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Читать книгу: «Madame Putiphar, vol 1 e 2», страница 26

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LIVRE SEPTIÈME

XIX

Adossé contre un bois, accoudé entre deux bois, le manoir de Déborah étoit posé comme une couronne crénelée sur le front d’une colline rapide, et se mirant amoureusement dans un méandre de la Seine, ce qu’il me semble, si j’ai bonne mémoire, que j’ai déjà dit. Un large fossé passoit par-devant et se replioit sur lui-même, à chaque extrémité, comme l’ornement d’une frise grecque, pour embrasser à droite le logis des gardes, à gauche les écuries et le chenil. Un ponceau de pierre l’enjamboit avec son arche vis-à-vis d’une magnifique grille ouvragée au marteau, et dont les ailes de fer, pareilles aux ailes membraneuses de Satan, étoient scellées dans les flancs de deux énormes piliers de briques qui supportoient sur leur tailloir des figures de sangliers terribles, à la gueule béante, à l’œil hors de l’orbite, aux soies hérissées. Une longue allée de sable découverte, entre des parterres géométriques, conduisoit à la demeure seigneuriale, dont le perron étaloit, avec grâce, son parquet de dalles, et ses degrés, chargés d’urnes à fleurs, et sembloit dire à l’étranger de l’air le plus aimable: – Montez, venez, entrez; soyez le bien-venu, soyez notre hôte. Toutefois l’étranger, avant que d’arriver à la bienveillance de ce perron, avoit à subir de rudes épreuves; et qui n’eût été gent de courage ne l’eût jamais atteint. La longue avenue de sable étoit garnie, sur ses deux rives, de dix en dix pas d’élégantes petites cabanes d’où s’élançoient, au bruit de la marche la plus légère, des chiens enchaînés, d’un volume formidable, qui ne laissoient qu’un passage étroit entre leurs dents acérées, entre leurs aboiements effroyables.

Ce séjour isolé, esseulé, éloigné, ceint tout à l’entour de la solitude la plus vraie, étoit dans un si bel état de conservation et d’une disposition si heureuse, répondant si bien au rêve de Déborah, qu’en en prenant possession, elle n’avoit pas eu à y déranger une syllabe. Seulement, sous l’abri d’un arbre résineux, dont la ramure horizontale s’ouvroit comme une ombrelle au centre de la vaste pelouse, qui, s’enclavant de toutes parts dans les bois, dérouloit le velours de son tapis vert au pied de la façade intérieure, fidèle à sa douleur et à son espoir, elle avoit fait élever à grand frais, sur un caveau souterrain, un magnifique sarcophage de marbre blanc, à la mémoire de Patrick, et destiné à recevoir sa dépouille terrestre, si jamais, selon ses vœux, le Ciel permettoit qu’enfin elle la recouvrât. Ce sépulchre, dont l’écusson étoit voilé et le cartouche muet, éternellement agenouillé comme un pénitent sous le poids du remords; immobile, impassible, inaltérable au milieu des variations et des renouvellements sans nombre et plein de charmes de la nature, produisoit un effet d’art superbe; et, répandant autour de lui le parfum d’une grande tristesse, il faisoit planer et veiller sur la solitude de ces lieux la pensée uniforme qui habitoit l’âme si grave de Déborah.

Dans les premiers temps de sa retraite au désert, notre sombre châtelaine avoit envoyé Icolm-Kill à son castel de Limerick pour y décrocher les peintures précieuses que son grand-père lui avoit religieusement léguées, et les faire passer en France, ainsi que sa bibliothèque italienne, dont il a été question autrefois, je ne sais plus au juste dans quel ancien argument de cette triste épopée; et, profitant de l’absence de cet homme, elle avoit amené de Paris quelques artistes et quelques artisans qu’elle avoit occupés à des travaux secrets, dans une pièce située à l’extrémité de son appartement, contiguë avec sa chambre à coucher, fermée comme un coffre-fort, dans laquelle personne au monde qu’elle ne pénétroit, et dans laquelle, pour obéir à la loi de ce poème, nous-mêmes nous ne pénétrerons pas encore.

Il y avoit déjà plusieurs années que Déborah menoit une vie calme et solitaire dans ce nid d’aigle, suspendu au ciel et couvert du mystère des bois. Son cœur, où l’affection et l’enthousiasme n’étoient pas encore desséchés, s’étoit passionné pour ces lieux pleins de séduction et d’empire. La nature agreste, cette amie discrète, généreuse, caressante, y mêloit son parfum et sa rosée à l’amertume de son fiel, au sang qui couloit de sa plaie; et je ne nierai pas qu’au fond de sa mélancolie, quelque sombre et quelque opaque qu’elle fût, un rayon de bonheur n’essayât une pâle et craintive lueur, au feu de laquelle son âme transie se réchauffoit.

Déborah portoit rarement ses pas au-delà des limites de son domaine, encore son pied dénouoit-il plus volontiers les réseaux du lierre jonchant le sol du bocage qu’il ne fouloit la fleur de la prairie promise à la faulx: lorsque des besoins, quelque affaire indispensable l’appeloient à la ville, à Meulan, à Saint-Germain, à Paris, elle s’y rendoit au fond de son carrosse et, pour échapper aux regards, enfermée sous un voile épais. Ce n’étoit pas qu’elle redoutât beaucoup l’œil louche et rancunier de la police; c’étoit plutôt par un sentiment de mépris et d’aversion pour ce monde qu’elle avoit repoussé, et dont elle aimoit à se garer comme d’une bête venimeuse. Hors les domestiques et les gents de son service, personne ne l’approchoit, personne n’étoit reçu au château. La paix extraordinaire au sein de laquelle se replioit, dédaigneuse de ce que la foule recherche, une jeune femme inconnue, étrangère, d’une beauté aussi extraordinaire que sa règle, comblée des dons de la terre et du ciel, faite pour jeter autant d’éclat, de bruit, de retentissement qu’elle répandoit de silence, n’avoit pas été, comme on le pense bien, sans susciter un intérêt général de curiosité, d’étonnement, d’admiration; chez quelques-uns même un intérêt coupable. Chacun avoit cherché à sa manière, selon l’étendue de ses ressources, à percer le brouillard, à écarter de ses mains la haie compacte, pour tâcher de voir par-dessus. Les interprétations les plus inimaginables et les conjectures les plus folles furent produites et goûtées. Long-temps touts les brillants gentilshommes des fiefs d’alentour avoient mis leurs soins et leur gloire à tenter de s’ouvrir un accès auprès de la mystérieuse comtesse de Barrymore, mais, quoiqu’ils eussent provoqué maintes fois les incidents les plus romanesques, pas un n’en étoit venu seulement à dépasser le saut-de-loup de la porte.

Comme Déborah, pour les mânes de Patrick, alloit toujours vêtue de deuil, les paysans l’appeloient la déesse noire, et plus volontiers encore la bonne dame noire. Les hommes des champs ne sont pas flatteurs: elle étoit bien acquise cette épithète de bonne. En effet, la bonté de Déborah, comme un arbre immense et ployant sous les fruits, abritoit sous ses rameaux toutes les cabanes d’alentour; en effet sa bonté se partageoit comme un pain et sembloit se multiplier sous la lame qui faisoit la part de chacun. Elle savoit habilement se faire livrer le secret de chaque souffrance, et, tandis qu’elle restoit fidèle à sa solitude, sa charité les mains pleines s’en alloit de seuil en seuil. Là elle se penchoit au chevet du malade; ici elle rallumoit le four du pauvre; là elle atteloit la charrue du laboureur, qui pleuroit ses bœufs morts sur le sillon, ou retrempoit la hache et les forces du bûcheron ébréchées aux pieds des chênes.

Pour ce qui étoit de l’administration du château, de ses terres et de ses bois, Déborah s’abandonnoit entièrement à Icolm-Kill. Ses soucis, elle les réservoit pour un objet plus saint et plus digne, pour son fils, pour Vengeance, sur qui elle répandoit incessamment le vase intarissable de ses soins, pour qui elle eût voulu effeuiller toutes ses heures. – Derrière les premiers halliers du parc, il y avoit une source qui sortoit d’une pierre et couloit sous un fourré de cresson. Ce lieu étoit plein de repos et de charme. Dans ses moments de loisir Déborah aimoit à venir s’y asseoir. Vengeance jouoit dans les hautes herbes; elle, elle lisoit, ou se laissoit aller au désordre d’une rêverie. Chaque jour aussi, sans y manquer, elle faisoit d’assez longues absences; elle disparoissoit au fond de son appartement dans la pièce secrète où nous ne pouvons la suivre; et souvent aussi elle y passoit une partie de ses soirées et de ses nuits.

Le scion se faisoit l’image fidèle de l’arbre abattu. La beauté encore enfantine de Vengeance rappeloit de plus en plus la beauté virile de Patrick, et promettoit de l’égaler. Quant à son caractère, il sembloit formé d’un heureux mélange. Aux qualités généreuses et solides de son père, s’étoient jointes la résolution, la hardiesse, la spontanéité de Déborah. Nourri dans la plus grande liberté, laissé à toute sa fougue, sans chaîne, sans collier, sans mors, sans joug, sans devoir, sans étude, sans rien qui pesât sur lui, sans rien qui l’opprimât ou le réprimât, il grandissoit sauvage, irrégulier, volontaire. Rien au monde de ce qui pouvoit développer chez lui la vigueur, la force, la fierté n’étoit considéré avec indifférence. Déborah pensoit que l’homme n’a besoin que de deux choses, d’une santé de fer et d’un haut sentiment de l’honneur. L’éducation de Vengeance étoit donc toute militaire: des rhéteurs l’eussent trouvée barbare. Icolm-Kill, l’ancien factieux, l’ancien pirate, son gouverneur en titre, lui enseignoit à monter à cheval, à tirer le pistolet, à nager, à ramer, à manier l’espadon, à faire des armes; les gardes lui montroient à se servir du fusil, à chasser au tir, à chasser à courre, à sonner de la trompe, en un mot tout ce qui concerne le bel art de la chasse; et pour endurcir son corps à la fatigue souvent ils l’emmenoient avec eux battre les bois. Vengeance apportoit une disposition rare à touts ces exercices; il s’y adonnoit de toutes ses forces et y réussissoit à ravir. Ces habitudes turbulentes qu’on lui donnoit, ces goûts ardents qu’on lui inspiroit ajoutoient encore à sa pétulance, à son audace, à son courage naturel: il étoit devenu indomptable. La vive affection qu’il vouoit à sa mère ne suffisoit plus pour l’enchaîner à ses côtés. Le salon ne l’avoit pas souvent sous son lambris. Sans cesse en action, sans cesse dans le tumulte, c’étoit bien le plus inexorable des démons; c’étoit un diable! Pas de ravage, pas d’exploit qu’il n’imaginât! Il se battoit avec ses chiens, et prenoit leur chenil d’assaut; il chassoit au sanglier avec les porcs de la basse-cour; il brûloit la cervelle aux carpes de la pièce d’eau; il cueilloit les fruits du verger à coups d’arquebuse. A toutes ces algarades, qui eussent désolé tant d’autres pauvres femmes, Déborah applaudissoit tout bas; c’étoit son œuvre; elle en étoit fière. Déborah ne vouloit pas que son fils fût un clerc précoce, mais un lionceau; non pas un marjolet, mais un brave. Comme il devoit avoir à vivre avec les hommes, elle le prémunissoit contre eux; – il se pouvoit d’ailleurs qu’il eût un jour son père à venger, et un père ne se venge pas avec une fleur de rhétorique.

XX

Neuf jours après sa sortie du puisard, Patrick reçut le crucifix qu’il avoit demandé. Le Christ étoit d’argent; la croix étoit d’ébène et garnie d’orfévrerie; tout au bas se lisoit, gravé, le nom de M. de Lamoignon de Malesherbes. Patrick, acceptant ce signe avec reconnoissance, l’approcha de ses lèvres, et se livra aux émotions d’une joie douce, intérieure, presque exempte de tristesse, appuyée qu’elle étoit sur une espérance certaine. L’homme puissant, généreux, qui l’avoit tiré avec tant de zèle de sa basse-fosse, qui s’étoit prêté si gracieusement à un simple désir, ne pouvoit manquer à une promesse formelle. Aussi Patrick voyoit-il la liberté à sa porte. Sans cesse il prêtoit l’oreille; au moindre bruit il l’entendoit frapper. – Cependant l’impitoyable M. de Rougemont, avec une complaisance invraisemblable de sa part, s’attachoit à faire prodiguer à son prisonnier, selon l’ordre de M. de Malesherbes, les soins les plus délicats. On eût dit son cœur tout-à-coup ouvert à l’humanité. Mais il y avoit dans cette conduite nouvelle une sorte d’affectation et de parade qui, assurément, aux yeux de quelqu’un moins intéressé que Patrick à prendre ce fourbe au sérieux, eût pu le faire paroître d’une foi douteuse. – Dans le dépit on goûte une sorte de satisfaction à faire plus qu’il n’est nécessaire. Nous voulons accorder plus qu’on ne nous demande; nous nous plaisons à dépasser les bornes. Condamnez un enfant qui porte son plein tablier de fruits, à en offrir un seul contre son gré, il vous les jettera touts à la face.

Patrick vit alors reparoître autour de lui tout ce dont on l’avoit dépouillé; depuis ce qui lui avoit été ôté à son arrivée au Donjon jusques aux confiscations de M. le dernier lieutenant. La bague surannée que sir Francis Meadowbanks avoit donnée en mourant à sa fille Debby, que Déborah avoit confié à Patrick en signe d’alliance, et que la Putiphar n’avoit pu desceller de son lieu, étincela de nouveau à son doigt avec orgueil! Ce fut pour lui une satisfaction bien douce que de recouvrer tant de vieux amis perdus, dont le souvenir de plusieurs même alloit s’effaçant de jour en jour de sa mémoire; mais son cœur saigna aussi, et il lui resta des regrets bien amers: les joyaux et les parures de Déborah ne se retrouvèrent pas dans la valise. M. le chevalier de Rougemont déclaroit ignorer ce que c’étoit devenu; mais il mentoit par sa gorge, le voleur!

Dès que les bains et le vin vieux eurent remis un peu de vie et de sève sous son écorce desséchée, Patrick, rassemblant ses forces bien modiques encore, s’appliqua à rédiger le mémoire que souhaitoit M. de Malesherbes; et aussitôt qu’il l’eut achevé M. de Rougemont se chargea avec empressement de le faire parvenir. – Patrick avoit pensé, avec assez de raison, que sa mise en liberté suivroit de près l’envoi de son factum. Il comptoit dessus; c’étoit chose promise, sûre, immanquable. Ses chaînes entre ses serres, il battoit de l’aile pour essayer son vol. Il bouillonnoit, il aspiroit, il appeloit; hors du bord, penché à la mer, les bras nus, il étoit prêt à lever l’ancre au premier signal. Mais les heures, biches légères pour l’homme de plaisir, tortues paresseuses et pesantes pour l’âme en peine! s’écouloient; mais les semaines, qui rampoient lentement comme des chars embourbés, s’entassoient, et la voix qui devoit venir crier à travers les barreaux: Levez-vous et soyez libre! ne retentissoit point. – Ce silence devenant de plus en plus inexplicable, et voulant à tout prix sortir de cet état d’attente qui le tuoit, Patrick se résolut à la fin d’écrire à son bienfaiteur, et il lui adressa cette lettre brève, mais superbe, mais bien propre à le faire ressouvenir, si tant est que M. de Malesherbes eût oublié. – «Monseigneur, – Le prisonnier à qui dans votre miséricorde vous avez bien voulu donner un Christ, le simulacre le plus saint, attend de vous la chose la plus sainte, la liberté.»

Cette démarche fut un coup frappé à la porte d’une maison déserte: personne ne parut à la fenêtre et ne répondit. Le silence qui régnoit devant, régna après. L’écheveau ne se démêloit point, et le temps passoit toujours; chaque jour amenoit plus de désespérance dans l’espoir de Patrick. L’édifice de son bonheur prochain, lézardé de toutes parts, tomboit pierre à pierre. Patrick, qui avoit compté sur les doigts de rose de la liberté, les délices que la liberté alloit lui rendre, se reprenant, les décomptoit tristement sur les doigts de bronze du Destin.

Quelque cruelle que fût cette inquiétude dans laquelle il vécut, durant plusieurs mois, si c’étoit vivre, elle n’arriva que trop tôt à son terme. Un changement violent opéré dans le régime salutaire dont il jouissoit depuis la visite de M. de Malesherbes, vint tout-à-coup l’éclairer sur son sort. Révolté des nouveaux traitements qu’on s’apprêtoit à lui faire subir, ayant fait porter son indignation aux pieds de M. le lieutenant pour le Roi, celui-ci, levant enfin le masque, lui avoit répondu: – Perdez, s’il vous plaît, je vous en prie, tout espoir d’être jamais libre. M. de Malesherbes n’est plus au ministère, et vous êtes mon ennemi; je vous tiens; pas de plainte; la fosse où vous devriez être n’est pas comblée.

M. de Malesherbes, pour suivre Turgot dans sa retraite, venoit effectivement de se démettre de son département, malgré les instances de son Roi; mais qu’il l’eût fait sans avoir ordonné la mise en liberté de Patrick, c’est ce qui sera toujours inadmissible. Il se peut, comme quelques-uns l’affirment, que durant sa trop courte administration, de douce mémoire, surchargé de travaux et d’affaires, à travers mille devoirs et mille préoccupations, embarrassé dans la foule de détenus qu’il vida des bastilles, M. de Malesherbes ait oublié quelques infortunés dans les cachots, dont sa vertu auroit dû briser les fers; mais que Patrick ait été de ce nombre, – impossible! Patrick, sur qui sa charité s’étoit arrêtée d’une façon particulière; Patrick à qui sa bonté paternelle avoit fait avec empressement et complaisance un don si saint, si précieux. Non, cela, dis-je, n’est pas possible! Non, M. le chevalier de Rougemont dut tromper M. de Malesherbes comme le pensa Patrick, et comme il nous faut bien le penser avec lui. A coup sûr ce méchant dut retenir entre ses mains le mémoire et la lettre de son prisonnier; à coup sûr il dut recevoir l’ordre de son élargissement, auquel il désobéit. Cet homme féroce, ce stupide forfante qui gardoit dans son cœur, si toutefois il en avoit, une haine implacable pour Patrick, surtout en mémoire de Fitz-Harris, n’avoit pu sans doute se faire un seul instant à l’idée de perdre la proie dans les chairs de laquelle ses ongles entroient chaque jour avec une hideuse et nouvelle volupté.

Jusques alors l’esprit élevé de Patrick s’étoit maintenu dans sa force. Son âme étoit demeurée belle, noble, judicieuse; son corps seul avoit fléchi sous le malheur, et subi d’attristantes détériorations; mais ce dernier assaut le vainquit. Sa raison en fut profondément ébranlée. Sa sagesse s’égara et se fêla du haut en bas comme un crystal qui reçoit un choc; et, dérogeant à son essence native, sa nature douce et distinguée dégénéra. Tombé dans le dégoût profond de toutes choses, il commença dès lors, peu à peu, à manquer à la culture de soi-même, aux soins quotidiens qu’on se doit; triste symptôme! – Lui qui, dans la souffrance, s’étoit toujours montré avare de plaintes et de pleurs, laissoit voir sans cesse une larme arrêtée sur la rive de sa paupière, ou dans le creux de sa joue décharnée et livide. – Prosterné devant son épitaphe, que Fitz-Harris autrefois avoit gravée, comme on sait, sur la muraille, la bouche accollée à son crucifix, il passoit régulièrement toutes les heures de sa longue journée. Où l’automne l’avoit laissé, le printemps le retrouvoit. – Neuf des plus belles années qui soient comptées à l’homme, il les dépensa ainsi, sur ce gril, en proie à une douleur monotone, déchiré dans touts les sens par les vexations obséquieuses d’un geôlier infatigable et cruel. Ces neuf années qui se déroulèrent si lentement pour Patrick, dont chaque jour fut une coupe amère à vider, nous allons d’un seul pas les franchir. – Qui donc trouveroit en soi assez de courage pour suivre crise à crise une telle agonie?

Enfin, par une nuit d’hiver, le 27 février 1784, si je suis bien servi par ma mémoire, les triples portes de son cachot s’ouvrirent précipitamment, et M. de Rougemont paraissant avec un flambeau au poing, s’écria: – Levez-vous, prisonnier, et suivez-moi; vous êtes libre! Dans la cour un carrosse attendoit portière ouverte; M. de Rougemont le pria de vouloir bien y monter. – C’est beaucoup trop de tendresse, monsieur, lui dit alors Patrick, en souriant: je n’espérois pas, je l’avoue, de m’en aller en carrosse à la liberté, il eût suffi, monsieur, d’ouvrir ce guichet et de baisser le pont. Comme il obéissoit à cet ordre, deux personnages qui se trouvoient déjà placés dans la voiture se reculèrent à son aspect avec un geste d’effroi et de pitié; hérissé de barbe et de chevelure, pâle, blême, décharné, les lueurs blafardes et les ombres foncées de la nuit lui donnoient la physionomie et la transparence d’un spectre. Deux autres personnages, de mines communes, s’étant aussi embarqués à sa suite, la portière se ferma et les chevaux se mirent en marche. Lorsque les deux hommes qui s’étoient reculés à la vue de Patrick eurent repris leur assurance, ils lui adressèrent quelques questions avec politesse. Quelles étoient-elles, ces questions? et qu’y répondit-il, je l’ignore; mais il est à croire toutefois qu’elles touchoient à sa misère; car, après qu’il eut parlé quelques instants, ils lui prirent la main l’un et l’autre et la lui serrèrent cordialement. Une commisération sincère et douce ne se trouve guère que dans les cœurs où le malheur habite, ou par où le malheur a passé: ces deux personnages, qui, oubliant leur propre infortune, s’étoient si fort émus du sort de Patrick, étoient eux-mêmes des prisonniers comme lui, qui comme lui venoient d’être retirés du Donjon; l’un des deux, celui aux vêtements modestes, n’étoit qu’un gentilhomme toulousain, le comte de Solages, arrêté sous le ministère Amelot, et à la requête de son père, pour dérangement de conduite, pour quelques folies de jeunesse; mais l’autre – c’étoit une des gloires de la France, – un martyr qui n’arriva à son calvaire qu’après avoir été tour-à-tour enfermé au château de Chaufour, au château de Saumur, à la Conciergerie, au château de Miolans, deux fois à Pierre-Encise, exilé à la Coste, incarcéré à Vincennes, puis, au temps où nous sommes, transféré à la Bastille.

On s’obstine à vouloir faire honneur à la haute sagesse de Napoléon de l’emprisonnement, dans la maison des fous, de cet homme célèbre entre les célèbres; c’est écrit, c’est dit; mais on en a menti; mais on ment; mais c’est faux! Non, cette cruauté n’est pas l’ouvrage du bon sens imaginatif de Napoléon. Au mois de juin 1789, cet homme, à la suite d’une scène burlesque qu’il avoit eue avec l’état-major de la Bastille, avoit déjà été conduit au couvent de Charenton, d’où il étoit sorti durant les troubles révolutionnaires, en vertu d’un décret qui ne le concernoit point; et on l’y avoit déjà réintégré que Buonaparte n’étoit pas seulement encore empereur en herbe. – C’eût été mal d’ailleurs de la part de l’empereur corse d’accommoder ainsi un empereur romain.

Ce que j’entends par cette gloire de la France, s’il faut le dire, c’étoit l’illustre auteur d’un livre contre lequel vous criez touts à l’infamie, et que vous avez touts dans votre poche, je vous en demande bien pardon, cher lecteur; c’étoit, dis-je, très-haut et très-puissant seigneur, monsieur le comte de Sade, dont les fils dégénérés portent aujourd’hui parmi nous un front noble et fier, un front noble et pur.

La plus grande partie des bagages déposés sur une espèce de charrette qui suivoit le carrosse appartenoient à ce gentilhomme, qui, joignant à ses goûts impériaux un goût impérieux pour les vêtements splendides, possédoit une garde-robe qui se composoit bien, sans mentir, sans exagération, de plus de deux cents habits galonnés ou chargés de broderies, – que nous aurons bientôt le triste avantage de voir figurer dans une sanglante mascarade.

Le carrosse rouloit lentement et toujours dans la même direction. L’épaisseur de cette nuit de février ne permettoit guère à nos prisonniers de se reconnoître; cependant tout les portoit à croire qu’ils s’approchoient de Paris. Enfin, après plusieurs qui-vive qui retentirent dans le silence, quelques sourds bruissements, quelques bruits de ferrement et de porte, le carrosse s’arrêta court et s’ouvrit; les deux mines basses et taciturnes qui avoient été du voyage descendirent immédiatement, et, faisant leur fonction d’exempts de police, elles invitèrent nos trois prisonniers à les suivre. Un groupe d’officiers et de sergents de garde, l’épée au côté, et des geôliers armés de flambeaux et de clefs, qui se tenoient à quelques pas de la portière, se saisirent de Patrick comme il quittoit le marche-pied. – A cet attentat, comprenant toute la trahison, Patrick promena un œil hagard sur les hautes murailles qui l’environnoient, et, reconnoissant tout-à-coup la cour intérieure de la Bastille, que, vingt-un ans auparavant, joyeux, il avoit traversée pour porter à Fitz-Harris les lettres de grâce qu’il venoit d’arracher à la haine de la Putiphar, il poussa un cri terrible et tomba le front sur le pavé.

Éclairé surtout, assure-t-on, par le livre des lettres de cachets de Mirabeau, sur les abus et le régime exécrable de la prison de Vincennes, le nouveau ministre de Paris, M. le baron de Breteuil, venoit d’en ordonner l’évacuation. – Commandance du Château, Lieutenance du Donjon, M. Paulmi d’Argenson, avec son capitaine et ses trente hommes de garde, M. le chevalier de Rougemont, avec ses guichetiers et ses bénéfices, tout fut rasé et balayé en un clin-d’œil; et, à quelque temps de là, après qu’on en eut dispersé touts les prisonniers dans divers châteaux forts, après que l’intraitable Prévôt de Beaumont qui se refusoit à subir une nouvelle translation, eut capitulé et ouvert de bon cœur son cachot dont on avoit fait en vain le siége, cette Tour fameuse et redoutable, demeure d’une longue suite de rois, prison d’État pendant une longue suite de siècles, devint l’humble théâtre d’une boulangerie qui fournissoit à Paris du pain à un sou meilleur marché les quatre livres; et où l’on eût pu faire, pour peu qu’on eût fouillé le sol, du pain sans froment, comme au temps de la ligue; du pain de farine d’ossements.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
05 июля 2017
Объем:
501 стр. 3 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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