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Читать книгу: «Le Crépuscule des Dieux», страница 7

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V

Oui! le temps était venu maintenant de frapper un coup décisif. Après tant d'incurie, de timidité, de désirs aussitôt noyés dans la nonchalance et la torpeur, la Belcredi se retrouvait enfin; elle sentait s'agiter au fond de son sein, mille serpents soudainement réveillés, qui ne lui laissèrent plus aucun repos. La nuit, le jour, même en conversant, Giulia rêvait et ruminait ce grand tas d'argent et de pierreries; l'éclat de cet or lui demeurait attaché au fond des prunelles. Toute sa personne en prit alors une sorte de brillant nouveau, le teint plus rose, l'air plus vif, la conversation délicate et gaie. Mais sous cette douceur simulée, qu'elle faisait servir comme d'un fard, pour tromper ceux qui l'approchaient, la chanteuse roulait d'affreuses pensées et des recherches infernales. Ses journées n'étaient occupées qu'à repasser en elle-même l'obstacle des enfants du Duc; elle bandait son esprit sans relâche, à inventer quelque plan du démon, qui pût s'avancer sourdement, grossir au-dessus de leur tête, et de sa chute, les écraser.

Tout lui riait à ce moment. Elle s'ancrait solidement chez Son Altesse à force d'esprit, de complaisances, et de louanges renforcées qu'elle lui jetait à pleines mains. Sa faveur croissante parut lors de la distribution que fit Charles d'Este de médailles d'or à son effigie, portant au revers, la cérémonie de l'inauguration de l'hôtel. Il en accompagna l'envoi chez la Belcredi d'un grand cabinet à tiroirs, plein de riches galanteries, et un petit présent de dentelles à Christiane. Ce cadeau, que Giulia se chargea d'apporter elle-même, lui servit à renouer commerce, et à espionner de nouveau chez Christiane et chez Hans Ulric.

Elle put être satisfaite, s'applaudir du succès entier de ses plus cruelles espérances. Ah! c'étaient bien vraiment le deuil et la douleur qui sortaient de ses lèvres, l'après-midi qu'elle avait lu aux deux jeunes gens l'émouvante scène tirée de T'is a pity she's a whore. Christiane et Ulric, ce jour-là, avaient avalé un poison mortel, et qui commençait de les infecter. Ombrageux, le sourcil froncé, le regard farouche et défiant, on les voyait tressaillir tout à coup, comme si eût encore retenti à leurs oreilles ce terrible avertissement:

– Vous êtes mon frère, Giovanni!

– Et vous ma sœur, Annabella! que Giulia leur avait fait entendre. Hélas! qu'il était loin déjà ce temps délicieux où leur vie coulait si doucement, où toute leur âme s'épanchait en une puissante, une chaste, une suave délectation, rien qu'à se rencontrer les yeux. Maintenant, je ne sais quoi d'inquiet qui s'échappait, les harcelait sans cesse au fond d'eux-mêmes; et ces transports intérieurs ne se marquaient que trop au dehors par la rougeur de leur visage, leur pouls inégal et irrégulier, et les tristes vapeurs qu'envoyait à leur tête leur sang enflammé. De quelque côté qu'ils se tournassent, eux, qui jadis vivaient le cœur mêlé et comme flottant l'un dans l'autre, toujours ils rencontraient à présent une gêne, une honte, en face, ainsi qu'un mur qui les séparait. Assis près à près ou causant, l'esprit leur partait à chaque minute; ils peinaient à tenir leurs gestes et leurs regards dans de perpétuelles entraves; et ce silence qu'ils s'imposaient, tous ces ménagements forcés, loin de leur servir de remède, découvraient la gravité du mal, et pressaient leur subtile ennemie d'en venir enfin à la catastrophe.

Un matin, vers les dix heures, tandis que Giulia se trouvait justement chez le frère et la sœur, un laquais monta la demander de la part de «Monseigneur le Duc,» lequel l'attendait à l'orangerie. Il s'y amusait depuis quelque temps, à aller voir ouvrir les caisses emplies à Wendessen pendant la débâcle du 25 juin, – du moins cette grande partie que le comte d'Œls avait pu soustraire à la rapacité des Prussiens; et ces séances d'ordinaire, fournissaient les scènes les plus contrastées de colère et de gaieté de Son Altesse.

La Belcredi trouva Charles d'Este en manteau de lit, qui se levait de devant une psyché. Arcangeli achevait précisément de le pommader, pendant quoi, le maître s'ennuyant, avait réclamé Giulia. Au dehors, la pluie ne cessait point; un ciel gris qui tombait par les baies cintrées, éclairait à peine l'immense salle, avec ses gradins d'orangers et le sol bitumé, encombré de vases et de porcelaines, que l'on tirait des caisses défaites. De grands escogriffes, en veste rouge, s'agitaient paresseusement; des coups de marteau résonnaient, et le duc Charles, pris d'accablement, bâilla et dit qu'il voulait partir, mais Giulia, tout en badinant, le pria de rester encore. Les laquais s'allaient mettre à l'instant après une dernière caisse, et il était venu à la chanteuse un étrange caprice de femme de savoir ce qu'elle contenait, – comme un subit et inexplicable pressentiment.

Le couvercle bientôt s'enleva sous le ciseau, et la Belcredi se pencha, mais elle resta désappointée, tandis que Charles d'Este disait en riant:

– Bon! ce n'est que de la musique.

Elle avait déjà pris à la main un de ces cahiers manuscrits; et Giulia reconnut aussitôt le premier acte de la Valkyrie. Parmi le désordre de la nuit de fuite, les soldats avaient emballé mille sortes de bagatelles qu'on eût aussi bien fait de laisser, et ces musiques, probablement à cause du maroquin rouge et armorié de leur couverture. Toutes les parties étaient là, même celle du chef d'orchestre, portant des corrections au crayon et des annotations de la main de Wagner.

Alors le duc Charles revit en esprit cette soirée, la salle éblouissante, Sieglinde et Siegmund sur le théâtre, l'attente universelle… et ce courrier qui grattait à sa loge. Il avait tiré de sa poche un petit miroir à main de malachite, et il s'examinait le nez qui lui rougissait depuis deux semaines, à son cruel déplaisir; puis, lâchant un ricanement forcé:

– Ah! ah! messieurs les Prussiens n'aiment pas la musique, dit-il enfin. J'aurais voulu tout au moins, que l'acte fût fini.

Le rouge monta furtivement au visage de Giulia, ses yeux étincelèrent de saisissement; un sourire dérobé et noir que cette Joconde s'adressait à elle-même au plus profond de sa pensée, parut comme la sombre aurore de quelque machination d'enfer, qu'elle venait de concevoir. Le Duc, toujours le nez dans son miroir, se passait doucement du blanc dessus, avec une patte de lièvre, et répétait entre ses dents:

– Oui! oui! j'aurais bien voulu que l'acte fût fini!

– Cher seigneur, dit à ce moment la Belcredi, d'une voix tranquille, et le regardant entre les deux yeux, il ne tient qu'à vous de l'entendre encore. Que Votre Altesse redonne ici, et cette fois loin des interrupteurs, la représentation qui n'a pu s'achever à Wendessen.

– Sans doute, dit galamment le Duc, après un instant de silence, je vois bien Sieglinde; avec un Siegmund…

Mais la chanteuse interrompit:

– Votre Altesse me pardonnera! je ne songeais pas à moi-même, en lui adressant cette proposition; je ne songeais même pas, ajouta-t-elle, à aucun acteur de théâtre.

Et nommant tout de suite, Hans Ulric et la comtesse Christiane, la Belcredi vanta, sur un ton qui s'échauffait, le grand effet qu'ils feraient à la scène, s'enthousiasma de leurs voix, les plus admirables qu'on pût trouver:

– Des voix telles qu'à ce moment, il n'y a pas les pareilles dans un seul théâtre, et je m'y connais, Monseigneur…

Et, contente de l'ouverture avec laquelle le duc Charles recevait cette idée de représentation, se répandit finalement, en tendresses et en épanchements.

Elle remit vingt fois par journée, cette question sur le tapis, toujours à louanger Hans Ulric et Christiane, toujours à féliciter Charles d'Este de la soirée de Wendessen, où il avait réussi jusqu'au miracle, disait-elle, sachant bien le succès assuré, quand on pinçait au Duc cette corde. C'était d'ailleurs le temps de cette étonnante vogue des théâtres de société; on ne parlait que de mascarades, de comédies, d'opéras. Les princesses les plus princesses, étudiaient, déclamaient des rôles, et les jouaient chez elles, en plein public, et en habit de comédiennes. Le Duc, soufflé par sa favorite, et amené adroitement à ce que désirait Giulia, s'engoua donc peu à peu, de donner, pour inaugurer l'hôtel Beaujon, une fête qui surpassât tout, et qui restât comme un modèle de luxe fastueux et de goût:

– Excellent! nous ferons entendre à ces imbéciles de Parisiens qui ont sifflé Tannhaüser, un acte inédit de Wagner…

Et l'ennui dont il recommençait à dépérir, tête-à-tête avec Arcangeli, de qui l'étoile pâlissait, enfonça au Duc sa résolution. Dès ce moment, l'hôtel et les conversations des familiers ne retentirent plus que de l'opéra, et Christiane et Hans Ulric demeurèrent les seuls à ignorer le gala déclaré, et le rôle que Son Altesse leur y destinait.

On les apercevait en effet, s'il se peut, encore plus rarement qu'aux Champs-Elysées, et leur chambre, précisément pareille à l'ancienne, – même les sculptures et les ornements, et les caissons dorés du plafond, avec ses peintures exquises et l'immense chandelier vénitien, – ne leur donnait aucune idée qu'ils fussent dans un endroit nouveau. Triptyques flamands, madones d'émail entourées de fruits, tableaux excellents des grands maîtres, la vitrine aux reliques romanesques, les quatre bustes florentins, les mêmes merveilles entassées de livres rares et curieux, d'étoffes, d'ivoires, de chinoiseries, de brimborions précieux, la vieille harpe peinte dans son coin, les théorbes et les archiluths traînant çà et là sur les fauteuils, tout cet identique arrangement qui fut terminé vers Noël, après un désordre assez long, reporta Christiane et Ulric irrésistiblement, aux journées lumineuses et tranquilles que ce cabinet leur rappelait. Le frère et la sœur respirèrent; le joug qui accablait leur âme parut se relâcher quelque peu. Ils reprirent du plaisir à la lecture; la musique longtemps oubliée, se fit de nouveau recevoir; on eût dit qu'une goutte des anciennes délices, de ce fleuve de tendresse et de suavité qui coulait autrefois dans leurs veines, s'y insinuait encore. Un matin, enfin, Christiane s'oublia dans les bras de Hans Ulric, et la tête sur son épaule, jusqu'au moment où une voix partit, une voix intérieure qu'ils connaissaient bien:

– Vous êtes mon frère, Giovanni!

– Et vous ma sœur, Annabella!

Ils pâlirent, ils s'éveillèrent, et les écailles leur tombant des yeux, tous les deux reconnurent les progrès de leur cancer intérieur. Au bord de quel précipice ils s'étaient endormis; parmi quels flots et quelles tempêtes ils avaient cru être en sûreté! Ce furent d'effroyables journées, pour les misérables enfants. Ils cherchaient à tromper les heures en mille sortes d'occupations, et, continuellement pressés par l'inquiétude qui les dévorait, se répandaient de tous côtés, au Bois, aux courses, dans les sociétés. Mais cette dissipation banale, ces remèdes que l'on prescrit, ne leur empêchaient pas les souffrances; il en aurait fallu boucher la source, qui était leur propre cœur. Christiane pâlit et maigrit. Ses yeux éteints se creusèrent, son visage se défigura; elle fondait en larmes fréquemment, et Hans Ulric, jadis la patience même, devint irritable et nerveux; un léger bruit, l'odeur d'une rose suffisaient à l'incommoder. Mais les nuits principalement, leur présentaient mille idées affreuses; quelque chose de plus violent remuait alors dans leurs entrailles, et ils restaient épouvantés du monstre qu'ils nourrissaient en eux; ou bien, s'endormaient-ils enfin, il leur venait des tourments cruels, comme dans le jour, par les songes.

Cependant, à l'hôtel, autour d'eux, tout se préparait pour le gala. Les ouvriers dressaient déjà l'estrade et le reste de l'appareil dans le salon des Miroirs, et le Duc allait voir chaque après-midi, la maquette du décor chez le vieux Séchan, dont l'immense atelier l'amusait. Le chef d'orchestre du théâtre Lyrique s'était engagé à fournir les musiciens; pour chanter Hunding, on aurait Doëry, le fameux baryton de Vienne, auquel la chanteuse écrivit: toutes choses enfin, s'annonçaient au mieux. Alors seulement, quand la Belcredi vit le Duc ainsi échauffé, elle rappela à Son Altesse qu'il fallait prévenir Christiane et Hans Ulric.

Mais dès les premières paroles, ils refusèrent l'un et l'autre, assurant qu'ils ne consentiraient point à chanter en public.

On peut penser l'étrange vacarme, et les imprécations du duc Charles: – Il serait donc toujours barré en ses moindres desseins! ce petit plaisir après lequel il languissait depuis si longtemps, un caprice d'enfant l'en voulait priver; bref, tant de furieux emportements que Christiane enfin céda, puis Hans Ulric, la voyant pleurer, accorda ce qu'on exigeait. A bien penser, ils n'avaient tous deux, d'autre raison pour ce refus, que l'embarras de monter sur les planches; mais qui sait si la distraction ne leur en serait pas profitable, et un allègement à ces heures, qui leur marchaient à pas de plomb?

Ce fut Giulia Belcredi, qui se chargea de montrer leurs rôles à la comtesse et à son frère. Dès le soir du lendemain, elle était chez les jeunes gens, gaie, légère, causante, voltigeante, et qui s'extasia de la chambre terminée, et des mille choses charmantes, curieusement étalées partout. On avait allumé quelques bougies de cire du grand chandelier, dont la lumière faisait distinguer jusqu'au moindre trait des tableaux qui se trouvaient au haut des murailles, et qu'on éteignit pour répéter. Le silence régnait partout, avec une sorte de majesté; Giulia, devenue sérieuse, était toute droite au piano; et une seule lampe, dans la vaste chambre. La Belcredi s'assit enfin, promena ses doigts sur le clavier, puis, avant que de commencer, demanda aux chanteurs s'ils se rappelaient le poème.

Ni l'un ni l'autre n'avait bien compris ce premier acte, si brusquement interrompu, et la Belcredi, prenant la parole comme pour entrer en matière, leur en fit le récit rapide: – Siegmund secouru par Sieglinde, Hunding qui le reconnaît, le provoque, puis le héros demeuré seul; il rêve, il sent sa poitrine s'enfler, Sieglinde apparaissant alors, les aveux, le long duo, la fuite, – sans qu'un seul mot de Giulia eût révélé de quel plus sombre crime encore, leur adultère se noircissait. Elle frappa ensuite quelques accords, et Hans Ulric commença.

Ils dirent le premier duo, chantèrent leur partie séparément; dans la scène avec Hunding, qui suit. Comme deux cordes à l'unisson, dont l'une sonne quand on touche l'autre, le cœur leur vibrait de se répondre. Ils s'exaltaient, donnaient leur pleine voix; des élans d'amour leur revêtaient l'âme de joie et de lumière, de toutes parts, et quand ils entonnèrent à la fin, le chant triomphal du Printemps, Christiane et Hans Ulric se saisirent la main. Fiévreux, enthousiastes, haletants, ils allèrent, sans faire une faute, jusqu'à la fin de cette admirable page.

Alors Giulia dit, comme sortant d'un rêve:

– Il se révèle à l'acte suivant, que ce sont le frère et la sœur, tous les deux, les fils du dieu Wotan, caché sous le nom de Walse.

Ils pâlirent extraordinairement, et leurs mains s'ouvrirent, se séparèrent; leur visage enivré s'éteignit, crispé d'un mouvement convulsif; un silence extrême annonça de quelle horreur ils étaient saisis. Christiane avait fermé les yeux, comme le soir où la Belcredi leur lisait la scène de Ford; Hans Ulric, éperdu de stupeur, regardait fixement dans l'ombre, un Rembrandt vieux, peint par lui-même, aux yeux pénétrants et mélancoliques. Quel démon se divertissait, connaissant le trouble de leur âme, à leur lever sans cesse ce fatal rideau? Etaient-ils donc dépeints partout, ces cruels tourments dont ils mouraient, et les chants des musiciens, ainsi que les vers des poètes, n'allaient-ils plus leur faire entendre désormais, que le crime et l'horrible désir dont ils étaient brûlés eux-mêmes? Le frère et la sœur ne remuaient point; d'autres ardeurs s'enflammaient en eux, que leur cœur ne leur avait pas encore expliquées; ils ne formaient aucune idée; et parmi cette affreuse agonie, à chaque convulsion de leur pensée mourante, ils se sentaient plus enfoncés, non dans un mal particulier, mais dans un abîme de tous les maux.

Et Hans Ulric, le lendemain, pour la première fois depuis leur tendre enfance, ne parut pas chez Christiane. Etendu sur un divan, à plat ventre, l'enfant se déchirait la poitrine par des cris et des gémissements. Il exécrait les codes, les lois, toutes les entraves des hommes; il songeait à ces rois d'Egypte que la coutume contraignait d'épouser leur sœur; il enviait le destin des bêtes; il eût voulu être poussière; puis, après ces mornes méditations, éclataient non plus des sanglots, mais des râles, mais des hurlements, qui s'éteignaient enfin en voix confuses, en soupirs, en longs balbutiements. Il se dressa, essuya ses yeux rougis, et il se promenait par la chambre. Sa tête n'était plus occupée que de deux vers bizarres, en anglais, qu'il se déclamait continuellement:

 
T'is good; though music oft hath such a charm
To make bad good, and good provoke to harm
 

Il cherchait dans quel poème il les avait pu lire: – Pauvre âme! répétait-il tout bas, en s'adressant à Christiane; elle lui était, il le sentait bien, plus son cœur que son propre cœur, plus ses souffrances que ses propres souffrances; et, à la pensée de sa sœur, ses larmes sanglantes redoublèrent.

Il était plein d'elle, il se redoutait, mille démons lui tournoyaient dans l'âme; et Hans Ulric vécut ainsi, les jours suivants, tantôt, stupide et silencieux, puis, frénétique, à faire craindre que tout ne se rompît en son corps. Il jeta dehors ses pendules, dont le battement l'importunait; il se trouvait laid dans les glaces, et il sanglotait amèrement. – Partir! je veux partir, la quitter! Mais ses résolutions les plus fortes, tout d'un coup, se perdaient en l'air. Hélas! plus il pénétrait dans son secret, plus il trouvait que c'était ses entrailles mêmes; et criant, se roulant par terre, écumant, il ne sortait de ces furies que pour demeurer couché sur le dos, tout débraillé, la bouche ouverte, dans l'état d'un homme qui se meurt…

Il s'étonnait pourtant, l'infortuné, de ne pas endurer davantage: – Eh quoi! n'était-ce que cela? Les mots: passion, tourment, désespoir, lui avaient toujours présenté, alors qu'il les lisait dans les livres, un sens plus cruel et plus âpre que ce petit spasme de ses nerfs, ce mouvement de son cœur un peu plus rapide. Et Hans Ulric s'indignait alors contre lui-même, son repos lui faisait horreur; il appelait, il embrassait, il étreignait la souffrance désespérément, et ne pouvait s'en rassasier.

Il fallut bien cependant s'habiller, dans la soirée du cinquième jour, et si cruel que fût l'effort pour le jeune homme, porter chez Son Altesse qui le demandait, son corps malade et son âme bourrelée. Christiane s'y trouvait déjà, à qui le Duc venait d'offrir une montre émaillée en forme de luth, de même qu'il donna ensuite à Hans Ulric, une boîte de pistolets, pour faire entièrement passer, grâce à ces cadeaux, ce qui pouvait leur rester d'humeur.

Ils ne levèrent point les yeux, mais l'accent saccadé de leur voix, leurs soupirs, leurs moindres mouvements, répondaient l'un dans l'autre, au frère et à la sœur, et les emplissaient douloureusement. Tout était silence autour d'eux; César dormait sous les pieds du Duc, la chanteuse parlait de Karl Doëry, lequel ne pouvait quitter Vienne; et une tentation croissante leur venait de se regarder, fût-ce un seul instant. Hans Ulric enfin, tourna la tête; elle portait au cou, suspendu à un velours, un médaillon de leur vieille nourrice, Margaréta Bracholz, la surveillante de leur enfance, à Herrenhausen et à Blankenbourg. Un torrent leur passa dans l'âme, avec ces souvenirs oubliés; Hans Ulric se dressa à demi, près de crier, de s'élancer… – et, au milieu de leur poitrine, je ne sais quoi de suave et de fort, qui semblait s'échapper de leur cœur, jaillissait à bouillons redoublés.

A partir de ce jour, ils ne luttèrent plus, s'abandonnèrent à leur destinée; Hans Ulric retourna chez Christiane; ils recommencèrent à répéter, s'enivrèrent, sans en rien craindre, de ces chants brûlants de la Valkyrie. La Belcredi, qui les suivait comme pas à pas, dans leur âme, cessa enfin de jeter du venin sur une plaie déjà mortelle, et les visita rarement, – sûre qu'ils ne pouvaient désormais se déprendre de leurs attaches criminelles.

Ils sentirent les rêveries, les fureurs, les désirs cuisants, toutes les violences de la passion. Christiane ne pria plus; des cheveux blanchirent à Hans Ulric. L'oisiveté, la nonchalance, les nourritures délicates, les tendresses feintes des opéras qui leur amollissaient le cœur, cette poésie fumeuse qu'ils buvaient et que leur tête était trop faible pour porter, ce luxe qui les entourait, tout conspirait à les amener au bord extrême de l'abîme, jusqu'au moment qu'après ces longs oublis, leur conscience réveillée dardait soudain à leurs yeux un trait de flamme si violent, que c'était comme un coup de foudre rompant tout. Ils se fuyaient avec horreur; mais à peine demeuraient-ils seuls, qu'une faim de se revoir encore, les pressait et les violentait; et aussitôt qu'ils s'étaient revus, ils n'avaient plus que des tourments, du vide, un morne accablement, et des pensées ardentes et confuses, s'effaçant les unes les autres.

Ils en vinrent à se haïr, à se lâcher des duretés, des mots amers, tant leurs souffrances s'augmentaient. Souvent, assis face à face, une sécheresse soudaine les laissait glacés, pendant des heures, sans que ni l'un ni l'autre pût produire la moindre pensée de tendresse. Oh! que n'eût pas donné Hans Ulric, pour une de ces effusions, où son âme autrefois, se tenait comme suspendue à sa sœur! Farouches, indifférents à tout, Christiane et lui faisaient pitié. Ils recouraient à la nature, mais les champs, les forêts, le soleil n'étaient plus une joie pour leurs yeux; ils se réfugiaient dans l'art, mais ils avaient en eux, un vide énorme, où la musique et la poésie n'entraient plus. Comme une eau gelée et brillante qui, le moment d'après, n'est plus que de la boue, leurs occupations d'autrefois, sitôt qu'ils y touchaient à présent, se changeaient en un néant obscur. Dévorés d'une infinité qui ne pouvait être assouvie, leur amour lui-même semblait fuir et s'effacer dans leur âme. – Christiane ne m'aime pas! se répétait alors Hans Ulric éperdument; il voulait la tuer, se tuer lui-même; et chaque instant de leur vie, chaque battement de leur pouls, chaque éclair de leur pensée, avait maintenant plus de tortures, et l'on peut dire plus de durée, que tant d'années de leur intimité.

Les journées s'écoulaient cependant, avec une effroyable vitesse, et le Duc qui mourait d'impatience, semblait encore pousser les heures de ses mains, à force de courir et de trépigner dans les derniers préparatifs. La machine matérielle était presque terminée. On avait remplacé Karl Doëry par l'un des barytons du théâtre Lyrique: Wagner enfin, sur un second billet flatteur de Son Altesse, accorda l'autorisation qu'on lui demandait; si bien que, lorsqu'on eut rangé dans la salle, trois cents fauteuils pour pareil nombre d'invités, il ne resta plus qu'à marquer le jour de la répétition générale, à laquelle le Duc voulut assister, et qui tomba le samedi, 21 janvier.

Christiane et Hans Ulric essayèrent leurs costumes, dans l'après-midi; ce n'était pour lui, qu'un sayon de cuir, et pour elle, une longue tunique de laine blanche, avec une plaque d'or qui serrait ses cheveux. La Belcredi vint les chercher sur les huit heures; et ils descendirent tous trois, à un petit salon fort éclairé, qu'on avait ménagé en arrière des coulisses, et qui rendait chez Christiane, par un degré dérobé.

– Ah! mon Dieu! comtesse, dit Giulia, vous avez oublié vos pendants d'oreilles.

C'était une nouvelle galanterie du Duc, deux dents de lion montées en or; rude bijou, que Son Altesse avait fait ciseler pour Sieglinde.

– Vous les trouverez dans le secrétaire, dit Christiane à Hans Ulric qui remonta.

La chambre était déserte et tranquille; deux grosses lampes l'éclairaient. Hans Ulric avait ouvert le curieux meuble, incrusté d'écaille et d'ivoire; et comme il l'allait refermer, et descendre avec l'écrin, tout à coup, dans le fond d'un tiroir, il aperçut ses pistolets, car Christiane redoutant quelque frénésie désespérée, les avait enlevés de chez lui, sans qu'il y prît garde.

Il ouvrit la cassette d'argent, blasonnée du Cheval-Passant, comme tout ce qui sortait des mains de Charles d'Este, et vint regarder ces belles armes, à la clarté d'une des lampes. Alors, le silence qui l'environnait, soudain, lui parut extraordinaire; des souvenirs profonds et confus l'assaillirent, tandis que son cœur s'affaissait dans un vague de souffrance intolérable; et machinalement, le jeune homme continuait de charger l'un des pistolets, en passant à droite et à gauche, des regards éperdus.

– Ulric! Ulric! appela Christiane d'en bas.

Il fit un bond, repoussa la boîte dans le secrétaire, et descendit précipitamment.

La marche des Hussards de Blankenbourg, que l'orchestre jouait, pour tirer du Duc quelque royale gratification, annonçait déjà l'arrivée de la compagnie, dans la salle. Charles d'Este se montra en tête, donnant le bras à la Belcredi; elle avait les épaules nues, une aigrette de diamants, et un habit d'étoffe magnifique, or et blanc, chamarré de diamants et de perles; puis venaient, en un seul peloton, les deux bâtards, Arcangeli, M. d'Œls tout bardé de ses croix, avec les autres familiers, et enfin, seul derrière tous, qu'il dominait de la pleine tête, le colossal habit sang de bœuf où suait M. d'Andonville. Le Duc s'assit sur un fauteuil, au premier rang; il mit Giulia à sa droite, et Otto de l'autre côté, quelque peu en arrière de lui.

L'orchestre préluda; une tempête grondait; puis le rideau se sépara par le milieu, et l'habitation apparut, avec des épieux aux murailles, sa massive porte à peine équarrie, et le toit soutenu d'un frêne géant, aux flancs duquel brillait la garde d'or du glaive promis au Walsung. Ulric-Siegmund fit son entrée; Christiane entonna les premières notes du chant de Sieglinde, – et tous deux, au milieu du calme violent qu'ils essayaient de s'imposer, sentaient revenir à leur âme, ainsi que par confuses bouffées, le temps où ils jouaient jadis à Herrenhausen, des comédies et des drames enfantins.

– Cher seigneur! souffla la Belcredi à l'oreille du Duc, parmi les battements de main qui accueillaient la fin de la scène, voyez comme la comtesse joue bien son rôle.

Immobile à un coin du théâtre, tandis que du seuil, le farouche Hunding faisait un geste de surprise en apercevant l'étranger, Christiane attachait sur son frère, des regards absorbés et noirs. Elle l'aimait, elle l'aimait! Que servait de lutter plus longtemps?.. Les énormes lustres flambaient au-dessus de la salle déserte, toute préparée et rangée; d'éclatants applaudissements se succédaient presque sans relâche. – Oui! l'on pouvait les applaudir, les misérables! Ce qu'ils jouaient, c'était leur propre cœur; cette musique dont ils amusaient les oreilles des indifférents, c'étaient les cris mêmes de leur passion. Un flot de larmes lui monta aux paupières. Puisque les dieux, puisque Wotan poussait Siegmund dans les bras de sa sœur, l'inceste était-il donc un crime?.. Et, défaillante, les regards fixes, abîmée au fond d'elle-même, où il se coulait à cette pensée, une angoisse de volupté, Christiane continuait de songer profondément.

– Bravo! bravo! exclama le Duc, claquant des deux mains à Sieglinde, quand elle se retira d'un pas lent.

La nuit s'était répandue sur le théâtre; Hans Ulric restait seul maintenant, auprès du foyer qui se mourait. La symphonie douce que jouait l'orchestre, n'arrivait pas à son oreille; il s'élevait en lui violemment, mille imaginations, mille désirs; son âme, déjà toute prête au crime, dévorait l'inceste par la pensée. Une porte s'ouvrit; c'était Sieglinde.

Elle avait endormi son époux, en lui versant à boire un narcotique; elle venait pour montrer à Siegmund, l'épée plantée dans le frêne; et cependant que tous les deux, ils parcouraient le vaste théâtre où, dans l'obscurité, Sieglinde avait l'air d'un fantôme blanc, il semblait de nouveau à Hans Ulric, que tout cela ne fût qu'un rêve. – Eh! le savait-il, après tout, s'il dormait ou s'il veillait? Le monde lui apparaissait comme à travers des yeux troubles et vagues, cachés bien avant au fond de son âme. Ce qu'on appelle souffrir et vivre, est-ce autre chose, se demandait-il, qu'une partie un peu plus excitée d'un morne et continuel sommeil? Mais une mélodie s'éleva, forte et héroïque comme le printemps; l'énorme porte, en sursaut, s'ouvrit avec un grand fracas; la blancheur de la nuit inonda la chaumière.

Alors, selon que le veut le poème, Hans Ulric enlaça Christiane dans ses bras; et il sentait battre contre son cœur, ce cœur plein de lui. Leurs voix s'élevèrent à l'unisson, suivies d'un silence d'extase, où l'on n'entendit plus que le murmure inquiet, la rumeur gonflée et palpitante de cette belle nuit de printemps. Tout était volupté, frémissements, tourments d'amour; et la lune, au plus haut du ciel, éclatante et fluide comme le lait, répandait partout un immense philtre, qui forçait les êtres d'aimer. La forêt vivait et soupirait, les ruisseaux s'enflaient de tendresse, des frissons remuaient les amants, enlacés au fond de la scène; dans cet embrassement redoublé, ils prenaient possession d'eux-mêmes. Un instinct leur donna comme un branle secret, pour s'avancer chanter au moment marqué; et cette musique toujours plus chaude, plus pétrie de flamme et de passion, les embrasait, les enivrait: hésitations, scrupules, remords, les deux amants sentaient je ne sais quoi de lourd qui s'envolait, de toutes les parties de leur âme. Ils chantaient, ils chantaient encore; tout ce qu'ils n'avaient jamais pu dire, ils se le criaient par ce chant, qui était leur aveu nuptial; ils triomphaient, ils s'adoraient, ils haletaient de ce rassasiement surhumain de leur amour; et l'âme roulée l'une sur l'autre, soulevés par un transport puissant qui les faisait être au delà d'eux-mêmes, goûtant un orgueil colossal à soutenir leur crime en face, ils ne se souciaient plus de rien. En trois pas, d'un seul geste, Hans Ulric arracha le glaive qu'il brandissait; puis levant dans ses bras, son amante, il s'enfuit impétueusement, et le rideau se referma.

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12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
291 стр. 2 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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