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Читать книгу: «Le Crépuscule des Dieux», страница 16

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On n'a pas oublié ces représentations magnifiques et fort singulières, qui se donnèrent à Bayreuth, vers la mi-août 1876, des grandes pièces d'opéra, composant la tétralogie de l'Anneau du Niebelung. On joua l'Or du Rhin, le 14; la Valkyrie, puis Siegfried, les journées suivantes; et enfin, le 17 août, fut chanté pour la première fois, l'opéra qui clôt ce drame immense: le Crépuscule des Dieux.

L'après-dînée de ce jour-là, vers quatre heures, M. Smithson se promenait de long en large, devant la façade du théâtre, en compagnie de M. de Cramm, qu'il venait, à l'instant, d'y rencontrer. Depuis trois ans, ce vilain escargot ne faisait plus partie de la maison de Charles d'Este, et il vivait à Blankenbourg; de manière qu'après les compliments d'abordée, il demanda des nouvelles de Son Altesse, du comte d'Œls, de M. d'Andonville, qui était retourné en Normandie, et même, de quelques anciens domestiques; à quoi, Smithson répondait à mesure.

– Et la bonne Augusta? reprit le baron.

– Morte à Rome, dit l'Américain; et il ajouta que la pauvre dame avait fini par tomber dans un si triste état de paralysie et d'autres maux, depuis la fuite de son fils, que la mort l'avait en effet, délivrée.

– Ah! dit M. de Cramm, et le comte Franz?

– On prétend qu'il vit retiré avec sa femme, dans je ne sais quel coin de la Bohême, répondit Smithson. Le comte Nostitz, je crois, l'a recueilli comme intendant, régisseur d'une grande terre.

– Et le «signor» Arcangeli? demanda M. de Cramm, en baissant la voix.

– Ah! ne m'en parlez pas, répliqua l'Américain…

Et après quelques tours en silence, ils s'arrêtèrent tous les deux, à considérer le spectacle extrêmement animé, qu'ils voyaient. Le théâtre de Bayreuth, en effet, est bâti sur une éminence, isolée et peu étendue, qui découvre toute la ville et la campagne, et où l'on monte par un chemin en pente douce. Il faisait le plus beau ciel du monde; une quantité de voitures, de fiacres, d'antiques berlines, de carrosses à laquais poudrés, gravissaient cette côte, au plus petit pas, entre deux haies de curieux, et de paysans accourus des hameaux des environs. Par moments, quand passait quelque prince, cette multitude criait; la joie éclatait sur tous les visages, et l'on n'entendait que le nom de Wagner, dans toutes les bouches.

– Ah! dit M. Smithson qui regardait paisiblement les groupes avec sa lorgnette, voici Son Altesse qui arrive.

Au bas de la côte, apparut le landau magnifique du Duc, attelé de quatre chevaux gris-pommelés, la queue tressée, et qui s'avançaient d'un air superbe. Comme le torrent des voitures commençait déjà de s'écouler, le landau, à cette minute, montait seul au milieu de la route, tout étincelant de vernis, de satin, de cuivre, et d'écussons.

– Il a bien changé, dit M. de Cramm, les deux yeux collés à sa lorgnette.

Et aussitôt, comme pour se rassurer sur lui-même, car il avait, précisément et exactement, l'âge du Duc, il se mit, riant jaune, avec un air de compassion, à raisonner sur les fatigues qu'avaient causées à Charles d'Este tant de voyages, depuis son départ de Paris, et à les compter sur ses doigts: Naples d'abord, d'où l'avaient chassé les horribles fumées du Vésuve; Rome, où il s'était dégoûté de la plus belle vue du monde, les jardins de la Vigne Madame, les faubourgs, le Tibre serpentant entre les prairies et les campagnes, et à l'horizon, les cornes de l'Apennin couvert de neige; puis la Haye, où Son Altesse ravie, avait pensé s'établir pour tout de bon, et à jamais. Les maisons en effet, y sont belles, et comme on en repeint les briques assez fréquemment, elles paraissent toujours neuves. Des chaînes barrent les trottoirs; les rues et les chaussées sont si nettes, que les carrosses en roulant, ne font pas la moindre poussière; derrière les vitres reluisantes, des femmes épient les passants, ou arrosent des pots de tulipes. Mais bientôt, la santé du Duc, gravement atteinte tout à coup, l'avait forcé de quitter ce pays de canaux et de marécages; et maintenant, installé à Genève, il s'y promenait d'hôtel en hôtel, inquiet, malade et mécontent.

– Et Otto? demanda le baron, en se penchant à l'oreille de M. Smithson.

– Toujours de même, dit l'Américain; la folie redouble par accès, et se tourne alors, en frénésie. Les Pères de la Charité, chez lesquels il est placé depuis un an, n'espèrent plus sa guérison.

– Oui! dit M. de Cramm, d'un ton pénétré, il eût mieux valu assurément, que sa blessure fût mortelle.

A ce moment, des musiciens parurent à un balcon du théâtre, et jouèrent une fanfare de trompettes, sur un thème du Crépuscule des Dieux. C'était le signal qu'on donnait, que l'opéra allait commencer. Les groupes qui encombraient le péristyle, s'écoulèrent; et M. de Cramm prit hâtivement congé de Smithson, ne se souciant pas de se retrouver en face du Duc, dont le landau arrivait dans le même instant.

Les chevaux s'arrêtèrent au perron, où le peu qui restait de spectateurs, s'écarta. Le Duc, au fond de la voiture, la tête basse, d'un rouge violet, et avec un air hébété, ne semblait pas avoir pris garde que l'on était arrivé. M. Smithson dut lui toucher le bras. Il tourna les yeux lentement, puis, d'une langue pâteuse:

– Ah! vous voilà, Smithson, dit-il: Giovan n'a pas voulu m'accompagner; il prétend que cela l'ennuie.

Et sur ces mots, le pauvre Duc se leva péniblement, les jambes tremblantes, descendit à grand peine, le marchepied, aidé par deux valets; et fort voûté sur un bâton, donnant l'autre bras à l'Américain, il se mit en marche, sous le péristyle.

Un frémissement se fit dans la salle, lorsque Charles d'Este y parut, et augmenta avec une sorte de brouhaha étouffé, quand, au bras de M. Smithson, il se mit à monter les marches qui menaient à son fauteuil. Il était à présent, en effet, d'une grosseur si démesurée, qu'à peine pouvait-il se remuer: perdu de goutte avec cela, les mains enflées et tordues, et les pieds gourds, qui ne supportaient plus que des chaussures de velours noir. Dans un effort qu'il avait fait, le corps lui avait rompu au nombril, en sorte qu'il fallait le soutenir avec une espèce de ventre d'argent; et deux descentes qu'il avait à l'aîne, par surcroît, lui donnaient la crainte continuelle de l'accident le plus léger. Il avait tenu néanmoins, à se vêtir encore de gala, et le Duc était ce jour-là, en grand uniforme noir et or, avec les plaques de ses ordres, et un chapeau à bouquet de plumes.

Assis en place, dans un lieu élevé, personne devant lui, au haut des sièges, parce que le banc inférieur était coupé par la baie d'un couloir, Charles d'Este rencontrait les yeux de presque tout le monde sur les siens, et il demeurait immobile, regardant sans rien voir, l'air concentré. De rares lumières de gaz, entre les pilastres et demi-colonnes qui décoraient les murs de stuc, éclairaient à peine la vaste salle, construite à la manière d'un théâtre antique. Une foule bruyante s'y agitait, sur des gradins de velours rouge, qui montaient étagés, depuis l'orchestre, jusqu'à la «Fürstenloge», la loge des Princes, drapée de velours cramoisi, avec des glands pendants d'or massif, et occupant la largeur entière de la vaste salle. Toutes les autres places, sans exception, étaient ces fauteuils de velours rouge.

Une petite porte s'ouvrit tout à coup, en face de la scène, et l'empereur Guillaume entra dans la loge impériale. Tout le monde aussitôt, se leva; des acclamations retentirent, pendant que Sa Majesté saluait. Le prince de Prusse, derrière lui, menait la princesse à son bras. Puis, survinrent le roi de Bavière, les grands ducs de Mecklembourg, de Bade, de Saxe-Weimar; après eux, le duc de Cobourg, le duc d'Anhalt, le duc de Saxe-Altenbourg, le prince Georges de Prusse, le prince Hohenzollern-Sigmaringen, le duc de Leuchtenberg, le prince Romanowsk, et le prince Wilhelm de Blankenbourg. Le tumulte de cette entrée dans le théâtre, parmi les cris de joie, les trépignements, les mouchoirs que beaucoup de femmes agitaient, dura jusqu'à ce que Sa Majesté, et tout ce qui l'accompagnait, fût en place. Seul, au milieu de tant de curieux, ou de sincères enthousiastes, Charles d'Este était resté assis, tournant le dos aux princes et à l'Empereur, avec une affectation de tranquillité méprisante.

– Vieux fou! dit Sa Majesté, en haussant les épaules; – et Elle se penchait vers la princesse de Prusse, pour lui montrer cet excentrique Charles d'Este, dont on parlait fort depuis quelques jours, quand tout d'un coup, le gaz baissa, jusqu'à ne plus laisser que très peu de clarté dans la salle, et la rampe allumée se dressa devant le rideau. Il se fit aussitôt un profond silence: puis, tous les yeux s'attachèrent à la fois, sur ce que les adeptes du maître appelaient «l'abîme mystique», qui était l'endroit, où l'orchestre, entièrement caché aux regards, par une manière d'avance de bois, interposée entre la scène et le théâtre, n'attendait qu'un signal pour commencer.

Le bâton de Hans Richter s'abaissa, les musiciens jouèrent le prélude; puis, le rideau se séparant, découvrit un morne paysage. Au sommet de pics fracassés, des éclairs déchiraient les ténèbres; et assises, çà et là, sur des rocs, les trois Nornes, filles d'Erda, effroyables et en cheveux blancs, filaient le câble des destinées. Sœurs vénérables, antiques filandières! L'une embrasse tout le Présent dans sa pensée, la seconde, tout l'Avenir, la troisième, tout le Passé. Hors d'elles, sans elles, il n'y a rien. Leur veille éternelle fait la vie de l'univers et des créatures; leurs prunelles sont les bornes de tout ce qui existe. Elles chantaient, en hâtant leur tâche; et leurs paroles fatidiques parlaient de Sieglinde et de Siegmund, et de Siegfried et de Brunnhilde. Soudain, ô prodige effrayant! le fil se cassait entre leurs doigts, et les Nornes, épouvantées, disparaissaient au sein d'Erda, la terre.

Et, comme à cette voix amère de la Norne du passé, le Duc songea soudain, de dix années en arrière; il se revit à Blankenbourg. Alors, c'était lui que l'on acclamait, lorsqu'il entrait dans une loge de théâtre; la bassesse, les adulations, les adorations, rampaient à ses pieds. Mais ces jours enivrants de son règne, n'avaient servi qu'à préparer les plus cruels malheurs de toutes sortes, jusqu'à précipiter enfin, ce maître si grand et si absolu, dans un abîme d'impuissance et de néant. Ah! trois fois néfaste cette aube glacée, où il avait quitté Wendessen, abandonné son beau duché qu'il ne devait jamais plus revoir! Au moment de monter en berline, il avait demandé à Wagner, le titre du dernier opéra de l'Anneau du Niebelung:

– Le Crépuscule des Dieux, Monseigneur… Et comme si cette parole eût contenu quelque malédiction, de ce jour, avait commencé pour le Duc, le lent et sombre crépuscule de sa vie.

Il s'assoupissait peu à peu, car il dormait partout, depuis quelques mois, se réveillant net, si on lui parlait; et tout d'un coup, il lui parut qu'il voyait devant lui, Claribel. Elle était entourée d'une lumière tranquille, les yeux fixes, les lèvres blêmies, et tenait un crâne dans sa main. Elle demeura sans rien dire, immobile, le temps d'un assez long Pater, puis disparut; – et le Duc s'éveilla en sursaut, glacé par cette vision, et fut quelques moments, à reprendre haleine. Hélas! que voulait-elle de lui, sa Clary, sa dernière née? La Mort qui l'avait emmenée, avait ouvert la porte à bien d'autres fantômes; et depuis ce malheur, les plaies domestiques ne s'étaient plus retirées de dessus la famille du Duc. C'était d'abord Hans Ulric, qu'on trouvait un matin, râlant dans son sang. Et un bruit sourd, chuchoté, à l'oreille, sur les causes de cette mort désespérée, était venu en redoubler l'horreur, dont la douleur de Christiane et son prompt dépérissement, avaient achevé de développer la noire et effrayante énigme. Puis, les folies scandaleuses d'Otto, le dégoûtant mariage de Franz… Mais bientôt après, le Duc avait été attaqué par des coups plus vifs et plus sensibles: son cœur, dont il s'étonnait toujours de souffrir, par l'ingrat abandon de sa dernière fille; son honneur, sa dignité, son repos, par cette infâme tricherie au jeu, de son fils Franz. O tache ineffaçable à son nom! Comble de bassesse et de déshonneur! Mais qui, si peu de temps après, avait été comme surpassé par ce comble de tous les crimes, l'attentat monstrueux d'Otto!.. Ainsi, cette race superbe qui avait tenu autrefois, l'Allemagne entière sous son joug, et brillé par les plus grands hommes en tous genres, des rois, des empereurs, des saints, finissait dans un abîme de boue sanglante, avec des bâtards, des incestueux, des voleurs et des parricides.

Alors, le cœur du Duc se brisa. – Et lui-même, d'ailleurs, qu'avait-il été? Fils dénaturé, cruel père, mari terrible, maître détestable, jaloux, capricieux, inquiet sans relâche, quel bonheur avait-il goûté, quelle grandeur lui restait-il, à lui qui voulait tout mettre à ses pieds? Il se vit seul, plus que malheureux en famille, en frère, en oncle, et en enfants, déchiré au dedans par des catastrophes poignantes, sans consolation de personne, portant son front découronné, dans tous les hôtels de l'Europe, abandonné à deux ou trois valets, qui le gouvernaient despotiquement, ne faisant plus rien que par eux, ayant donné à son bouffon, son goût, son jugement, ses oreilles, ses yeux; d'ailleurs, infirme et ridicule. La nuit montait autour de lui, les ténèbres s'épaississaient; ces temps cruels, hélas! avaient été le crépuscule de sa race.

Des moments de demi-sommeil, dans la lourde chaleur qu'il faisait, suspendaient pour un temps, ses pensées; et le spectacle et la musique les détournaient aussi, quelquefois, sans qu'il pût demeurer longtemps attentif. Un visage, un ruban, la plaque d'un ordre qu'il voyait briller, lui mettaient aux mains sa lorgnette; et tandis qu'il en parcourait les files pressées des spectateurs, en face de lui, le Duc retombait dans ses réflexions. Certes, une fête si fameuse, annoncée depuis de longs mois, et à laquelle tant de gens avaient mis leur point d'honneur de figurer et d'être vus, était comme un congrès de l'Europe assemblée, dont tous les puissants, les arbitres, et si l'on peut dire, les premières têtes, en noblesse, en art, en capacité, devaient se trouver là réunis; et cependant, qu'y voyait Charles d'Este? Beaucoup d'industriels, enrichis dans leurs forges ou leurs filatures; des hommes d'affaires, des légistes, qui s'étaient poussés peu à peu, par les plus vils emplois de plume, ou d'aboyeurs devant un tribunal; quantité de ces beautés galantes des diverses capitales de l'Europe, admises partout maintenant, à exercer leur sale métier; et le reste, des gens de lettres, ou des reporters de gazettes: tout mêlé, nivelé, confondu, devenu peuple, grands et petits, connus et inconnus, dans la parité des habits. Plus de règle, plus de hiérarchie! Une arrogante bourgeoisie, des suppôts brouillons de politique, des écrivassiers besoigneux, se mêlaient, comme bon leur semblait, aux seigneurs et aux souverains mêmes, tant l'esprit de révolte et d'innovation avait comme enivré le monde.

Alors, par une sorte d'élan, le Duc qui, depuis trois journées, s'obstinait, de façon affectée et scandaleuse, à tourner le dos à la «Fürstenloge», se leva, – tandis que la salle entière, à la fin de ce second entr'acte, acclamait l'Empereur qui rentrait, – et s'inclinant fort bas, avec lenteur, Charles d'Este salua Sa Majesté. Il lui pardonnait maintenant, d'avoir anéanti les souverains d'Allemagne, et écrasé les derniers débris de cette noble et grande féodalité. Contre les peuples turbulents, les violences de l'esprit nouveau, et la licence débordée et triomphante, qu'eussent fait ces princes vides de tout, et ne formant nul corps ensemble? Au lieu qu'un seul chef et un guide unique, avec ses tentes, ses pavillons, son armée de soldats dévoués, pouvait se ranger en bataille contre tant de sectes nouvelles, les écraser et remettre tout, dans la soumission et dans le devoir.

Mais en se rasseyant, Charles d'Este vit près de lui et peu éloignés l'un de l'autre, deux juifs à nom fameux, qui faisaient en Europe, le plus gros commerce d'argent, et il devint blême de dépit. C'était à eux, non pas à lui, que s'adressait le salut particulier, rendu par l'empereur Guillaume; et cette espèce de prostitution de ce prince si avare de ses grâces, à deux hommes d'une telle sorte, marquait assez la puissance qu'ils avaient. Oui! les Juifs étaient à présent, montés par dessus la tête des Rois. Cette tribu vorace et ennemie, et sans cesse occupée à sucer les peuples par les cruelles inventions que l'avarice peut imaginer, avait, siècle à siècle, amassé, dans la doublure de ses guenilles, tous les trésors et l'or du monde; et par là, maintenant, rois, prélats, empereurs, la terre, le travail, le commerce, et même la paix et la guerre, quelques juifs immondes les tenaient captifs, et en disposaient souverainement. Leurs rapines, tournées en science et en stratégie financières, leur avaient asservi ce temps, qui rend un culte au Veau d'or: tout pliait, tout courbait la tête devant eux; leurs filles entraient au lit des princes, et mêlaient au plus pur sang chrétien, la boue infecte du Ghetto.

Le Duc détourna ses regards avec dégoût, de ces usuriers à nez crochu; mais ses yeux tombèrent, au même moment, sur un groupe de gens habillés en désordre, l'air impudent, les mains énormes, le plastron étalé et cassé, et la barbe de bouc du Yankee. Ils étaient des Américains, et les plus opulents personnages du monde entier, prétendait-on: celui-ci, possédant des puits à pétrole, cet autre, d'immenses bazars, un troisième, des troupeaux de bœufs, et cet autre, court et rougeaud, que l'on surnommait le Commodore, les steamers de l'Atlantique. Tous ces «milliardaires,» visiblement, sortaient de la plèbe du peuple, et Dicky Bennett portait encore, de petites boucles d'oreille. Ils avaient dû être là-bas, avant leur brusque enrichissement, gardiens de porcs, flotteurs de bois, pilotes d'une barque marchande, conducteurs de railways, pionniers. Et, rien qu'à les apercevoir, cyniques et vautrés à leur place, on découvrait en eux, du premier coup d'œil, l'arrogance la plus affectée, un orgueil de grossièreté étalé dans tout leur maintien, et un mépris stupide et superbe, pour les arts et les élégances de la vieille Europe.

Alors le Duc vit tout à coup, cette multitude infinie de peuples, d'ouvriers et de misérables, comme un abîme immense, d'où allaient s'élever des flots furieux. L'indépendance et l'indocilité entraient par trop d'endroits, dans les sociétés, pour pouvoir être arrêtées, de toutes parts. Qu'on bouchât cette eau d'un côté, aussitôt, elle pénétrait de l'autre; elle bouillonnait même, par dessous la terre. Oui! le temps fatal approchait. Tous les signes de destruction étaient visibles sur l'ancien monde, comme des anges de colère, au-dessus d'une Gomorrhe condamnée. Et ensuite, qu'y aurait-il? Quel sombre avenir attendait les hommes? Désormais libres et égaux, sujets de personne, pas même de Dieu, contre qui leurs savants leur créeraient des prestiges, comme les magiciens de Pharaon, ils bouleverseraient la terre par des trous et des mécaniques, pour percer à travers les montagnes, et abréger les continents; mais, enflés par l'orgueil de la matière, ils en seraient pour ainsi dire, crevés. Toute fleur de la vie flétrie, les Grâces réfugiées au ciel, nulle tête ne s'élevant sous le niveau pesant d'une monstrueuse égalité, la terre allait, en peu de temps, devenir une auge immonde, où le troupeau des hommes se rassasierait.

Au milieu du profond silence, une marche solennelle se déroulait, la marche de la mort des Dieux, car le héros Siegfried venait d'être tué, et tous les Dieux mouraient de cette mort. Et le Duc écoutait, stupéfait, cette lamentation funèbre, qui l'étonnait par une horreur et une majesté surhumaines. Il lui semblait qu'elle menait le deuil de tout ce qu'il avait connu et aimé, le deuil de ses enfants, le deuil de lui-même, et le deuil des Rois, dont il voyait l'agonie en quelque sorte, et le crépuscule de ces dieux.

Et jusqu'au dernier accord de la pièce, Charles d'Este demeura dans ses réflexions. Wagner parut sur le théâtre, appelé par les cris de l'assemblée entière; ses yeux d'aigle étincelaient, toute sa face tourmentée, et comme pétrie de génie, était blême d'émotion. Il disparut, après avoir parlé, et le Duc se hâtant de sortir, gagna aussitôt sa voiture, qui le tira très heureusement de la foule, de sorte qu'il ne mit pas un quart d'heure, par les rues désertes de Bayreuth, pour rentrer chez lui.

Charles d'Este trouva Arcangeli qui l'attendait dans le salon, avec une collation de gâteaux, de raisins et de pêches. Il mangea quelques grains de muscat, et but un peu de vin d'Espagne, tout en se plaignant fort d'une excessive fatigue; mais le Duc voulut toutefois, avant que de s'aller mettre au lit, écrire à son notaire, à Genève. On a conjecturé depuis, que c'était pour lui expédier quelques lignes de testament, ou, tout au moins, pour annuler celui qu'il avait déposé dans son étude. Quoi qu'il en soit, quand l'Italien revint, avec une écritoire, le Duc était sur sa chaise percée, entre deux laquais qui l'y avaient mis; et ne dit mot, le voyant approcher. Soudain, on s'aperçut qu'il balbutiait, et au même instant, il se laissa tomber de côté, en apoplexie, sur Arcangeli qui le retint.

Tout l'hôtel, en un moment, fut sur pied. On courut chercher du secours, mais le Duc était sans espérance. Le premier médecin qui vint, l'étendit à la hâte, sur un canapé, et l'y saigna; mais on ne parvint à tirer de lui, que de faibles signes de vie. En moins de deux heures, tout fut fini, pendant lesquelles, Arcangeli fut assez justement soupçonné de s'être bien garni les mains, par avance; car on ne retrouva que peu d'argent, dans le secrétaire de Son Altesse. La précaution d'ailleurs, vint à propos. En effet, ni lui, ni Franz, ni Christiane, ni le prince Wilhelm, ni le roi de Hanovre, ni aucun membre de la famille, pas un ami, pas un serviteur, n'eut une obole du testament. M. Smithson, le seul excepté, était inscrit pour un legs d'un million. Il convient d'ailleurs, d'insérer ici cette pièce, telle qu'elle a paru dans divers journaux, car elle peint, jusqu'après la mort, le caractère de Charles d'Este.

Testament olographe de S. A. S. Charles d'Este, Duc de Blankenbourg

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Etant présentement dans la ville de Genève, à l'hôtel Beaurivage où je suis logé, le quatorze décembre, mil huit cent soixante-quinze, moi, Ferdinand, Charles d'Este, duc souverain de Blankenbourg, Lunebourg, Wolfenbuttel etc… par la grâce de Dieu, sain de corps et d'esprit, j'ai écrit de ma main, le présent testament olographe, qui contient mes dernières volontés.

Je veux qu'après ma mort, on me mette dans un cercueil, dont voici la description:

Qu'il soit fait d'une forme semblable à celui de mon père, seulement plus grand encore; qu'il soit du meilleur bois, doublé du plus beau velours de Gênes rouge foncé, garni de galons et de franges d'or.

Qu'il y ait des deux côtés, mes armes complètes, avec toutes mes décorations brodées en or, telles qu'elles sont peintes sur mon carrosse d'Etat blanc; aux deux extrémités, en haut et en bas, un K allemand, avec la couronne royale.

Sur le dessus du cercueil, il y aura une couronne eu argent doré, reposant sur un coussin de velours, garni également de galons et de franges d'or très riches; au-dessous, mon sabre de chevalier, en or, avec sa coquille et son ceinturon, mes étoiles et décorations, c'est-à-dire les grandes, qui n'ont pas besoin d'être renvoyées aux grands-maîtres.

Qu'il y ait également, en haut du cercueil, mon portrait peint par Funica.

Que, à l'intérieur, le cercueil soit disposé comme un lit, avec ce qui en fait partie.

Je veux que mon corps soit embaumé, et si mieux est pour sa conservation, pétrifié, d'après le procédé imprimé, ci-joint.

Que mes funérailles soient conduites avec toute la cérémonie et la splendeur dues à mon rang de souverain.

Je veux que mon corps soit déposé dans un mausolée au-dessus de terre, qui sera érigé à Genève, dans une position proéminente et digne.

Le monument sera surmonté par ma statue équestre, et entouré par celles de mes père et grand-père de glorieuse mémoire, d'après le dessin attaché à ce testament, en imitation de celui des Scaligeri, à Vérone. Mes exécuteurs testamentaires feront construire le dit monument, ad libitum des millions de ma succession, et en bronze et marbre, par les artistes les plus renommés.

Je déclare laisser et léguer ma fortune entière sans exception, et particulièrement, cette partie importante d'icelle, qui m'a été prise de vive force et retenue depuis 1866, avec tous les intérêts, dans mon duché de Blankenbourg, à la ville de Genève, à la charge pour elle, de payer le legs d'un million que je fais à M. Smithson, mon grand-trésorier, qui m'a toujours, bien et fidèlement servi. Si on ne lit pas bien, parce que j'ai récrit la somme, c'est un million que je lui donne.

Je fais la condition que mes exécuteurs testamentaires n'entreront dans aucune espèce de transaction avec mes parents dénaturés, le prince Wilhelm de Blankenbourg, l'ex-roi de Hanovre, le duc de Cumberland, son fils, le duc de Modène, ou qui que ce soit de ma prétendue famille.

Je veux que, après ma mort bien constatée, mes exécuteurs, parmi lesquels je nomme M. Smithson, (et les autres seront désignés par la ville) fassent examiner mon corps par cinq médecins et chirurgiens, pour s'assurer si je n'ai pas été empoisonné, et faire un rapport exact, écrit et signé par eux, de la cause de ma mort.

Lequel présent testament, écrit entièrement par moi, j'ai signé de ma main, aux dits lieu, an, mois et jour que dessus.

Charles d'Este, duc de Blankenbourg.

L'ouverture du corps fut faite à Genève, selon le testament du Duc, en présence de M. Smithson; et toutes les parties s'en trouvèrent si malsaines et gâtées, que les physiologistes s'étonnèrent que Charles d'Este eut vécu jusque-là. Le cerveau pesé, était plus lourd que celui du commun des hommes, la capacité de l'estomac grande, le foie et les poumons engorgés. Une urne, où l'on avait placé les entrailles mal embaumées, qui fermentèrent, éclata avec une odeur intolérable, pendant la cérémonie des funérailles, et causa une grande frayeur, parmi les assistants.

1877-1882.
FIN
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
291 стр. 2 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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