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Читать книгу: «L'Assommoir», страница 28

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Cet animal de Lantier avait ce toupet tranquille qui plaît aux dames. Comme Poisson tournait le dos, il lui poussa l'idée farce de poser un baiser sur l'oeil gauche de madame Poisson. D'ordinaire, il montrait une prudence sournoise; mais, quand il s'était disputé pour la politique, il risquait tout, histoire d'avoir raison sur la femme. Ces caresses goulues, chipées effrontément derrière le sergent de ville, le vengeaient de l'Empire, qui faisait de la France une maison à gros numéro. Seulement, cette fois, il avait oublié la présence de Gervaise. Elle venait de rincer et d'essuyer la boutique, elle se tenait debout près du comptoir, à attendre qu'on lui donnât ses trente sous. Le baiser sur l'oeil la laissa très calme, comme une chose naturelle dont elle ne devait pas se mêler. Virginie parut un peu embêtée. Elle jeta les trente sous sur le comptoir, devant Gervaise. Celle-ci ne bougea pas, ayant l'air d'attendre toujours, secouée encore par le lavage, mouillée et laide comme un chien qu'on tirerait d'un égout.

– Alors, elle ne vous a rien dit? demanda-t-elle enfin au chapelier.

– Qui ça? cria-t-il. Ah! oui, Nana!.. Mais non, rien autre chose. La gueuse a une bouche! un petit pot de fraise!

Et Gervaise s'en alla avec ses trente sous dans la main. Ses savates éculées crachaient comme des pompes, de véritables souliers à musique, qui jouaient un air en laissant sur le trottoir les empreintes mouillées de leurs larges semelles.

Dans le quartier, les soûlardes de son espèce racontaient maintenant qu'elle buvait pour se consoler de la culbute de sa fille. Elle-même, quand elle sifflait son verre de rogome sur le comptoir, prenait des airs de drame, se jetait ça dans le plomb en souhaitant que ça la fît crever. Et, les jours où elle rentrait ronde comme une bourrique, elle bégayait que c'était le chagrin. Mais les gens honnêtes haussaient les épaules; on la connaît celle-là, de mettre les culottes de poivre d'Assommoir sur le compte du chagrin; en tous cas, ça devait s'appeler du chagrin en bouteille. Sans doute, au commencement, elle n'avait pas digéré la fugue de Nana. Ce qui restait en elle d'honnêteté se révoltait; puis, généralement, une mère n'aime pas à se dire que sa demoiselle, juste à la minute, se fait peut-être tutoyer par le premier venu. Mais elle était déjà trop abêtie, la tête malade et le coeur écrasé, pour garder longtemps cette honte. Chez elle, ça entrait et ça sortait. Elle restait très bien des huit jours sans songer à sa gourgandine; et, brusquement, une tendresse ou une colère l'empoignait, des fois à jeun, des fois le sac plein, un besoin furieux de pincer Nana dans un petit endroit, où elle l'aurait peut-être embrassée, peut-être rouée de coups, selon son envie du moment. Elle finissait par n'avoir plus une idée bien nette de l'honnêteté. Seulement, Nana était à elle, n'est-ce pas? Eh bien! lorsqu'on a une propriété, on ne veut pas la voir s'évaporer.

Alors, dès que ces pensées la prenaient, Gervaise regardait dans les rues avec des yeux de gendarme. Ah! si elle avait aperçu son ordure, comme elle l'aurait raccompagnée à la maison! On bouleversait le quartier, cette année-là. On perçait le boulevard Magenta et le boulevard Ornano, qui emportaient l'ancienne barrière Poissonnière et trouaient le boulevard extérieur. C'était à ne plus s'y reconnaître. Tout un côté de la rue des Poissonniers était par terre. Maintenant, de la rue de la Goutte-d'Or, on voyait une immense éclaircie, un coup de soleil et d'air libre; et, à la place des masures qui bouchaient la vue de ce côté, s'élevait, sur le boulevard Ornano, un vrai monument, une maison à six étages, sculptée comme une église, dont les fenêtres claires, tendues de rideaux brodés, sentaient la richesse. Cette maison-là, toute blanche, posée juste en face de la rue, semblait l'éclairer d'une enfilade de lumière. Même, chaque jour, elle faisait disputer Lantier et Poisson. Le chapelier ne tarissait pas sur les démolitions de Paris; il accusait l'empereur de mettre partout des palais, pour renvoyer les ouvriers en province; et le sergent de ville, pâle d'une colère froide, répondait qu'au contraire l'empereur songeait d'abord aux ouvriers, qu'il raserait Paris, s'il le fallait, dans le seul but de leur donner du travail. Gervaise, elle aussi, se montrait ennuyée de ces embellissements, qui lui dérangeaient le coin noir de faubourg auquel elle était accoutumée. Son ennui venait de ce que, précisément, le quartier s'embellissait à l'heure où elle-même tournait à la ruine. On n'aime pas, quand on est dans la crotte, recevoir un rayon en plein sur la tête. Aussi, les jours où elle cherchait Nana, rageait-elle d'enjamber des matériaux, de patauger le long des trottoirs en construction, de butter contre des palissades. La belle bâtisse du boulevard Ornano la mettait hors des gonds. Des bâtisses pareilles, c'était pour des catins comme Nana.

Cependant, elle avait eu plusieurs fois des nouvelles de la petite. Il y a toujours de bonnes langues qui sont pressées de vous faire un mauvais compliment. Oui, on lui avait conté que la petite venait de planter là son vieux, un beau coup de fille sans expérience. Elle était très bien chez ce vieux, dorlotée, adorée, libre même, si elle avait su s'y prendre. Mais la jeunesse est bête, elle devait s'en être allée avec quelque godelureau, on ne savait pas bien au juste. Ce qui semblait certain, c'était qu'une après-midi, sur la place de la Bastille, elle avait demandé à son vieux trois sous pour un petit besoin, et que le vieux l'attendait encore. Dans les meilleures compagnies, on appelle ça pisser à l'anglaise. D'autres personnes juraient l'avoir aperçue depuis, pinçant un chahut au Grand Salon de la Folie, rue de la Chapelle. Et ce fut alors que Gervaise s'imagina de fréquenter les bastringues du quartier. Elle ne passa plus devant la porte d'un bal sans entrer. Coupeau l'accompagnait. D'abord, ils firent simplement le tour des salles, en dévisageant les traînées qui se trémoussaient. Puis, un soir, ayant de la monnaie, ils s'attablèrent et burent un saladier de vin à la française, histoire de se rafraîchir et d'attendre voir si Nana ne viendrait pas. Au bout d'un mois, ils avaient oublié Nana, ils se payaient le bastringue pour leur plaisir, aimant regarder les danses. Pendant des heures, sans rien se dire, ils restaient le coude sur la table, hébétés au milieu du tremblement du plancher, s'amusant sans doute au fond à suivre de leurs yeux pâles les roulures de barrière, dans l'étouffement et la clarté rouge de la salle.

Justement, un soir de novembre, ils étaient entrés au Grand Salon de la Folie pour se réchauffer. Dehors, un petit frisquet coupait en deux la figure des passants. Mais la salle était bondée. Il y avait là dedans un grouillement du tonnerre de Dieu, du monde à toutes les tables, du monde au milieu, du monde en l'air, un vrai tas de charcuterie; oui, ceux qui aimaient les tripes à la mode de Caen, pouvaient se régaler. Quand ils eurent fait deux fois le tour sans trouver une table, ils prirent le parti de rester debout, à attendre qu'une société eût débarrassé le plancher. Coupeau se dandinait sur ses pieds, en blouse sale, en vieille casquette de drap sans visière, aplatie au sommet du crâne. Et, comme il barrait le passage, il vit un petit jeune homme maigre qui essuyait la manche de son paletot, après lui avoir donné un coup de coude.

– Dites donc! cria-t-il, furieux, en retirant son brûle-gueule de sa bouche noire, vous ne pourriez pas demander excuse?.. Et ça fait le dégoûté encore, parce qu'on porte une blouse!

Le jeune homme s'était retourné, toisant le zingueur, qui continuait:

– Apprends un peu, bougre de greluchon, que la blouse est le plus beau vêtement, oui! le vêtement du travail!.. Je vas t'essuyer, moi, si tu veux, avec une paire de claques… A-t-on jamais vu des tantes pareilles qui insultent l'ouvrier!

Gervaise tâchait vainement de le calmer. Il s'étalait dans ses guenilles, il tapait sur sa blouse, en gueulant:

– Là dedans, il y a la poitrine d'un homme!

Alors, le jeune homme se perdit au milieu de la foule, en murmurant:

– En voilà un sale voyou!

Coupeau voulut le rattraper. Plus souvent qu'il se laissât mécaniser par un paletot! Il n'était seulement pas payé, celui-là! Quelque pelure d'occasion pour lever une femme sans lâcher un centime. S'il le retrouvait, il le collait à genoux et lui faisait saluer la blouse. Mais l'étouffement était trop grand, on ne pouvait pas marcher. Gervaise et lui tournaient avec lenteur autour des danses; un triple rang de curieux s'écrasaient, les faces allumées, lorsqu'un homme s'étalait ou qu'une dame montrait tout en levant la jambe; et, comme ils étaient petits l'un et l'autre, ils se haussaient sur les pieds, pour voir quelque chose, les chignons et les chapeaux qui sautaient. L'orchestre, de ses instruments de cuivre fêlés, jouait furieusement un quadrille, une tempête dont la salle tremblait; tandis que les danseurs, tapant des pieds, soulevaient une poussière qui alourdissait le flamboiement du gaz. La chaleur était à crever.

– Regarde donc! dit tout d'un coup Gervaise.

– Quoi donc!

– Ce caloquet de velours, là-bas.

Ils se grandirent. C'était, à gauche, un vieux chapeau de velours noir, avec deux plumes déguenillées qui se balançaient; un vrai plumet de corbillard. Mais ils n'apercevaient toujours que ce chapeau, dansant un chahut de tous les diables, cabriolant, tourbillonnant, plongeant et jaillissant. Ils le perdaient parmi la débandade enragée des têtes, et ils le retrouvaient, se balançant au-dessus des autres, d'une effronterie si drôle, que les gens, autour d'eux, rigolaient, rien qu'à regarder ce chapeau danser, sans savoir ce qu'il y avait dessous.

– Eh bien? demanda Coupeau.

– Tu ne reconnais pas ce chignon-là? murmura Gervaise, étranglée. Ma tête à couper que c'est elle!

Le zingueur, d'une poussée, écarta la foule. Nom de Dieu! oui, c'était Nana! Et dans une jolie toilette encore! Elle n'avait plus sur le derrière qu'une vieille robe de soie, toute poissée d'avoir essuyé les tables des caboulots, et dont les volants arrachés dégobillaient de partout. Avec ça, en taille, sans un bout de châle sur les épaules, montrant son corsage nu aux boutonnières craquées. Dire que cette gueuse-là avait eu un vieux rempli d'attentions, et qu'elle en était tombée à ce point, pour suivre quelque marlou qui devait la battre! N'importe, elle restait joliment fraîche et friande, ébouriffée comme un caniche, et le bec rose sous son grand coquin de chapeau.

– Attends, je vais te la faire danser! reprit Coupeau.

Nana ne se méfiait pas, naturellement. Elle se tortillait, fallait voir! Et des coups de derrière à gauche, et des coups de derrière à droite, des révérences qui la cassaient en deux, des battements de pieds jetés, dans la figure de son cavalier, comme si elle allait se fendre! On faisait cercle, on l'applaudissait; et, lancée, elle ramassait ses jupes, les retroussait jusqu'aux genoux, toute secouée par le branle du chahut, fouettée et tournant pareille à une toupie, s'abattant sur le plancher dans de grands écarts qui l'aplatissaient, puis reprenant une petite danse modeste, avec un roulement de hanches et de gorge d'un chic épatant. C'était à l'emporter dans un coin pour la manger de caresses.

Cependant, Coupeau, tombant en plein dans la pastourelle, dérangeait la figure et recevait des bourrades.

– Je vous dis que c'est ma fille! cria-t-il. Laissez-moi passer!

Nana, précisément, s'en allait à reculons, balayant le parquet avec ses plumes, arrondissant son postérieur et lui donnant de petites secousses, pour que ce fût plus gentil. Elle reçut un maître coup de soulier, juste au bon endroit, se releva et devint toute pâle en reconnaissant son père et sa mère. Pas de chance, par exemple!

– A la porte! hurlaient les danseurs.

Mais Coupeau, qui venait de retrouver dans le cavalier de sa fille le jeune homme maigre au paletot, se fichait pas mal du monde.

– Oui, c'est nous! gueulait-il. Hein! tu ne t'attendais pas… Ah! c'est ici qu'on te pince, et avec un blanc-bec qui m'a manqué de respect tout à l'heure!

Gervaise, les dents serrées, le poussa, en disant:

– Tais-toi!.. Il n'y a pas besoin de tant d'explications.

Et, s'avançant, elle flanqua à Nana deux gifles soignées. La première mit de côté le chapeau à plumes, la seconde resta marquée en rouge sur la joue blanche comme un linge. Nana, stupide, les reçut sans pleurer, sans se rebiffer. L'orchestre continuait, la foule se fâchait et répétait violemment:

– A la porte! à la porte!

– Allons, file! reprit Gervaise; marche devant! et ne t'avise pas de te sauver, ou je te fais coucher en prison!

Le petit jeune homme avait prudemment disparu. Alors, Nana marcha devant, très raide, encore dans la stupeur de sa mauvaise chance. Quand elle faisait mine de rechigner, une calotte par derrière la remettait dans le chemin de la porte. Et ils sortirent ainsi tous les trois, au milieu des plaisanteries et des huées de la salle, tandis que l'orchestre achevait la pastourelle, avec un tel tonnerre que les trombones semblaient cracher des boulets.

La vie recommença. Nana, après avoir dormi douze heures dans son ancien cabinet, se montra très gentille pendant une semaine. Elle s'était rafistolé une petite robe modeste, elle portait un bonnet dont elle nouait les brides sous son chignon. Même, prise d'un beau feu, elle déclara qu'elle voulait travailler chez elle; on gagnait ce qu'on voulait chez soi, puis on n'entendait pas les saletés de l'atelier; et elle chercha de l'ouvrage, elle s'installa sur une table avec ses outils, se levant à cinq heures, les premiers jours, pour rouler ses queues de violettes. Mais, quand elle en eut livré quelques grosses, elle s'étira les bras devant la besogne, les mains tordues de crampes, ayant perdu l'habitude des queues et suffoquant de rester enfermée, elle qui s'était donné un si joli courant d'air de six mois. Alors, le pot à colle sécha, les pétales et le papier vert attrapèrent des taches de graisse, le patron vint trois fois lui-même faire des scènes en réclamant ses fournitures perdues. Nana se traînait, empochait toujours des tatouilles de son père, s'empoignait avec sa mère matin et soir, des querelles où les deux femmes se jetaient à la tête des abominations. Ça ne pouvait pas durer; le douzième jour, la garce fila, emportant pour tout bagage sa robe modeste à son derrière et son bonnichon sur l'oreille. Les Lorilleux, que le retour et le repentir de la petite laissaient pincés, faillirent s'étaler les quatre fers en l'air, tant ils crevèrent de rire. Deuxième représentation, éclipse second numéro, les demoiselles pour Saint-Lazare, en voiture! Non, c'était trop comique. Nana avait un chic pour se tirer les pattes! Ah bien! si les Coupeau voulaient la garder maintenant, ils n'avaient plus qu'à lui coudre son affaire et à la mettre en cage!

Les Coupeau, devant le monde, affectèrent d'être bien débarrassés. Au fond, ils rageaient. Mais la rage n'a toujours qu'un temps. Bientôt, ils apprirent, sans même cligner un oeil, que Nana roulait le quartier. Gervaise, qui l'accusait de faire ça pour les déshonorer, se mettait au-dessus des potins; elle pouvait rencontrer sa donzelle dans la rue, elle ne se salirait seulement pas la main à lui envoyer une baffre; oui, c'était bien fini, elle l'aurait trouvée en train de crever par terre, la peau nue sur le pavé, qu'elle serait passée sans dire que ce chameau venait de ses entrailles. Nana allumait tous les bals des environs. On la connaissait de la Reine-Blanche au Grand Salon de la Folie. Quand elle entrait à l'Elysée-Montmartre, on montait sur les tables pour lui voir faire, à la pastourelle, l'écrevisse qui renifle. Comme on l'avait flanquée deux fois dehors, au Château-Rouge, elle rôdait seulement devant la porte, en attendant des personnes de sa connaissance. La Boule-Noire, sur le boulevard, et le Grand-Turc, rue des Poissonniers, étaient des salles comme il faut où elle allait lorsqu'elle avait du linge. Mais, de tous les bastringues du quartier, elle préférait encore le Bal de l'Ermitage, dans une cour humide, et le Bal Robert, impasse du Cadran, deux infectes petites salles éclairées par une demi-douzaine de quinquets, tenues à la papa, tous contents et tous libres, si bien qu'on laissait les cavaliers et leurs dames s'embrasser au fond, sans les déranger. Et Nana avait des hauts et des bas, de vrais coups de baguette, tantôt nippée comme une femme chic, tantôt balayant la crotte comme une souillon. Ah! elle menait une belle vie!

Plusieurs fois, les Coupeau crurent apercevoir leur fille dans des endroits pas propres. Ils tournaient le dos, ils décampaient d'un autre côté, pour ne pas être obligés de la reconnaître. Ils n'étaient plus d'humeur à se faire blaguer de toute une salle, pour ramener chez eux une voirie pareille. Mais, un soir, vers dix heures, comme ils se couchaient, on donna des coups de poing dans la porte. C'était Nana qui, tranquillement, venait demander à coucher; et dans quel état, bon Dieu! nu-tête, une robe en loques, des bottines éculées, une toilette à se faire ramasser et conduire au Dépôt. Elle reçut une rossée, naturellement; puis, elle tomba goulûment sur un morceau de pain dur, et s'endormit, éreintée, avec une dernière bouchée aux dents. Alors, ce train-train continua. Quand la petite se sentait un peu requinquée, elle s'évaporait un matin. Ni vu ni connu! l'oiseau était parti. Et des semaines, des mois s'écoulaient, elle semblait perdue, lorsqu'elle reparaissait tout d'un coup, sans jamais dire d'où elle arrivait, des fois sale à ne pas être prise avec des pincettes, et égratignée du haut en bas du corps, d'autres fois bien mise, mais si molle et vidée par la noce, qu'elle ne tenait plus debout. Les parents avaient dû s'accoutumer. Les roulées n'y faisaient rien. Ils la trépignaient, ce qui ne l'empêchait pas de prendre leur chez eux comme une auberge, où l'on couchait à la semaine. Elle savait qu'elle payait son lit d'une danse, elle se tâtait et venait recevoir la danse, s'il y avait bénéfice pour elle. D'ailleurs, on se lasse de taper. Les Coupeau finissaient par accepter les bordées de Nana. Elle rentrait, ne rentrait pas, pourvu qu'elle ne laissât pas la porte ouverte, ça suffisait. Mon Dieu! l'habitude use l'honnêteté comme autre chose.

Une seule chose mettait Gervaise hors d'elle. C'était lorsque sa fille reparaissait avec des robes à queue et des chapeaux couverts de plumes. Non, ce luxe-là, elle ne pouvait pas l'avaler. Que Nana fît la noce, si elle voulait; mais, quand elle venait chez sa mère, qu'elle s'habillât au moins comme une ouvrière doit être habillée. Les robes à queue faisaient une révolution dans la maison: les Lorilleux ricanaient; Lantier, tout émoustillé, tournait autour de la petite, pour renifler sa bonne odeur; les Boche avaient défendu à Pauline de fréquenter cette rouchie, avec ses oripeaux. Et Gervaise se fâchait également des sommeils écrasés de Nana, lorsque, après une de ses fugues, elle dormait jusqu'à midi, dépoitraillée, le chignon défait et plein encore d'épingles à cheveux, si blanche, respirant si court, qu'elle semblait morte. Elle la secouait des cinq ou six fois dans la matinée, en la menaçant de lui flanquer sur le ventre une potée d'eau. Cette belle fille fainéante, à moitié nue, toute grasse de vice, l'exaspérait en cuvant ainsi l'amour dont sa chair semblait gonflée, sans pouvoir même se réveiller. Nana ouvrait un oeil, le refermait, s'étalait davantage.

Un jour, Gervaise qui lui reprochait sa vie crûment, et lui demandait si elle donnait dans les pantalons rouges, pour rentrer cassée à ce point, exécuta enfin sa menace en lui secouant sa main mouillée sur le corps. La petite, furieuse, se roula dans le drap, en criant:

– En voilà assez, n'est-ce pas? maman! Ne causons pas des hommes, ça vaudra mieux. Tu as fait ce que tu as voulu, je fais ce que je veux.

– Comment? comment? bégaya la mère.

– Oui, je ne t'en ai jamais parlé, parce que ça ne me regardait pas; mais tu ne te gênais guère, je t'ai vue assez souvent te promener en chemise, en bas, quand papa ronflait… Ça ne te plaît plus maintenant, mais ça plaît aux autres. Fiche-moi la paix, fallait pas me donner l'exemple!

Gervaise resta toute pâle, les mains tremblantes, tournant sans savoir ce qu'elle faisait, pendant que Nana, aplatie sur la gorge, serrant son oreiller entre ses bras, retombait dans l'engourdissement de son sommeil de plomb.

Coupeau grognait, n'ayant même plus l'idée d'allonger des claques. Il perdait la boule, complètement. Et, vraiment, il n'y avait pas à le traiter de père sans moralité, car la boisson lui ôtait toute conscience du bien et du mal.

Maintenant, c'était réglé. Il ne dessoûlait pas de six mois, puis il tombait et entrait à Sainte-Anne; une partie de campagne pour lui. Les Lorilleux disaient que monsieur le duc de Tord-Boyaux se rendait dans ses propriétés. Au bout de quelques semaines, il sortait de l'asile, réparé, recloué, et recommençait à se démolir, jusqu'au jour où, de nouveau sur le flanc, il avait encore besoin d'un raccommodage. En trois ans, il entra ainsi sept fois à Sainte-Anne. Le quartier racontait qu'on lui gardait sa cellule. Mais le vilain de l'histoire était que cet entêté soûlard se cassait davantage chaque fois, si bien que, de rechute en rechute, on pouvait prévoir la cabriole finale, le dernier craquement de ce tonneau malade dont les cercles pétaient les uns après les autres.

Avec ça, il oubliait d'embellir; un revenant à regarder! Le poison le travaillait rudement. Son corps imbibé d'alcool se ratatinait comme les foetus qui sont dans des bocaux, chez les pharmaciens. Quand il se mettait devant une fenêtre, on apercevait le jour au travers de ses côtes, tant il était maigre. Les joues creuses, les yeux dégouttants, pleurant assez de cire pour fournir une cathédrale, il ne gardait que sa truffe de fleurie, belle et rouge, pareille à un oeillet au milieu de sa trogne dévastée. Ceux qui savaient son âge, quarante ans sonnés, avaient un petit frisson, lorsqu'il passait, courbé, vacillant, vieux comme les rues. Et le tremblement de ses mains redoublait, sa main droite surtout battait tellement la breloque, que, certains jours, il devait prendre son verre dans ses deux poings, pour le porter à ses lèvres. Oh! ce nom de Dieu de tremblement! c'était la seule chose qui le taquinât encore, au milieu de sa vacherie générale! On l'entendait grogner des injures féroces contre ses mains. D'autres fois, on le voyait pendant des heures en contemplation devant ses mains qui dansaient, les regardant sauter comme des grenouilles, sans rien dire, ne se fâchant plus, ayant l'air de chercher quelle mécanique intérieure pouvait leur faire faire joujou de la sorte; et, un soir, Gervaise l'avait trouvé ainsi, avec deux grosses larmes qui coulaient sur ses joues cuites de pochard.

Le dernier été, pendant lequel Nana traîna chez ses parents les restes de ses nuits, fut surtout mauvais pour Coupeau. Sa voix changea complètement, comme si le fil-en-quatre avait mis une musique nouvelle dans sa gorge. Il devint sourd d'une oreille. Puis, en quelques jours, sa vue baissa; il lui fallait tenir la rampe de l'escalier, s'il ne voulait pas dégringoler. Quant à sa santé, elle se reposait, comme on dit. Il avait des maux de tête abominables, des étourdissements qui lui faisaient voir trente-six chandelles. Tout d'un coup, des douleurs aiguës le prenaient dans les bras et dans les jambes; il pâlissait, il était obligé de s'asseoir, et restait sur une chaise hébété pendant des heures; même, après une de ces crises, il avait gardé son bras paralysé tout un jour. Plusieurs fois, il s'alita; il se pelotonnait, se cachait sous le drap, avec le souffle fort et continu d'un animal qui souffre. Alors, les extravagances de Sainte-Anne recommençaient. Méfiant, inquiet, tourmenté d'une fièvre ardente, il se roulait dans des rages folles, déchirait ses blouses, mordait les meubles de sa mâchoire convulsée; ou bien il tombait à un grand attendrissement, lâchant des plaintes de fille, sanglotant et se lamentant de n'être aimé par personne. Un soir, Gervaise et Nana, qui rentraient ensemble, ne le trouvèrent plus dans son lit. À sa place, il avait couché le traversin. Et, quand elles le découvrirent, caché entre le lit et le mur, il claquait des dents, il racontait que des hommes allaient venir l'assassiner. Les deux femmes durent le recoucher et le rassurer comme un enfant.

Coupeau ne connaissait qu'un remède, se coller sa chopine de cric, un coup de bâton dans l'estomac, qui le mettait debout. Tous les matins, il guérissait ainsi sa pituite. La mémoire avait filé depuis longtemps, son crâne était vide; et il ne se trouvait pas plus tôt sur les pieds, qu'il blaguait la maladie. Il n'avait jamais été malade. Oui, il en était à ce point où l'on crève en disant qu'on se porte bien. D'ailleurs, il déménageait aussi pour le reste. Quand Nana rentrait, après des six semaines de promenade, il semblait croire qu'elle revenait d'une commission dans le quartier. Souvent, accrochée au bras d'un monsieur, elle le rencontrait et rigolait, sans qu'il la reconnût. Enfin, il ne comptait plus, elle se serait assise sur lui, si elle n'avait pas trouvé de chaise.

Ce fut aux premières gelées que Nana s'esbigna une fois encore, sous le prétexte d'aller voir chez la fruitière s'il y avait des poires cuites. Elle sentait l'hiver, elle ne voulait pas claquer des dents devant le poêle éteint. Les Coupeau la traitèrent simplement de rosse, parce qu'ils attendaient les poires. Sans doute elle rentrerait; l'autre hiver, elle était bien restée trois semaines pour descendre chercher deux sous de tabac. Mais les mois s'écoulèrent, la petite ne reparaissait plus. Cette fois, elle avait dû prendre un fameux galop. Lorsque juin arriva, elle ne revint pas davantage avec le soleil. Décidément, c'était fini, elle avait trouvé du pain blanc quelque part. Les Coupeau, un jour de dèche, vendirent le lit de fer de l'enfant, six francs tout ronds qu'ils burent à Saint-Ouen. Ça les encombrait, ce lit.

En juillet, un matin, Virginie appela Gervaise qui passait, et la pria de donner un coup de main pour la vaisselle, parce que la veille Lantier avait amené deux amis à régaler. Et, comme Gervaise lavait la vaisselle, une vaisselle joliment grasse du gueuleton du chapelier, celui-ci, en train de digérer encore dans la boutique, cria tout d'un coup:

– Vous ne savez pas, la mère! j'ai vu Nana, l'autre jour.

Virginie, assise au comptoir, l'air soucieux en face des bocaux et des tiroirs qui se vidaient, hocha furieusement la tête. Elle se retenait, pour ne pas, en lâcher trop long; car ça finissait par sentir mauvais. Lantier voyait Nana bien souvent. Oh! elle n'en aurait pas mis la main au feu, il était homme à faire pire, quand une jupe lui trottait dans la tête. Madame Lerat, qui venait d'entrer, très liée en ce moment avec Virginie dont elle recevait les confidences, fit sa moue pleine de gaillardise, en demandant:

– Dans quel sens l'avez-vous vue?

– Oh! dans le bon sens, répondit le chapelier, très flatté, riant et frisant ses moustaches. Elle était en voiture; moi, je pataugeais sur le pavé… Vrai, je vous le jure! Il n'y aurait pas à se défendre, car les fils de famille qui la tutoient de près sont bigrement heureux!

Son regard s'était allumé, il se tourna vers Gervaise, debout au fond de la boutique, en train d'essuyer un plat.

– Oui, elle était en voiture, et une toilette d'un chic!.. Je ne la reconnaissais pas, tant elle ressemblait à une dame de la haute, les quenottes blanches dans sa frimousse fraîche comme une fleur. C'est elle qui m'a envoyé une risette avec son gant… Elle a fait un vicomte, je crois. Oh! très lancée! Elle peut se ficher de nous tous, elle a du bonheur par-dessus la tête, cette gueuse!.. L'amour de petit chat! non, vous n'avez pas idée d'un petit chat pareil!

Gervaise essuyait toujours son plat, bien qu'il fût net et luisant depuis longtemps. Virginie réfléchissait, inquiète de deux billets qu'elle ne savait pas comment payer le lendemain; tandis que Lantier, gros et gras, suant le sucre dont il se nourrissait, emplissait de son enthousiasme pour les petits trognons bien mis la boutique d'épicerie fine, mangée déjà aux trois quarts, et où soufflait une odeur de ruine. Oui, il n'avait plus que quelques pralines à croquer, quelques sucres d'orge à sucer, pour nettoyer le commerce des Poisson. Tout d'un coup, il aperçut, sur le trottoir d'en face, le sergent de ville qui était de service et qui passait boutonné, l'épée battant la cuisse. Et ça l'égaya davantage. Il força Virginie à regarder son mari.

– Ah bien! murmura-t-il, il a une bonne tête ce matin, Badingue!.. Attention! il serre trop les fesses, il a dû se faire coller un oeil de verre quelque part, pour surprendre son monde.

Quand Gervaise remonta chez elle, elle trouva Coupeau assis au bord du lit, dans l'hébétement d'une de ses crises. Il regardait le carreau de ses yeux morts. Alors, elle s'assit elle-même sur une chaise, les membres cassés, les mains tombées le long de sa jupe sale. Et, pendant un quart d'heure, elle resta en face de lui, sans rien dire.

– J'ai eu des nouvelles, murmura-t-elle enfin. On a vu ta fille… Oui, ta fille est très chic et n'a plus besoin de toi. Elle est joliment heureuse, celle-là, par exemple!.. Ah! Dieu de Dieu! je donnerais gros pour être à sa place.

Coupeau regardait toujours le carreau. Puis, il leva sa face ravagée, il eut un rire d'idiot, en bégayant:

– Dis donc, ma biche, je ne te retiens pas… T'es pas encore trop mal, quand tu te débarbouilles. Tu sais, comme on dit, il n'y a pas si vieille marmite qui ne trouve son couvercle… Dame! si ça devait mettre du beurre dans les épinards!

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Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
600 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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