soulagement des gens qui sonnent chez les dentistes.

– Entrez! cria la voix aigre du chaîniste.

Comme il faisait bon, là dedans! La forge flambait, allumait l'étroit atelier de sa flamme blanche, pendant que madame Lorilleux mettait à recuire une pelote de fil d'or. Lorilleux, devant son établi, suait, tant il avait, chaud, en train de souder des maillons au chalumeau. Et ça sentait bon, une soupe aux choux mijotait sur le poêle, exhalant une vapeur qui retournait le coeur de Gervaise et la faisait s'évanouir.

– Ah! c'est vous, grogna madame Lorilleux, sans lui dire seulement de s'asseoir. Qu'est-ce que vous voulez?

Gervaise ne répondit pas. Elle n'était pas trop mal avec les Lorilleux, cette semaine-là. Mais la demande des dix sous lui restait dans la gorge, parce qu'elle venait d'apercevoir Boche, carrément assis près du poêle, en train de faire des cancans. Il avait un air de se ficher du monde, cet animal! Il riait comme un cul, le trou de la bouche arrondi, et les joues tellement bouffies qu'elles lui cachaient le nez; un vrai cul, enfin!

– Qu'est-ce que vous voulez? répéta Lorilleux.

– Vous n'avez pas vu Coupeau? finit par balbutier Gervaise. Je le croyais ici.

Les chaînistes et le concierge ricanèrent. Non, bien sûr, ils n'avaient pas vu Coupeau. Ils n'offraient pas assez de petits verres pour voir Coupeau comme ça. Gervaise fit un effort et reprit en bégayant:

– C'est qu'il m'avait promis de rentrer… Oui, il doit m'apporter de l'argent… Et comme j'ai absolument besoin de quelque chose…

Un gros silence régna. Madame Lorilleux éventait rudement le feu de la forge, Lorilleux avait baissé le nez sur le bout de chaîne qui s'allongeait entre ses doigts, tandis que Boche gardait son rire de pleine lune, le trou de la bouche si rond, qu'on éprouvait l'envie d'y fourrer le doigt, pour voir.

– Si j'avais seulement dix sous, murmura Gervaise à voix basse.

Le silence continua.

– Vous ne pourriez pas me prêter dix sous?.. Oh! je vous les rendrais ce soir!

Madame Lorilleux se tourna et la regarda fixement. En voilà une peloteuse qui venait les empaumer Aujourd'hui, elle les tapait de dix sous, demain ce serait de vingt, et il n'y avait plus de raison pour s'arrêter. Non, non, pas de ça. Mardi, s'il fait chaud!

– Mais, ma chère, cria-t-elle, vous savez bien que nous n'avons pas d'argent! Tenez, voilà la doublure de ma poche. Vous pouvez nous fouiller… Ce serait de bon coeur, naturellement.

– Le coeur y est toujours, grogna Lorilleux; seulement, quand on ne peut pas, on ne peut pas.

Gervaise, très humble, les approuvait de la tête. Cependant, elle ne s'en allait pas, elle guignait l'or du coin de l'oeil, les liasses d'or pendues au mur, le fil d'or que la femme tirait à la filière de toute la force de ses petits bras, les maillons d'or en tas sous les doigts noueux du mari. Et elle pensait qu'un bout de ce vilain métal noirâtre aurait suffi pour se payer un bon dîner. Ce jour-là, l'atelier avait beau être sale, avec ses vieux fers, sa poussière de charbon, sa crasse des huiles mal essuyées, elle le voyait resplendissant de richesses, comme la boutique d'un changeur. Aussi se risqua-t-elle à répéter, doucement:

– Je vous les rendrais, je vous les rendrais, bien sûr… Dix sous, ça ne vous gênerait pas.

Elle avait le coeur tout gonflé, en ne voulant pas avouer qu'elle se brossait le ventre depuis la veille. Puis, elle sentit ses jambes qui se cassaient, elle eut peur de fondre en larmes, bégayant encore:

– Vous seriez si gentils!.. Vous ne pouvez pas savoir… Oui, j'en suis là, mon Dieu, j'en suis là…

Alors, les Lorilleux pincèrent les lèvres et échangèrent un mince regard. La Banban mendiait, à cette heure! Eh bien! le plongeon était complet. C'est eux qui n'aimaient pas ça! S'ils avaient su, ils se seraient barricadés, parce qu'on doit toujours être sur l'oeil avec les mendiants, des gens qui s'introduisent dans les appartements sous des prétextes, et qui filent en déménageant les objets précieux. D'autant plus que, chez eux, il y avait de quoi voler; on pouvait envoyer les doigts partout, et en emporter des trente et des quarante francs, rien qu'en fermant le poing. Déjà, plusieurs fois, ils s'étaient méfiés, en remarquant la drôle de figure de Gervaise, quand elle se plantait devant l'or. Cette fois, par exemple, ils allaient la surveiller. Et, comme elle s'approchait davantage, les pieds sur la claie de bois, le chaîniste lui cria rudement, sans répondre davantage à sa demande:

– Dites donc! faites un peu attention, vous allez encore emporter des brins d'or à vos semelles… Vrai, on dirait que vous avez là-dessous de la graisse, pour que ça colle.

Gervaise, lentement, recula. Elle s'était appuyée un instant à une étagère, et, voyant madame Lorilleux lui examiner les mains, elle les ouvrit toutes grandes, les montra, disant de sa voix molle, sans se fâcher, en femme tombée qui accepte tout:

– Je n'ai rien pris, vous pouvez regarder.

Et elle s'en alla, parce que l'odeur forte de la soupe aux choux et la bonne chaleur de l'atelier la rendaient trop malade.

Ah! pour le coup, les Lorilleux ne la retinrent pas! Bon voyage, du diable s'ils lui ouvraient encore! Ils avaient assez vu sa figure, ils ne voulaient pas chez eux de la misère des autres, quand cette misère était méritée. Et ils se laissèrent aller à une grosse jouissance d'égoïsme, en se trouvant calés, bien au chaud, avec la perspective d'une fameuse soupe. Boche aussi s'étalait, enflant encore ses joues, si bien que son rire devenait malpropre. Ils se trouvaient tous joliment vengés des anciennes manières de la Banban, de la boutique bleue, des gueuletons, et du reste. C'était trop réussi, ça prouvait où conduisait l'amour de la frigousse. Au rencart les gourmandes, les paresseuses et les dévergondées!

– Que ça de genre! ça vient quémander des dix sous! s'écria madame Lorilleux derrière le dos de Gervaise. Oui, je t'en fiche, je vas lui prêter dix sous tout de suite, pour qu'elle aille boire la goutte!

Gervaise traîna ses savates dans le corridor, alourdie, pliant les épaules. Quand elle fut à sa porte, elle n'entra pas, sa chambre lui faisait peur. Autant marcher, elle aurait plus chaud et prendrait patience. En passant, elle allongea le cou dans la niche du père Bru, sous l'escalier; encore un, celui-là, qui devait avoir un bel appétit, car il déjeunait et dînait par coeur depuis trois jours; mais il n'était pas là, il n'y avait que son trou, et elle éprouva une jalousie, en s'imaginant qu'on pouvait l'avoir invité quelque part. Puis, comme elle arrivait devant les Bijard, elle entendit des plaintes, elle entra, la clef étant toujours sur la serrure.

– Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda-t-elle.

La chambre était très propre. On voyait bien que Lalie avait, le matin encore, balayé et rangé les affaires. La misère avait beau souffler là dedans, emporter les frusques, étaler sa ribambelle d'ordures, Lalie venait derrière, et récurait tout, et donnait aux choses un air gentil. Si ce n'était pas riche, ça sentait bon la ménagère, chez elle. Ce jour-là, ses deux enfants, Henriette et Jules, avaient trouvé de vieilles images, qu'ils découpaient tranquillement dans un coin. Mais Gervaise fut toute surprise de trouver Lalie couchée, sur son étroit lit de sangle, le drap au menton, très pâle. Elle couchée, par exemple! elle était donc bien malade!

– Qu'est-ce que vous avez? répéta Gervaise, inquiète.

Lalie ne se plaignit plus. Elle souleva lentement ses paupières blanches, et voulut sourire de ses lèvres qu'un frisson convulsait.

– Je n'ai rien, souffla-t-elle très bas, oh! bien vrai, rien du tout.

Puis, les yeux refermés, avec un effort:

– J'étais trop fatiguée tous ces jours-ci, alors je fiche la paresse, je me dorlote, vous voyez.

Mais son visage de gamine, marbré de taches livides, prenait une telle expression de douleur suprême, que Gervaise, oubliant sa propre agonie, joignit les mains et tomba à genoux près d'elle. Depuis un mois, elle la voyait se tenir aux murs pour marcher, pliée en deux par une toux qui sonnait joliment le sapin. La petite ne pouvait même plus tousser. Elle eut un hoquet, des filets de sang coulèrent aux coins de sa bouche.

– Ce n'est pas ma faute, je ne me sens guère forte, murmura-t-elle comme soulagée. Je me suis traînée, j'ai mis un peu d'ordre… C'est assez propre, n'est-ce pas?.. Et je voulais nettoyer les vitres, mais les jambes m'ont manqué. Est-ce bête! Enfin, quand on a fini, on se couche.

Elle s'interrompit, pour dire:

– Voyez donc si mes enfants ne se coupent pas avec leurs ciseaux.

Et elle se tut, tremblante, écoutant un pas lourd qui montait l'escalier. Brutalement, le père Bijard poussa la porte. Il avait son coup de bouteille comme à l'ordinaire, les yeux flambants de la folie furieuse du vitriol. Quand il aperçut Lalie couchée, il tapa sur ses cuisses avec un ricanement, il décrocha le grand fouet, en grognant:

– Ah! nom de Dieu, c'est trop fort! nous allons rire!.. Les vaches se mettent à la paille en plein midi, maintenant!.. Est-ce que tu te moques des paroissiens, sacré faignante?.. Allons, houp! décanillons!

Il faisait déjà claquer le fouet au-dessus du lit. Mais l'enfant, suppliante, répétait:

– Non, papa, je t'en prie, ne frappe pas… Je te jure que tu aurais du chagrin… Ne frappe pas.

– Veux-tu sauter, gueula-t-il plus fort, ou je te chatouille les côtes!.. Veux-tu sauter, bougre de rosse!

Alors, elle dit doucement:

– Je ne puis pas, comprends-tu?.. Je vais mourir.

Gervaise s'était jetée sur Bijard et lui arrachait le fouet. Lui, hébété, restait devant le lit de sangle. Qu'est-ce qu'elle chantait là, cette morveuse? Est-ce qu'on meurt si jeune, quand on n'a pas été malade! Quelque frime pour se faire donner du sucre! Ah! il allait se renseigner, et si elle mentait!

– Tu verras, c'est la vérité, continuait-elle. Tant que j'ai pu, je vous ai évité de la peine… Sois gentil, à cette heure, et dis-moi adieu, papa.

Bijard tortillait son nez, de peur d'être mis dedans. C'était pourtant vrai qu'elle avait une drôle de figure, une figure allongée et sérieuse de grande personne. Le souffle de la mort, qui passait dans la chambre, le dessoûlait. Il promena un regard autour de lui, de l'air d'un homme tiré d'un long sommeil, vit le ménage en ordre, les deux enfants débarbouillés, en train de jouer et de rire. Et il tomba sur une chaise, balbutiant:

– Notre petite mère, notre petite mère…

Il ne trouvait que ça, et c'était déjà bien tendre pour Lalie, qui n'avait jamais été tant gâtée. Elle consola son père. Elle était surtout ennuyée de s'en aller ainsi, avant d'avoir élevé tout à fait ses enfants. Il en prendrait soin, n'est-ce pas? Elle lui donna de sa voix mourante des détails sur la façon de les arranger, de les tenir propres. Lui, abruti, repris par les fumées de l'ivresse, roulait la tête en la regardant passer de ses yeux ronds. Ça remuait en lui toutes sortes de choses; mais il ne trouvait plus rien, et avait la couenne trop brûlée pour pleurer.

– Écoute encore, reprit Lalie après un silence. Nous devons quatre francs sept sous au boulanger; il faudra payer ça… Madame Gaudron a un fer à nous que tu lui réclameras… Ce soir, je n'ai pas pu faire de la soupe, mais il reste du pain, et tu mettras chauffer les pommes de terre…

Jusqu'à son dernier râle, ce pauvre chat restait la petite mère de tout son monde. En voilà une qu'on ne remplacerait pas, bien sûr! Elle mourait d'avoir eu à son âge la raison d'une vraie mère, la poitrine encore trop tendre et trop étroite pour contenir une aussi large maternité. Et, s'il perdait ce trésor, c'était bien la faute de sa bête féroce de père. Après avoir tué la maman d'un coup de pied, est-ce qu'il ne venait pas de massacrer la fille! Les deux bons anges seraient dans la fosse, et lui n'aurait plus qu'à crever comme un chien au coin d'une borne.

Gervaise, cependant, se retenait pour ne pas éclater en sanglots. Elle tendait les mains, avec le désir de soulager l'enfant; et, comme le lambeau de drap glissait, elle voulut le rabattre et arranger le lit. Alors, le pauvre petit corps de la mourante apparut. Ah! Seigneur! quelle misère et quelle pitié! Les pierres auraient pleuré. Lalie était toute nue, un reste de camisole aux épaules en guise de chemise; oui, toute nue, et d'une nudité saignante et douloureuse de martyre. Elle n'avait plus de chair, les os trouaient la peau. Sur les côtes, de minces zébrures violettes descendaient jusqu'aux cuisses, les cinglements du fouet imprimés là tout vifs. Une tache livide cerclait le bras gauche, comme si la mâchoire d'un étau avait broyé ce membre si tendre, pas plus gros qu'une allumette. La jambe droite montrait une déchirure mal fermée, quelque mauvais coup rouvert chaque matin en trottant pour faire le ménage. Des pieds à la tête, elle n'était qu'un noir. Oh! ce massacre de l'enfance, ces lourdes pattes d'homme écrasant cet amour de qui-qui, cette abomination de tant de faiblesse râlant sous une pareille croix! On adore dans les églises des saintes fouettées dont la nudité est moins pure. Gervaise, de nouveau, s'était accroupie, ne songeant plus à tirer le drap, renversée par la vue de ce rien du tout pitoyable, aplati au fond du lit; et ses lèvres tremblantes cherchaient des prières.

– Madame Coupeau, murmura la petite, je vous en prie…

De ses bras trop courts, elle cherchait à rabattre le drap, toute pudique, prise de honte pour son père. Bijard, stupide, les yeux sur ce cadavre qu'il avait fait, roulait toujours la tête, du mouvement ralenti d'un animal qui a de l'embêtement.

Et quand elle eut recouvert Lalie, Gervaise ne put rester là davantage. La mourante s'affaiblissait, ne parlant plus, n'ayant que son regard, son ancien regard noir de petite fille résignée et songeuse, qu'elle fixait sur ses deux enfants, en train de découper leurs images. La chambre s'emplissait d'ombre, Bijard cuvait sa bordée dans l'hébétement de cette agonie. Non, non, la vie était trop abominable! Ah! quelle sale chose! ah! quelle sale chose! Et Gervaise partit, descendit l'escalier, sans savoir, la tête perdue, si gonflée d'emmerdement qu'elle se serait volontiers allongée sous les roues d'un omnibus, pour en finir.

Tout en courant, en bougonnant contre le sacré sort, elle se trouva devant la porte du patron, où Coupeau prétendait travailler. Ses jambes l'avaient conduite là, son estomac reprenait sa chanson, la complainte de la faim en quatre-vingt-dix couplets, une complainte qu'elle savait par coeur. De cette manière, si elle pinçait Coupeau à la sortie, elle mettrait la main sur la monnaie, elle achèterait les provisions. Une petite heure d'attente au plus, elle avalerait bien encore ça, elle qui se suçait les pouces depuis la veille.

C'était rue de la Charbonnière, à l'angle de la rue de Chartres, un fichu carrefour dans lequel le vent jouait aux quatre coins. Nom d'un chien! il ne faisait pas chaud, à arpenter le pavé. Encore si l'on avait eu des fourrures! Le ciel restait d'une vilaine couleur de plomb, et la neige, amassée là-haut, coiffait le quartier d'une calotte de glace. Rien ne tombait, mais il y avait un gros silence en l'air, qui apprêtait pour Paris un déguisement complet, une jolie robe de bal, blanche et neuve. Gervaise levait le nez, en priant le bon Dieu de ne pas lâcher sa mousseline tout de suite. Elle tapait des pieds, regardait une boutique d'épicier, en face, puis tournait les talons, parce que c'était inutile de se donner trop faim à l'avance. Le carrefour n'offrait pas de distractions. Les quelques passants filaient raide, entortillés dans des cache-nez; car, naturellement, on ne flâne pas, quand le froid vous serre les fesses. Cependant, Gervaise aperçut quatre ou cinq femmes qui montaient la garde comme elle, à la porte du maître zingueur; encore des malheureuses, bien sûr, des épouses guettant la paie, pour l'empêcher de s'envoler chez le marchand de vin. Il y avait une grande haridelle, une figure de gendarme, collée contre le mur, prête à sauter sur le dos de son homme. Une petite, toute noire, l'air humble et délicat, se promenait de l'autre côté de la chaussée. Une autre, empotée, avait amené ses deux mioches, qu'elle traînait à droite et à gauche, grelottant et pleurant. Et toutes, Gervaise comme ses camarades de faction, passaient et repassaient, en se jetant des coups d'oeil obliques, sans se parler. Une agréable rencontre, ah! oui, je t'en fiche! Elles n'avaient pas besoin de lier connaissance, pour connaître leur numéro. Elles logeaient toutes à la même enseigne chez misère et compagnie. Ça donnait plus froid encore, de les voir piétiner et se croiser silencieusement, dans cette terrible température de janvier.

Pourtant, pas un chat ne sortait de chez le patron. Enfin, un ouvrier parut, puis deux, puis trois; mais ceux-là, sans doute, étaient de bons zigs, qui rapportaient fidèlement leur prêt, car ils eurent un hochement de tête en apercevant les ombres rôdant devant l'atelier. La grande haridelle se collait davantage à côté de la porte; et, tout d'un coup, elle tomba sur un petit homme pâlot, en train d'allonger prudemment la tête. Oh! ce fut vite réglé! elle le fouilla, lui ratissa la monnaie. Pincé, plus de braise, pas de quoi boire une goutte! Alors, le petit homme, vexé et désespéré, suivit son gendarme en pleurant de grosses larmes d'enfant. Des ouvriers sortaient toujours, et comme la forte commère, avec ses deux mioches, s'était approchée, un grand brun, l'air roublard, qui l'aperçut, rentra vivement pour prévenir le mari; lorsque celui-ci arriva en se dandinant, il avait étouffé deux roues de derrière, deux belles pièces de cent sous neuves, une dans chaque soulier. Il prit l'un de ses gosses sur son bras, il s'en alla en contant des craques à sa bourgeoise qui le querellait. Il y en avait de rigolos, sautant d'un bond dans la rue, pressés de courir béquiller leur quinzaine avec les amis. Il y en avait aussi de lugubres, la mine rafalée, serrant dans leur poing crispé les trois ou quatre journées sur quinze qu'ils avaient faites, se traitant de faignants, faisant des serments d'ivrogne. Mais le plus triste, c'était la douleur de la petite femme noire, humble et délicate: son homme, un beau garçon, venait de se cavaler sous son nez, si brutalement, qu'il avait failli la jeter par terre; et elle rentrait seule, chancelant le long des boutiques, pleurant toutes les larmes de son corps.

Enfin, le défilé avait cessé. Gervaise, droite au milieu de la rue, regardait la porte. Ça commençait à sentir mauvais. Deux ouvriers attardés se montrèrent encore, mais toujours pas de Coupeau. Et, comme elle demandait aux ouvriers si Coupeau n'allait pas sortir, eux qui étaient à la couleur, lui répondirent en blaguant que le camarade venait tout juste de filer avec Lantimêche par une porte de derrière, pour mener les poules pisser. Gervaise comprit. Encore une menterie de Coupeau, elle pouvait aller voir s'il pleuvait! Alors, lentement, traînant sa paire de ripatons éculés, elle descendit la rue de la Charbonnière. Son dîner courait joliment devant elle, et elle le regardait courir, dans le crépuscule jaune, avec un petit frisson. Cette fois, c'était fini. Pas un fifrelin, plus un espoir, plus que de la nuit et de la faim. Ah! une belle nuit de crevaison, cette nuit sale qui tombait sur ses épaules!

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
600 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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