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Читать книгу: «Le père Goriot», страница 17

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– J’entends Christophe, lui dit Eugène, il vous monte du bois que ce jeune homme vous envoie.

– Bon! mais comment payer le bois? je n’ai pas un sou, mon enfant. J’ai tout donné, tout. Je suis à la charité. La robe lamée était-elle belle au moins? (Ah! je souffre!) Merci, Christophe. Dieu vous récompensera, mon garçon; moi, je n’ai plus rien.

– Je te payerai bien, toi et Sylvie, dit Eugène à l’oreille du garçon.

– Mes filles vous ont dit qu’elles allaient venir, n’est-ce pas, Christophe? Vas-y encore, je te donnerai cent sous. Dis-leur que je ne me sens pas bien, que je voudrais les embrasser, les voir encore une fois avant de mourir. Dis-leur cela, mais sans trop les effrayer.

Christophe partit sur un signe de Rastignac.

– Elles vont venir, reprit le vieillard. Je les connais. Cette bonne Delphine, si je meurs, quel chagrin je lui causerai! Nasie aussi. Je ne voudrais pas mourir, pour ne pas les faire pleurer. Mourir, mon bon Eugène, c’est ne plus les voir. Là où l’on s’en va, je m’ennuierai bien. Pour un père, l’enfer, c’est d’être sans enfants, et j’ai déjà fait mon apprentissage depuis qu’elles sont mariées. Mon paradis était rue de la Jussienne. Dites donc, si je vais en paradis, je pourrai revenir sur terre en esprit autour d’elles. J’ai entendu dire de ces choses-là. Sont-elles vraies? Je crois les voir en ce moment telles qu’elles étaient rue de la Jussienne. Elles descendaient le matin. Bonjour, papa, disaient-elles. Je les prenais sur mes genoux, je leur faisais mille agaceries, des niches. Elles me caressaient gentiment. Nous déjeunions tous les matins ensemble, nous dînions, enfin j’étais père, je jouissais de mes enfants. Quand elles étaient rue de la Jussienne, elles ne raisonnaient pas, elles ne savaient rien du monde, elles m’aimaient bien. Mon Dieu! pourquoi ne sont-elles pas toujours restées petites? (Oh! je souffre, la tête me tire.) Ah! ah! pardon, mes enfants! je souffre horriblement, et il faut que ce soit de la vraie douleur, vous m’avez rendu bien dur au mal. Mon Dieu! si j’avais seulement leurs mains dans les miennes, je ne sentirais point mon mal. Croyez-vous qu’elles viennent? Christophe est si bête! J’aurais dû y aller moi-même. Il va les voir, lui. Mais vous avez été hier au bal. Dites-moi donc comment elles étaient? Elles ne savaient rien de ma maladie, n’est-ce pas? Elles n’auraient pas dansé, pauvres petites! Oh! je ne veux plus être malade. Elles ont encore trop besoin de moi. Leurs fortunes sont compromises. Et à quels maris sont-elles livrées! Guérissez-moi, guérissez-moi! (Oh! que je souffre! Ah! ah! ah!) Voyez-vous, il faut me guérir, parce qu’il leur faut de l’argent, et je sais où aller en gagner. J’irai faire de l’amidon en aiguilles à Odessa. Je suis un malin, je gagnerai des millions. (Oh! je souffre trop!)

Goriot garda le silence pendant un moment, en paraissant faire tous ses efforts pour rassembler ses forces afin de supporter la douleur.

– Si elles étaient là, je ne me plaindrais pas, dit-il. Pourquoi donc me plaindre?

Un léger assoupissement survint et dura long-temps. Christophe revint. Rastignac, qui croyait le père Goriot endormi, laissa le garçon lui rendre compte à haute voix de sa mission.

– Monsieur, dit-il, je suis d’abord allé chez madame la comtesse, à laquelle il m’a été impossible de parler, elle était dans de grandes affaires avec son mari. Comme j’insistais, monsieur de Restaud est venu lui-même, et m’a dit comme ça: Monsieur Goriot se meurt, eh! bien, c’est ce qu’il a de mieux à faire. J’ai besoin de madame de Restaud pour terminer des affaires importantes, elle ira quand tout sera fini. Il avait l’air en colère, ce monsieur-là. J’allais sortir, lorsque madame est entrée dans l’antichambre par une porte que je ne voyais pas, et m’a dit: Christophe, dis à mon père que je suis en discussion avec mon mari, je ne puis pas le quitter; il s’agit de la vie ou de la mort de mes enfants; mais aussitôt que tout sera fini, j’irai. Quant à madame la baronne, autre histoire! je ne l’ai point vue, et je n’ai pas pu lui parler. Ah! me dit la femme de chambre, madame est rentrée du bal à cinq heures un quart, elle dort; si je l’éveille avant midi, elle me grondera. Je lui dirai que son père va plus mal quand elle me sonnera. Pour une mauvaise nouvelle, il est toujours temps de la lui dire. J’ai eu beau prier! Ah ouin! J’ai demandé à parler à monsieur le baron, il était sorti.

– Aucune de ses filles ne viendrait, s’écria Rastignac. je vais écrire à toutes deux.

– Aucune, répondit le vieillard en se dressant sur son séant. Elles ont des affaires, elles dorment, elles ne viendront pas. Je le savais. Il faut mourir pour savoir ce que c’est que des enfants. Ah! mon ami, ne vous mariez pas, n’ayez pas d’enfants! Vous leur donnez la vie, ils vous donnent la mort. Vous les faites entrer dans le monde, ils vous en chassent. Non, elles ne viendront pas! Je sais cela depuis dix ans. Je me le disais quelquefois, mais je n’osais pas y croire.

Une larme roula dans chacun de ses yeux, sur la bordure rouge, sans en tomber.

– Ah! si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si je ne la leur avais pas donnée, elles seraient là, elles me lècheraient les joues de leurs baisers! je demeurerais dans un hôtel, j’aurais de belles chambres, des domestiques, du feu à moi; et elles seraient tout en larmes, avec leurs maris, leurs enfants. J’aurais tout cela. Mais rien. L’argent donne tout, même des filles. Oh! mon argent, où est-il? Si j’avais des trésors à laisser, elles me panseraient, elles me soigneraient; je les entendrais, je les verrais. Ah! mon cher enfant, mon seul enfant, j’aime mieux mon abandon et ma misère! Au moins quand un malheureux est aimé, il est bien sûr qu’on l’aime. Non, je voudrais être riche, je les verrais. Ma foi, qui sait? Elles ont toutes les deux des cœurs de roche. J’avais trop d’amour pour elles pour qu’elles en eussent pour moi. Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bride comme des chevaux sournois. Et j’étais à genoux devant elles. Les misérables! elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix ans. Si vous saviez comme elles étaient aux petits soins pour moi dans les premiers temps de leur mariage! (Oh! je souffre un cruel martyre!) Je venais de leur donner à chacune près de huit cent mille francs, elles ne pouvaient pas, ni leurs maris non plus, être rudes avec moi. L’on me recevait: «Mon bon père, par-ci; mon cher père, par là.» Mon couvert était toujours mis chez elles. Enfin je dînais avec leurs maris, qui me traitaient avec considération. J’avais l’air d’avoir encore quelque chose. Pourquoi ça? Je n’avais rien dit de mes affaires. Un homme qui donne huit cent mille francs à ses filles était un homme à soigner. Et l’on était aux petits soins, mais c’était pour mon argent. Le monde n’est pas beau. J’ai vu cela. moi! L’on me menait en voiture au spectacle, et je restais comme je voulais aux soirées. Enfin elles se disaient mes filles, et elles m’avouaient pour leur père. J’ai encore ma finesse, allez, et rien ne m’est échappé. Tout a été à son adresse et m’a percé le cœur. Je voyais bien que c’était des frimes; mais le mal était sans remède. Je n’étais pas chez elles aussi à l’aise qu’à la table d’en bas. Je ne savais rien dire. Aussi quand quelques-uns de ces gens du monde demandaient à l’oreille de mes gendres: – Qui est-ce que ce monsieur-là? – C’est le père aux écus, il est riche – Ah, diable! disait-on, et l’on me regardait avec le respect dû aux écus. Mais si je les gênais quelquefois un peu, je rachetais bien mes défauts! D’ailleurs, qui donc est parfait? (Ma tête est une plaie!) Je souffre en ce moment ce qu’il faut souffrir pour [pout] mourir, mon cher monsieur Eugène, eh! bien, ce n’est rien en comparaison de la douleur que m’a causée le premier regard par lequel Anastasie m’a fait comprendre que je venais de dire une bêtise qui l’humiliait; son regard m’a ouvert toutes les veines. J’aurais voulu tout savoir, mais ce que j’ai bien su, c’est que j’étais de trop sur terre. Le lendemain je suis allé chez Delphine pour me consoler, et voilà que j’y fais une bêtise qui me l’a mise en colère. J’en suis devenu comme fou. J’ai été huit jours ne sachant plus ce que je devais faire. Je n’ai pas osé les aller voir, de peur de leurs reproches. Et me voilà à la porte de mes filles. Ô mon Dieu! puisque tu connais les misères, les souffrances que j’ai endurées; puisque tu as compté les coups de poignard que j’ai reçus, dans ce temps qui m’a vieilli, changé, tué, blanchi, pourquoi me fais-tu donc souffrir aujourd’hui? J’ai bien expié le péché de les trop aimer. Elles se sont bien vengées de mon affection, elles m’ont tenaillé comme des bourreaux. Eh! bien, les pères sont si bêtes! je les aimais tant que j’y suis retourné comme un joueur au jeu. Mes filles, c’était mon vice à moi; elles étaient mes maîtresses, enfin tout! Elles avaient toutes les deux besoin de quelque chose, de parures; les femmes de chambre me le disaient, et je les donnais pour être bien reçu! Mais elles m’ont fait tout de même quelques petites leçons sur ma manière d’être dans le monde. Oh! elles n’ont pas attendu le lendemain. Elles commençaient à rougir de moi. Voilà ce que c’est que de bien élever ses enfants. À mon âge je ne pouvais pourtant pas aller à l’école. (Je souffre horriblement, mon Dieu! les médecins! les médecins! Si l’on m’ouvrait la tête, je souffrirais moins.) Mes filles, mes filles, Anastasie, Delphine! je veux les voir. Envoyez-les chercher par la gendarmerie, de force! la justice est pour moi, tout est pour moi, la nature, le code civil. Je proteste. La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. Oh! les voir, les entendre, n’importe ce qu’elles me diront, pourvu que j’entende leur voix, ça calmera mes douleurs, Delphine surtout. Mais dites-leur, quand elles seront là, de ne pas me regarder froidement comme elles font. Ah! mon bon ami, monsieur Eugène, vous ne savez pas ce que c’est que de trouver l’or du regard changé tout à coup en plomb gris. Depuis le jour où leurs yeux n’ont plus rayonné sur moi, j’ai toujours été en hiver ici; je n’ai plus eu que des chagrins à dévorer, et je les ai dévorés! J’ai vécu pour être humilié, insulté. Je les aime tant, que j’avalais tous les affronts par lesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance honteuse. Un père se cacher pour voir ses filles! Je leur ai donné ma vie, elles ne me donneront pas une heure aujourd’hui! J’ai soif, j’ai faim, le cœur me brûle, elles ne viendront pas rafraîchir mon agonie, car je meurs, je le sens. Mais elles ne savent donc pas ce que c’est que de marcher sur le cadavre de son père! Il y a un Dieu dans les cieux, il nous venge malgré nous, nous autres pères. Oh! elles viendront! Venez, mes chéries, venez encore me baiser, un dernier baiser, le viatique de votre père, qui priera Dieu pour vous, qui lui dira que vous avez été de bonnes filles, qui plaidera pour vous! Après tout, vous êtes innocentes. Elles sont innocentes, mon ami! Dites-le bien à tout le monde, qu’on ne les inquiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler aux pieds. J’aimais cela, moi. Ça ne regarde personne, ni la justice humaine, ni la justice divine. Dieu serait injuste s’il les condamnait à cause de moi. Je n’ai pas su me conduire, j’ai fait la bêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pour elles! Que voulez-vous! le plus beau naturel, les meilleurs âmes auraient succombé à la corruption de cette facilité paternelle. Je suis un misérable, je suis justement puni. Moi seul ai causé les désordres de mes filles, je les ai gâtées. Elles veulent aujourd’hui le plaisir, comme elles voulaient autrefois du bonbon. Je leur ai toujours permis de satisfaire leurs fantaisies de jeunes filles. À quinze ans, elles avaient voiture! Rien ne leur a résisté. Moi seul suis coupable, mais coupable par amour. Leur voix m’ouvrait le cœur. Je les entends, elles viennent. Oh! oui, elles viendront. La loi veut qu’on vienne voir mourir son père, la loi est pour moi. Puis ça ne coûtera qu’une course. Je la payerai. Écrivez-leur que j’ai des millions à leur laisser! Parole d’honneur. J’irai faire des pâtes d’Italie à Odessa. Je connais la manière. Il y a, dans mon projet, des millions à gagner. Personne n’y a pensé. Ça ne se gâtera point dans le transport comme le blé ou comme la farine. Eh, eh, l’amidon? il y aura là des millions! Vous ne mentirez pas, dites-leur des millions, et quand mêmes elles viendraient par avarice, j’aime mieux être trompé, je les verrai. Je veux mes filles! je les ai faites! elles sont à moi! dit-il en se dressant sur son séant, en montrant à Eugène une tête dont les cheveux blancs étaient épars et qui menaçait par tout ce qui pouvait exprimer la menace.

– Allons, lui dit Eugène, recouchez-vous, mon bon père Goriot, je vais leur écrire. Aussitôt que Bianchon sera de retour, j’irai si elles ne viennent pas.

– Si elles ne viennent pas? répéta le vieillard en sanglotant. Mais je serai mort, mort dans un accès de rage, de rage! La rage me gagne! En ce moment, je vois ma vie entière. Je suis dupe! elles ne m’aiment pas, elles ne m’ont jamais aimé! cela est clair. Si elles ne sont pas venues, elles ne viendront pas. Plus elles auront tardé, moins elles se décideront à me faire cette joie. Je les connais. Elles n’ont jamais su rien deviner de mes chagrins, de mes douleurs, de mes besoins, elles ne devineront pas plus ma mort; elles ne sont seulement pas dans le secret de ma tendresse. Oui, je le vois, pour elles, l’habitude de m’ouvrir les entrailles a ôté du prix à tout ce que je faisais. Elles auraient demandé à me crever les yeux, je leur aurais dit: «Crevez-les!» Je suis trop bête. Elles croient que tous les pères sont comme le leur. Il faut toujours se faire valoir. Leurs enfants me vengeront. Mais c’est dans leur intérêt de venir ici. Prévenez-les donc qu’elles compromettent leur agonie. Elles commettent tous les crimes en un seul. Mais allez donc, dites-leur donc que, ne pas venir, c’est un parricide! Elles en ont assez commis sans ajouter celui-là. Criez donc comme moi: «Hé, Nasie! hé, Delphine! venez à votre père qui a été si bon pour vous et qui souffre!» Rien, personne. Mourrai-je donc comme un chien? Voilà ma récompense, l’abandon. Ce sont des infâmes, des scélérates; je les abomine, je les maudis; je me relèverai, la nuit, de mon cercueil pour les remaudire, car, enfin, mes amis, ai-je tort? elles se conduisent bien mal! hein? Qu’est-ce que je dis? Ne m’avez-vous pas averti que Delphine est là? C’est la meilleure des deux. Vous êtes mon fils, Eugène, vous! aimez-la, soyez un père pour elle. L’autre est bien malheureuse. Et leurs fortunes! Ah, mon Dieu! J’expire, je souffre un peu trop! Coupez-moi la tête, laissez-moi seulement le cœur.

– Christophe, allez chercher Bianchon, s’écria Eugène épouvanté du caractère que prenaient les plaintes et les cris du vieillard, et ramenez-moi un cabriolet.

– Je vais aller chercher vos filles, mon bon père Goriot, je vous les ramènerai.

– De force, de force! Demandez la garde, la ligne, tout! tout, dit-il en jetant à Eugène un dernier regard où brilla la raison. Dites au gouvernement, au procureur du roi, qu’on me les amène, je le veux!

– Mais vous les avez maudites.

– Qui est-ce qui a dit cela? répondit le vieillard stupéfait. Vous savez bien que je les aime, je les adore! Je suis guéri si je les vois… Allez, mon bon voisin, mon cher enfant, allez, vous êtes bon, vous; je voudrais vous remercier, mais je n’ai rien à vous donner que les bénédictions d’un mourant. Ah! je voudrais au moins voir Delphine pour lui dire de m’acquitter envers vous. Si l’autre ne peut pas, amenez-moi celle-là. Dites-lui que vous ne l’aimerez plus si elle ne veut pas venir. Elle vous aime tant qu’elle viendra. À boire, les entrailles me brûlent! Mettez-moi quelque chose sur la tête. La main de mes filles, ça me sauverait, je le sens… Mon Dieu! qui refera leurs fortunes si je m’en vais? Je veux aller à Odessa pour elles, à Odessa, y faire des pâtes.

– Buvez ceci, dit Eugène en soulevant le moribond et le prenant dans son bras gauche tandis que de l’autre il tenait une tasse pleine de tisane.

– Vous devez aimer votre père et votre mère, vous! dit le vieillard en serrant de ses mains défaillantes la main d’Eugène. Comprenez-vous que je vais mourir sans les voir, mes filles? Avoir soif toujours, et ne jamais boire, voilà comment j’ai vécu depuis dix ans… Mes deux gendres ont tué mes filles. Oui, je n’ai plus eu de filles après qu’elles ont été mariées. Pères, dites aux chambres de faire une loi sur le mariage! Enfin, ne mariez pas vos filles si vous les aimez. Le gendre est un scélérat qui gâte tout chez une fille, il souille tout. Plus de mariages! C’est ce qui nous enlève nos filles, et nous ne les avons plus quand nous mourons. Faites une loi sur la mort des pères. C’est épouvantable, ceci! Vengeance! Ce sont mes gendres qui les empêchent de venir. Tuez-les! À mort le Restaud, à mort l’Alsacien, ce sont mes assassins! La mort ou mes filles! Ah! c’est fini, je meurs sans elles! Elles! Nasie, Fifine, allons, venez donc! Votre papa sort…

– Mon bon père Goriot, calmez-vous, voyons, restez tranquille, ne vous agitez pas, ne pensez pas.

– Ne pas les voir, voilà l’agonie!

– Vous allez les voir.

– Vrai! cria le vieillard égaré. Oh! les voir! je vais les voir, entendre leur voix. Je mourrai heureux. Eh bien! oui, je ne demande plus à vivre, je n’y tenais plus, mes peines allaient croissant. Mais les voir, toucher leurs robes, ah! rien que leurs robes, c’est bien peu; mais que je sente quelque chose d’elles! Faites-moi prendre les cheveux… veux…

Il tomba la tête sur l’oreiller comme s’il recevait un coup de massue. Ses mains s’agitèrent sur la couverture comme pour prendre les cheveux de ses filles.

– Je les bénis, dit-il en faisant un effort, bénis.

Il s’affaissa tout à coup. En ce moment Bianchon entra. – J’ai rencontré Christophe, dit-il, il va t’amener une voiture. Puis il regarda le malade, lui souleva de force les paupières, et les deux étudiants lui virent un œil sans chaleur et terne. – Il n’en reviendra pas, dit Bianchon, je ne crois pas. Il prit le pouls, le tâta, mit la main sur le cœur du bonhomme.

– La machine va toujours; mais, dans sa position, c’est un malheur, il vaudrait mieux qu’il mourût!

– Ma foi, oui, dit Rastignac.

– Qu’as-tu donc? tu es pâle comme la mort.

– Mon ami, je viens d’entendre des cris et des plaintes. Il y a un Dieu! Oh! oui! il y a un Dieu, et il nous a fait un monde meilleur, ou notre terre est un non-sens. Si ce n’avait pas été si tragique, je fondrais en larmes, mais j’ai le cœur et l’estomac horriblement serrés.

– Dis donc, il va falloir bien des choses; où prendre de l’argent?

Rastignac tira sa montre.

– Tiens, mets-la vite en gage. Je ne veux pas m’arrêter en route, car j’ai peur de perdre une minute, et j’attends Christophe. Je n’ai pas un liard, il faudra payer mon cocher au retour.

Rastignac se précipita dans l’escalier, et partit pour aller rue du Helder chez madame de Restaud. Pendant le chemin, son imagination, frappée de l’horrible spectacle dont il avait été témoin, échauffa son indignation. Quand il arriva dans l’antichambre et qu’il demanda madame de Restaud, on lui répondit qu’elle n’était pas visible.

– Mais, dit-il au valet de chambre, je viens de la part de son père qui se meurt.

– Monsieur, nous avons de monsieur le comte les ordres les plus sévères..

– Si monsieur de Restaud y est, dites-lui dans quelle circonstance se trouve son beau-père et prévenez-le qu’il faut que je lui parle à l’instant même.

Eugène attendit pendant long-temps.

– Il se meurt peut-être en ce moment, pensait-il.

Le valet de chambre l’introduisit dans le premier salon, où monsieur de Restaud reçut l’étudiant debout, sans le faire asseoir, devant une cheminée où il n’y avait pas de feu.

– Monsieur le comte, lui dit Rastignac, monsieur votre beau-père expire en ce moment dans un bouge infâme, sans un liard pour avoir du bois; il est exactement à la mort et demande à voir sa fille…

– Monsieur, lui répondit avec froideur le comte de Restaud, vous avez pu vous apercevoir que j’ai fort peu de tendresse pour monsieur Goriot. Il a compromis son caractère avec madame de Restaud, il a fait le malheur de ma vie, je vois en lui l’ennemi de mon repos. Qu’il meure, qu’il vive, tout m’est parfaitement indifférent. Voilà quels sont mes sentiments à son égard. Le monde pourra me blâmer, je méprise l’opinion. J’ai maintenant des choses plus importantes à accomplir qu’à m’occuper de ce que penseront de moi des sots ou des indifférents Quant à madame de Restaud, elle est hors d’état de sortir. D’ailleurs, je ne veux pas qu’elle quitte sa maison. Dites à son père qu’aussitôt qu’elle aura rempli ses devoirs envers moi, envers mon enfant, elle ira le voir. Si elle aime son père, elle peut être libre dans quelques instants…

– Monsieur le comte, il ne m’appartient pas de juger de votre conduite, vous êtes le maître de votre femme; mais je puis compter sur votre loyauté? eh bien! promettez-moi seulement de lui dire que son père n’a pas un jour à vivre, et l’a déjà maudite en ne la voyant pas à son chevet!

– Dites-le-lui vous-même, répondit monsieur de Restaud frappé des sentiments d’indignation que trahissait l’accent d’Eugène.

Rastignac entra, conduit par le comte, dans le salon où se tenait habituellement la comtesse: il la trouva noyée de larmes, et plongée dans une bergère comme une femme qui voulait mourir. Elle lui fit pitié. Avant de regarder Rastignac, elle jeta sur son mari de craintifs regards qui annonçaient une prostration complète de ses forces écrasées par une tyrannie morale et physique. Le comte hocha la tête, elle se crut encouragée à parler.

– Monsieur, j’ai tout entendu. Dites à mon père que s’il connaissait la situation dans laquelle je suis, il me pardonnerait. Je ne comptais pas sur ce supplice, il est au-dessus de mes forces, monsieur, mais je résisterai jusqu’au bout, dit-elle à son mari. Je suis mère. Dites à mon père que je suis irréprochable envers lui, malgré les apparences, cria-t-elle avec désespoir à l’étudiant.

Eugène salua les deux époux, en devinant l’horrible crise dans laquelle était la femme, et se retira stupéfait. Le ton de monsieur de Restaud lui avait démontré l’inutilité de sa démarche, et il comprit qu’Anastasie n’était plus libre. Il courut chez madame de Nucingen, et la trouva dans son lit.

– Je suis souffrante, mon pauvre ami, lui dit-elle. J’ai pris froid en sortant du bal, j’ai peur d’avoir une fluxion de poitrine, j’attends le médecin…

– Eussiez-vous la mort sur les lèvres, lui dit Eugène en l’interrompant, il faut vous traîner auprès de votre père. Il vous appelle! si vous pouviez entendre le plus léger de ses cris, vous ne vous sentiriez point malade.

– Eugène, mon père n’est peut-être pas aussi malade que vous le dites; mais je serais au désespoir d’avoir le moindre tort à vos yeux, et je me conduirai comme vous le voudrez. Lui, je le sais, il mourrait de chagrin si ma maladie devenait mortelle par suite de cette sortie. Eh! bien, j’irai dès que mon médecin sera venu. Ah! pourquoi n’avez-vous plus votre montre? dit-elle en ne voyant plus la chaîne. Eugène rougit. Eugène! Eugène, si vous l’aviez déjà vendue, perdue… Oh! cela serait bien mal.

L’étudiant se pencha sur le lit de Delphine, et lui dit à l’oreille: – Vous voulez le savoir? eh! bien, sachez-le! Votre père n’a pas de quoi s’acheter le linceul dans lequel on le mettra ce soir. Votre montre est en gage, je n’avais plus rien.

Delphine sauta tout à coup hors de son lit, courut à son secrétaire, y prit sa bourse, la tendit à Rastignac. Elle sonna et s’écria: J’y vais, j’y vais, Eugène. Laissez-moi m’habiller; mais je serais un monstre! Allez, j’arriverai avant vous! Thérèse, cria-t-elle à sa femme de chambre, dites à monsieur de Nucingen de monter me parler à l’instant même.

Eugène, heureux de pouvoir annoncer au moribond la présence d’une de ses filles, arriva presque joyeux rue Neuve-Sainte-Geneviève. Il fouilla dans la bourse pour pouvoir paver immédiatement son cocher. La bourse de cette jeune femme, si riche, si élégante, contenait soixante-dix francs. Parvenu en haut de l’escalier, il trouva le père Goriot maintenu par Bianchon, et opéré par le chirurgien de l’hôpital, sous les yeux du médecin. On lui brûlait le dos avec des moxas, dernier remède de la science, remède inutile.

– Les sentez-vous, demandait le médecin.

Le père Goriot, ayant entrevu l’étudiant, répondit: – Elles viennent, n’est-ce pas?

– Il peut s’en tirer, dit le chirurgien, il parle.

– Oui, répondit Eugène, Delphine me suit.

– Allons! dit Bianchon, il parlait de ses filles, après lesquelles il crie comme un homme sur le pal crie, dit-on, après l’eau…

– Cessez, dit le médecin au chirurgien, il n’y a plus rien à faire, on ne le sauvera pas.

Bianchon et le chirurgien replacèrent le mourant à plat sur son grabat infect.

– Il faudrait cependant le changer de linge, dit le médecin. Quoiqu’il n’y ait aucun espoir, il faut respecter eu lui la nature humaine. Je reviendrai, Bianchon, dit-il à l’étudiant. S’il se plaignait encore, mettez-lui de l’opium sur le diaphragme.

Le chirurgien et le médecin sortirent.

– Allons, Eugène, du courage, mon fils! dit Bianchon à Rastignac quand ils furent seuls, il s’agit de lui mettre une chemise blanche et de changer son lit. Va dire à Sylvie de monter des draps et de venir nous aider.

Eugène descendit, et trouva madame Vauquer occupée à mettre le couvert avec Sylvie. Aux premiers mots que lui dit Rastignac, la veuve vint à lui, en prenant l’air aigrement doucereux d’une marchande soupçonneuse qui ne voudrait ni perdre son argent, ni fâcher le consommateur.

– Mon cher monsieur Eugène, répondit-elle, vous savez tout comme moi que le père Goriot n’a plus le sou. Donner des draps à un homme en train de tortiller de l’œil, c’est les perdre, d’autant qu’il faudra bien en sacrifier un pour le linceul. Ainsi, vous me devez déjà cent quarante-quatre francs, mettez quarante francs de draps, et quelques autres petites choses, la chandelle que Sylvie vous donnera, tout cela fait au moins deux cents francs, qu’une pauvre veuve comme moi n’est pas en état de perdre. Dame! soyez juste, monsieur Eugène, j’ai bien assez perdu depuis cinq jours que le guignon s’est logé chez moi. J’aurais donné dix écus pour que ce bonhomme-là fût parti ces jours-ci, comme vous le disiez. Ça frappe mes pensionnaires. Pour un rien, je le ferais porter à l’hôpital. Enfin, mettez-vous à ma place. Mon établissement avant tout, c’est ma vie, à moi.

Eugène remonta rapidement chez le père Goriot.

– Bianchon, l’argent de la montre?

– Il est là sur la table, il en reste trois cent soixante et quelques francs. J’ai payé sur ce qu’on m’a donné tout ce que nous devions. La reconnaissance du Mont-de-Piété est sous l’argent.

– Tenez, madame, dit Rastignac après avoir dégringolé l’escalier avec horreur, soldez nos comptes. Monsieur Goriot n’a pas longtemps à rester chez vous, et moi…

– Oui, il en sortira les pieds en avant, pauvre bonhomme, dit-elle en comptant deux cents francs, d’un air moitié gai, moitié mélancolique.

– Finissons, dit Rastignac.

– Sylvie, donnez les draps, et allez aider ces messieurs, là-haut.

– Vous n’oublierez pas Sylvie, dit madame Vauquer à l’oreille d’Eugène, voilà deux nuits qu’elle veille.

Dès qu’Eugène eut le dos tourné, la vieille courut à sa cuisinière: – Prends les draps retournés, numéro sept. Par Dieu, c’est toujours assez bon pour un mort, lui dit-elle à l’oreille.

Eugène, qui avait déjà monté quelques marches de l’escalier, n’entendit pas les paroles de la vieille hôtesse.

– Allons, lui dit Bianchon, passons-lui sa chemise. Tiens-le droit.

Eugène se mit à la tête du lit, et soutint le moribond auquel Bianchon enleva sa chemise, et le bonhomme fit un geste comme pour garder quelque chose sur sa poitrine, et poussa des cris plaintifs et inarticulés, à la manière des animaux qui ont une grande douleur à exprimer.

– Oh! oh! dit Bianchon, il veut une petite chaîne de cheveux et un médaillon que nous lui avons ôtés tout à l’heure pour lui poser ses moxas. Pauvre homme! il faut la lui remettre. Elle est sur la cheminée.

Eugène alla prendre une chaîne tressée avec des cheveux blond-cendré, sans doute ceux de madame Goriot. Il lut d’un côté du médaillon: Anastasie; et de l’autre: Delphine. Image de son cœur qui reposait toujours sur son cœur. Les boucles contenues étaient d’une telle finesse qu’elles devaient avoir été prises pendant la première enfance des deux filles. Lorsque le médaillon toucha sa poitrine, le vieillard fit un han prolongé qui annonçait une satisfaction effrayante à voir. C’était un des derniers retentissements de sa sensibilité, qui semblait se retirer au centre inconnu d’où partent et où s’adressent nos sympathies. Son visage convulsé prit une expression de joie maladive. Les deux étudiants, frappés de ce terrible éclat d’une force de sentiment qui survivait à la pensée, laissèrent tomber chacun des larmes chaudes sur le moribond qui jeta un cri de plaisir aigu.

– Nasie! Fifine! dit-il.

– Il vit encore, dit Bianchon.

– À quoi ça lui sert-il? dit Sylvie.

– À souffrir, répondit Rastignac.

Après avoir fait à son camarade un signe pour lui dire de l’imiter, Bianchon s’agenouilla pour passer ses bras sous les jarrets du malade, pendant que Rastignac en faisait autant de l’autre côté du lit afin de passer les mains sous le dos. Sylvie était là, prête à retirer les draps quand le moribond serait soulevé, afin de les remplacer par ceux qu’elle apportait. Trompé sans doute par les larmes, Goriot usa ses dernières forces pour étendre les mains, rencontra de chaque côté de son lit les têtes des étudiants, les saisit violemment par les cheveux, et l’on entendit faiblement: – «Ah! mes anges!» Deux mots, deux murmures accentués par l’âme qui s’envola sur cette parole.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
340 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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