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Читать книгу: «Madame Putiphar, vol 1 e 2», страница 29

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XXIV

Lorsque le vase de la colère de Dieu est plein, une larme de femme, – et le vase déborde!

Le roi Don Rodrigue força Florinde, et il perdit l’Espagne!

Pharaon força Déborah, et il perdit la France!

Ce n’est pas que sur une faute isolée Dieu se résolve jamais à rayer un empire, – mais c’est qu’il est temps enfin de porter la hache sur une nation lorsqu’elle en est venue à ce point d’ignominie, que d’avoir pour maître un homme qui pratique le crime ou qui l’organise!

Florinde en appela à son père, et son cri de vengeance trouvant un horrible écho dans le cœur du comte Julien, celui-ci, égaré par un soin farouche de son honneur, en appela aux Maures, et leur livra traîtreusement la clef de sa patrie!

Mais Déborah, plus sage que Florinde, la Cava! ainsi que la nommèrent les Maures eux-mêmes, c’est-à-dire la Mauvaise! comme nous l’avons vu, s’en remit simplement au peuple et à Dieu! – Des philosophes étoient déjà suscités, et le peuple déjà buvoit avidement le venin qu’ils suintoient; – la France, assise alors sur son arrière-train comme une bête vorace, fouilloit déjà du museau dans ses propres entrailles et se mâchoit le cœur!

Ainsi finit en France, ainsi finit en Espagne, la domination des rois Goths, – de los Godos!

Hélas! au temps funeste où voici que notre esquif aborde, pareille au roi Don Rodrigue après la bataille, chassée de sa tente royale, seule et pitoyable, si abattue qu’elle en avoit perdu le sentiment, mourante de faim et de soif, si teinte de sang qu’elle sembloit un brasier, portant des armes bossuées, brisées, jadis de pierreries, une épée faite scie sous les coups qu’elle avoit reçus, un casque fracassé, enfoncé dans sa tête, la face couverte de poussière, image de sa fortune tombée en poudre, sur son cheval Orelia, harassé, poussant à peine sa respiration courte, baisant parfois la terre, la MONARCHIE s’en alloit par les campagnes de Xerez, – nouvelle et pleurante Gelboé! – s’enfuyoit avec de tristes spectacles sous les yeux, avec la peur dans l’oreille et un grand bruit de guerre confus; craignant tout, redoutant tout, ne sachant que faire de son regard: le lever au ciel, le ciel étoit gros de colère! le jeter sur la terre, la terre n’étoit plus sienne, elle étoit foulée, elle étoit aliénée! le plonger dans soi-même, dans ses souvenirs, dans son âme: un plus grand champ de bataille encore s’y trouvoit!..

La tête gonflée par la peine qu’elle enduroit, comme le roi Don Rodrigue, elle monta aussi, vers la fin du jour, sur le sommet de la colline; et de là, cherchant ses gents vaincus, ses bannières, ses étendards gisants, et que la terre couvroit, ses capitaines disparus, son camp trempé de sang qui couroit par ruisseaux, triste de voir ce désastre, en proie à sa douleur profonde, les yeux baignés de larmes, elle s’écria comme lui: – Hier j’étois reine d’un royaume, aujourd’hui pas une ville! – Hier villes et châteaux, aujourd’hui rien! – Hier des serviteurs, aujourd’hui personne! – Maintenant je n’ai pas un créneau que je puisse dire mien! – Maudite soit l’heure où je naquis, où j’héritai d’une si grande seigneurie, puisque je l’ai perdue, puisque j’ai tout perdu en un jour! – O malheureuse! si ceci tu l’eusses fait en d’autres temps, si tu eusses fui de tes désirs au pas dont maintenant tu vas! si aux assaults de la passion tu n’eusses pas montré une lâcheté indigne d’une Gothe, et plus encore d’une reine qui gouverne, la France jouiroit de sa gloire! et de cette formidable puissance qui là, sur le sol, gît et change la couleur de l’herbe! – Maudits soient l’instant et l’heure où mon destin me donna au monde!.. Mamelles, qui me donnâtes du lait, que ne me donnâtes-vous plutôt le sépulchre!.. – O mes ennemis! ô vous les vengeurs dont Dieu se sert! oh! tuez-moi à coups de poignard, et bien vous ferez!.. Mais le traître est un couard, jamais il ne fait une bonne action!

Puis son cheval Orelia étant tombé mort, étendue entre ses jambes, elle fit aussi, comme le roi Don Rodrigue, en attendant que se dissipassent les ténèbres, un oreiller de ses arçons, en disant: Adios, España, que el barbaro señorea!.. Adieu, France, que la barbarie seigneurise!..

Auprès de son Orelia chéri ainsi elle attendit la lumière ennemie.

Puis encore, comme le roi Don Rodrigue, qui s’enferma vivant dans la tombe, la couleuvre du remords la dévora, et, dans l’excès de ses tortures, – son cœur fournissant de l’eau à ses yeux qui pleuroient, ses yeux à sa bouche qui buvoit des larmes, – comme lui encore elle cria: – Mords-moi, couleuvre! achève-moi! découvre-moi la face de la mort!.. – Hélas! mon déshonneur sera éternel! la renommée me maintiendra pour mauvaise, comme elle en maintient d’autres pour bons! Oh! si la renommée, la mémoire, le monde, pouvoient devenir muets! les chroniqueurs aveugles, afin que ceci ne fût pas écrit!.. – Oh! si ma vie s’achevoit! oh! si la mort venoit!.. Mais je crois que je suis si méchante que la mort même ne me veut pas! – déjà pourtant mon haleine s’affaisse! déjà pourtant mes dents se serrent! Déjà pourtant ma langue inerte et pendue darde la pointe!.. Mords-moi, couleuvre, achève-moi! découvre-moi la face de la mort!..

XXV

La fin si douloureuse de Fitz-Harris dans le puisard, après vingt-un mois de débats avec la mort, après une agonie déchirante et tenace; la perte de ce frère d’infortune, de ce compagnon d’enfance et de misère, et pour surcroît l’inefficacité de la promesse si formelle de M. de Malesherbes, promesse qui sembla n’être venue rallumer le pâle flambeau de son espérance que pour donner l’occasion à M. le chevalier de Rougemont de le lui souffler sous le nez avec son insolence et sa cruauté habituelles; la prolongation de sa captivité, qui décidément n’offroit plus que le mirage d’une plaine aride et mortelle, sans horizon et sans bornes; tout cela, toutes ces amertumes, toutes ces odieuses manœuvres, toutes ces afflictions profondes avoient fini, comme nous l’avons vu, par ébranler la raison de Patrick, qui, jusques alors s’étoit sans cesse maintenue élevée, noble et fière, qui jusques alors comme un mât robuste, n’avoit pas oscillé un seul instant au milieu des orages et des sinistres les plus sombres.

La translation du Donjon à la Bastille porta le dernier coup. Ce fut un choc, un désappointement terrible pour l’âme de Patrick, qui s’étoit encore ouverte naïvement à l’espoir d’une délivrance (tant l’âme du malheureux est disposée comme le faucon à venir sur le leurre le plus grossier); lorsqu’au lieu de la liberté qu’on venoit tout-à-coup de lui promettre, il s’étoit vu derechef dans une enceinte de murailles et sous la voûte d’une nouvelle fosse.

Les neuf dernières années de son séjour au Donjon, Patrick les avoit passées dans l’état d’esprit le plus veule et le plus morne, abymé en Dieu et abymé dans la prière. Cette dévotion extrême s’exagéra encore. Il rompit alors entièrement tout commerce avec les hommes. Sourd à toutes questions, n’adressant aucune demande, se défendant rigoureusement toute parole, il ne s’entretint plus qu’avec le Ciel. A genoux ou accroupi, pelotonné pour ainsi dire autour de son Christ, il demeuroit sans cesse dans la triste immobilité d’un loir engourdi. L’obligeoit-on à sortir de son cachot pour aller respirer un peu sur les terrasses des tours, il s’asseyoit tristement sur l’affût d’un canon et n’en quittoit plus. Quelquefois, après avoir suivi long-temps du regard un ramier qui voloit librement au haut des airs, son cœur se gonfloit et il se prenoit à fondre en larmes. Il avoit alors dans le cœur un besoin si réel et si impérieux d’isolement et de mystère qu’il ne s’adressoit même jamais à Dieu, comme s’il eût oublié tout-à-fait la langue qui se parloit autour de lui, que dans l’idiôme de sa chère et malheureuse patrie. – «O thiarna, répétoit-il souvent en se prosternant contre terre, dean trocaire ormsa morpheacach!»

Certes, Patrick avoit reçu du Ciel une âme forte, un esprit solide; mais tant de douleurs l’avoient abreuvé, tant de souffrances l’avoient épuisé… Hélas! qui de nous n’eût pas succombé comme lui sous le faix d’une pareille peine, et l’horreur d’une éternelle prison!.. Quand on songe, ô mon Dieu! rien qu’à cette pensée mon sang se glace dans mes veines, qu’il y avoit, à l’heure où nous sommes, vingt-cinq ans dix mois et onze jours qu’arraché au monde, à la liberté, à son amie, Patrick avoit été chargé de fers et habitoit l’ombre mortelle des cachots!

Pauvre martyr!!!

Mais tandis que Patrick s’éteignoit dans ce calme et qu’un silence sépulchral régnoit au fond de sa prison, de grandes rumeurs s’élevoient au dehors. Toute une nation s’agitoit comme une armée; tout un peuple parloit et s’enivroit au bruit de ses propres paroles; et dans son ivresse et son abêtissement, ce troupeau d’esclaves crioit: – «Nos bergers sont velus comme nous! prenons des ciseaux! si nous tondions un peu nos bergers!»

Patience! encore quelques jours… Et quand nous descendrons notre seau dans le puits, il remontera plein de sang! Et quand nous chercherons une pierre pour reposer notre front, ou notre vieux père pour le guider dans les ténèbres, notre main ne rencontrera partout que des poitrines ouvertes et des têtes coupées!..

XXVI

L’heure du châtiment approchoit donc!

Oh! de grâce, avec moi, mes frères, croyez à l’expiation! – croyez à un Dieu punisseur ici-bas! – Sans cette croyance, hélas! rien n’a sa raison, rien n’a sa loi. Le monde n’est plus qu’un saccage éternel; l’Humanité un culbutis odieux et inextricable; la société un coupe-gorge, et la terre une lâche complice.

Sans cette croyance, tout demeure obscur, secret, ténébreux, honteux, pitoyable! Cette vie n’est plus qu’une énigme sans mot, un logogriphe défectueux, une charade ridicule et impossible! Tout revêt une image grotesque et absurde, depuis les plus infimes jusques aux plus grandes choses, depuis l’adversité solitaire du citoyen jusqu’à la chute retentissante des empires.

Sans cette croyance à l’expiation qui nous met dans la main la clef de touts les arcanes, on en arrive insensiblement aux déductions les plus bouffonnes, aux inductions les plus risibles, aux plus inimaginables folies; on en vient, par exemple, comme certain esprit de ce temps, qui passeroit quasi pour attentif, comme M. Thiers en un mot, à assigner à l’un des plus grands événements humains, à la Révolution françoise, je veux dire, pour cause immédiate et pour origine, une espèce de mauvais calambour fait en l’air par un petit conseiller au Parlement, un boute-feu, un bavard, un noblion dont le nom n’avoit même pas d’orthographe, M. d’Espré… ou d’Epréménil, un misérable bavard, dis-je, une lèpre, une plaie, car le bavard est le pire des fléaux, un histrion travesti en robin, un polichinelle, qui, dans les écuries du Roi, eût mérité de recevoir le fouet à c.. nu sous sa toge!

Je ne suis point un personnage, je ne suis ni grave ni important; je ne vise ni au timon de l’État, ni aux filles des receveurs de la gabelle, ni à la trompette de Clio; je ne suis qu’un simple romancier, pas un cheveu de plus! mais j’avoue cependant que si jamais il avoit été possible qu’un quolibet eût provoqué quelque événement, quelque cataclysme, je n’eusse voulu à aucun prix m’en faire l’historien!

Seize volumes sur les suites d’un jeu de mots, non, jamais! Je sais trop ce je me dois!

Io soy que soy! – comme diroit un Castillan.

XXVII

A l’extrémité d’un ancien boulevard qui jadis protégeoit la ville, et qui peu à peu, entouré par elle, s’est efféminé dans son sein, dans le sein de cette reine du monde, comme autrefois Hercule aux pieds de la reine de Lydie, et qui comme Hercule s’est laissé dépouiller par son Omphale de sa massue et de sa peau de lion; au bout de ce vieux boulevard, dis-je, pareil aujourd’hui à une berceuse qui chante au soleil et file sa quenouille, il existoit un immense cachot de pierre, avec lequel nous avons déjà fait connoissance, hideux et sombre, édenté, infect et décrépi, qui, la figure sale, d’un air hébêté, immobile, avec de petits yeux louches, garnis de cils de fer, et qu’on eût dits percés à la vrille, regardoit fixement autour de lui comme un cayman demi pourri dans la fange d’un marais, qui hume des miasmes et aspire une proie. – Ce vestige d’un temps qui n’étoit plus, qui sembloit rester là debout comme un vieillard qui auroit refusé de descendre dans la tombe afin de dévorer sa race, – c’étoit!.. A ce nom, se répandent d’abord dans notre pensée des bruits de chaînes et des gémissements, puis un bruit de guerre et des cris de triomphe. – C’étoit un lieu d’odieuse mémoire! – c’étoit la Bastille!

Ce repaire, qui avoit prêté main-forte à tant d’iniquités, qui avoit trempé dans tant de crimes, qui avoit bu tant de larmes et tant de sueurs d’agonie, étoit l’objet de l’exécration publique. Cette hache éternellement levée sur la tête de l’innocent, toujours prête à décimer, remplissoit le cœur de haine et de terreur. Le peuple ne songeoit à cette prison qu’avec effroi: c’étoit pour lui l’entrée du Ténare. Il n’osoit longer ces murailles sans épouvante, comme si ces murailles eussent eu des appendices invisibles pour attirer à soi, comme si elles eussent été béantes.

Bouc émissaire chargé des torts et des crimes de soixante rois, tant de colères s’étoient amoncelées sur ce monstre et le poursuivoient qu’il touchoit enfin à son heure suprême. – Des cahiers demandoient aux États son abat. – Le peuple avoit juré sa perte!

Il y avoit alors déjà près d’un an que Paris, que toute la France même, dans l’anxiété et le trouble, s’agitoient. Le sol se mouvoit souterrainement, se crevassoit et craquetoit comme la crête d’un mont volcanique à l’approche d’une éruption. Le peuple, poussé par les suggestions d’une misère prétendue plus profonde, par les suggestions d’une faim factice et par d’autres suggestions plus ténébreuses et plus terribles encore, se faisoit de plus en plus actif et indocile. Sa chaîne cassée et sa muselière arrachée pendante au col, il rôdoit sans repos nuit et jour comme un dogue échappé, ou comme un loup du Désert, qui cherche le lieu d’un meurtre pour s’ébaudir dans le sang.

Mais ce qui acheva de le dénaturer, ce peuple, ce fut le misérable spectacle qu’on lui donnoit aux États de Versailles, où ses représentants se heurtebilloient et se colletoient sans pudeur entre eux et avec leurs maîtres, se tirailloient comme Pasquin et Marforio, comme deux polissons. – Hélas! à cette triste parade il avoit compris de suite qu’il n’avoit pour roi qu’une solive; que tout roi n’est qu’une solive du moment qu’on se fait charpentier, qu’on prend le compas et la hache, et, chose plus funeste encore, qu’un gentilhomme n’est pas si fort qu’un porte-faix.

Les deux camps s’inondoient sans relâche d’un flux de paroles. La cour et le tiers-état bavardoient et se formalisoient comme deux vieilles loquaces, comme deux huissiers, comme deux pies. On se passoit au fil du discours. – Pauvre chose! car c’est là justement ce que le peuple exècre!..

Enfin Dieu trouvant sans doute son outil suffisamment trempé et affûté, décidément l’emmancha, et le mit à la besogne.

Quand un peuple se révolte contre ses divinités, son premier geste est d’en briser les images; son premier geste quand il se redresse contre ses maîtres, c’est d’en briser les symboles. Or, la Bastille étant le symbole le plus manifeste d’une tyrannie antique et abhorée, le peuple naturellement ne pouvoit manquer de se dire: – Rasons cet affreux symbole comme nous effaçons les armes sur la porte des carrosses, et les panonceaux sculptés dans la pierre des hôtels.

Le 14 juillet donc! tandis qu’on se tirailloit comme de coutume à Versailles, l’aurore promettant une journée superbe, – le peuple, qui avoit déjà fait l’essai de ses forces, qui avoit appris déjà à envisager la mort, qui savoit déjà comment s’enfonce une lame, se leva courageux, regarda autour de lui, retroussa ses manches; puis s’écria: – L’heure est venue! car le ciel nous est propice. – Holà! compagnons! – Aux armes!..

Et comme il n’avoit pas envie, de son côté, de jouer aux phrases, à peine avoit-il achevé ce cri, qu’il courut à l’hôtel des Invalides. Là il se saisit de touts les instruments de guerre qui s’y rouilloient, puis quand il se vit une épée au poing, il la brandit de joie et de colère, et vint se ranger sous les murailles de la Bastille.

Du haut de cet antique masure ce devoit être une curieuse armée à voir que cette foule composée d’éléments si divers; ce mélange d’hommes de tout métier et de toute espèce, dans les équipages les plus bizarres. Des enfants portoient des sabres qui les dépassoient d’une coudée; des clercs de procureur bandoient des arbalètes; des charretiers au lieu de fouets faisoient sonner des carabines; des abbés, des femmes et des moines s’exerçoient aux fusils; et comme la veille le Garde-Meuble avoit été saccagé, ici on appercevoit un déchireur de bateaux avec un cuissard au bras; là un perruquier perdu sous le casque de Charles IX; plus loin un revendeur dans la panoplie de François Ier, ou un maçon, plein de vin et de sueur, dans l’armure auguste de Bayard.

A la vue de cet étrange saturnale, hélas! quel songeur ne se fût pris d’une sombre et profonde rêverie?

XXVIII

Quand la multitude avec sa fronde à la main, comme le jeune David, eût été quelque temps en présence du géant, elle fut emportée par son ardeur habituelle; et dans sa turbulence, pour entrer promptement en matière, elle demanda impérieusement qu’on lui livrât sur l’heure son ennemi, c’est-à-dire l’abandon des armes et de la place.

Le gouverneur étoit un brave. Il avoit avec lui un renfort de trente-deux petits Suisses qu’on lui avoit envoyés secrètement la nuit précédente, soixante invalides et quatre canonniers. C’est vous dire quelle put être sa réponse. – Il n’ignoroit pas que Turenne et Condé avoient jugé autrefois ce rempart imprenable, et d’ailleurs comme la Cour, qui avoit rassemblé des forces considérables aux portes de Paris, se promettoit de faire dans la nuit du 15 au 16 une formidable camisade, il ne s’agissoit après tout que de gagner un peu de temps.

Le peuple, qui avoit pris grand ombrage des troupes étrangères et nationales campées insolemment sous son nez, et qui avoit le vent des machinations occultes et du coup qu’on méditoit, n’étoit guère disposé à se prêter à aucun barguignage. Il comptoit les heures. Aussi dès qu’il eut à peu près la certitude qu’il n’auroit rien qu’avec les ongles, engagea-t-il le combat.

– Ce fut de la rue Saint-Antoine que partit la première attaque.

La foule ayant investi les premières cours, quelques audacieux pénètrent dans la cour du Gouvernement. Mais alors, poussé à bout, ramassant enfin le gant qu’on lui jetoit, le gouverneur fait lever brusquement le pont-levis de l’avance et riposte par une sévère fusillade. – Déjà le sang coule à flots.

D’abord consterné, puis exaspéré, le rassemblement accroît sans cesse. Des munitions, des armes, des combattants apparoissent de toutes parts. – Des faubourgs entiers descendent. – Les canons enlevés à l’Hôtel-des-Invalides arrivent après avoir traversé la ville en triomphe. – De vieux militaires, des soldats de marine, des soldats aux Gardes et des déserteurs mêlés depuis plusieurs jours à la cause populaire s’emparent du commandement, gouvernent le siège et dirigent les batteries. – On place du canon sur le bord du fossé; on attaque par les jardins de l’Arsenal; on s’avance dans la cour des Salpêtres; on la traverse; on parvient derechef en face du pont-levis de l’avance; on envahit le corps-de-garde et le logis des invalides, et le combat se poursuit avec furie.

A ce fracas de guerre et au récit de cette tuerie, les bavards frissonnent; et, voulant substituer à cette lutte sanglante une guerre de paroles, ils envoient, pour parlementer, députation sur députations. Mais, perdus dans le tumulte et la bagarre, ces parleurs ont beau se démener et agiter leurs personnages, assiégés ni assiégeants ne les remarquent, et leurs discours se perdent dans le bruit de la mousqueterie. Dès le matin déjà, avant même qu’un seul coup eût été porté, un électeur du district de Saint-Louis-de-la-Culture, M. Thuriot, étoit venu solliciter M. le gouverneur et faire des ronds de jambe sur les plates-formes, coram populo.

Les canonniers foudroyoient le pont-levis dont on avoit cherché vainement à briser les chaînes à coups de hache. Le gouverneur, de son côté, eut-il recours à son artillerie? Je ne sais, mais ce qu’il y a de certain, c’est que le canon tonnoit sans relâche, qu’il ébranloit la ville et le sol, grondoit dans les airs et jetoit de près et de loin l’épouvante.

Il y avoit déjà trois heures qu’on en étoit aux mains, plus de trois cents cadavres mordoient la poussière; de toutes parts on emportoit des blessés; mais le peuple, loin de tiédir, bien qu’il ne vit encore aucune issue et que tout lui défendit de compter sur la victoire, devenoit de plus en plus terrible. Embusqués de touts côtés, des fenêtres et du haut des toits mille tirailleurs ajustoient paisiblement; et dès qu’un assiégé se montroit à travers les créneaux, sur les tours, il tomboit sous la pluie de leurs balles. – Une ruse de guerre vint alors servir à souhait ceux d’en-bas, et protéger leurs manœuvres. Deux chariots de fourrages ayant été renversés, on y mit le feu, et la fumée épaisse que le vent rejetoit sur la forteresse aveugla complétement l’ennemi.

Enfin, sous les efforts du canon, le pont-levis de l’avance tombe, et au milieu des hourras et des cris de mort et de colère le peuple se précipite, comme un fleuve qui a rompu ses digues, dans la cour du Gouvernement. Là, à la vue des cadavres des premières victimes de la guerre, sa rage augmente; il décharge sa fureur contre les murailles, il incendie les logements du gouverneur; – mais le soleil est si rutilant, mais le jour a tant de splendeur, que cet embrâsement, qui, au milieu d’une nuit sombre, eût répandu tant de flammes, jette à peine une pâle lueur.

Tout-à-coup une jeune fille s’offre aux regards. On la dit fille du gouverneur; on s’en saisit. On l’étend sur un lit de paille, auquel on met le feu, et l’on menace de l’y brûler vive sous les yeux de son père si la capitulation tarde davantage. Mais au même instant un vieillard, M. de Monsigny, le père véritable de cette pauvre enfant, se penche pour l’appeler, et, poussé par le désespoir, comme il va pour se précipiter du haut des remparts, un coup de mousquet l’atteint, et il tombe mort dans le fossé; tandis qu’un brave, qui avoit déjà sauvé une première fois la jeune infortunée, l’arrache des mains de ses bourreaux, l’enlève, la met en un lieu de sûreté, puis revole au combat.

Le canon, braqué de nouveau contre le second pont-levis, faisoit un feu terrible et le fracassoit.

Voyant qu’il ne pouvoit plus tenir et qu’il avoit laissé perdre le poste que son Roi avoit confié à sa garde, le gouverneur désolé veut faire sauter sa citadelle, et déjà il s’approchoit mèche allumée de vingt milliers de poudre, quand quelques lâches soldats le retiennent et s’opposent à cet horrible exploit.

Sur ces entrefaites, la petite porte qui se trouvoit au bout du petit pont de service, et qui donnoit accès dans l’intérieur de la forteresse, s’entr’ouvre doucement, mais au nom de quel ordre? On ne sait.

Aussitôt quelques braves s’élancent. Le peuple se rue à leur suite, renverse tout ce qui se présente, frappe sans pitié, et pénètre enfin dans le corps du monstre. – Ainsi les couards qui avoient tout bas entre-bâillé la porte tombèrent les premiers, et reçurent sur le coup le prix de leur honteuse trahison.

Le grand pont-levis s’abaisse, la tourbe se répand dans la cour intérieure. On s’étouffe, on se foule dans les escaliers, dans les corridors, dans les tours; on se méprend, on s’entretue, on s’entr’égorge!.. une horrible boucherie s’achève!

Hélas! nous savons par bonne expérience combien il est moins à craindre dans les guerres civiles, dans les guerres des rues, de tomber sous les coups de l’ennemi que sous les coups de ses propres compagnons d’armes.

Au haut de la tour de la Comté et de la Bazinière, déjà quelques vainqueurs paroissent et plantent leurs drapeaux aux applaudissements de la foule immense qui les suit d’en-bas.

Tandis que les uns effondrent les portes, brisent les verrouils, visitent les cachots, parcourent en frémissant touts les lieux inconnus et impénétrables de cet horrible labyrinthe, et cherchent des captifs à rendre à la liberté, d’autres, tout entiers à leur victoire, chargés de trophées et de dépouilles opimes, s’empressent d’aller annoncer au loin les grands travaux d’Alcide, la gloire, l’événement de la journée, ou, entourant leurs prisonniers de guerre et les protégeant contre la fureur commune, sortent lentement et forment des cortéges.

La rue Saint-Anthoine, qui aboutit à la Grève, devient le canal par lequel se dégorgent tout ce qui sort de la Bastille, car les vainqueurs, pour consacrer leur butin, veulent le déposer aux pieds des Électeurs assemblés dans l’Hôtel-de-Ville, et conduire à ce tribunal populaire les vaincus.

Mais çà et là, le long de la route, la plupart de ces malheureux succombent sous les coups d’une populace forcenée. Cela est horrible à dire, mais il y a toujours, en toute occasion, des lâches, des brigands touts prêts à égorger les gents sans armes, tout prêts à achever ceux que la fortune trahit. Aux abords de l’arcade Saint-Jean, malgré les prodiges de valeur que fait pour le sauver le marquis de Pelleport, dont ce brave avoit été le consolateur pendant une captivité de cinq années, le major de la place est mis en pièces; et comme il posoit le pied sur le perron de la Ville, le gouverneur se voit traîtreusement massacré, et son corps, criblé de blessures, déchiré dans touts les sens, est livré aux outrages d’une crapule ignoble et féroce. – Ce preux se défendit pendant plusieurs minutes comme un lion! Jamais homme de cœur ne mourut avec plus de courage! Ce fut une scène horrible!.. Si seulement dix hommes de cette complexion se fussent conduits de même dans la Bastille, jamais la Bastille n’eût été prise! – Mais cela n’entroit pas dans les desseins de Dieu.

Poussée par un instinct de curiosité, par un besoin de dévastation et de vengeance, la foule se précipitoit sans cesse dans la Bastille. Chacun vouloit donner le coup de pied de l’âne. Chacun vouloit voir sous le nez le croque-mitaine qui si long-temps avoit été l’objet de l’effroi général et le plat valet du despotisme et du bourreau. On éprouvoit une satisfaction étrange à passer librement sous des voûtes secrètes où jamais jusques alors n’avoit retentit le pas d’un homme libre.

Pas un coin, pas une cache, pas un bouge n’échappoit à la recherche, à l’avidité de la foule. – Un vieillard qui, quoique enfant alors, prit une part active à ce siége, me racontoit il y a quelques jours qu’il se rappelle encore parfaitement une grande salle ovale, dont l’entrée avoit été condamnée et dans laquelle il s’étoit glissé l’un des premiers, toute couverte d’une boiserie noire, ornée de panneaux de peinture représentants des supplices, et dans les murs de laquelle, tout autour, de grands crochets de fer étoient scellés. A l’un de ces crochets il y avoit, m’assura-t-il, accroché par la nuque, un squelette d’homme qui avoit dû y avoir été suspendu vivant. Mais il étoit là depuis bien long-temps sans doute, car il n’avoit plus sur les os que quelques lambeaux de vêtements; le reste, fusé et presque réduit en poussière, étoit tombé au-dessous sur les dalles, ainsi qu’une croix de chevalier de Saint-Louis. – Quel avoit pu être cet homme? quel avoit été son crime? qui commanda ce forfait? on l’ignore! Le regard de Dieu seul peut suivre la tyrannie dans ses derniers et impénétrables replis.

Ce même vieillard me racontoit aussi, d’une manière fort enjouée, qu’ayant pénétré le premier, à cause de sa fine encolure, par un judas ou une espèce de meurtrière dans la salle des armes, il s’étoit empressé naturellement de se saisir, non pas d’une bonne carabine, mais, pour son étrangeté, d’une sorte de massue ou de casse-tête de fer. Le soir, vers les sept heures, comme d’un pas belliqueux il revenoit chez sa mère avec son instrument sur l’épaule, au coin de la rue Caumartin, une patrouille de la milice bourgeoise malencontreusement le rencontra.

Le caporal lui demande d’une voix sévère d’où il vient, et comment il se fait qu’il porte cet arme. – Je viens de la Bastille, répond-il d’un air superbe; je suis un des vainqueurs!.. C’en est fait de nos tyrans et de ce dernier asyle du despotisme!.. Quant à cette hache, je l’ai conquise de mes propres mains, au risque de ma vie; c’est le fruit de notre triomphe, c’est mon butin, à moi! – J’allois encore en défiler bien davantage, ajouta mon vieillard, quand le caporal, coupant court à mon dithyrambe, m’enleva mon casse-tête, et, m’appelant petit vagabond, me donna un grand coup de pied que, si je m’étois retourné, j’aurois reçu dans le ventre. – Ce fut là, hélas! poursuivit-il, touts les honneurs civiques qui me furent décernés! ce fut là tout le lucre que je retirai de la victoire.

S’il vivoit encore de nos jours, de la petite aventure de ce jeune patriote ne vous semble-t-il pas qu’Ésope pourroit accommoder un fort bon apologue?

Mais revenons à la Bastille. – Dans la tour du Puits ou de la Liberté, je ne sais plus au juste, tout-à-coup des gémissements se font entendre. On prête l’oreille. C’est du fond d’un cachot qu’ils paroissent sortir. L’effroi se répand, puis l’effroi fait place à une généreuse colère. – On brise les portes du cachot, et, à la lueur que donne une meurtrière, on apperçoit accroupi, dans un coin, une sorte de squelette qui demande du pain.

Le trouble qui avoit régné dans la forteresse avoit empêché les porte-clefs de s’occuper de leurs prisonniers, et depuis la veille ils étoient restés sans nourriture.

A cette vue on recule d’abord; puis à la consternation succèdent des larmes. On se saisit doucement de la pauvre victime et on l’entraîne dans la cour. Là, alors au grand jour, au milieu des cris de terreur et de pitié, on voit un être humain presque nu, d’une maigreur horrible, pouvant à peine se soutenir sur ses jambes desséchées, et la tête cachée sous de longs cheveux blancs. Une barbe énorme lui descend jusqu’à mi-corps. Sur sa poitrine, dont on compte les cercles, un crucifix d’ébène est suspendu. Les ongles de ses mains et de ses pieds sont plus longs que les griffes d’une bête sauvage. Mais sans paroître ni ému ni étonné de ce qui se passe autour de lui, l’œil vitreux et égaré, le spectre demeure immobile.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
05 июля 2017
Объем:
501 стр. 3 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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