Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «L'Assommoir», страница 31

Шрифт:

Elle entra, peureuse, de l'air d'une fille qui se coule dans un endroit respectable. Lui, était tout pâle et tout tremblant, d'introduire ainsi une femme chez sa mère morte. Ils traversèrent la pièce à pas étouffés, comme pour éviter la honte d'être entendus. Puis, quand il eut poussé Gervaise dans sa chambre, il ferma la porte. Là, il était chez lui. C'était l'étroit cabinet qu'elle connaissait, une chambre de pensionnaire, avec un petit lit de fer garni de rideaux blancs. Contre les murs, seulement, les images découpées s'étaient encore étalées et montaient jusqu'au plafond. Gervaise, dans cette pureté, n'osait avancer, se retirait loin de la lampe. Alors, sans une parole, pris d'une rage, il voulut la saisir et l'écraser entre ses bras. Mais elle défaillait, elle murmura:

– Oh! mon Dieu!.. oh! mon Dieu!..

Le poêle, couvert de poussière de coke, brûlait encore, et un restant de ragoût, que le forgeron avait laissé au chaud, en croyant rentrer, fumait devant le cendrier. Gervaise, dégourdie par la grosse chaleur, se serait mise à quatre pattes pour manger dans le poêlon. C'était plus fort qu'elle, son estomac se déchirait, et elle se baissa, avec un soupir. Mais Goujet avait compris. Il posa le ragoût sur la table, coupa du pain, lui versa à boire.

– Merci! merci! disait-elle. Oh! que vous êtes bon! Merci!

Elle bégayait, elle ne pouvait plus prononcer les mots. Lorsqu'elle empoigna la fourchette, elle tremblait tellement qu'elle la laissa retomber. La faim qui l'étranglait lui donnait un branle sénile de la tête. Elle dut prendre avec les doigts. A la première pomme de terre qu'elle se fourra dans la bouche, elle éclata en sanglots. De grosses larmes roulaient le long de ses joues, tombaient sur son pain. Elle mangeait toujours, elle dévorait goulûment son pain trempé de ses larmes, soufflant très-fort, le menton convulsé. Goujet la força à boire, pour qu'elle n'étouffât pas; et son verre eut un petit claquement contre ses. dents.

– Voulez-vous encore du pain? demandait-il à demi-voix.

Elle pleurait, elle disait non, elle disait oui, elle ne savait pas.

Ah! Seigneur! que cela est bon et triste de manger, quand on crève!

Et lui, debout en face d'elle, la contemplait. Maintenant, il la voyait bien, sous la vive clarté de l'abat-jour. Comme elle était vieillie et dégommée! La chaleur fondait la neige sur ses cheveux et ses vêtements, elle ruisselait. Sa pauvre tête branlante était toute grise, des mèches grises que le vent avait envolées. Le cou engoncé dans les épaules, elle se tassait, laide et grosse à donner envie de pleurer. Et il se rappelait leurs amours, lorsqu'elle était toute rose, tapant ses fers, montrant le pli de bébé qui lui mettait un si joli collier au cou. Il allait, dans ce temps, la reluquer pendant des heures, satisfait de la voir. Plus tard, elle était venue à la forge, et là ils avaient goûté de grosses jouissances, tandis qu'il frappait sur son fer et qu'elle restait dans la danse de son marteau. Alors, que de fois il avait mordu son oreiller, la nuit, en souhaitant de la tenir ainsi dans sa chambre! Oh! il l'aurait cassée, s'il l'avait prise, tant il la désirait! Et elle était à lui, à cette heure, il pouvait la prendre. Elle achevait son pain, elle torchait ses larmes au fond du poêlon, ses grosses larmes silencieuses qui tombaient toujours dans son manger.

Gervaise se leva. Elle avait fini. Elle demeura un instant la tête basse, gênée, ne sachant pas s'il voulait d'elle. Puis, croyant voir une flamme s'allumer dans ses yeux, elle porta la main à sa camisole, elle ôta le premier bouton. Mais Goujet s'était mis à genoux, il lui prenait les mains, en disant doucement:

– Je vous aime, madame Gervaise, oh! je vous aime encore et malgré tout, je vous le jure!

– Ne dites pas cela, monsieur Goujet! s'écria-t-elle, affolée de le voir ainsi à ses pieds. Non, ne dites pas cela, vous me faites trop de peine!

Et comme il répétait qu'il ne pouvait pas avoir deux sentiments dans sa vie, elle se désespéra davantage.

– Non, non, je ne veux plus, j'ai trop de honte… pour l'amour de Dieu! relevez-vous. C'est ma place, d'être par terre.

Il se releva, il était tout frissonnant, et d'une voix balbutiante:

– Voulez-vous me permettre de vous embrasser?

Elle, éperdue de surprise et d'émotion, ne trouvait pas une parole. Elle dit oui de la tête. Mon Dieu! elle était à lui, il pouvait faire d'elle ce qu'il lui plairait. Mais il allongeait seulement les lèvres.

– Ça suffit entre nous, madame Gervaise, murmura-t-il. C'est toute notre amitié, n'est-ce pas?

Il la baisa sur le front, sur une mèche de ses cheveux gris. Il n'avait embrassé personne, depuis que sa mère était morte. Sa bonne amie Gervaise seule, lui restait dans l'existence. Alors, quand il l'eut baisée avec tant de respect, il s'en alla à reculons tomber en travers de son lit, la gorge crevée de sanglots. Et Gervaise ne put pas demeurer là plus longtemps; c'était trop triste et trop abominable, de se retrouver dans ces conditions, lorsqu'on s'aimait. Elle lui cria:

– Je vous aime, monsieur Goujet, je vous aime bien aussi… Oh! ce n'est pas possible, je comprends… Adieu, adieu, car ça nous étoufferait tous les deux.

Et elle traversa en courant la chambre de madame Goujet, elle se retrouva sur le pavé. Quand elle revint à elle, elle avait sonné rue de la Goutte-d'Or, Boche tirait le cordon. La maison était toute sombre. Elle entra là dedans, comme dans son deuil. A cette heure de nuit, le porche, béant et délabré, semblait une gueule ouverte. Dire que jadis elle avait ambitionné un coin de cette carcasse de caserne! Ses oreilles étaient donc bouchées, qu'elle n'entendait pas à cette époque la sacrée musique de désespoir qui ronflait derrière les murs! Depuis le jour où elle y avait fichu les pieds, elle s'était mise à dégringoler. Oui, ça devait porter malheur, d'être ainsi les uns sur les autres, dans ces grandes gueuses de maisons ouvrières; on y attraperait le choléra de la misère. Ce soir-là, tout le monde paraissait crevé. Elle écoutait seulement les Boche ronfler, à droite; tandis que Lantier et Virginie, à gauche, faisaient un ronron, comme des chats qui ne dorment pas et qui ont chaud, les yeux fermés. Dans la cour, elle se crut au milieu d'un vrai cimetière; la neige faisait par terre un carré pâle; les hautes façades montaient, d'un gris livide, sans une lumière, pareilles à des pans de ruine; et pas un soupir, l'ensevelissement de tout un village raidi de froid et de faim. Il lui fallut enjamber un ruisseau noir, une mare lâchée par la teinturerie, fumant et s'ouvrant un lit boueux dans la blancheur de la neige. C'était une eau couleur de ses pensées. Elles avaient coulé, les belles eaux bleu tendre et rose tendre!

Puis, en montant les six étages, dans l'obscurité, elle ne put s'empêcher de rire; un vilain rire, qui lui faisait du mal. Elle se souvenait de son idéal, anciennement: travailler tranquille, manger toujours du pain, avoir un trou un peu propre pour dormir, bien élever ses enfants, ne pas être battue, mourir dans son lit. Non, vrai, c'était comique, comme tout ça se réalisait! Elle ne travaillait plus, elle ne mangeait plus, elle dormait sur l'ordure, sa fille courait le guilledou, son mari lui flanquait des tatouilles; il ne lui restait qu'à crever sur le pavé, et ce serait tout de suite, si elle trouvait le courage de se flanquer par la fenêtre, en rentrant chez elle. N'aurait-on pas dit qu'elle avait demandé au ciel trente mille francs de rente et des égards? Ah! vrai, dans cette vie, on a beau être modeste, on peut se fouiller! Pas même la pâtée et la niche, voilà le sort commun. ce qui redoublait son mauvais rire, c'était de se rappeler son bel espoir de se retirer à la campagne, après vingt ans de repassage. Eh bien! elle y allait, à la campagne. Elle voulait son coin de verdure au Père-Lachaise.

Lorsqu'elle s'engagea dans le corridor, elle était comme folle. Sa pauvre tête tournait. Au fond, sa grosse douleur venait d'avoir dit un adieu éternel au forgeron. C'était fini entre eux, ils ne se reverraient jamais. Puis, là-dessus, toutes les autres idées de malheur arrivaient et achevaient de lui casser le crâne. En passant, elle allongea le nez chez les Bijard, elle aperçut Lalie morte, l'air content d'être allongée, en train de se dorloter pour toujours. Ah bien! les enfants avaient plus de chance que les grandes personnes! Et, comme la porte du père Bazouge laissait passer une raie de lumière, elle entra droit chez lui, prise d'une rage de s'en aller par le même voyage que la petite.

Ce vieux rigolo de père Bazouge était revenu, cette nuit-là, dans un état de gaieté extraordinaire. Il avait pris une telle culotte, qu'il ronflait par terre, malgré la température; et ça ne l'empêchait pas de faire sans doute un joli rêve, car il semblait rire du ventre, en dormant. La camoufle, restée allumée, éclairait sa défroque, son chapeau noir aplati dans un coin, son manteau noir qu'il avait tiré sur ses genoux, comme un bout de couverture.

Gervaise, en l'apercevant, venait tout d'un coup de se lamenter si fort, qu'il se réveilla.

– Nom de Dieu! fermez donc la porte! Ça fiche un froid!.. Hein! c'est vous!.. Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce que vous voulez?

Alors, Gervaise, les bras tendus, ne sachant plus ce qu'elle bégayait, se mit à le supplier avec passion.

– Oh! emmenez-moi, j'en ai assez, je veux m'en aller… Il ne faut pas me garder rancune. Je ne savais pas, mon Dieu! On ne sait jamais, tant qu'on n'est pas prête… Oh! oui, l'on est content d'y passer un jour!..Emmenez-moi, emmenez-moi, je vous crierai merci!

Et elle se mettait à genoux, toute secouée d'un désir qui la pâlissait. Jamais elle ne s'était ainsi roulée aux pieds d'un homme. La trogne du père Bazouge, avec sa bouche tordue et son cuir encrassé par la poussière des enterrements, lui semblait belle et resplendissante comme un soleil. Cependant, le vieux, mal éveillé, croyait à quelque mauvaise farce.

– Dites donc, murmurait-il, il ne faut pas me la faire!

– Emmenez-moi, répéta plus ardemment Gervaise. Vous vous rappelez, un soir, j'ai cogné à la cloison; puis, j'ai dit que ce n'était pas vrai, parce que j'étais encore trop bête… Mais, tenez! donnez vos mains, je n'ai plus peur! Emmenez-moi faire dodo, vous sentirez si je remue… Oh! je n'ai que cette envie, oh! je vous aimerai bien!

Bazouge, toujours galant, pensa qu'il ne devait pas bousculer une dame qui semblait avoir un tel béguin pour lui. Elle déménageait, mais elle avait tout de même de beaux restes, quand elle se montait.

– Vous êtes joliment dans le vrai, dit-il d'un air convaincu; j'en ai encore emballé trois, aujourd'hui, qui m'auraient donné un fameux pourboire, si elles avaient pu envoyer la main à la poche… Seulement, ma petite mère, ça ne peut pas s'arranger comme ça…

– Emmenez-moi, emmenez-moi, criait toujours Gervaise, je veux m'en aller…

– Dame! il y a une petite opération auparavant… Vous savez, couic!

Et il fit un effort de la gorge, comme s'il avalait sa langue. Puis, trouvant la blague bonne, il ricana.

Gervaise s'était relevée lentement. Lui non plus ne pouvait donc rien pour elle? Elle rentra dans sa chambre, stupide, et se jeta sur sa paille, en regrettant d'avoir mangé. Ah! non, par exemple, la misère ne tuait pas assez vite.

XIII

Coupeau tira une bordée, cette nuit-là. Le lendemain, Gervaise reçut dix francs de son fils Étienne, qui était mécanicien dans un chemin de fer; le petit lui envoyait des pièces de cent sous de temps à autre sachant qu'il n'y avait pas gras à la maison. Elle mit un pot-au-feu et le mangea toute seule, car cette rosse de Coupeau ne rentra pas davantage le lendemain. Le lundi personne, le mardi personne encore. Toute la semaine se passa. Ah! nom d'un chien! si une dame l'avait enlevé, c'est ça qui aurait pu s'appeler une chance! Mais, juste le dimanche, Gervaise reçut un papier imprimé, qui lui fit peur d'abord, parce qu'on aurait dit une lettre du commissaire de police. Puis, elle se rassura, c'était simplement pour lui apprendre que son cochon était en train de crever à Sainte-Anne. Le papier disait ça plus poliment, seulement ça revenait au même. Oui, c'était bien une dame qui avait enlevé Coupeau, et cette dame s'appelait Sophie Tourne-de-l'oeil, la dernière bonne amie des pochards.

Ma foi, Gervaise ne se dérangea pas. Il connaissait le chemin, il reviendrait bien tout seul de l'asile; on l'y avait tant de fois guéri, qu'on lui ferait une fois de plus la mauvaise farce de le remettre sur ses pattes. Est-ce qu'elle ne venait pas d'apprendre le matin même que, pendant huit jours, on avait aperçu Coupeau, rond comme une balle, roulant les marchands de vin de Belleville, en compagnie de Mes-Bottes! Parfaitement, c'était même Mes-Bottes qui finançait; il avait dû jeter le grappin sur le magot de sa bourgeoise, des économies gagnées au joli jeu que vous savez. Ah! ils buvaient là du propre argent, capable de flanquer toutes les mauvaises maladies! Tant mieux, si Coupeau en avait empoigné des coliques! Et Gervaise était surtout furieuse, en songeant que ces deux bougres d'égoïstes n'auraient seulement pas songé à venir la prendre pour lui payer une goutte. A-t-on jamais vu! une noce de huit jours, et pas une galanterie aux dames! Quand on boit seul, on crève seul, voilà!

Pourtant, le lundi, comme Gervaise avait un bon petit repas pour le soir, un reste de haricots et une chopine, elle se donna le prétexte qu'une promenade lui ouvrirait l'appétit. La lettre de l'asile, sur la commode, l'embêtait. La neige avait fondu, il faisait un temps de demoiselle, gris et doux, avec un fond vif dans l'air qui ragaillardissait. Elle partit à midi, car la course était longue; il fallait traverser Paris, et sa gigue restait toujours en retard. Avec ça, il y avait une suée de monde dans les rues; mais le monde l'amusait, elle arriva très gentiment. Lorsqu'elle se fut nommée, on lui en raconta une raide: il paraît qu'on avait repêché Coupeau au Pont-Neuf; il s'était élancé par-dessus le parapet, en croyant voir un homme barbu qui lui barrait le chemin. Un joli saut, n'est-ce pas? et quant à savoir comment Coupeau se trouvait sur le Pont-Neuf, c'était une chose qu'il ne pouvait pas expliquer lui-même.

Cependant, un gardien conduisit Gervaise. Elle montait un escalier, lorsqu'elle entendit des gueulements qui lui donnèrent froid aux os.

– Hein? il en fait, une musique! dit le gardien.

– Qui donc? demanda-t-elle.

– Mais votre homme! Il gueule comme ça depuis avant-hier. Et il danse, vous allez voir.

Ah! mon Dieu! quelle vue! Elle resta saisie. La cellule était matelassée du haut en bas; par terre, il y avait deux paillassons, l'un sur l'autre; et, dans un coin, s'allongeaient un matelas et un traversin, pas davantage. Là dedans, Coupeau dansait et gueulait. Un vrai chienlit de la Courtille, avec sa blouse en lambeaux et ses membres qui battaient l'air; mais un chienlit pas drôle, oh! non, un chienlit dont le chahut effrayant vous faisait dresser tout le poil du corps. Il était déguisé en un-qui-va-mourir. Cré nom! quel cavalier seul! Il butait contre la fenêtre, s'en retournait à reculons, les bras marquant la mesure, secouant les mains, comme s'il avait voulu se les casser et les envoyer à la figure du monde. On rencontre des farceurs dans les bastringues, qui imitent ça; seulement, ils l'imitent mal, il faut voir sauter ce rigodon des soûlards, si l'on veut juger quel chic ça prend, quand c'est exécuté pour de bon. La chanson a son cachet aussi, une engueulade continue de carnaval, une bouche grande ouverte lâchant pendant des heures les mêmes notes de trombone enroué. Coupeau, lui, avait le cri d'une bête dont on a écrasé la patte. Et, en avant l'orchestre, balancez vos dames!

– Seigneur! qu'est-ce qu'il a donc?.. qu'est-ce qu'il a donc?.. répétait Gervaise, prise de taf.

Un interne, un gros garçon blond et rose, en tablier blanc, tranquillement assis, prenait des notes. Le cas était curieux, l'interne ne quittait pas le malade.

– Restez un instant, si vous voulez, dit-il à la blanchisseuse; mais tenez-vous tranquille… Essayez de lui parler, il ne vous reconnaîtra pas.

Coupeau, en effet, ne parut même pas apercevoir sa femme. Elle l'avait mal vu en entrant, tant il se disloquait. Quand elle le regarda sous le nez, les bras lui tombèrent. Était-ce Dieu possible qu'il eût une figure pareille, avec du sang dans les yeux et des croûtes plein les lèvres? Elle ne l'aurait bien sûr pas reconnu. D'abord, il faisait trop de grimaces, sans dire pourquoi, la margoulette tout d'un coup à l'envers, le nez froncé, les joues tirées, un vrai museau d'animal. Il avait la peau si chaude, que l'air fumait autour de lui; et son cuir était comme verni, ruisselant d'une sueur lourde qui dégoulinait. Dans sa danse de chicard enragé, on comprenait tout de même qu'il n'était pas à son aise, la tête lourde, avec des douleurs dans les membres.

Gervaise s'était rapprochée de l'interne, qui battait un air du bout des doigts sur le dossier de sa chaise.

– Dites donc, monsieur, c'est sérieux alors, cette fois?

L'interne hocha la tête sans répondre.

– Dites donc, est-ce qu'il ne jacasse pas tout bas?.. Hein? vous entendez, qu'est-ce que c'est?

– Des choses qu'il voit, murmura le jeune homme. Taisez-vous, laissez-moi écouter.

Coupeau parlait d'une voix saccadée. Pourtant, une flamme de rigolade lui éclairait les yeux. Il regardait par terre, à droite, à gauche, et tournait, comme s'il avait flâné au bois de Vincennes, en causant tout seul.

– Ah! ça, c'est gentil, c'est pommé… Il y a des chalets, une vraie foire. Et de la musique un peu chouette! Quel balthazar! ils cassent les pots, là dedans… Très chic! V'la que ça s'illumine; des ballons rouges en l'air, et ça saute, et ça file!.. Oh! oh! que de lanternes dans les arbres!.. Il fait joliment bon! Ça pisse de partout, des fontaines, des cascades, de l'eau qui chante, oh! d'une voix d'enfant de choeur… Épatant! les cascades!

Et il se redressait, comme pour mieux entendre la chanson délicieuse de l'eau; il aspirait l'air fortement, croyant boire la pluie fraîche envolée des fontaines. Mais, peu à peu, sa face reprit une expression d'angoisse. Alors, il se courba, il fila plus vite le long des murs de la cellule, avec de sourdes menaces.

– Encore des fourbis, tout ça!.. Je me méfiais… Silence, tas de gouapes! Oui, vous vous fichez de moi. C'est pour me turlupiner que vous buvez et que vous braillez là dedans avec vos traînées… Je vas vous démolir, moi, dans votre chalet!.. Nom de Dieu! voulez-vous me foutre la paix!

Il serrait les poings; puis, il poussa un cri rauque, il s'aplatit en courant. Et il bégayait, les dents claquant d'épouvante:

– C'est pour que je me tue. Non, je ne me jetterai pas!.. Toute cette eau, ça signifie que je n'ai pas de coeur. Non, je ne me jetterai pas!

Les cascades, qui fuyaient à son approche, s'avançaient quand il reculait. Et, tout d'un coup, il regarda stupidement autour de lui, il balbutia, d'une voix à peine distincte:

– Ce n'est pas possible, on a embauché des physiciens contre moi!

– Je m'en vais, monsieur, bonsoir! dit Gervaise à l'interne. Ça me retourne trop, je reviendrai.

Elle était blanche. Coupeau continuait son cavalier seul, de la fenêtre au matelas, et du matelas à la fenêtre, suant, s'échinant, battant la même mesure. Alors, elle se sauva. Mais elle eut beau dégringoler l'escalier, elle entendit jusqu'en bas le sacré chahut de son homme. Ah! mon Dieu! qu'il faisait bon dehors, on respirait!

Le soir, toute la maison de la Goutte-d'Or causait de l'étrange maladie du père Coupeau. Les Boche, qui traitaient la Banban par-dessous la jambe maintenant, lui offrirent pourtant un cassis dans leur loge, histoire d'avoir des détails. Madame Lorilleux arriva, madame Poisson aussi. Ce furent des commentaires interminables. Boche avait connu un menuisier qui s'était mis tout nu dans la rue Saint-Martin, et qui était mort en dansant la polka; celui-là buvait de l'absinthe. Ces dames se tortillèrent de rire, parce que ça leur semblait drôle tout de même, quoique triste. Puis, comme on ne comprenait pas bien, Gervaise repoussa le monde, cria pour avoir de la place; et, au milieu de la loge, tandis que les autres regardaient, elle fit Coupeau, braillant, sautant, se démanchant avec des grimaces abominables. Oui, parole d'honneur! c'était tout à fait ça! Alors, les autres s'épatèrent: pas possible! un homme n'aurait pas duré trois heures à un commerce pareil. Eh bien! elle le jurait sur ce qu'elle avait de plus sacré, Coupeau durait depuis la veille, trente-six heures déjà. On pouvait aller y voir, d'ailleurs, si on ne la croyait pas. Mais madame Lorilleux déclara que, merci bien! elle était revenue de Sainte-Anne; elle empêcherait même Lorilleux d'y ficher les pieds. Quant à Virginie, dont la boutique tournait de plus mal en plus mal, et qui avait une figure d'enterrement, elle se contenta de murmurer que la vie n'était pas toujours gaie, ah! sacredié, non! On acheva le cassis, Gervaise souhaita le bonsoir à la compagnie. Lorsqu'elle ne parlait plus, elle prenait tout de suite la tête d'un ahuri de Chaillot, les yeux grands ouverts. Sans doute elle voyait son homme en train de valser. Le lendemain, en se levant, elle se promit de ne plus aller là-bas. A quoi bon? Elle ne voulait pas perdre la boule, à son tour. Cependant, toutes les dix minutes, elle retombait dans ses réflexions, elle était sortie, comme on dit. Ça serait curieux pourtant, s'il faisait toujours ses ronds de jambe. Quand midi sonna, elle ne put tenir davantage, elle ne s'aperçut pas de la longueur du chemin, tant le désir et la peur de ce qui l'attendait lui occupaient la cervelle.

Oh! elle n'eut pas besoin de demander des nouvelles. Dès le bas de l'escalier, elle entendit la chanson de Coupeau. Juste le même air, juste la même danse. Elle pouvait croire qu'elle venait de descendre à la minute, et qu'elle remontait. Le gardien de la veille, qui portait des pots de tisane dans le corridor, cligna de l'oeil en la rencontrant, pour se montrer aimable.

– Alors, toujours! dit-elle.

– Oh! toujours! répondit-il sans s'arrêter.

Elle entra, mais elle se tint dans le coin de la porte, parce qu'il y avait du monde avec Coupeau. L'interne blond et rose était debout, ayant cédé sa chaise à un vieux monsieur décoré, chauve et la figure en museau de fouine. C'était bien sûr le médecin en chef, car il avait des regards minces et perçants comme des vrilles. Tous les marchands de mort subite vous ont de ces regards-là.

Gervaise, d'ailleurs, n'était pas venue pour ce monsieur, et elle se haussait derrière son crâne, mangeant Coupeau des yeux. Cet enragé dansait et gueulait plus fort que la veille. Elle avait bien vu, autrefois, à des bals de la mi-carême, des garçons de lavoir solides s'en donner pendant toute une nuit; mais jamais, au grand jamais, elle ne se serait imaginée qu'un homme pût prendre du plaisir si longtemps; quand elle disait prendre du plaisir, c'était une façon de parler, car il n'y a pas de plaisir à faire malgré soi des sauts de carpe, comme si on avait avalé une poudrière. Coupeau, trempé de sueur, fumait davantage, voilà tout. Sa bouche semblait plus grande, à force de crier. Oh! les dames enceintes faisaient bien de rester dehors. Il avait tant marché du matelas à la fenêtre, qu'on voyait son petit chemin à terre; le paillasson était mangé par ses savates.

Non, vrai, ça n'offrait rien de beau, et Gervaise, tremblante, se demandait pourquoi elle était revenue. Dire que, la veille au soir, chez les Boche, on l'accusait d'exagérer le tableau! Ah bien! elle n'en avait pas fait la moitié assez! Maintenant, elle voyait mieux comment Coupeau s'y prenait, elle ne l'oublierait jamais plus, les yeux grands ouverts sur le vide. Pourtant, elle saisissait des phrases, entre l'interne et le médecin. Le premier donnait des détails sur la nuit, avec des mots qu'elle ne comprenait pas. Toute la nuit, son homme avait causé et pirouetté, voilà ce que ça signifiait au fond. Puis, le vieux monsieur chauve, pas très-poli d'ailleurs, parut enfin s'apercevoir de sa présence; et, quand l'interne lui eut dit qu'elle était la femme du malade, il se mit à l'interroger, d'un air méchant de commissaire de police.

– Est-ce que le père de cet homme buvait?

– Oui, monsieur, un petit peu, comme tout le monde… Il s'est tué en dégringolant d'un toit, un jour de ribote.

– Est-ce que sa mère buvait?

– Dame! monsieur, comme tout le monde, vous savez, une goutte par-ci, une goutte par-là… Oh! la famille est très bien!.. Il y a eu un frère, mort très jeune dans des convulsions.

Le médecin la regardait de son oeil perçant. Il reprit, de sa voix brutale:

– Vous buvez aussi, vous?

Gervaise bégaya, se défendit, posa la main sur son coeur pour donner sa parole sacrée.

– Vous buvez! Prenez garde, voyez où mène la boisson… Un jour ou l'autre, vous mourrez ainsi.

Alors, elle resta collée contre le mur. Le médecin avait tourné le dos. Il s'accroupit, sans s'inquiéter s'il ne ramassait pas la poussière du paillasson avec sa redingote; il étudia longtemps le tremblement de Coupeau, l'attendant au passage, le suivant du regard. Ce jour-là, les jambes sautaient à leur tour, le tremblement était descendu des mains dans les pieds; un vrai polichinelle, dont on aurait tiré les fils, rigolant des membres, le tronc raide comme du bois. Le mal gagnait petit à petit. On aurait dit une musique sous la peau; ça partait toutes les trois ou quatre secondes, roulait un instant; puis ça s'arrêtait et ça reprenait, juste le petit frisson qui secoue les chiens perdus, quand ils ont froid l'hiver, sous une porte. Déjà le ventre et les épaules avaient un frémissement d'eau sur le point de bouillir. Une drôle de démolition tout de même, s'en aller en se tordant, comme une fille à laquelle les chatouilles font de l'effet!

Coupeau, cependant, se plaignait d'une voix sourde. Il semblait souffrir beaucoup plus que la veille. Ses plaintes entrecoupées laissaient deviner toutes sortes de maux. Des milliers d'épingles le piquaient. Il avait partout sur la peau quelque chose de pesant; une bête froide et mouillée se traînait sur ses cuisses et lui enfonçait des crocs dans la chair. Puis, c'étaient d'autres bêtes qui se collaient à ses épaules, en lui arrachant le dos à coups de griffes.

– J'ai soif, oh! j'ai soif! grognait-il continuellement.

L'interne prit un pot de limonade sur une planchette et le lui donna. Il saisit le pot à deux mains, aspira goulûment une gorgée, en répandant la moitié du liquide sur lui; mais il cracha tout de suite la gorgée, avec un dégoût furieux, en criant:

– Nom de Dieu! c'est de l'eau-de-vie!

Alors, l'interne, sur un signe du médecin, voulut lui faire boire de l'eau, sans lâcher la carafe. Cette fois, il avala la gorgée, en hurlant, comme s'il avait avalé du feu.

– C'est de l'eau-de-vie, nom de Dieu! c'est de l'eau-de-vie!

Depuis la veille, tout ce qu'il buvait était de l'eau-de-vie. Ça redoublait sa soif, et il ne pouvait plus boire, parce que tout le brûlait. On lui avait apporté un potage, mais on cherchait à l'empoisonner bien sûr, car ce potage sentait le vitriol. Le pain était aigre et gâté. Il n'y avait que du poison autour de lui. La cellule puait le soufre. Même il accusait des gens de frotter des allumettes sous son nez pour l'empester.

Le médecin venait de se relever et écoutait Coupeau, qui maintenant voyait de nouveau des fantômes en plein midi. Est-ce qu'il ne croyait pas apercevoir sur les murs des toiles d'araignée grandes comme des voiles de bateau! Puis, ces toiles devenaient des filets avec des mailles qui se rétrécissaient et s'allongeaient, un drôle de joujou! Des boules noires voyageaient dans les mailles, de vraies boules d'escamoteur, d'abord grosses comme des billes, puis grosses comme des boulets; et elles enflaient, et elles maigrissaient, histoire simplement de l'embêter. Tout d'un coup, il cria:

– Oh! les rats, v'là les rats, à cette heure!

C'étaient les boules qui devenaient des rats. Ces sales animaux grossissaient, passaient à travers le filet, sautaient sur le matelas, où ils s'évaporaient. Il y avait aussi un singe, qui sortait du mur, qui rentrait dans le mur, en s'approchant chaque fois si près de lui, qu'il reculait, de peur d'avoir le nez croqué. Brusquement, ça changea encore; les murs devaient cabrioler, car il répétait, étranglé de terreur et de rage:

– C'est ça, aïe donc! secouez-moi, je m'en fiche!.. Aïe donc! la cambuse! aïe donc! par terre!.. Oui, sonnez les cloches, tas de corbeaux! jouez de l'orgue pour m'empêcher d'appeler la garde!.. Et ils ont mis une machine derrière le mur, ces racailles! Je l'entends bien, elle ronfle, ils vont nous faire sauter… Au feu! nom de Dieu! au feu. On crie au feu! voilà que ça flambe. Oh! ça s'éclaire, ça s'éclaire! tout le ciel brûle, des feux rouges, des feux verts, des feux jaunes… A moi! au secours! au feu!

Ses cris se perdaient dans un râle. Il ne marmottait plus que des mots sans suite, une écume à la bouche, le menton mouillé de salive. Le médecin se frottait le nez avec le doigt, un tic qui lui était sans doute habituel, en face des cas graves. Il se tourna vers l'interne, lui demanda à demi-voix:

– Et la température, toujours quarante degrés, n'est-ce pas?

– Oui, monsieur.

Le médecin fit une moue. Il demeura encore là deux minutes, les yeux fixés sur Coupeau. Puis, il haussa les épaules, en ajoutant:

– Le même traitement, bouillon, lait, limonade citrique, extrait mou de quinquina en potion… Ne le quittez pas, et faites-moi appeler.

Il sortit, Gervaise le suivit, pour lui demander s'il n'y avait plus d'espoir. Mais il marchait si raide dans le corridor, qu'elle n'osa pas l'aborder. Elle resta plantée là un instant, hésitant à rentrer voir son homme. La séance lui semblait déjà joliment rude. Comme elle l'entendait crier encore que la limonade sentait l'eau de-vie, ma foi! elle fila, ayant assez d'une représentation. Dans les rues, le galop des chevaux et le bruit des voitures lui firent croire que tout Sainte-Anne était à ses trousses. Et ce médecin qui l'avait menacée! Vrai, elle croyait déjà avoir la maladie.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
600 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают

Новинка
Черновик
4,9
163