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Читать книгу: «Le père Goriot», страница 16

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– Qu’avez-vous donc fait ce matin, papa, pour être si souffrant ce soir qu’il vous faille rester au lit?

– Rien.

– Anastasie est venue? demanda Rastignac.

– Oui, répondit le père Goriot.

– Eh! bien, ne me cachez rien. Que vous a-t-elle encore demandé?

– Ah! reprit-il en rassemblant ses forces pour parler, elle était bien malheureuse, allez, mon enfant! Nasie n’a pas un sou depuis l’affaire des diamants. Elle avait commandé, pour ce bal, une robe lamée qui doit lui aller comme un bijou. Sa couturière, une infâme, n’a pas voulu lui faire crédit, et sa femme de chambre a payé mille francs en à-compte sur la toilette. Pauvre Nasie, en être venue là! Ça m’a déchiré le cœur. Mais la femme de chambre, voyant ce Restaud retirer toute sa confiance à Nasie, a eu peur de perdre son argent, et s’entend avec la couturière pour ne livrer la robe que si les mille francs sont rendus. Le bal est demain, la robe est prête, Nasie est au désespoir. Elle a voulu m’emprunter mes couverts pour les engager. Son mari veut qu’elle aille à ce bal pour montrer à tout Paris les diamants qu’on prétend vendus par elle. Peut-elle dire à ce monstre: «Je dois mille francs, payez-les?» Non. J’ai compris ça, moi. Sa sœur Delphine ira là dans une toilette superbe. Anastasie ne doit pas être au-dessous de sa cadette. Et puis elle est si noyée de larmes, ma pauvre fille! J’ai été si humilié de n’avoir pas eu douze mille francs hier, que j’aurais donné le reste de ma misérable vie pour racheter ce tort-là. Voyez-vous? j’avais eu la force de tout supporter, mais mon dernier manque d’argent m’a crevé le cœur. Oh! oh! je n’en ai fait ni une ni deux, je me suis rafistolé, requinqué; j’ai vendu pour six cents francs de couverts et de boucles, puis j’ai engagé, pour un an, mon titre de rente viagère contre quatre cents francs une fois payés, au papa Gobseck. Bah! je mangerai du pain! ça me suffisait quand j’étais jeune, ça peut encore aller. Au moins elle aura une belle soirée, ma Nasie. Elle sera pimpante. J’ai le billet de mille francs là sous mon chevet. Ça me réchauffe d’avoir là sous la tête ce qui va faire plaisir à la pauvre Nasie. Elle pourra mettre sa mauvaise Victoire à la porte. A-t-on vu des domestiques ne pas avoir confiance dans leurs maîtres! Demain je serai bien, Nasie vient à dix heures. Je ne veux pas qu’elles me croient malade, elles n’iraient point au bal, elles me soigneraient. Nasie m’embrassera demain comme son enfant, ses caresses me guériront. Enfin, n’aurais-je pas dépensé mille francs chez l’apothicaire? J’aime mieux les donner à mon Guérit-Tout, à ma Nasie. Je la consolerai dans sa misère, au moins. Ça m’acquitte du tort de m’être fait du viager. Elle est au fond de l’abîme, et moi je ne suis plus assez fort pour l’en tirer. Oh! je vais me remettre au commerce. J’irai à Odessa pour y acheter du grain. Les blés valent là trois fois moins que les nôtres ne coûtent. Si l’introduction des céréales est défendue en nature, les braves gens qui font les lois n’ont pas songé à prohiber les fabrications dont les blés sont le principe. Hé, hé!… j’ai trouvé cela, moi, ce matin! Il y a de beaux coups à faire dans les amidons.

– Il est fou, se dit Eugène en regardant le vieillard. Allons, restez en repos, ne parlez pas…

Eugène descendit pour dîner quand Bianchon remonta. Puis tous deux passèrent la nuit à garder le malade à tour de rôle, en s’occupant, l’un à lire ses livres de médecine, l’autre à écrire à sa mère et à ses sœurs. Le lendemain, les symptômes qui se déclarèrent chez le malade furent, suivant Bianchon, d’un favorable augure; mais ils exigèrent des soins continuels dont les deux étudiants étaient seuls capables, et dans le récit desquels il est impossible de compromettre la pudibonde phraséologie de l’époque. Les sangsues mises sur le corps appauvri du bonhomme furent accompagnées de cataplasmes, de bains de pied, de manœuvres médicales pour lesquelles il fallait d’ailleurs la force et le dévouement des deux jeunes gens. Madame de Restaud ne vint pas; elle envoya chercher sa somme par un commissionnaire.

– Je croyais qu’elle serait venue elle-même. Mais ce n’est pas un mal, elle se serait inquiétée, dit le père en paraissant heureux de cette circonstance.

À sept heures du soir, Thérèse vint apporter une lettre de Delphine.

«Que faites-vous donc, mon ami? À peine aimée, serais-je déjà négligée? Vous m’avez montré, dans ces confidences versées de cœur à cœur, une trop belle âme pour n’être pas de ceux qui restent toujours fidèles en voyant combien les sentiments ont de nuances. Comme vous l’avez dit en écoutant la prière de Mosé: «Pour les uns c’est une même note, pour les autres c’est l’infini de la musique!» Songez que je vous attends ce soir pour aller au bal de madame de Beauséant. Décidément le contrat de monsieur d’Ajuda a été signé ce matin à la cour, et la pauvre vicomtesse ne l’a su qu’à deux heures. Tout Paris va se porter chez elle, comme le peuple encombre la Grève quand il doit y avoir une exécution. N’est-ce pas horrible d’aller voir si cette femme cachera sa douleur, si elle saura bien mourir? Je n’irais certes pas, mon ami, si j’avais été déjà chez elle, mais elle ne recevra plus sans doute, et tous les efforts que j’ai faits seraient superflus. Ma situation est bien différente de celle des autres. D’ailleurs, j’y vais pour vous aussi. Je vous attends. Si vous n’étiez pas près de moi dans deux heures, je ne sais si je vous pardonnerais cette félonie.»

Rastignac prit une plume et répondit ainsi:

«J’attends un médecin pour savoir si votre père doit vivre encore. Il est mourant. J’irai vous porter l’arrêt, et j’ai peur que ce ne soit un arrêt de mort. Vous verrez si vous pouvez aller au bal. Mille tendresses.»

Le médecin vint à huit heures et demie, et, sans donner un avis favorable, il ne pensa pas que la mort dût être imminente. Il annonça des mieux et des rechutes alternatives d’où dépendraient la vie et la raison du bonhomme.

– Il vaudrait mieux qu’il mourût promptement, fut le dernier mot du docteur.

Eugène confia le père Goriot aux soins de Bianchon, et partit pour aller porter à madame de Nucingen les tristes nouvelles qui, dans son esprit encore imbu des devoirs de famille, devaient suspendre toute joie.

– Dites-lui qu’elle s’amuse tout de même, lui cria le père Goriot qui paraissait assoupi mais qui se dressa sur son séant au moment où Rastignac sortit.

Le jeune homme se présenta navré de douleur à Delphine, et la trouva coiffée, chaussée, n’ayant plus que sa robe de bal à mettre. Mais, semblable aux coups de pinceau par lesquels les peintres achèvent leurs tableaux, les derniers apprêts voulaient plus de temps que n’en demandait le fond même de la toile.

– Eh quoi, vous n’êtes pas habillé? dit-elle.

– Mais, madame, votre père…

– Encore mon père, s’écria-t-elle en l’interrompant. Mais vous ne m’apprendrez pas ce que je dois à mon père. Je connais mon père depuis long-temps. Pas un mot, Eugène. Je ne vous écouterai que quand vous aurez fait votre toilette. Thérèse a tout préparé chez vous; ma voiture est prête, prenez-la; revenez. Nous causerons de mon père en allant au bal. Il faut partir de bonne heure, si nous sommes pris dans la file des voitures, nous serons bien heureux de faire notre entrée à onze heures.

– Madame!

– Allez! pas un mot, dit-elle courant dans son boudoir pour y prendre un collier.

– Mais, allez donc, monsieur Eugène, vous fâcherez madame, dit Thérèse en poussant le jeune homme épouvanté de cet élégant parricide.

Il alla s’habiller en faisant les plus tristes, les plus décourageantes réflexions. Il voyait le monde comme un océan de boue dans lequel un homme se plongeait jusqu’au cou, s’il y trempait le pied. – Il ne s’y commet que des crimes mesquins! se dit-il. Vautrin est plus grand. Il avait vu les trois grandes expressions de la société: l’Obéissance, la Lutte et la Révolte; la Famille, le Monde et Vautrin. Et il n’osait prendre parti. L’Obéissance était ennuyeuse, la Révolte impossible, et la Lutte incertaine. Sa pensée le reporta au sein de sa famille. Il se souvint des pures émotions de cette vie calme, il se rappela les jours passés au milieu des êtres dont il était chéri. En se conformant aux lois naturelles du foyer domestique, ces chères créatures y trouvaient un bonheur plein, continu, sans angoisses. Malgré ses bonnes pensées, il ne se sentit pas le courage de venir confesser la foi des âmes pures à Delphine, en lui ordonnant la Vertu au nom de l’Amour. Déjà son éducation commencée avait porté ses fruits. Il aimait égoïstement déjà. Son tact lui avait permis de reconnaître la nature du cœur de Delphine. Il pressentait qu’elle était capable de marcher sur le corps de son père pour aller au bal, et il n’avait ni la force de jouer le rôle d’un raisonneur, ni le courage de lui déplaire, ni la vertu de la quitter. – Elle ne me pardonnerait jamais d’avoir eu raison contre elle dans cette circonstance, se dit-il. Puis il commenta les paroles des médecins, il se plut à penser que le père Goriot n’était pas aussi dangereusement malade qu’il le croyait; enfin, il entassa des raisonnements assassins pour justifier Delphine. Elle ne connaissait pas l’état dans lequel était son père. Le bonhomme lui-même la renverrait au bal, si elle l’allait voir. Souvent la loi sociale, implacable dans sa formule, condamne là où le crime apparent est excusé par les innombrables modifications qu’introduisent au sein des familles la différence des caractères, la diversité des intérêts et des situations. Eugène voulait se tromper lui-même, il était prêt à faire à sa maîtresse le sacrifice de sa conscience. Depuis deux jours, tout était changé dans sa vie. La femme y avait jeté ses désordres, elle avait fait pâlir la famille, elle avait tout confisqué à son profit. Rastignac et Delphine s’étaient rencontrés dans les conditions voulues pour éprouver l’un par l’autre les plus vives jouissances. Leur passion bien préparée avait grandi par ce qui tue les passions, par la jouissance. En possédant cette femme, Eugène s’aperçut que jusqu’alors il ne l’avait que désirée. Il ne l’aima qu’au lendemain du bonheur: l’amour n’est peut-être que la reconnaissance du plaisir. Infâme ou sublime, il adorait cette femme pour les voluptés qu’il lui avait apportées en dot, et pour toutes celles qu’il en avait reçues; de même que Delphine aimait Rastignac autant que Tantale aurait aimé l’ange qui serait venu satisfaire sa faim, ou étancher la soif de son gosier desséché.

– Eh! bien, comment va mon père? lui dit madame de Nucingen quand il fut de retour et en costume de bal.

– Extrêmement mal, répondit-il, si vous voulez me donner une preuve de votre affection, nous courrons le voir.

– Eh! bien, oui, dit-elle, mais après le bal. Mon bon Eugène, sois gentil, ne me fais pas de morale, viens.

Ils partirent. Eugène resta silencieux pendant une partie du chemin.

– Qu’avez-vous donc? dit-elle.

– J’entends le râle de votre père, répondit-il avec l’accent de la fâcherie. Et il se mit à raconter avec la chaleureuse éloquence du jeune âge la féroce action à laquelle madame de Restaud avait été poussée par la vanité, la crise mortelle que le dernier dévouement [dévoue-] du père avait déterminée, et ce que coûterait la robe lamée d’Anastasie. Delphine pleurait.

– Je vais être laide, pensa-t-elle. Ses larmes se séchèrent. J’irai garder mon père, je ne quitterai pas son chevet, reprit-elle.

– Ah! te voilà comme je te voulais, s’écria Rastignac.

Les lanternes de cinq cents voilures éclairaient les abords de l’hôtel de Beauséant. De chaque côté de la porte illuminée piaffait un gendarme. Le grand monde affluait si abondamment, et chacun mettait tant d’empressement à voir cette grande femme au moment de sa chute, que les appartements, situés au rez-de-chaussée de l’hôtel, étaient déjà pleins quand madame de Nucingen et Rastignac s’y présentèrent. Depuis le moment où toute la cour se rua chez la grande Mademoiselle à qui Louis XIV arrachait son amant, nul désastre de cœur ne fut plus éclatant que ne l’était celui de madame de Beauséant. En cette circonstance, la dernière fille de la quasi royale maison de Bourgogne se montra supérieure à son mal, et domina jusqu’à son dernier moment le monde dont elle n’avait accepté les vanités que pour les faire servir au triomphe de sa passion. Les plus belles femmes de Paris animaient ses salons de leurs toilettes et de leurs sourires. Les hommes les plus distingués de la cour, les ambassadeurs, les ministres, les gens illustrés en tout genre, chamarrés de croix, de plaques, de cordons multicolores, se pressaient autour de la vicomtesse. L’orchestre faisait résonner les motifs de sa musique sous les lambris dorés de ce palais, désert pour sa reine. Madame de Beauséant se tenait debout devant son premier salon pour recevoir ses prétendus amis. Vêtue de blanc, sans [sant] aucun ornement dans ses cheveux simplement nattés, elle semblait calme, et n’affichait ni douleur, ni fierté, ni fausse joie. Personne ne pouvait lire dans son âme. Vous eussiez dit d’une Niobé de marbre. Son sourire à ses intimes amis fut parfois railleur; mais elle parut à tous semblable à elle-même, et se montra si bien ce qu’elle était quand le bonheur la parait de ses rayons, que les plus insensibles l’admirèrent, comme les jeunes Romaines applaudissaient le gladiateur qui savait sourire en expirant. Le monde semblait s’être paré pour faire ses adieux à l’une de ses souveraines.

– Je tremblais que vous ne vinssiez pas, dit-elle à Rastignac.

– Madame, répondit-il d’une voix émue en prenant ce mot pour un reproche, je suis venu pour rester le dernier.

– Bien, dit-elle en lui prenant la main. Vous êtes peut-être ici le seul auquel je puisse me fier. Mon ami, aimez une femme que vous puissiez aimer toujours. N’en abandonnez aucune.

Elle prit le bras de Rastignac et le mena sur un canapé, dans le salon où l’on jouait.

– Allez, dit-elle, chez le marquis. Jacques, mon valet de chambre, vous y conduira et vous remettra une lettre pour lui. Je lui demande ma correspondance. Il vous la remettra tout entière, j’aime à le croire. Si vous avez mes lettres, montez dans ma chambre. On me préviendra.

Elle se leva pour aller au-devant de la duchesse de Langeais, sa meilleure amie qui venait aussi. Rastignac partit, fit demander le marquis d’Ajuda à l’hôtel de Rochefide, où il devait passer la soirée, et où il le trouva. Le marquis l’emmena chez lui, remit une boîte à l’étudiant, et lui dit: – Elles y sont toutes. Il parut vouloir parler à Eugène, soit pour le questionner sur les événements du bal et sur la vicomtesse, soit pour lui avouer que déjà peut-être il était au désespoir de son mariage, comme il le fut plus tard, mais un éclair d’orgueil brilla dans ses yeux, et il eut le déplorable courage de garder le secret sur ses plus nobles sentiments. – Ne lui dites rien de moi, mon cher Eugène. Il pressa la main de Rastignac par un mouvement affectueusement triste, et lui fit signe de partir. Eugène revint à l’hôtel de Beauséant, et fut introduit dans la chambre de la vicomtesse, où il vit les apprêts d’un départ. Il s’assit auprès du feu, regarda la cassette en cèdre, et tomba dans une profonde mélancolie. Pour lui, madame de Beauséant avait les proportions des déesses de l’Iliade.

– Ah! mon ami, dit la vicomtesse en entrant et appuyant sa main sur l’épaule de Rastignac.

Il aperçut sa cousine en pleurs, les yeux levés, une main tremblante, l’autre levée. Elle prit tout à coup la boîte, la plaça dans le feu et la vit brûler.

– Ils dansent! ils sont venus tous bien exactement, tandis que la mort viendra tard. Chut! mon ami, dit-elle en mettant un doigt sur la bouche de Rastignac prêt à parler. Je ne verrai plus jamais ni Paris ni le monde. À cinq heures du matin, Je vais partir pour aller m’ensevelir au fond de la Normandie. Depuis trois heures après midi, j’ai été obligée de faire mes préparatifs, signer des actes, voir à des affaires, je ne pouvais envoyer personne chez… Elle s’arrêta. Il était sûr qu’on le trouverait chez… Elle s’arrêta encore accablée de douleur. En ces moments tout est souffrance, et certains mots sont impossibles à prononcer. – Enfin, reprit-elle, je comptais sur vous ce soir pour ce dernier service. Je voudrais vous donner un gage de mon amitié. Je penserai souvent à vous, qui m’avez paru bon et noble, jeune et candide au milieu de ce monde où ces qualités sont si rares. Je souhaite que vous songiez quelquefois à moi. Tenez, dit-elle en jetant les yeux autour d’elle, voici le coffret où je mettais mes gants. Toutes les fois que j’en ai pris avant d’aller au bal ou au spectacle, je me sentais belle, parce que j’étais heureuse, et je n’y touchais que pour y laisser quelque pensée gracieuse: il y a beaucoup de moi là-dedans, il y a toute une madame de Beauséant qui n’est plus. Acceptez-le. J’aurai soin qu’on le porte chez vous, rue d’Artois. Madame de Nucingen est fort bien ce soir, aimez-la bien. Si nous ne nous voyons plus, mon ami, soyez sûr que je ferai des vœux pour vous, qui avez été bon pour moi. Descendons, je ne veux pas leur laisser croire que je pleure. J’ai l’éternité devant moi, j’y serai seule, et personne ne m’y demandera compte de mes larmes. Encore un regard à cette chambre. Elle s’arrêta. Puis, après s’être un moment caché les yeux avec sa main, elle se les essuya, les baigna d’eau fraîche, et prit le bras de l’étudiant. Marchons! dit-elle.

Rastignac n’avait pas encore senti d’émotion aussi violente que le fut le contact de cette douleur si noblement contenue. En rentrant dans le bal, Eugène en fit le tour avec madame de Beauséant, dernière et délicate attention de cette gracieuse femme. En entrant dans la galerie où l’on dansait, Rastignac fut surpris de rencontrer un de ces couples que la réunion de toutes les beautés humaines rend sublimes à voir. Jamais il n’avait eu l’occasion d’admirer de telles perfections. Pour tout exprimer en un mot, l’homme était un Antinoüs vivant, et ses manières ne détruisaient pas le charme qu’on éprouvait à le regarder. La femme était une fée, elle enchantait le regard, elle fascinait l’âme, irritait les sens les plus froids. La toilette s’harmoniait chez l’un et chez l’autre avec la beauté. Tout le monde les contemplait avec plaisir et enviait le bonheur qui éclatait dans l’accord de leurs yeux et de leurs mouvements.

– Mon Dieu, quelle est cette femme? dit Rastignac.

– Oh! la plus incontestablement belle, répondit la vicomtesse. C’est lady Brandon, elle est aussi célèbre par son bonheur que par sa beauté. Elle a tout sacrifié à ce jeune homme. Ils ont, dit-on, des enfants. Mais le malheur plane toujours sur eux. On dit que lord Brandon a juré de tirer une effroyable vengeance de sa femme et de cet amant. Ils sont heureux, mais ils tremblent sans cesse.

– Et lui?

– Comment! vous ne connaissez pas le beau colonel Franchessini?

– Celui qui s’est battu…

– Il y a trois jours, oui. Il avait été provoqué par le fils d’un banquier: il ne voulait que le blesser, mais par malheur il l’a tué.

– Oh!

– Qu’avez-vous donc? vous frissonnez, dit la vicomtesse.

– Je n’ai rien, répondit Rastignac.

Une sueur froide lui coulait dans le dos. Vautrin lui apparaissait avec sa figure de bronze. Le héros du bagne donnant la main au héros du bal changeait pour lui l’aspect de la société. Bientôt il aperçut les deux sœurs, madame de Restaud et madame de Nucingen. La comtesse était magnifique avec tous ses diamants étalés, qui, pour elle, étaient brûlants sans doute, elle les portait pour la dernière fois. Quelque puissants que fussent son orgueil et son amour, elle ne soutenait pas bien les regards de son mari. Ce spectacle n’était pas de nature à rendre les pensées de Rastignac moins tristes. S’il avait revu Vautrin dans le colonel italien, il revit alors, sous les diamants des deux sœurs, le grabat sur lequel gisait le père Goriot. Son attitude mélancolique ayant trompé la vicomtesse, elle lui retira son bras.

– Allez! je ne veux pas vous coûter un plaisir, dit-elle.

Eugène fut bientôt réclamé par Delphine, heureuse de l’effet qu’elle produisait, et jalouse de mettre aux pieds de l’étudiant les hommages qu’elle recueillait dans ce monde, où elle espérait être adoptée.

– Comment trouvez-vous Nasie? lui dit-elle.

– Elle a, dit Rastignac, escompté jusqu’à la mort de son père.

Vers quatre heures du matin, la foule des salons commençait à s’éclaircir. Bientôt la musique ne se fit plus entendre. La duchesse de Langeais et Rastignac se trouvèrent seuls dans le grand salon. La vicomtesse, croyant n’y rencontrer que l’étudiant, y vint après avoir dit adieu à monsieur de Beauséant, qui s’alla coucher en lui répétant: – Vous avez tort, ma chère, d’aller vous enfermer à votre âge! Restez donc avec nous.

En voyant la duchesse, madame de Beauséant ne put retenir une exclamation.

– Je vous ai devinée, Clara, dit madame de Langeais. Vous partez pour ne plus revenir; mais vous ne partirez pas sans m’avoir entendue et sans que nous nous soyons comprises. Elle prit son amie par le bras, l’emmena dans le salon voisin, et là, la regardant avec des larmes dans les yeux, elle la serra dans ses bras et la baisa sur les joues. – Je ne veux pas vous quitter froidement, ma chère, ce serait un remords trop lourd. Vous pouvez compter sur moi comme sur vous-même. Vous avez été grande ce soir, je me suis sentie digne de vous, et veux vous le prouver. J’ai eu des torts envers vous, je n’ai pas toujours été bien, pardonnez-moi, ma chère: je désavoue tout ce qui a pu vous blesser, je voudrais reprendre mes paroles. Une même douleur a réuni nos âmes, et je ne sais qui de nous sera la plus malheureuse. Monsieur de Montriveau n’était pas ici ce soir, comprenez-vous? Qui vous a vue pendant ce bal, Clara, ne vous oubliera jamais. Moi, je tente un dernier effort. Si j’échoue, j’irai dans un couvent! Où allez-vous, vous?

– En Normandie, à Courcelles, aimer, prier, jusqu’au jour où Dieu me retirera de ce monde.

– Venez, monsieur de Rastignac, dit la vicomtesse d’une voix émue, en pensant que ce jeune homme attendait. L’étudiant plia le genou, prit la main de sa cousine et la baisa. – Antoinette, adieu! reprit madame de Beauséant, soyez heureuse. Quant à vous, vous l’êtes, vous êtes jeune, vous pouvez croire à quelque chose, dit-elle à l’étudiant. À mon départ de ce monde, j’aurai eu, comme quelques mourants privilégiés, de religieuses, de sincères émotions autour de moi!

Rastignac s’en alla vers cinq heures, après avoir vu madame de Beauséant dans sa berline de voyage, après avoir reçu son dernier adieu mouillé de larmes qui prouvaient que les personnes les plus élevées ne sont pas mises hors de la loi du cœur et ne vivent pas sans chagrins, comme quelques courtisans du peuple voudraient le lui faire croire. Eugène revint à pied vers la maison Vauquer, par un temps humide et froid. Son éducation s’achevait.

– Nous ne sauverons pas le pauvre père Goriot, lui dit Bianchon quand Rastignac entra chez son voisin.

– Mon ami, lui dit Eugène après avoir regardé le vieillard endormi, va, poursuis la destinée modeste à laquelle tu bornes tes désirs. Moi, je suis en enfer, et il faut que j’y reste. Quelque mal que l’on te dise du monde, crois-le! il n’y a pas de Juvénal qui puisse en peindre l’horreur couverte d’or et de pierreries.

Le lendemain, Rastignac fut éveillé sur les deux heures après midi par Bianchon, qui, forcé de sortir, le pria de garder le père Goriot, dont l’état avait fort empiré pendant la matinée.

– Le bonhomme n’a pas deux jours, n’a peut-être pas six heures à vivre, dit l’élève en médecine, et cependant nous ne pouvons pas cesser de combattre le mal. Il va falloir lui donner des soins coûteux. Nous serons bien ses garde-malades; mais je n’ai pas le sou, moi. J’ai retourné ses poches, fouillé ses armoires: zéro au quotient. Je l’ai questionné dans un moment où il avait sa tête, il m’a dit ne pas avoir un liard à lui. Qu’as-tu, toi?

– Il me reste vingt francs, répondit Rastignac; mais j’irai les jouer, je gagnerai.

– Si tu perds?

– Je demanderai de l’argent à ses gendres et à ses filles.

– Et s’ils ne t’en donnent pas? reprit Bianchon. Le plus pressé dans ce moment n’est pas de trouver de l’argent, il faut envelopper le bonhomme d’un sinapisme bouillant depuis les pieds jusqu’à la moitié des cuisses. S’il crie, il y aura de la ressource. Tu sais comment cela s’arrange. D’ailleurs, Christophe [Chistophe] t’aidera. Moi, je passerai chez l’apothicaire répondre de tous les médicaments que nous y prendrons. Il est malheureux que le pauvre homme n’ait pas été transportable à notre hospice, il y aurait été mieux. Allons, viens que je t’installe, et ne le quitte pas que je ne sois revenu.

Les deux jeunes gens entrèrent dans la chambre où gisait le vieillard. Eugène fut effrayé du changement de cette face convulsée, blanche et profondément débile.

– Eh! bien, papa? lui dit-il en se penchant sur le grabat.

Goriot leva sur Eugène des yeux ternes et le regarda fort attentivement sans le reconnaître. L’étudiant ne soutint pas ce spectacle, des larmes humectèrent ses yeux.

– Bianchon, ne faudrait-il pas des rideaux aux fenêtres?

– Non. Les circonstances atmosphériques ne l’affectent plus. Ce serait trop heureux s’il avait chaud ou froid. Néanmoins il nous faut du feu pour faire les tisanes et préparer bien des choses. Je t’enverrai des falourdes qui nous serviront jusqu’à ce que nous ayons du bois. Hier et cette nuit, j’ai brûlé le tien et toutes les mottes du pauvre homme. Il faisait humide, l’eau dégouttait des murs. À peine ai-je pu sécher la chambre. Christophe l’a balayée, c’est vraiment une écurie. J’y ai brûlé du genièvre, ça puait trop.

– Mon Dieu! dit Rastignac, mais ses filles!

– Tiens, s’il demande à boire, tu lui donneras de ceci, dit l’interne en montrant à Rastignac un grand pot blanc. Si tu l’entends se plaindre et que le ventre soit chaud et dur, tu te feras aider par Christophe pour lui administrer… tu sais. S’il avait, par hasard, une grande exaltation, s’il parlait beaucoup, s’il avait enfin un petit brin de démence, laisse-le aller. Ce ne sera pas un mauvais signe. Mais envoie Christophe à l’hospice Cochin. Notre médecin, mon camarade ou moi, nous viendrions lui appliquer des moxas. Nous avons fait ce matin pendant que tu dormais, une grande consultation avec un élève du docteur Gall, avec un médecin en chef de l’Hôtel-Dieu et le nôtre. Ces messieurs ont cru reconnaître de curieux symptômes, et nous allons suivre les progrès de la maladie, afin de nous éclairer sur plusieurs points scientifiques assez importants. Un de ces messieurs prétend que la pression du sérum, si elle portait plus sur un organe que sur un autre, pourrait développer des faits particuliers. Écoute-le donc bien, au cas où il parlerait, afin de constater à quel genre d’idées appartiendraient ses discours: si c’est des effets de mémoire, de pénétration, de jugement; s’il s’occupe de matérialités, ou de sentiments; s’il calcule, s’il revient sur le passé; enfin sois en état de nous faire un rapport exact. Il est possible que l’invasion ait lieu en bloc, il mourra imbécile comme il l’est en ce moment. Tout est bien bizarre dans ces sortes de maladies! Si la bombe crevait par ici, dit Bianchon en montrant l’occiput du malade, il y a des exemples de phénomènes singuliers: le cerveau recouvre quelques-unes de ses facultés, et la mort est plus lente à se déclarer. Les sérosités peuvent se détourner du cerveau, prendre des routes dont on ne connaît le cours que par l’autopsie. Il y a aux Incurables un vieillard hébété chez qui l’épanchement a suivi la colonne vertébrale, il souffre horriblement, mais il vit.

– Se sont-elles bien amusées? dit le père Goriot, qui reconnut Eugène.

– Oh! il ne pense qu’à ses filles, dit Bianchon. Il m’a dit plus de cent fois cette nuit: Elles dansent! Elle a sa robe. Il les appelait par leurs noms. Il me faisait pleurer, diable m’emporte! avec ses intonations: Delphine! ma petite Delphine! Nasie! Ma parole d’honneur, dit l’élève en médecine, c’était à fondre en larmes.

– Delphine, dit le vieillard, elle est là, n’est-ce pas? Je le savais bien. Et ses yeux recouvrèrent une activité folle pour regarder les murs et la porte.

– Je descends dire à Sylvie de préparer les sinapismes, cria Bianchon, le moment est favorable.

Rastignac resta seul près du vieillard, assis au pied du lit, les yeux fixes sur cette tête effrayante et douloureuse à voir.

– Madame de Beauséant s’enfuit, celui-ci se meurt, dit-il. Les belles âmes ne peuvent pas rester long-temps en ce monde. Comment les grands sentiments s’allieraient-ils, en effet, à une société mesquine, petite, superficielle?

Les images de la fête à laquelle il avait assisté se représentèrent à son souvenir et contrastèrent avec le spectacle de ce lit de mort. Bianchon reparut soudain.

– Dis donc, Eugène, je viens de voir notre médecin en chef, et je suis revenu toujours courant. S’il se manifeste des symptômes de raison, s’il parle, couche-le sur un long sinapisme, de manière à l’envelopper de moutarde depuis la nuque jusqu’à la chute des reins, et fais-nous appeler.

– Cher Bianchon, dit Eugène.

– Oh! il s’agit d’un fait scientifique, reprit l’élève en médecine avec toute l’ardeur d’un néophyte.

– Allons, dit Eugène, je serai donc le seul à soigner ce pauvre vieillard par affection.

– Si tu m’avais vu ce matin, tu ne dirais pas cela, reprit Bianchon sans s’offenser du propos. Les médecins qui ont exercé ne voient que la maladie, moi, je vois encore le malade, mon cher garçon.

Il s’en alla, laissant Eugène seul avec le vieillard, et dans l’appréhension d’une crise qui ne tarda pas à se déclarer.

– Ah! c’est vous, mon cher enfant, dit le père Goriot en reconnaissant Eugène.

– Allez-vous mieux? demanda l’étudiant en lui prenant la main.

– Oui, j’avais la tête serrée comme dans un étau, mais elle se dégage. Avez-vous vu mes filles? Elles vont venir bientôt, elles accourront aussitôt qu’elles me sauront malade, elles m’ont tant soigné rue de la Jussienne! Mon Dieu! je voudrais que ma chambre fût propre pour les recevoir. Il y a un jeune homme qui m’a brûlé toutes mes mottes.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
340 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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