Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Madame Putiphar, vol 1 e 2», страница 27

Шрифт:

XXI

Donnez-moi votre main, seigneur lecteur; donnez-moi votre main si jolie encore sous son gant parfumé, ma belle dame, et remontons ensemble le sentier rapide qui ondoie et va s’attacher comme un ruban sur l’épaule de la colline. Déjà les chiens de garde grondent à notre approche; déjà leurs aboiements se répandent et retentissent. Voici la grille du menil d’Évêquemont; sonnons sans peur. – Suivez-moi.

Vengeance atteignoit sa seizième année. Développé magnifiquement par une jeunesse féodale, et maintenu en dehors de cette souillure humaine qu’on appelle éducation, il avoit déjà la taille et la prestance d’un homme; mais quelque chose de svelte, de candide et de fin qui tenoit tout à la fois, si j’osois dire, de la fleur et de la vierge. Harmonieux et placide comme une statue antique, ont eût dit un jeune athlète grec amène et suave, un chevalier normand dont la grâce ne s’est point encore enroidie sous l’armure. Il se livroit toujours avec ardeur à l’art du cheval et de la chasse; cependant Déborah, sa douce mère, commençoit à étendre sa royauté chaque jour davantage sur les sentiments de son cœur. Il demeuroit plus volontiers auprès d’elle; il paroissoit attacher plus de prix à sa compagnie, la rechercher souvent et s’y plaire. Le brusque et fier écuyer se faisoit à ses côtés un ange de douceur; un page amoureux n’eût pas été d’une prévenance plus jolie et plus attentive. L’âme à cet âge s’amende et s’ouvre à l’approche d’un sens, d’une passion qu’elle ignore et qui bientôt va l’envahir; elle s’emplit de tendresse; elle se vêt de velours pour qu’on la caresse; elle se fait des mains de velours pour mieux caresser. – Les femmes ne sont d’abord pour le jeune homme, dans ses premières années, qu’une vaste et douce prairie d’herbe pareille et uniforme; mais à mesure qu’il avance dans l’allée de saules de la vie, cette prairie s’émaille, se diapre, s’individualise, et de mieux en mieux il discerne parmi le foin veule et fourré les fleurs élégantes qui çà et là le dominent, ou celles qui, plus modestes, se cachent et qu’il étouffe. Les regards du jeune homme s’arrêtent alors pour la première fois; pour la première fois il remarque sa mère, ses sœurs, les amies de ses sœurs et sa nourrice; alors ce n’est plus seulement sa mère qu’il aime, c’est une femme divine; un vase d’onyx rempli des plus suaves essences; ses sœurs se révèlent à leur tour pleines de charmes, de qualités et de grâces; dans les amies de ses sœurs il en compte plusieurs qui sont belles, belles à vous troubler; et sa vieille nourrice lui apparoît toute chargée de beaux vestiges qui donnent des regrets.

L’affection si distinguée et si tendre de son fils eût été pour Déborah une source de consolation bien douce, si la plus vive inquiétude n’eût troublé la limpidité de cette source. Une tristesse profonde, que surtout depuis un an Vengeance portoit peinte sur son jeune front, et qui devenoit de plus en plus sombre, alarmoit son amour. Il paroissoit sans cesse occupé tout bas d’une pensée secrète qui l’isoloit. Quelquefois il demeuroit silencieux et froid à ses côtés; quelquefois il recevoit ses baisers comme une idole insensible, ou tout-à-coup, semblant écarter d’un geste une image fâcheuse, il la pressoit tendrement sur son cœur; et lui donnoit dans son effusion les noms et les caresses les plus tendres. Déborah le questionnoit-elle sur son air rêveur, sur la cause de sa mélancolie, il répondoit nonchalamment: – Je n’ai rien, ma mère, que voulez-vous que j’aie, moi? Je n’ai pas de chagrin; je ne suis qu’un enfant frivole.

Les peines cachées ont une raison plus cachée encore, que l’esprit le plus fin sait rarement pénétrer. Déborah attribuoit à la vie retirée et monotone du château, l’ennui qu’elle remarquoit en Vengeance et qui l’affligeoit. Afin d’y porter d’une main sûre un prompt remède, elle résolut donc dans sa sagesse de l’engager à entreprendre, avec Icolm-Kill, quelque long et beau voyage sous le ciel de l’Europe le plus chéri; et elle ne balança pas à lui en faire la proposition. Tant que ce voyage fut un projet, une chose lointaine, Vengeance parut s’y prêter avec assez de déférence; mais enfin Déborah ayant pris sur elle de fixer le jour du départ et donné des ordres pour qu’on hâtât les préparatifs, Vengeance, après avoir long-temps lutté avec lui-même, vaincu par ses propres efforts, vint la trouver un après-midi dans sa chambre, et là, dans un trouble à fendre le cœur, il lui dit: – Croyez-moi, ma mère, ce n’est pas l’ennui qui me ronge!.. Je n’ai que faire de passer les Alpes ou les Pyrénées! Ne m’éloignez pas de vous, ma mère, vous me feriez mourir! J’aurois sans doute, peut-être pour ma perte, pu conserver encore au fond de mon sein le mal que j’y nourris; mais votre décision me pousse à bout; je n’y tiens plus! Il faut à tout prix que je sorte de mon affreuse condition! – Ma mère, je vous aime! vous savez combien je vous aime! eh pourtant je vais vous faire du mal! je vais vous plonger plus d’un trait dans le cœur, moi, qui ne voudrois être que votre bouclier; car malheur, opprobre au fils qui n’est pas le rempart des flancs qui le portèrent! Moi, à peine sorti des langes de l’enfance, moi, éclos sous vos baisers, moi, grandi sous vos ailes; moi, qui vous dois tant de veilles et tant d’amour, qui ne devrois approcher de vous qu’avec un front timide, un regard caressant, le cœur satisfait et plein de reconnoissance; les mains jointes par vénération; je vais me dresser contre vous, et vous tourmenter comme feroit un méchant ou un juge. O ma mère!.. pourtant je vous aime! pourtant je ne voudrois être pour vous qu’un sujet de gloire et de joie. Pardonnez-moi, ma mère!.. – Je sais peu de chose; j’ai lu peu de livres, mais j’ai remarqué davantage, mais j’ai pensé beaucoup. J’ai porté mes regards partout dans la nature. Je suis remonté à la source, à l’origine des êtres et des choses. Je me suis penché sur chaque nid. Je suis entré dans l’étable et dans la bergerie. Je me suis introduit dans les familles; j’ai écouté; et j’ai vu que tout dans le monde avoit un père, excepté moi! Cette injustice m’a navré. J’ai cherché à en pénétrer le mystère. Je me suis creusé l’esprit; j’ai souffert; je souffre; mais pour moi, comme aux premiers jours du réveil de mon intelligence, rien ne s’est expliqué. Voici, ma mère, la cause de cet ennui qui m’accable, et vous comprenez bien que ce n’est pas un voyage qui m’en peut guérir. Pourquoi suis-je ainsi maltraité par le sort? En quoi suis-je donc indigne que je reçoive moins du sort que la plus abjecte créature. Où est mon père? où est-il? et quel est-il? Je vous en supplie, ma bonne mère, parlez-m’en! montrez-le-moi! Cette ignorance dans laquelle je suis me trouble; ce vide que j’apperçois à votre côté m’effraye! – Ne le presserai-je donc jamais dans mes bras, cet homme qui comme vous doit être si bon, si noble, si beau, si plein d’amour, et pour qui je dois être un objet si précieux et si cher? – Quoi! il est un homme sous le ciel qui m’a donné ce qu’un homme peut donner de plus grand, la vie! qui m’a donné son sang, dont le sang coule dans mes veines, et passe par mon cœur! Eh! cet homme! eh! ce bienfaiteur! je ne le connois pas! eh! je ne suis pas à ses pieds! Parlez sans crainte, ma mère, vous n’y perdrez rien; je ne partagerai pas en deux parts ma tendresse; une même piété vous confondra touts les deux! – Autour de moi, je n’ai vu que choses obscures et douteuses, rien qui pût me mettre sur la voie: je me suis demandé: Suis-je orphelin? Mon père est-il mort? S’il est mort, d’où vient qu’il ne nous reste rien de lui? où donc est son sceau? où donc est son épée? S’il est mort, et que la tombe de la pelouse soit sa tombe, d’où vient qu’elle n’a pas d’épitaphe, qu’elle porte un écusson voilé, et qu’elle ne contient pas d’ossements? Poussière de mon père, avez-vous donc été dispersée par les vents!.. S’il est mort, et que vous soyez veuve, d’où vient que vous n’en avez que le deuil, et non pas le titre? Si mon père est mort, – le père de mon père, sa mère, votre père et votre mère sont-ils donc morts aussi? Êtes-vous une étoile tombée du ciel qui dans sa chute a brisé le fil qui la menoit, que sur cette terre où je vois bien que tout est lié, pas un lien ne vous lie?.. – Oh! que je suis coupable et cruel! Ingrat que je suis, de porter une main lourde et si hardie sur la plus sainte douleur et la plus inviolable! Ma mère, ne pleurez pas; vos larmes tombent sur mon cœur et le brûlent comme du feu!.. Ici la vérité n’est pas ce qui se montre: on a jeté sur elle un voile épais. Il y a derrière nous un passé qui se cache à touts les yeux, mais dont tout révèle l’existence. O ma mère! de grâce, j’implore cela de votre amour, ne me tenez pas plus long-temps dans cette sombre perplexité! Pourquoi me taire qui vous êtes? qui je suis? où je vais, d’où je sors? Suis-je donc si indigne de cette confidence? Je suis tout jeune encore, il est vrai, mais je suis grave; mais vous m’avez fait une âme solide; le poids et le prix des choses me sont connus; je n’abuserai pas du secret que vous me confierez, ma mère, si tant est qu’il y a un secret au fond de tout cela! O ma mère! dites-moi, soyez bonne, si j’ai mon père; si je l’ai vu, si je dois le revoir; si vous l’aimez, s’il faut que je l’aime? Oh! ne me cachez pas où il est, sa retraite, son exil ou son refuge! Je serois si joyeux, si heureux de voir cet homme, de lui baiser les mains et de lui dire: – Bonjour, mon père. – Mais si le destin a voulu qu’il nous fût enlevé, qu’il soit arraché à votre amour, et que je sois privé du sien, oh! conduisez-moi vers son urne, et je l’arroserai de mes larmes! Oh! dites-moi son nom, qui est le mien, que je le bénisse! dites-moi sa vie, que je marche sur ses traces! dites-moi ses vertus que je m’efforce à les imiter! De grâce, ma mère, ou mon père, ou son urne, et son épée!..

Cette démarche inattendue, l’émotion de Vengeance, son air pénétré, sa voix pleine de passion, ses précautions tendres et respectueuses, ses craintes avant que d’oser aborder son aveu, avoient fait tout d’abord une impression violente sur l’âme de Déborah. Dans une pénible angoisse, immobile, couvant du regard son enfant, elle écoutoit avec anxiété, elle buvoit chaque parole. Mais quand il eut prononcé tristement cette plainte, que tout dans la nature avoit un père excepté lui; anéantie sous ce coup qui frappoit sans pitié sur toute sa douleur, qui rouvroit du haut en bas ses blessures; remuée jusqu’au fond de ses entrailles, oppressée, son cœur se renversa dans sa poitrine comme un flambeau qu’on éteint, et de ses yeux tombèrent d’abondantes larmes. Mais enfin, ayant repris un peu d’empire sur elle-même, elle répondit avec bonté: – Si le passé a été caché avec soin à tes yeux, mon cher enfant, c’est qu’il est sombre, c’est qu’il est horrible! c’est qu’il eût été cruel, bien inutilement cruel, d’en attrister ton jeune esprit, d’en troubler le ciel pur de ton enfance. Jouis en paix de ta jeunesse, goûte le présent, rêve à l’avenir, qui sera beau; mais ne jette pas tes regards en arrière. Il est des choses qui enveniment, et le cœur du jeune homme doit être sans venin. Vois-tu, notre passé c’est une éponge trempée de fiel: plus tu la presserois, plus elle répandroit d’amertume. Ne cherche pas à regarder par-dessus ta mère, à percer au-delà. Que ta mère et son amour te suffisent. Je ne veux pas te tromper; je n’ai rien à déguiser pour toi, attends encore; tu sauras tout un jour, il le faudra bien; mais prie le bon Dieu que ce jour vienne le plus tard possible, car ce jour remplira ton cœur de colère; tu grinceras des dents, et tu mordras avec rage dans un pain de cendre et de poison. Aime-moi, pense à moi, vis pour moi! je ne veux pas de deuil sur ton front. Laisse le passé; sois heureux. – Les fleurs sont belles, les femmes adorables; tes chevaux ont du sang; le chevreuil abonde au viandis. Allons, monsieur le penseur, venez dans mes bras; venez que je vous baise! Je ne vous en veux pas de votre incartade; je suis fière au contraire de l’excellence de votre esprit, de votre sensibilité, de vos beaux sentiments!

Déborah avoit mis tant d’onction dans ces paroles; une douceur si ineffable avoit coulé avec elles sur ses lèvres; son désordre avoit ajouté tant de grâce à ses charmes, que Vengeance, troublé, attendri, se jeta avec ivresse à ses genoux, et lui couvrit les mains de baisers; mais, surmontant aussitôt ce spasme, son souci accoutumé reparut sur son front; il se releva d’un air insoumis, et s’écria, avec une passion plus grande encore: – Non, non, ma bonne mère, n’insistez pas! je ne puis vivre plus long-temps dans l’incertitude où je suis. Je vous en conjure, ôtez-moi de cette ignorance! Quelque sombre que soit le passé, il ne m’atterrera pas; il me fera moins de mal que le doute; il ne flétrira pas ma jeunesse, il n’enveloppera pas chacune de mes pensées de sa glu âcre et fétide. Où est mon père? où est-il, de grâce, et quel est-il? Je ne sais! affreuse condition! Sur chaque face humaine j’ai peur de l’y démêler. Un froid mortel me saisit devant le vieillard qui pleure au bord du chemin, comme devant le gentilhomme qui passe magnifique. Ainsi qu’un agneau désolé cherche sa mère égarée dans le troupeau, je cherche mon père parmi les hommes. – Au tribunal de la nature et de la raison il n’y a qu’une sorte de père, mais je l’ai appris; devant le monde il y a des paternités coupables et des fils désavoués. Comment porterai-je le front dans le monde? Dois-je y entrer par la porte ou par une issue dérobée? Me montrera-t-on au doigt, ou s’inclinera-t-on sur mon passage. Ce n’est pas que je veuille, si je suis marqué d’une tache originelle, prendre de l’humilité et demander merci; non, je veux seulement marcher dans ma voie. A l’homme, selon le monde, le chemin est tracé; il est droit, il est fait; à l’autre appartient l’audace, la rebellion, la gloire, l’aventure! Le monde veut que le bâtard rachette sa bâtardise. Bâtard! ce mot paroît vous froisser, ma bonne mère; tranquillisez-vous: si je suis bâtard, l’on ne m’en verra pas rougir. Mieux vaut être le fruit d’un amour, que le fruit d’une habitude; j’ai entendu dire cela quelque part, et je le tiens pour bien dit. Malheur à qui voudra m’en faire honte!.. – Vous pleurez; ces paroles vous déchirent; mon cœur ne m’avoit pas trompé: je suis bâtard! bâtard! bâtard! Tant mieux, ma mère! Une épée! et ce monde qui me rejette sera rempli de moi! Une épée! et l’on se courbera sous mon pas, et je légitimerai ma race illégitime dans le sang légitime des vaincus!

Eh bien! ma mère, maintenant que je viens de me découvrir, de me laisser paroître tout entier devant vous, me trouvez-vous assez mûr? Suis-je digne d’une confidence? Il en est toujours ainsi; la mère s’obstine à voir encore l’enfant dans le fils fait homme. Qui d’ailleurs eut jamais la mesure de ce que l’enfant sait et pense. Tandis qu’on le croit occupé d’un hochet, il rêve à soulever le monde, il rêve la colère d’un Luther ou la gloire d’un autre Alexandre. Parlez, ma mère, parlez! que craignez-vous? Vous le savez, je vous aime de toute mon âme! Rien que je sache pourroit-il me détacher de vous! Je suis votre main droite et votre armure! vous êtes mon ciel, mon idole, ma vie! Parlez sans crainte; fussiez-vous la plus vile pécheresse… Oh! de grâce, parlez! vous me feriez venir d’affreux soupçons, vous me feriez croire à des choses bien mal… Au nom de Dieu, madame, qu’avez-vous fait de mon père?.. Je vous dis qu’il est temps de rendre compte du passé!

Déborah, dans une agitation dont il est facile de se faire l’image, se leva alors avec courage, et, après avoir ouvert avec empressement la porte qui donnoit sur la pièce secrète, et qui étoit fermée comme un coffre-fort, elle prit Vengeance par la main et l’entraîna sur ses pas. Arrivée vers un portrait devant lequel brûloit une lampe: – Tiens, cruel, s’écria-t-elle d’une voix déchirante, voici ton père, voici Patrick, – mort assassiné!

– Assassiné! et par qui, s’il vous plaît, ma mère? reprit lentement Vengeance avec énergie et en la regardant fixement comme un juge terrible.

Froissée, étonnée, épouvantée peut-être, devrois-je dire, de la violence et de la rebellion de ce tout jeune enfant, l’âme accablée sous le poids de bien des souvenirs sombres, affreux, amers, que cette scène fatigante avoit provoqués, brisée, affoiblie, anéantie, Déborah tomba alors sur les genoux, puis s’affaissa, puis les bras pendants et fermés ainsi qu’un bracelet, la tête tristement inclinée, demeura désolée et muette comme l’image de Magdelène au pied de la croix. – Debout, non loin d’elle, Vengeance, qui avoit jeté le feu de son emportement, promenoit çà et là des regards pleins d’effroi. Un spectacle étrange s’étoit offert subitement à sa vue et le dominoit. Cette chambre mystérieuse, dans laquelle il venoit d’être entraîné par sa mère, où personne, pas plus que nous-mêmes, n’avoit jusque là pénétré, où Déborah avoit vu s’écouler tant d’heures silencieuses, étoit toute tendue de draps noirs, murs et plafond, tandis que la lampe d’argent qui brûloit devant la ressemblance de Patrick, étoit la seule lueur qui diminuât l’épaisseur des ténèbres de ce lieu de réflexion.

Dans sa posture si touchante, Déborah paroissoit s’oublier depuis quelque temps, quand tout-à-coup, se relevant avec dignité: – Monsieur, reprit-elle d’une façon sévère, le fils est donné à la mère pour l’honorer et la vénérer, et non pour l’interroger! Un doute, un soupçon, de la curiosité à son égard, c’est une chose laide et condamnable! Vous êtes bien coupable envers moi, monsieur; je devrois vous punir, et élever entre nous une barrière infranchissable!.. Mais je suis bonne… Daignez cependant croire, s’il vous plaît, que si je balance, ce n’est pas qu’il y ait rien dans le passé qui soit à ma honte! – Vous le voulez, monsieur? – Vous l’exigez? – soyez satisfait! – Qu’il en advienne ce qu’il plaira à Dieu!

Elle s’avança alors jusque vers le lit de repos, y prit place, et fit signe à Vengeance de s’y asseoir. Vengeance ayant obéi, leurs mains se rapprochèrent, se serrèrent tendrement; puis la mère dit au fils: – Je vais reprendre les choses à leur origine, je ne passerai pas un iota; la vérité entière va sortir de ma bouche: regardez chacune de mes paroles comme inaugurée dans le sang de Patrick.

Déborah cependant revint encore au silence. Sa bouche éclose se referma encore devant la révélation pénible qu’elle alloit faire, comme certaine fleur sensitive à l’approche des ombres du soir; elle se recueilloit sans doute; tout bas elle s’essayoit aux flots, comme le baigneur craintif, avant que d’oser se plonger dans l’onde du passé amère et saumâtre; comme un pêcheur d’Ischia, assis au cap Misène, et qui rêve et projette son regard amoureux et sévère sur la mer azurée de Baya, de l’île de Caprée au golphe de Naples, de la rive au fond de l’horizon; attendrie, elle promenoit ses regards dans touts les sens sur ses années écoulées; elle en mesuroit le deuil. – Enfin, cédant sous le poids du souvenir comme une touche sous le doigt qui la presse, après s’être entourée encore de quelques douces précautions, elle commença le récit simple et fidèle de ses malheurs, dont le sillon, prenant sa source au pied de son berceau dans le castel de Cockermouth, s’avançoit en replis tortueux, creusé par une main fatale, jusques au ménil d’Évêquemont, – et n’étoit pas achevé.

Déborah, dont l’esprit se montroit si fin dans ses ressources, apporta une extrême habileté dans cette ouverture si délicate. Guidée par son sens exquis, judicieux, elle s’efforça de s’appesantir sur toutes les circonstances qui ne pouvoient éveiller chez l’âme de son jeune révolté que des sentiments doux et tristes, elle laissa aller jusqu’à l’éloquence sa phrase naturellement pleine de séduction; mais avec toute l’adresse d’un vieil écuyer, chaque fois aussi qu’elle avoit vu s’approcher quelque incident, quelque choc cruel, elle avoit su réprimer sa parole, et l’avoit faite sobre et modérée. – Pendant tout le temps qu’avoit duré cette douloureuse confidence, accoudé sur les sculptures du lit de repos, le front appuyé dans sa main, l’œil fixe, Vengeance avoit écouté dans l’apparence d’un grand calme, avec une application qui n’étoit pas de son âge, et lorsqu’elle avoit été achevée, sans empressement, sans marque de passion, il s’étoit mis aux genoux de sa mère, lui avoit pris les mains, les avoit approchées plusieurs fois amoureusement de ses lèvres, et levant sur elle un regard mêlé de chagrin et d’admiration, après avoir balbutié quelques remerciements et quelques douces formules de consolations: – Regardez-moi bien, ma mère, lui avoit-il dit, je ne suis plus cet enfant d’autrefois! je suis un homme – que l’inquiétude a mûri, que tout ce qu’il vient d’ouïr mûrira plus encore!.. – Ne craignez rien, ma mère; du secret que vous me confiez ma jeunesse n’abusera pas!..

Lady Barrymore, qui s’étoit attendue, après l’état d’exaltation dans lequel Vengeance s’étoit d’abord montré, à quelque violente explosion, se laissant prendre à ce dehors de sagesse et de réserve, rapporta tout l’honneur de cette amélioration aux ménagements qu’elle avoit su mettre dans ses confidences; elle se félicitoit tout bas de son adresse et de sa politique… Pauvre femme! pauvre mère!.. – Hélas! la face humaine est un rideau de théâtre chargé de peinture et de fard, au travers duquel rien ne transpire, pas même les apprêts de la plus sombre tragédie.

Il fallut que la cloche du manoir vînt deux fois les tirer doucement par l’oreille et les semondre au souper pour les arracher enfin aux doux propos qui avoient succédé, et dans lesquels touts deux ils se reposoient de leurs émotions si réelles et si diverses. En quelques heures quel changement s’étoit fait! Les deux camps s’étoient rapprochés et mêlés. – L’assiégeant avoit ouvert sa tente, et la place assiégée sa porte. – L’épée sortie pour immoler avoit donné l’accolade. – La mère éplorée, qui, véhémente comme une ménade, avoit entraîné son fils emporté et terrible dans la chambre funèbre, maintenant quittoit cette chambre, calme et radieuse, lui glorieux et caressant. Ils alloient maintenant comme deux personnes amoureuses et pleines de sympathie, heureuses, orgueilleuses l’une de l’autre, se cherchant du regard à chaque pas. – Le bras mollement enlacé à la taille élégante de Déborah, la tête appuyée sur sa belle épaule, Vengeance marchoit sous une pluie de baisers.

La soirée, comme d’habitude, Vengeance la passa au salon, auprès de sa mère, dans un aimable désœuvrement; Déborah travailloit à de la broderie, tandis que lui, nonchalamment jeté dans une causeuse, tenoit un livre à la main qu’il ne lisoit pas. – Sauf, peut-être deux ou trois questions insignifiantes en apparence, et qu’il fit d’un air d’indifférence, peut-être même un peu trop affecté, ce à quoi Déborah ne prit pas garde, il n’y eut pas un mot de retour sur les choses si graves qui venoient d’être agitées, pas un coup de pioche donné derechef dans l’amas de décombres fraîchement remué. En voyant l’extérieur d’un si parfait oubli, on eût dit qu’un mois entre le midi et le soir s’étoit écoulé; que le temps avoit effacé sous son pas des impressions faites dans le sable. Sur la surface unie de l’onde retrouve-t-on les traces des vagues appaisées! – Chaque fois que Vengeance aiguillonné par sa mère reprenoit la parole, il ne manquoit pas d’enjouement; mais comme s’il eût été en proie à un reste de souci intime qu’il auroit eu peine à déguiser, souvent il laissoit en beau chemin sa période, donnoit seulement deux ou trois coups de serpe à son idée, et par une pente insensible revenoit promptement au silence; mais dans le silence même la fierté nouvelle qu’ils avoient dans l’âme se trahissoit. On voyoit, cela perçoit comme le bourgeon sur l’écorce, qu’ils venoient de grandir dans leur estime mutuelle; qu’ils venoient en leur faveur réciproque d’entériner dans leur cœur de nouvelles lettres d’anoblissement et de crédit. On voyoit, cela transpiroit par touts les pores, que l’enfant étoit devenu tout-à-coup pour sa mère un homme sûr, une âme droite, éprouvée et d’une riche complexion; – une épée d’une trempe forte et choisie, pénétrante, acérée; – un champ prêt à s’ouvrir sous le soc du monde, prêt à jeter moisson; – un terrain ferme où fonder l’édifice d’une vie remplie par la gloire; – et que de son côté la mère pour l’enfant n’étoit plus une femme sans avenues et sans issues; – un caillou arrondi autrefois dans le lit de on ne sait plus quel fleuve; – un lambeau déchiré au pavillon du ciel, ou sorti du limon; – une femme, en un mot, avec une flétrissure creusée au diamant sur le front; cavale de Cour réformée dans une remonte, défroque de quelque princelet coulé bas ou fait ermite; Aspasie tombée en désuétude, catin abdiquée!

A onze heures, Vengeance se leva pour prendre congé de sa mère: ils s’embrassèrent long-temps savoureusement, avec délices; mais, au lieu de se retirer comme de coutume dans son appartement, Vengeance, ayant gagné le perron, se glissa doucement dans le parc, sur les bords préférés de la source. – La brise répandoit une senteur de chêne; – le firmament étoit du bleu le plus pur; – Phœbé regardoit amoureusement la terre; – et les étoiles scintilloient comme si Dieu les eût nouvellement refourbies.

Là, l’esprit tout-à-fait isolé au milieu de ce spectacle sublime, pensif, silencieux, souvent assis sur une pierre, quelquefois marchant à grandes enjambées dans les broussailles, la tête plus fièrement portée, le poing fièrement sur la hanche, notre jeune orphelin demeura fort avant dans la nuit, comme ces moucherons qui s’oublient à jouer dans les rais argentés de la lune. – Puis, tout d’un coup, comme s’il avoit enfin cueilli dans les genévriers la fleur si rare de la résolution, quittant brusquement le parc, il se rendit dans sa chambre, où sa lampe qui l’attendoit à demi voilée, inondée des splendeurs nocturnes, sembloit le flambeau d’une veille funèbre. – Ayant pris sur la muraille son épée, ses pistolets, et sa fidèle carabine, puis une miniature de sa mère qu’il couvrit de baisers et plaça sur son cœur, il écrivit quelques mots à la hâte qu’il laissa sur la table, s’enveloppa dans son manteau, et ressortit aussitôt avec une extrême précaution. Arrivé sur la pelouse, auprès du cénotaphe de Patrick, il mit alors le genou en terre, – le plombeau d’acier de son épée brilloit à son côté dans l’herbe comme une luciole, – et s’appuya sur le fût de son mousquet. Après avoir gardé quelque temps cette attitude pieuse, il se releva avec enthousiasme, et s’écria: – Dites, mon père, est-ce pas que je fais bien? – que c’est votre conseil? – eh! que je serois un lâche, indigne des entrailles de ma mère!.. Mais cela ne sera pas! cela ne peut pas être!.. Est-ce pas, poussière de mon père? est-ce pas? – Jamais! vois-tu, mon père, pensée ne s’est offerte à mon esprit avec plus de charmes! sans cesse elle s’en revient vers moi, cette pensée, plus jeune et plus séduisante!.. Rose, amoureuse, fraîche, elle m’aborde couronnée de pampre et de fleurs! elle me baise sur le front! elle pose ses lèvres sur mes lèvres! elle me serre voluptueusement la main, et me dit: – Courage! – va! – va!.. – au fond de cette action, vois-tu, tu trouveras une satisfaction ineffable, un assouvissement, une estime de toi-même, que rien autre au monde ne t’apporteroit!.. va!.. – Bien! bien! ombre de mon père! – Bien! bien! mon esprit, plus de calme; allez! je connois et je comprends mon devoir, et je saurai l’accomplir!.. Étrange chose que le monde! il y a quelques heures encore, si l’on m’eût parlé de cet homme, j’aurois écouté avec bienveillance; si je l’eusse rencontré sur mes pas je lui eusse donné mes respects; que de fois ainsi, dans la vie, ne doit-il pas arriver que la victime serre affectueusement le bras qui forgea son malheur! que l’opprimé et l’oppresseur, inconnus l’un à l’autre, se donnent le baiser de paix; que l’infortuné courbe révérencieusement la tête devant l’auteur de son abjection; que le pauvre pleure à la porte du carrosse où se fait mener triomphalement le fils de ceux qui dépouillèrent ses ancêtres!.. – Oh! mais, moi, mon père! béni soit le ciel! tout m’est révélé! je ne serai pas de ce nombre! je remonterai jusqu’à la source de mon mal, et je la tarirai!.. – Étrange chose que la haine! cela gonfle tellement le cœur, que la terre, si vaste pour ceux qui s’aiment, manque d’espace et ne peut contenir deux cœurs remplis de ce venin!..

En achevant cette obscure invocation aux mânes de son père, Vengeance, qui chanceloit, appuya son front brûlant sur le marbre, et attacha ses lèvres avec ardeur sur l’écusson voilé, taillé dans le couvercle du sépulchre. – Comme l’amant qui a jeté son bras autour du col de son amante, il ne pouvoit se séparer de cette froide pierre.

Enfin, ayant gagné après un long détour le bâtiment des écuries, et sellé en un tournemain son palefroi, à petits pas, sans bruit, il entra dans une allée de sycomores, bien sombre, au bout de laquelle existoit une petite porte basse qui donnoit sur des terres empouillées.

D’un bond ayant franchi cette barrière, il piqua des deux, et fendant l’espace avec la vélocité de Wilhelm emportant Lénore, il disparut bientôt au loin, parmi les masses d’ombre, dans la plaine.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
05 июля 2017
Объем:
501 стр. 3 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают