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Читать книгу: «Voyages loin de ma chambre t.2», страница 9

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Les Ruines du Palais de la Cour des Comptes.
Promenade en voiture dans Paris

Ce matin, nous sommes allées visiter, au quai d’Orsay, les ruines du Palais de la Cour des Comptes et du Conseil d’Etat. J’avais envie de voir de près ces amas de pierres calcinées et de fers tordus qu’on aperçoit continuellement en se promenant dans Paris. Une végétation luxuriante les entoure maintenant. Des gerbes de fleurs tapissent les murs, des fusées de feuillages s’élancent des fenêtres, des lianes flexibles enguirlandent les colonnes: on dirait que la nature réparatrice cherche à cacher le mal fait par la fureur des hommes. Ces ruines ont un portier. Pourquoi faire? Est-ce pour ouvrir la fenêtre aux oiseaux et fermer la porte aux souris! Les fenêtres sont béantes et les portes brisées…

Ces ruines sont peut-être aujourd’hui le seul souvenir attristant, encore debout, légué par la Commune.

«Jadis, il n’était pas beau ce palais, me disait hier un critique d’art, à présent je le trouve superbe dévoré de verdure tel qu’il est; tantôt, il me donne les illusions d’une substruction romaine; tantôt, j’y vois une fantaisie bobélique ou une eau-forte de Séranèse. J’y trouve encore une forêt vierge en miniature où le vent et les oiseaux ont semé, disent les botanistes, cent cinquante-deux espèces de plantes, le feu a été l’artiste capricieux de cette architecture, bien banale, quand elle était crue, et qui est devenue admirable maintenant qu’elle est cuite».

Les gens, amateurs de vues pittoresques, qui trouveraient que Paris manque de ruines – amour du contraste – pourront demander leur conservation, d’autres voudront les garder à un tout autre point de vue, comme l’enseignement perpétuel des générations futures. N’est-ce pas l’histoire racontée aux yeux; l’image vraie des horreurs que peut enfanter la guerre civile. On viendra là, dans ce joli décor de fleurs nouvelles, méditer sur le néant des choses de ce monde, dont les plus merveilleux monuments sont tous appelés à faire un jour des ruines.

C’est dans un linceul de flammes et de sang que la Commune voulait ensevelir Paris. Elle alluma de terribles incendies. Celui-ci fut épouvantable, et les débris de toutes les archives qui brûlaient et s’envolaient, emportées par le vent, vinrent tomber en pluie de petits papiers à plus de trente lieues. Louis Esnault, dans son Paris brûlé par la Commune, raconte qu’on en trouva jusqu’en Normandie, dans un jardin d’Evreux.

«Quand, le mardi 23 mai 1871, les insurgés, serrés de près par les troupes de Versailles, se virent contraints d’abandonner la rue de Lille, l’un de leurs quartiers généraux, ils voulurent élever un rempart de flammes entre eux et leurs adversaires. Ce furent les premiers incendies allumés.

«Précédés d’un spahi du plus beau noir, enchanté de faire payer aux Français de Paris la profanation des mosquées algériennes, les révolutionnaires se rendent d’abord à la Cour des Comptes. Toutes les grilles sont fermées; le concierge appelé ne répond pas.

«Une porte s’ouvre sur la rue de Belle-chasse, donnant accès dans les bâtiments du Conseil d’Etat; un baril de poudre est roulé dans la salle des séances, on y défonce un tonneau de pétrole; l’huile minérale se répand sur le parquet des salons, sur les marches des escaliers.

«En franchissant la galerie extérieure, on gagne vivement la Cour des Comptes. —Taïeb! (bien!) grogne le spahi. Des hommes qui viennent de trouver un stock de médailles de Sainte-Hélène et qui en ont leurs tabliers remplis, lancent les glorieux insignes à la volée dans les cours; des femmes, armées de seaux et de pinceaux d’afficheur, badigeonnent les boiseries de liquide inflammable.

«Il est six heures: la nuit approche; une sonnerie de clairon retentit; un officier des fédérés lâche à bout portant un coup de revolver sur le ruisseau où coule le pétrole, qui flambe instantanément.

»Le Conseil d’État, la Cour des Comptes et des archives, la Caserne du quai d’Orsay, la Caisse des Dépôts et Consignations s’allument en même temps.»

La parure la plus belle de cet édifice moderne qui ne comptait que quatre-vingts ans était la double série d’arcades superposées, entourant la cour intérieure. Une perte bien regrettable aussi est celle des peintures qui ornaient les salles et qui étaient signées: Isabey, Flandrin, Delaroche.

Nous projetons une nouvelle promenade champêtre au Parc Monceau, aux Buttes Chaumont, au Parc Montsouris.

Quand il fait beau, le lundi est le jour qu’on doit choisir pour se promener.

C’est le jour hebdomadaire du nettoyage des établissements publics. Les théâtres font relâche, point de matinées et les musées sont fermés.

Nous avons donc fait l’après-midi une longue promenade en voiture, parcouru les principaux quartiers, salué les monuments au passage, enfin admiré tout cet ensemble grandiose et élégant qui donne tant de physionomie à notre capitale.

Ah! que Paris est grand! et dire cependant que c’est une ville qui ne s’achèvera jamais, grâce à ses réparations, constructions, embellissements et changements. – Le mieux est souvent l’ennemi du bien. – Il paraît qu’on se fatigue même du beau. Le désir du changement appartient à la nature humaine en général et à l’esprit français en particulier. Et voilà pourquoi on a bouleversé de fond en comble et l’on modifie encore sans cesse la vieille cité de Clovis, la capitale des Rois de France.

La place de la Concorde par ses proportions grandioses, sa magnifique ordonnance, ses fontaines monumentales, ses colonnes et ses statues qui personnifient les principales villes de France, est l’une des plus belles places que l’on puisse voir.

L’obélisque de Luxor couvert d’hiéroglyphes contribue aussi à son ornementation.

Ce pauvre enfant du désert, comme l’appellent les uns, cette aiguille de Cléopâtre, comme l’appellent les autres, ce remarquable monolithe de vingt-trois mètres de haut d’un marbre rose qui brave les siècles, apparaît comme l’admirable spécimen d’une civilisation disparue et peut-être supérieure à la nôtre…

Que restera-t-il de nos palais somptueux, de nos monuments si orgueilleux, quand ils auront l’âge des monuments d’Egypte?

Peu de chose sans doute; mais présentement Paris est bien beau avec ses Palais: Louvre, Luxembourg, Palais-Royal, Palais-Bourbon, Palais de Justice; avec ses Hôtels des Invalides, de la Légion d’Honneur, de la Monnaie et son admirable Hôtel de Ville, et Tutti Quanti; avec ses Arcs de Triomphe de l’Etoile et du Carrousel; ses portes Saint-Denis et Saint-Martin; ses belles rues, ses quais, ses magnifiques boulevards, ses vingt-huit ponts sur la Seine, ses fontaines monumentales, ses théâtres, ses colonnes et ses statues colossales, ornant ses places, ses squares et ses jardins.

La colonne Vendôme, à la gloire de Napoléon, fondue avec le bronze de douze cents canons pris à l’ennemi, est une imitation de la colonne Trajane de Rome.

La colonne de Juillet garde le souvenir d’une autre dynastie; le lion qui orne son piédestal, du sculpteur Barye est, dit-on, une œuvre d’art de la plus rare beauté.

Paris est réputé pour l’une des plus belles villes du monde; c’est aussi mon avis et j’en suis fière.

Cette promenade le jour dans notre capitale m’a paru si agréable que j’ai voulu la continuer après dîner. Paris, le soir, avec ses interminables cordons de lumières qui brillent le long des rues, des quais, des boulevards, se présente avec plus de prestige encore; quand la lune s’en mêle, c’est un véritable enchantement.

Les monuments de l’ancienne cité se dressant dans l’ombre vaporeuse et grandissante forment un décor grandiose, magnifique; l’imagination est séduite au plus haut point. Notre-Dame, le Palais de Justice, la Sainte-Chapelle, la Tour Saint-Jacques, toutes ces merveilles de l’art gothique vous ramènent à trois siècles en arrière, et pendant cette minute de rêve et d’oubli du présent, on se demande si les archers sont encore là montant le guêt au sommet des tours.

Les descriptions que Victor Hugo a faites du vieux Paris dans son ouvrage Notre-Dame de Paris, sont d’une rigoureuse exactitude. Je le constate avec plaisir.

Mardi, 1er Octobre 1889.

Ascension à la Tour

Ah! cette tour, c’est la neuvième merveille du monde, puisque Mme de Sévigné a déjà déclaré que le Mont Saint-Michel est la huitième. Et l’Exposition, c’est aussi une merveille. Le présent surpasse l’antiquité. Enfoncés les Jardins suspendus de Babylone, les Pyramides d’Egypte, le Phare d’Alexandrie, le Colosse de Rhodes! Enfoncés le Temple de Diane, la Statue du Maître des Dieux, le Tombeau de Mausole. Le passé est une belle chose dont nous gardons un souvenir respectueux; mais vivent les temps modernes dont nous admirons les splendeurs infinies!

Je faisais mon ascension seule; ma cousine, un peu fatiguée de la vie étourdissante que nous menons était restée chez elle.

Partie à une heure, j’avais promis d’être de retour à sept heures pour dîner. Et bien! je suis rentrée à huit heures un quart! Ma cousine était dans une inquiétude extrême. Depuis une heure la femme de chambre, debout au balcon, interrogeait du regard toutes les passantes, cherchant à me reconnaître. L’attente rend le temps long et toutes les deux, loin de se calmer, de s’exhorter à la patience, s’exhaltaient de plus en plus.

«Ma cousine aura eu un accident de voiture, disait la maîtresse du logis», et la femme de chambre reprenait en sourdine: «Elle se sera fait écraser par un omnibus».

– A moins que pour changer de locomotion elle n’ait voulu revenir par les bateaux-mouches et qu’elle se soit ensuite trompée de rues pour rentrer à la maison.

– Peut-être s’est-elle en effet égarée? Vous avez raison, cette pensée me tranquillise. Mon Dieu! pourvu qu’elle ne soit pas tombée aux mains d’un bandit qui, lui donnant de fausses indications, l’aura entraînée…

– Taisez-vous, Anne-Marie, vous me faîtes peur…!

– Si Madame n’est pas rentrée à neuf heures, je courrai à la police.

Ma cousine avait la tête à l’envers.

– Il faudra que j’écrive à sa famille, a-t-elle murmuré.

– Et que j’aille à la morgue demain, a continué Anne-Marie, une si bonne dame, quel malheur! que devant Dieu soit son âme! Et Anne-Marie a poussé un gros soupir».

J’ai entendu son hélas et la fin de sa phrase en ouvrant la porte du vestibule. J’arrivais juste à temps pour dire Amen à mon oraison funèbre. Ma cousine s’est jetée dans mes bras: «Que t’est-il donc arrivé?

– Mais rien, du moins une chose bien simple, j’ai été arrêtée par l’enterrement du général Faidherbe et j’ai, non pas perdu, mais dépensé deux heures à voir le défilé, de sorte qu’au lieu d’arriver à la Tour avant deux heures, j’y suis arrivée vers quatre, et j’y suis restée jusqu’à la nuit et même un peu plus, pour la voir à la clarté des lumières après l’avoir vue à la clarté du jour. Je reviens enchantée sans avoir éprouvé le moindre incident, sans parler d’accident».

Nous nous sommes mises à table, ma cousine n’a pas mangé, ses doubles émotions de crainte et de joie lui avaient fermé l’estomac, en revanche, comme le mien battait le rappel depuis longtemps, je me suis montrée fort belle fourchette en faisant honneur aux sauces fines de la cuisinière et même fort belle cuiller en savourant jusqu’à trois reprises une crème aux fruits absolument délicieuse.

Mercredi, 2 Octobre au matin.

L’enterrement du général Faidherbe a été une imposante cérémonie que je suis bien aise d’avoir vue. Dans ce diable de Paris, il y a toujours de l’imprévu dont les étrangers profitent. L’affluence était énorme sur tout le passage du cortège, c’est à grand’peine que les agents chargés d’assurer le service d’ordre parvenaient à faire faire place; chacun se huche comme il peut; on loue une petite table pour monter dessus deux francs, un barreau d’échelle cinquante centimes.

A midi précis, une batterie placée sur le quai d’Orsay a tiré plusieurs salves et le cortège s’est mis en marche.

En tête le 23e de ligne, le 1er régiment du génie et les Sénégalais de l’Esplanade des Invalides portaient une couronne de lauriers, immédiatement après les troupes, venait le char funèbre attelé de quatre chevaux tenus en mains par des piqueurs; aux quatre coins du corbillard, des faisceaux de drapeaux; la bière était recouverte par un drapeau tricolore. Les cordons du poêle étaient tenus par MM. de Freycinet, ministre de la Guerre, l’amiral Duperré, M. Testelin, sénateur du Nord, les généraux Lecointe, Bressonnet et M. Barbier de Meynard, membre de l’Institut.

Autour du char se tiennent des tirailleurs sénégalais. Les sapeurs du génie, en deux files, marchent le long du cortège, l’arme renversée.

La musique est lugubre, la Marche funèbre de Chopin produit un grand effet.

Les délégations qui sont venues apporter des couronnes sont très nombreuses; il y en a des quatre coins de la France; il y en a même de l’Algérie et du Sénégal. Les plus remarquées sont celles-ci:

«A Faidherbe, la colonie du Sénégal.Au président d’honneur de la Société amicale des anciens élèves de l’Ecole polytechnique.La ville de Saint-Quentin au général Faidherbe.Au Grand-Chancelier, les gens de service de la Légion d’honneur.A son illustre enfant, la ville de Lille.La marine au général Faidherbe, ancien gouverneur du Sénégal.Maison de la Légion d’honneur, Saint-Denis.Maison de la Légion d’honneur, Les Loges.Au général Faidherbe, les Enfants du Sénégal et du Soudan. Reconnaissance.Les anciens élèves de l’Ecole polytechnique, etc.»

Derrière les couronnes, vient M. Gaston Faidherbe, fils du général, entouré des officiers d’ordonnance du défunt. Puis les pensionnaires des maisons de la Légion d’honneur, conduites par leurs directrices portant en sautoir le cordon rouge sur la robe noire. M. le général Brugère, représentant M. le président de la République.

L’amiral Krantz, les généraux Saussier et Billot, suivis de nombreux officiers représentant l’armée. Viennent encore: MM. Tirard, Rouvier, Faye, Thévenet, Yves Guyot, suivis de nombreux sénateurs députés, conseillers municipaux et de délégations de tous les corps constitués.

Parmi ces délégations, on remarquait particulièrement le roi nègre Oussman-Gassi, entouré de Sénégalais, ainsi que les spahis et les tirailleurs sénégalais, dont plusieurs portent la croix d’honneur et la médaille militaire.

Comme Mme veuve Malbrough, «je suis montée si haut que j’ai pu monter» au faîte de la célèbre tour et de là j’ai contemplé par un temps à souhait un panorama inoubliable, indescriptiblement beau, car le spectacle change à chaque étage. De la première plate-forme le regard charmé contemple l’ensemble de l’Exposition, qui lui apparaît comme une ville enchantée dont toutes les rues sont des jardins et toutes les maisons des palais. On ne voit que dômes, minarets, tours, villas, chalets, châteaux, pagodes, kiosques, chaumières, pavillons, palais, velums, colonnades, galeries, statues, fontaines; et, couronnant toutes ces constructions bizarres, élégantes, chatoyantes, le Dôme central et le Palais des Machines, c’est éblouissant…

J’ai très bien vu de là l’orme colossal qui se trouve dans la cour de l’Institution des Sourds-Muets. Il a six mètres de circonférence à sa base et mesure plus de quarante-cinq mètres de hauteur de la base au faîte.

Son origine remonte à l’an 1600. Il paraît que c’est un des ormes que Sully, sur l’ordre de Henri IV, fit planter à la porte de chaque église de Paris.

La tradition lui a conféré le nom d’Orme de Sully.

De la deuxième plate-forme, on a la vue splendide de Paris dans sa vaste enceinte. Voilà ses monuments, ses flèches, ses dômes, ses places, ses avenues; le regard domine tout, et Montmartre et le Mont-Valérien, dont la silhouette paraît si haute. Plus loin, on aperçoit Versailles s’abritant dans la verdure; ce filet blanc qui serpente, c’est la Seine; ces fines aiguilles, ce sont des clochers; ces petits sentiers, ce sont des boulevards; ces points noirs, ce sont des hommes.

De la troisième et dernière plate-forme, la vue n’est plus qu’un immense lointain trop confus pour être décrit. Le point le plus éloigné que l’on puisse apercevoir est un sommet de forêt, à quatre-vingt-dix kilomètres. A cette hauteur, il n’y a plus ni mouvement, ni bruit, cette ville morne, ces campagnes silencieuses ne sont-elles qu’un décor, une peinture? la vie n’est-elle plus là? Instinctivement, on lève les yeux au ciel dont l’ampleur est infinie, cette impression, très saisissante, est pleine de grandeur.

La Tour Eiffel, qui n’a rien d’une tour, qu’on se représente généralement ronde, massive, bâtie en pierres, me fait l’effet d’une énorme colonne carrée se retrécissant par le haut, percée à jours et toute bâtie en fer. En effet, elle se compose uniquement de treillis de fer très résistants, très élastiques et très légers assemblés par des goussets en fer rivés.

Cette conception est gigantesque et l’exécution ne l’est pas moins. La Tour Eiffel dont chaque côté a cent vingt-neuf mètres de large occupe une superficie de plus de seize mille mètres carrés, plus d’un hectare et demi. C’est le monument le plus haut, non seulement de Paris, mais du globe. L’arc de Triomphe de l’Etoile a quarante-neuf mètres, le Panthéon, quatre-vingt-trois, le Dôme des Invalides, cent cinq, Saint-Pierre de Rome, cent trente-deux, la cathédrale de Strasbourg, cent quarante-deux, la grande pyramide d’Egypte, cent quarante-six, la cathédrale de Rouen, cent cinquante, la cathédrale de Cologne, cent cinquante-neuf, le monument de Washington, à Philadelphie, cent soixante-neuf; dans le plan, il devait avoir six cents pieds, mais dès le quarante-sixième mètre il s’inclinait d’une façon si inquiétante, qu’on suspendit les travaux; on les reprit, mais en réduisant la hauteur assignée de plus de deux cents pieds.

L’idée de construire une tour colossale n’est pas nouvelle; les descendants de Noé l’avaient déjà eue. En 1832, l’ingénieur anglais Trevithick proposa de bâtir un monument de mille pieds (trois cent quatre mètres quatre-vingts). Les Américains caressèrent plusieurs projets de ce genre mais ils ne furent jamais exécutés.

Que de science, que d’études, que de savantes recherches, que de combinaisons multiples pour mener à bien le chef-d’œuvre que j’ai sous les yeux! Que de calculs, depuis la base assise dans le sol, qu’il a fallu étudier lui-même, jusqu’au faîte, jusqu’à cette lanterne de trois cents mètres de hauteur. C’est après avoir construit dans le Cantal, pour la ligne du chemin de fer, le viaduc de Garraby, que monsieur Eiffel eut l’idée de sa tour. Le viaduc est situé à cent vingt-quatre mètres au-dessus du niveau de la rivière, l’arche centrale qui sert d’appui à la même hauteur et mesure cent soixante-cinq mètres d’ouverture; le tablier métallique a quatre cent quarante-huit mètres de long et la longueur totale est de plus d’un demi-kilomètre. Cet ouvrage audacieux était alors considéré comme l’œuvre la plus colossale du monde. Monsieur Eiffel pensa que ces armatures de fer qu’il avait placées horizontalement pour relier les deux collines de Marjevols, pourraient aussi bien être posées verticalement et s’élever jusqu’à trois cents mètres de haut. Et il l’a fait comme il l’avait dit.

Le poids total de la tour Eiffel est évalué à neuf millions de kilos; le nombre des pièces métalliques qui s’entrecroisent en tous sens est de douze mille; chacune d’elles, en raison de sa forme sans cesse variée, a nécessité un dessin spécial; tous ces dessins ont été préparés au bureau des études de l’usine Eiffel à Levallois-Perret.

C’est d’une double montagne de fer travaillé et de papiers dessinés qu’est sortie cette merveilleuse colonne; et dans tout cela, les rapports l’ont constaté, il n’y a pas eu une seule erreur de calcul, une seule incertitude d’exécution. La dépense totale a été de six millions et demi.

La tour Eiffel présente un grand avantage sur toutes les constructions maçonnées, elle est «amovible». L’Etat auquel elle appartient pourrait la transporter ailleurs si cela lui convenait, l’opération ne serait pas difficile et la dépense relativement minime: un demi-million.

Nous sommes loin de la protestation qui se produisit lorsque le programme officiel annonça l’érection d’une tour de trois cents mètres. Cette protestation fut adressée en février 1887, sous forme de lettre à Monsieur Alphand et signée de noms célèbres: Messonnier, Gounod, Ch. Garinier, Gérôme, Bonal, Bougreau, Sully-Prudhomme, Robert Fleury, Victorien Sardou, Pailleron, Leconte de Lisle, Guy de Maupassant, etc., etc. Ces messieurs affirmaient que cette tour serait le déshonneur de Paris et que «cette cheminée d’usine écraserait de sa masse barbare tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées. Sur la ville entière frémissante encore du génie de tant de siècles, on verrait s’allonger, comme une tache d’encre, l’ombre odieuse de cette odieuse colonne de tôle».

Presque tous ont fait amende honorable et reconnaissent volontiers que la tour Eiffel est le clou de l’Exposition; ils rendent hommage au génie qui l’a construite. Le succès est une puissance qui s’impose.

Il y a seize guichets délivrant les billets d’entrée, pour aller au premier étage on paye deux francs, pour aller au second un franc, pour atteindre le sommet deux francs. En somme, l’ascension coûte cinq francs, sans compter tous les bibelots qu’on y achète; il est impossible de ne pas rapporter au pays un souvenir de cette ascension qui fait rêver, de cette ascension à neuf cents pieds du sol et qui s’accomplit si aisément; on pourrait presque dire sans qu’on s’en aperçoive, grâce aux ascenseurs dont le plus rapide s’élève de deux mètres par seconde. On peut aussi monter par les escaliers, il y en a deux qui servent à gravir la tour jusqu’à la deuxième plate-forme et les deux autres à la descendre. On monte trois cent cinquante marches pour arriver au premier étage; sa galerie promenoir est vraiment superbe; on en fait le tour, on s’oriente, puis on achète quelques souvenirs aux nombreuses boutiques qui en ont pris possession. Au centre se trouvent quatre restaurants pouvant contenir chacun cinq à six cents personnes: Bar flamand, Restaurant russe, Bar anglo-américain, Restaurant français. On peut dire que le monde entier a passé dans les salons de ces luxueux établissements. C’est à cette première plate-forme que l’on trouve la médaille de bronze à l’effigie de la tour; au second se vend la médaille d’argent, au troisième celle de vermeil. Il faut ensuite monter trois cent quatre-vingts marches pour arriver à la seconde plate-forme. C’est là qu’il faut visiter la curieuse installation du Figaro, avec son imprimerie spéciale, sa rédaction, sa composition.

Le Figaro connaît le monde, il s’est dit que les quatre cinquièmes des visiteurs seraient flattés de voir leur nom dans un journal, il a donc établi un registre où chacun peut écrire son nom et son adresse, lesquels sont imprimés le lendemain dans le journal dit Le Figaro de la Tour Eiffel. Les demandes pleuvent, l’argent aussi; ce journal fait florès et vit, en ce moment, de la vanité humaine. L’incommensurable vanité!

De cette plate-forme au sommet il y a cent soixante mètres, l’escalier qui y conduit a mille soixante-deux marches, c’est un simple escalier de service dont le public ne peut profiter, il faut prendre les ascenseurs. Bref, il y a en tout mille sept cent quatre-vingt-douze marches, avis aux gens malades du cœur ou que l’obésité oppresse.

Cette troisième plate-forme est à deux cent soixante-seize mètres; au-dessus, à trois cents mètres, se trouvent des salles réservées à des expériences scientifiques, météorologiques, biologiques, micrographiques de l’air, etc., et un petit appartement particulier que Monsieur Eiffel habite quelquefois; c’est là que se trouve le livre d’or où les personnages de marque apposent leur griffe. Le phare de la tour a une puissance égale à celle des feux de première classe établis sur nos côtes; il est fixe mais entouré de plaques de verres tournantes, blanches, bleues, rouges qui promènent ainsi chaque nuit nos couleurs nationales sur l’horizon sans bornes.

Un drapeau de trente-six mètres carrés flotte à l’extrême pointe. On assure que des Anglais ayant pu pénétrer jusque là ont coupé dans ce drapeau de petits morceaux d’étoffe qu’ils ont emportés en souvenir de leur ascension. Où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir; toujours les mêmes! ces braves Anglais…

Moi, j’ai eu quelque peine lorsque j’ai voulu écrire la fameuse carte postale datée de la tour et portant son effigie, qu’il est du devoir de tout bon visiteur d’envoyer à sa famille. On m’avait prévenu que tous les encriers sont assiégés et qu’on ne peut mettre la main sur un porte-plume qu’après une longue attente. J’avais alors fait ce judicieux raisonnement: on peut toujours tremper le bec d’une plume dans un encrier, mais sans la plume on ne peut rien, et j’avais glissé dans ma poche un porte-plume muni d’une belle plume neuve. J’ai pris place au coin d’une table entre un Chinois jaune et une Flamande rousse, haute comme un tambour-major. Tous les porte-plumes fonctionnaient fièvreusement autour de moi. J’ai pris le mien et après l’avoir plongé dans l’encre j’ai écrit:

C’est entre ciel et terre, du haut de cette tour titanesque, devant cette exposition incomparable où sont venues aboutir, sous les formes les plus variées, et dans leur développement le plus parfait, toutes les conceptions du génie humain que ma pensée s’envole vers vous. A mes pieds, les hommes s’agitent comme des fourmis, Paris et ses monuments ont les dimensions de jouets d’enfants; au loin, la campagne encore feuillée ressemble à un immense tapis vert, capitonné de points blancs qui s’appellent villages et châteaux. Voilà le tableau, voilà mes impressions sur le vif.

Mais à travers cette féerie, je revois ma douce Bretagne, ma famille chérie, et ce petit mot d’affection que je lui envoie est une preuve nouvelle que le cœur sait faire valoir ses droits en face des plus grandes merveilles de l’intelligence, des plus hautes conceptions de l’esprit et qu’il garde quand même et toujours l’image de ceux qu’il aime! Oui, au milieu de l’une des plus grandes foules humaines qui se soient jamais rencontrées devant cette Exposition qui tient du miracle, c’est le souvenir qui m’a empoignée, et pendant que ma pensée voguait dans le ciel pur de la science et des beaux-arts, habitant l’idéal le plus élevé qui se puisse atteindre: soudain, la vision de la famille et du pays se présentait à moi et je souriais en même temps à cet autre et si délicieux idéal du cœur.

Quand j’ai quitté la table où j’écrivais, six ou huit personnes m’entouraient, attendant que je leur fisse place, mon premier mouvement a été de remettre mon porte-plume dans ma poche, mais déjà les mains se tendaient pour le saisir. J’ai hésité un instant. Ah! si j’avais tenté de le garder, que serait-il arrivé? les gens qui le reluquaient auraient dit que je prenais un porte-plume ne m’appartenant pas, que j’emportais le mobilier de la tour. On se serait ameuté, on aurait sans doute crié: au voleur, les plus calmes m’eussent traitée de vulgaire pick-pocket, les exaltés auraient fini par jurer que je voulais escamoter la tour. On serait peut-être allé jusqu’à dire que je voulais la fourrer dans ma poche.

J’ai remis mon porte-plume dans la dextre d’un méridional qui gesticulait fort et parlait haut, tout en regrettant un peu les cinquante centimes qu’il m’avait coûté, et beaucoup la jolie tour en miniature qu’il représentait.

Ah! si j’avais le temps! je ne ferais peut-être pas quatre ascensions comme le comte de Flandres, mais je reviendrais certainement jouir de ce spectacle sans pareil, et dont on ne se lasse pas.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
300 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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