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Читать книгу: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», страница 34

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— Votre père vous veut, allez, mon fils, dit la mère en le poussant.

— Ils m'aiment par ordre, reprit ce vieillard qui parfois voyait sa situation.

— Monsieur, répondit-elle en passant à plusieurs reprises sa main sur les cheveux de Madeleine qui était coiffée en belle Ferronnière, ne soyez pas injuste pour les pauvres femmes; la vie ne leur est pas toujours facile à porter, et peut-être les enfants sont-ils les vertus d'une mère!

— Ma chère, répondit le comte qui s'avisa d'être logique, ce que vous dites signifie que, sans leurs enfants, les femmes manqueraient de vertu et planteraient là leurs maris.

La comtesse se leva brusquement et emmena Madeleine sur le perron.

— Voilà le mariage, mon cher, dit le comte. Prétendez-vous dire en sortant ainsi que je déraisonne? cria-t-il en prenant son fils par la main et venant au perron auprès de sa femme sur laquelle il lança des regards furieux.

— Au contraire, monsieur, vous m'avez effrayée. Votre réflexion me fait un mal affreux, dit-elle d'une voix creuse en me jetant un regard de criminelle. Si la vertu ne consiste pas à se sacrifier pour ses enfants et pour son mari, qu'est-ce donc que la vertu?

— Se sa-cri-fi-er! reprit le comte, en faisant de chaque syllabe un coup de barre sur le cœur de sa victime. Que sacrifiez-vous donc à vos enfants? que me sacrifiez-vous donc? qui? quoi? répondez? répondrez-vous? Que se passe-t-il donc ici? que voulez-vous dire?

— Monsieur, répondit-elle, seriez-vous donc satisfait d'être aimé pour l'amour de Dieu, ou de savoir votre femme vertueuse pour la vertu en elle-même?

— Madame a raison, dis-je en prenant la parole d'une voix émue qui vibra dans ces deux cœurs où je jetai mes espérances à jamais perdues et que je calmai par l'expression de la plus haute de toutes les douleurs dont le cri sourd éteignit cette querelle comme, quand le lion rugit, tout se tait. Oui, le plus beau privilége que nous ait conféré la raison est de pouvoir rapporter nos vertus aux êtres dont le bonheur est notre ouvrage, et que nous ne rendons heureux ni par calcul, ni par devoir, mais par une inépuisable et volontaire affection.

Une larme brilla dans les yeux d'Henriette.

— Et, cher comte, si par hasard une femme était involontairement soumise a quelque sentiment étranger à ceux que la société lui impose, avouez que plus ce sentiment serait irrésistible, plus elle serait vertueuse en l'étouffant, en se sacrifiant à ses enfants, à son mari. Cette théorie n'est d'ailleurs applicable ni à moi, qui malheureusement offre un exemple du contraire, ni à vous qu'elle ne concernera jamais.

Une main à la fois moite et brûlante se posa sur ma main et s'y appuya silencieusement.

— Vous êtes une belle âme, Félix, dit le comte qui passa non sans grâce sa main sur la taille de sa femme et l'amena doucement à lui, pour lui dire: — Pardonnez, ma chère, à un pauvre malade qui voudrait sans doute être aimé plus qu'il ne le mérite.

— Il est des cœurs qui sont tout générosité, répondit-elle en appuyant sa tête sur l'épaule du comte qui prit cette phrase pour lui. Cette erreur causa je ne sais quel frémissement à la comtesse; son peigne tomba, ses cheveux se dénouèrent, elle pâlit; son mari qui la soutenait poussa une sorte de rugissement en la sentant défaillir, il la saisit comme il eût fait de sa fille et la porta sur le canapé du salon où nous l'entourâmes. Henriette garda ma main dans la sienne, comme pour me dire que nous seuls savions le secret de cette scène si simple en apparence, si épouvantable par les déchirements de son âme.

— J'ai tort, me dit-elle à voix basse en un moment où le comte nous laissa seuls pour aller demander un verre d'eau de fleurs d'oranger, j'ai mille fois tort envers vous, que j'ai voulu désespérer quand j'aurais dû vous recevoir à merci. Cher, vous êtes d'une adorable bonté que moi seule puis apprécier. Oui, je le sais, il est des bontés qui sont inspirées par la passion. Les hommes ont plusieurs manières d'être bons; ils sont bons par dédain, par entraînement, par calcul, par indolence de caractère; mais vous, mon ami, vous venez d'être d'une bonté absolue.

— Si cela est, lui dis-je, apprenez que tout ce que je puis avoir de grand en moi vient de vous. Ne savez-vous donc plus que je suis votre ouvrage?

— Cette parole suffit au bonheur d'une femme, répondit-elle au moment où le comte revint. Je suis mieux, dit-elle en se levant, il me faut de l'air.

Nous descendîmes tous sur la terrasse embaumée par les acacias encore en fleurs. Elle avait pris mon bras droit et le serrait contre son cœur en exprimant ainsi de douloureuses pensées; mais c'était, suivant son expression, de ces douleurs qu'elle aimait. Elle voulait sans doute être seule avec moi; mais son imagination inhabile aux ruses de femme ne lui suggérait aucun moyen de renvoyer ses enfants et son mari; nous causions donc de choses indifférentes, pendant qu'elle se creusait la tête en cherchant à se ménager un moment où elle pourrait enfin décharger son cœur dans le mien.

— Il y a bien longtemps que je ne me suis promenée en voiture, dit-elle enfin en voyant la beauté de la soirée. Monsieur, donnez des ordres, je vous prie, pour que je puisse aller faire un tour.

Elle savait qu'avant la prière toute explication serait impossible, et craignait que le comte ne voulût faire un trictrac. Elle pouvait bien se trouver avec moi sur cette tiède terrasse embaumée, quand son mari serait couché; mais elle redoutait peut-être de rester sous ces ombrages à travers lesquels passaient des lueurs voluptueuses, de se promener le long de la balustrade d'où nos yeux embrassaient le cours de l'Indre dans la prairie. De même qu'une cathédrale aux voûtes sombres et silencieuses conseille la prière; de même, les feuillages éclairés par la lune, parfumés de senteurs pénétrantes, et animés par les bruits sourds du printemps, remuent les fibres et affaiblissent la volonté. La campagne, qui calme les passions des vieillards, excite celles des jeunes cœurs; nous le savions! Deux coups de cloche annoncèrent l'heure de la prière, la comtesse tressaillit.

— Ma chère Henriette, qu'avez-vous?

— Henriette n'existe plus, répondit-elle. Ne la faites pas renaître, elle était exigeante, capricieuse; maintenant vous avez une paisible amie dont la vertu vient d'être raffermie par des paroles que le Ciel vous a dictées. Nous parlerons de tout ceci plus tard. Soyons exacts à la prière. Aujourd'hui, mon tour de la dire est arrivé.

Quand la comtesse prononça les paroles par lesquelles elle demandait à Dieu son secours contre les adversités de la vie, elle y mit un accent dont je ne fus pas frappé seul; elle semblait avoir usé de son don de seconde vue pour entrevoir la terrible émotion à laquelle devait la soumettre une maladresse causée par mon oubli de mes conventions avec Arabelle.

— Nous avons le temps de faire trois rois avant que les chevaux ne soient attelés, dit le comte en m'entraînant au salon. Vous irez vous promener avec ma femme, moi je me coucherai.

Comme toutes nos parties, celle-ci fut orageuse. De sa chambre ou de celle de Madeleine, la comtesse put entendre la voix de son mari.

— Vous abusez étrangement de l'hospitalité, dit-elle au comte quand elle revint au salon.

Je la regardai d'un air hébété, je ne m'habituais point à ses duretés; elle se serait certes bien gardée jadis de me soustraire à la tyrannie du comte, autrefois elle aimait à me voir partageant ses souffrances et les endurant avec patience pour l'amour d'elle.

— Je donnerais ma vie, lui dis-je à l'oreille, pour vous entendre encore murmurant: —Pauvre cher! pauvre cher!

Elle baissa les yeux en se souvenant de l'heure à laquelle je faisais allusion; son regard se coula vers moi, mais en dessous, et il exprima la joie de la femme qui voit les plus fugitifs accents de son cœur, préférés aux profondes délices d'un autre amour. Alors, comme toutes les fois que je subissais pareille injure, je la lui pardonnais en me sentant compris. Le comte perdait, il se dit fatigué pour pouvoir quitter la partie, et nous allâmes nous promener autour du boulingrin en attendant la voiture; aussitôt qu'il nous eut laissés, le plaisir rayonna si vivement sur mon visage, que la comtesse m'interrogea par un regard curieux et surpris.

— Henriette existe, lui dis-je, je suis toujours aimé; vous me blessez avec intention évidente de me briser le cœur; je puis encore être heureux!

— Il ne restait plus qu'un lambeau de la femme, dit-elle avec épouvante, et vous l'emportez en ce moment. Dieu soit béni! lui qui me donne le courage d'endurer mon martyre mérité. Oui, je vous aime encore trop, j'allais faillir, l'Anglaise m'éclaire un abîme.

En ce moment, nous montâmes en voiture, le cocher demanda l'ordre.

— Allez sur la route de Chinon par l'avenue, vous nous ramènerez par les landes de Charlemagne et le chemin de Saché.

— Quel jour sommes-nous? dis-je avec trop de vivacité.

— Samedi.

— N'allez point par là, madame, le samedi soir la route est pleine de coquassiers qui vont à Tours, et nous rencontrerions leurs charrettes.

— Faites ce que je vous dis, reprit-elle en regardant le cocher. Nous connaissions trop l'un et l'autre les modes de notre voix, quelque infinis qu'ils fussent, pour nous déguiser la moindre de nos émotions. Henriette avait tout compris.

— Vous n'avez pas pensé aux coquassiers, en choisissant cette nuit, dit-elle avec une légère teinte d'ironie. Lady Dudley est à Tours. Ne mentez pas, elle vous attend près d'ici. Quel jour sommes-nous, les coquassiers! les charrettes! reprit-elle. Avez-vous jamais fait de semblables observations quand nous sortions autrefois?

— Elles prouvent que j'oublie tout à Clochegourde, répondis-je simplement.

— Elle vous attend? reprit-elle.

— Oui.

— A quelle heure?

— Entre onze heures et minuit.

— Où?

— Dans les landes.

— Ne me trompez point, n'est-ce pas sous le noyer?

— Dans les landes.

— Nous irons, dit-elle, je la verrai.

En entendant ces paroles, je regardai ma vie comme définitivement arrêtée. Je résolus en un moment de terminer par un complet mariage avec lady Dudley la lutte douloureuse qui menaçait d'épuiser ma sensibilité, d'enlever par tant de chocs répétés ces voluptueuses délicatesses qui ressemblent à la fleur des fruits. Mon silence farouche blessa la comtesse, dont toute la grandeur ne m'était pas connue.

— Ne vous irritez point contre moi, dit-elle de sa voix d'or, ceci, cher, est ma punition. Vous ne serez jamais aimé comme vous l'êtes ici, reprit-elle en posant sa main sur son cœur. Ne vous l'ai-je pas avoué? La marquise Dudley m'a sauvée. A elle les souillures, je ne les lui envie point. A moi le glorieux amour des anges! J'ai parcouru des champs immenses depuis votre arrivée. J'ai jugé la vie. Élevez l'âme, vous la déchirez; plus vous allez haut, moins de sympathie vous rencontrez; au lieu de souffrir dans la vallée, vous souffrez dans les airs comme l'aigle qui plane en emportant au cœur une flèche décochée par quelque pâtre grossier. Je comprends aujourd'hui que le ciel et la terre sont incompatibles. Oui, pour qui peut vivre dans la zone céleste, Dieu seul est possible. Notre âme doit être alors détachée de toutes les choses terrestres. Il faut aimer ses amis comme on aime ses enfants, pour eux et non pour soi. Le moi cause les malheurs et les chagrins. Mon cœur ira plus haut que ne va l'aigle; là est un amour qui ne me trompera point. Quant à vivre de la vie terrestre, elle nous ravale trop en faisant dominer l'égoïsme des sens sur la spiritualité de l'ange qui est en nous. Les jouissances que donne la passion sont horriblement orageuses, payées par d'énervantes inquiétudes qui brisent les ressorts de l'âme. Je suis venue au bord de la mer où s'agitent ces tempêtes, je les ai vues de trop près; elles m'ont souvent enveloppée de leurs nuages, la lame ne s'est pas toujours brisée à mes pieds, j'ai senti sa rude étreinte qui froidit le cœur; je dois me retirer sur les hauts lieux, je périrais au bord de cette mer immense. Je vois en vous, comme en tous ceux qui m'ont affligée, les gardiens de ma vertu. Ma vie a été mêlée d'angoisses heureusement proportionnées à mes forces, et s'est entretenue ainsi pure des passions mauvaises, sans repos séducteur et toujours prête à Dieu. Notre attachement fut la tentative insensée, l'effort de deux enfants candides essayant de satisfaire leur cœur, les hommes et Dieu... Folie, Félix! Ha! dit-elle après une pause, comment vous nomme cette femme?

— Amédée, répondis-je. Félix est un être à part, qui n'appartiendra jamais qu'à vous.

— Henriette a peine à mourir, dit-elle en laissant échapper un pieux sourire. Mais, reprit-elle, elle périra dans le premier effort de la chrétienne humble, de la mère orgueilleuse, de la femme aux vertus chancelantes hier, raffermies aujourd'hui. Que vous dirai-je? Hé! bien, oui, ma vie est conforme à elle-même dans ses plus grandes circonstances comme dans ses plus petites. Le cœur où je devais attacher les premières racines de la tendresse, le cœur de ma mère s'est fermé pour moi, malgré ma persistance à y chercher un pli où je pusse me glisser. J'étais fille, je venais après trois garçons morts, et je tâchai vainement d'occuper leur place dans l'affection de mes parents; je ne guérissais point la plaie faite à l'orgueil de la famille. Quand, après cette sombre enfance, je connus mon adorable tante, la mort me l'enleva promptement. Monsieur de Mortsauf, à qui je me suis vouée, m'a constamment frappée, sans relâche, sans le savoir, pauvre homme! Son amour a le naïf égoïsme de celui que nous portent nos enfants. Il n'est pas dans le secret des maux qu'il me cause, il est toujours pardonné! Mes enfants, ces chers enfants qui tiennent à ma chair par toutes leurs douleurs, à mon âme par toutes leurs qualités, à ma nature par leurs joies innocentes; ces enfants ne m'ont-ils pas été donnés pour montrer combien il se trouve de force et de patience dans le sein des mères? Oh! oui, mes enfants sont mes vertus! Vous savez si je suis flagellée par eux, en eux, malgré eux. Devenir mère, pour moi ce fut acheter le droit de toujours souffrir. Quand Agar a crié dans le désert, un ange a fait jaillir pour cette esclave trop aimée une source pure; mais à moi, quand la source limpide vers laquelle (vous en souvenez-vous?) vous vouliez me guider est venue couler autour de Clochegourde, elle ne m'a versé que des eaux amères. Oui, vous m'avez infligé des souffrances inouïes. Dieu pardonnera sans doute à qui n'a connu l'affection que par la douleur. Mais, si les plus vives peines que j'aie éprouvées m'ont été imposées par vous, peut-être les ai-je méritées. Dieu n'est pas injuste. Ah! oui, Félix, un baiser furtivement déposé sur un front comporte des crimes peut-être! Peut-être doit-on rudement expier les pas que l'on a faits en avant de ses enfants et de son mari, lorsqu'on se promenait le soir afin d'être seule avec des souvenirs et des pensées qui ne leur appartenaient pas, et qu'en marchant ainsi, l'âme était mariée à une autre! Quand l'être intérieur se ramasse et se rapetisse pour n'occuper que la place que l'on offre aux embrassements, peut-être est-ce le pire des crimes! Lorsqu'une femme se baisse afin de recevoir dans ses cheveux le baiser de son mari pour se faire un front neutre, il y a crime! Il y a crime à se forger un avenir en s'appuyant sur la mort, crime à se figurer dans l'avenir une maternité sans alarmes, de beaux enfants jouant le soir avec un père adoré de toute sa famille, et sous les yeux attendris d'une mère heureuse. Oui, j'ai péché, j'ai grandement péché! J'ai trouvé goût aux pénitences infligées par l'Église, et qui ne rachetaient point assez ces fautes pour lesquelles le prêtre fut sans doute trop indulgent. Dieu sans doute a placé la punition au cœur de toutes ces erreurs en chargeant de sa vengeance celui pour qui elles furent commises. Donner mes cheveux, n'était-ce pas me promettre? Pourquoi donc aimai-je à mettre une robe blanche? ainsi je me croyais mieux votre lys; ne m'aviez-vous pas aperçue, pour la première fois, ici, en robe blanche? Hélas! j'ai moins aimé mes enfants, car toute affection vive est prise sur les affections dues. Vous voyez bien, Félix? toute souffrance a sa signification. Frappez, frappez plus fort que n'ont frappé monsieur de Mortsauf et mes enfants. Cette femme est un instrument de la colère de Dieu, je vais l'aborder sans haine, je lui sourirai; sous peine de ne pas être chrétienne, épouse et mère, je dois l'aimer. Si, comme vous le dites, j'ai pu contribuer à préserver votre cœur du contact qui l'eût défleuri, cette Anglaise ne saurait me haïr. Une femme doit aimer la mère de celui qu'elle aime, et je suis votre mère. Qu'ai-je voulu dans votre cœur? la place laissée vide par madame de Vandenesse. Oh! oui, vous vous êtes toujours plaint de ma froideur! Oui, je ne suis bien que votre mère. Pardonnez-moi donc les duretés involontaires que je vous ai dites à votre arrivée, car une mère doit se réjouir en sachant son fils si bien aimé. Elle appuya sa tête sur mon sein, en répétant: — Pardon! pardon! J'entendis alors des accents inconnus. Ce n'était ni sa voix de jeune fille et ses notes joyeuses, ni sa voix de femme et ses terminaisons despotiques, ni les soupirs de la mère endolorie; c'était une déchirante, une nouvelle voix pour des douleurs nouvelles. — Quant à vous, Félix, reprit-elle en s'animant, vous êtes l'ami qui ne saurait mal faire. Ah! vous n'avez rien perdu dans mon cœur, ne vous reprochez rien, n'ayez pas le plus léger remords. N'était-ce pas le comble de l'égoïsme que de vous demander de sacrifier à un avenir impossible les plaisirs les plus immenses, puisque pour les goûter une femme abandonne ses enfants, abdique son rang, et renonce à l'éternité. Combien de fois ne vous ai-je pas trouvé supérieur à moi! vous étiez grand et noble, moi, j'étais petite et criminelle! Allons, voilà qui est dit, je ne puis être pour vous qu'une lueur élevée, scintillante et froide, mais inaltérable. Seulement, Félix, faites que je ne sois pas seule à aimer le frère que je me suis choisi. Chérissez-moi! L'amour d'une sœur n'a ni mauvais lendemain, ni moments difficiles. Vous n'aurez pas besoin de mentir à cette âme indulgente qui vivra de votre belle vie, qui ne manquera jamais à s'affliger de vos douleurs, qui s'égaiera de vos joies, aimera les femmes qui vous rendront heureux et s'indignera des trahisons. Moi je n'ai pas eu de frère à aimer ainsi. Soyez assez grand pour vous dépouiller de tout amour-propre, pour résoudre notre attachement jusqu'ici si douteux et plein d'orages par cette douce et sainte affection. Je puis encore vivre ainsi. Je commencerai la première en serrant la main de lady Dudley.

Elle ne pleurait pas, elle! en prononçant ces paroles pleines d'une science amère, et par lesquelles, en arrachant le dernier voile qui me cachait son âme et ses douleurs, elle me montrait par combien de liens elle s'était attachée à moi, combien de fortes chaînes j'avais hachées. Nous étions dans un tel délire, que nous ne nous apercevions point de la pluie qui tombait à torrents.

— Madame la comtesse ne veut-elle pas entrer un moment ici? dit le cocher en désignant la principale auberge de Ballan.

Elle fit un signe de consentement, et nous restâmes une demi-heure environ sous la voûte d'entrée au grand étonnement des gens de l'hôtellerie qui se demandèrent pourquoi madame de Mortsauf était à onze heures par les chemins. Allait-elle à Tours? En revenait-elle? Quand l'orage eut cessé, que la pluie fut convertie en ce qu'on nomme à Tours une brouée, qui n'empêchait pas la lune d'éclairer les brouillards supérieurs rapidement emportés par le vent du haut, le cocher sortit et retourna sur ses pas, à ma grande joie.

— Suivez mon ordre, lui cria doucement la comtesse.

Nous prîmes donc le chemin des landes de Charlemagne où la pluie recommença. A moitié des landes, j'entendis les aboiements du chien favori d'Arabelle; un cheval s'élança tout à coup de dessous une truisse de chêne, franchit d'un bond le chemin, sauta le fossé creusé par les propriétaires pour distinguer leurs terrains respectifs dans ces friches que l'on croyait susceptibles de culture, et lady Dudley s'alla placer dans la lande pour voir passer la calèche.

— Quel plaisir d'attendre ainsi son amant, quand on le peut sans crime! dit Henriette.

Les aboiements du chien avaient appris à lady Dudley que j'étais dans la voiture, elle crut sans doute que je venais ainsi la chercher à cause du mauvais temps; quand nous arrivâmes à l'endroit où se tenait la marquise, elle vola sur le bord du chemin avec cette dextérité de cavalier qui lui est particulière, et dont Henriette s'émerveilla comme d'un prodige. Par mignonnerie, Arabelle ne disait que la dernière syllabe de mon nom, prononcée à l'anglaise, espèce d'appel qui sur ses lèvres avait un charme digne d'une fée. Elle savait ne devoir être entendue que de moi en criant: My Dee.

— C'est lui, madame, répondit la comtesse en contemplant sous un clair rayon de la lune la fantastique créature dont le visage impatient était bizarrement accompagné de ses longues boucles défrisées.

Vous savez avec quelle rapidité deux femmes s'examinent. L'Anglaise reconnut sa rivale et fut glorieusement Anglaise; elle nous enveloppa d'un regard plein de son mépris anglais et disparut dans la bruyère avec la rapidité d'une flèche.

— Vite à Clochegourde! cria la comtesse pour qui cet âpre coup-d'œil fut comme un coup de hache au cœur.

Le cocher retourna pour prendre le chemin de Chinon qui était meilleur que celui de Saché. Quand la calèche longea de nouveau les landes, nous entendîmes le galop furieux du cheval d'Arabelle et les pas de son chien. Tous trois, ils rasaient les bois de l'autre côté de la bruyère.

— Elle s'en va, vous la perdez à jamais, me dit Henriette.

— Eh! bien, lui répondis-je, qu'elle s'en aille! Elle n'aura pas un regret.

— Oh! les pauvres femmes, s'écria la comtesse en exprimant une compatissante horreur. Mais où va-t-elle?

— A la Grenadière, une petite maison près de Saint-Cyr, dis-je.

— Elle s'en va seule, reprit Henriette d'un ton qui me prouva que les femmes se croient solidaires en amour et ne s'abandonnent jamais.

Au moment où nous entrions dans l'avenue de Clochegourde, le chien d'Arabelle jappa d'une façon joyeuse en accourant au-devant de la calèche.

— Elle nous a devancés, s'écria la comtesse. Puis elle reprit, après une pause: Je n'ai jamais vu de plus belle femme. Quelle main et quelle taille! Son teint efface le lys, et ses yeux ont l'éclat du diamant! Mais elle monte trop bien à cheval, elle doit aimer à déployer sa force, je la crois active et violente; puis elle me semble se mettre un peu trop hardiment au-dessus des conventions: la femme qui ne reconnaît pas de lois est bien près de n'écouter que ses caprices. Ceux qui aiment tant à briller, à se mouvoir, n'ont pas reçu le don de constance. Selon mes idées, l'amour veut plus de tranquillité: je me le suis figuré comme un lac immense où la sonde ne trouve point de fond, où les tempêtes peuvent être violentes, mais rares et contenues en des bornes infranchissables, où deux êtres vivent dans une île fleurie, loin du monde dont le luxe et l'éclat les offenseraient. Mais l'amour doit prendre l'empreinte des caractères, j'ai tort peut-être. Si les principes de la nature se plient aux formes voulues par les climats, pourquoi n'en serait-il pas ainsi des sentiments chez les individus? Sans doute, les sentiments, qui tiennent à la loi générale par la masse, ne contrastent que dans l'expression seulement. Chaque âme a sa manière. La marquise est la femme forte qui franchit les distances et agit avec la puissance de l'homme; qui délivrerait son amant de captivité, tuerait geôlier, gardes et bourreaux; tandis que certaines créatures ne savent qu'aimer de toute leur âme; dans le danger, elles s'agenouillent, prient et meurent. Quelle est de ces deux femmes celle qui vous plaît le plus, voilà toute la question. Mais oui, la marquise vous aime, elle vous a fait tant de sacrifices! Peut-être est-ce elle qui vous aimera toujours quand vous ne l'aimerez plus!

— Permettez-moi, cher ange, de répéter ce que vous m'avez dit un jour: comment savez-vous ces choses?

— Chaque douleur a son enseignement, et j'ai souffert sur tant de points, que mon savoir est vaste.

Mon domestique avait entendu donner l'ordre, il crut que nous reviendrions par les terrasses, et tenait mon cheval tout prêt dans l'avenue: le chien d'Arabelle avait senti le cheval; et sa maîtresse, conduite par une curiosité bien légitime, l'avait suivi à travers les bois où sans doute elle était cachée.

— Allez faire votre paix, me dit Henriette en souriant et sans trahir de mélancolie. Dites-lui combien elle s'est trompée sur mes intentions; je voulais lui révéler tout le prix du trésor qui lui est échu; mon cœur n'enferme que de bons sentiments pour elle et n'a surtout ni colère ni mépris; expliquez-lui que je suis sa sœur et non pas sa rivale.

— Je n'irai point! m'écriai-je.

— N'avez-vous jamais éprouvé, dit-elle avec l'étincelante fierté des martyrs, que certains ménagements arrivent jusqu'à l'insulte? Allez, allez.

Je courus alors vers lady Dudley pour savoir en quelles dispositions elle était. — Si elle pouvait se fâcher et me quitter! pensai-je, je reviendrais à Clochegourde. Le chien me conduisit sous un chêne, d'où la marquise s'élança en me criant: —Away! away! Tout ce que je pus faire fut de la suivre jusqu'à Saint-Cyr, où nous arrivâmes à minuit.

— Cette dame est en parfaite santé, me dit Arabelle quand elle descendit de cheval.

Ceux qui l'ont connue peuvent seuls imaginer tous les sarcasmes que contenait cette observation sèchement jetée d'un air qui voulait dire: — Moi je serais morte!

— Je te défends de hasarder une seule de tes plaisanteries à triple dard sur madame de Mortsauf, lui répondis-je.

— Serait-ce déplaire à Votre Grâce que de remarquer la parfaite santé dont jouit un être cher à votre précieux cœur? Les femmes françaises haïssent, dit-on, jusqu'au chien de leurs amants; en Angleterre, nous aimons tout ce que nos souverains seigneurs aiment, nous haïssons tout ce qu'ils haïssent, parce que nous vivons dans la peau de nos seigneurs. Permettez-moi donc d'aimer cette dame autant que vous l'aimez vous-même. Seulement, cher enfant, dit-elle en m'enlaçant de ses bras humides de pluie, si tu me trahissais, je ne serais ni debout ni couchée, ni dans une calèche flanquée de laquais, ni à me promener dans les landes de Charlemagne, ni dans aucune des landes d'aucun pays d'aucun monde, ni dans mon lit, ni sous le toit de mes pères! Je ne serais plus, moi. Je suis née dans le Lancashire, pays où les femmes meurent d'amour. Te connaître et te céder! Je ne te céderais à aucune puissance, pas même à la mort, car je m'en irais avec toi.

Elle m'emmena dans sa chambre, où déjà le comfort avait étalé ses jouissances.

— Aime-la, ma chère, lui dis-je avec chaleur, elle t'aime, elle, non pas d'une façon railleuse, mais sincèrement.

— Sincèrement, petit? dit-elle en délaçant son amazone.

Par vanité d'amant, je voulus révéler la sublimité du caractère d'Henriette à cette orgueilleuse créature. Pendant que la femme de chambre, qui ne savait pas un mot de français, lui arrangeait les cheveux, j'essayai de peindre madame de Mortsauf en en esquissant la vie, et je répétai les grandes pensées que lui avait suggérées la crise où toutes les femmes deviennent petites et mauvaises. Quoique Arabelle parût ne pas me prêter la moindre attention, elle ne perdit aucune de mes paroles.

— Je suis enchantée, dit-elle quand nous fûmes seuls, de connaître ton goût pour ces sortes de conversations chrétiennes; il existe dans une de mes terres un vicaire qui s'entend comme personne à composer des sermons, nos paysans les comprennent, tant cette prose est bien appropriée à l'auditeur. J'écrirai demain à mon père de m'envoyer ce bonhomme par le paquebot, et tu le trouveras à Paris; quand tu l'auras une fois écouté, tu ne voudras plus écouter que lui, d'autant plus qu'il jouit aussi d'une parfaite santé; sa morale ne te causera point de ces secousses qui font pleurer, elle coule sans tempêtes, comme une source claire, et procure un délicieux sommeil. Tous les soirs, si cela te plaît, tu satisferas ta passion pour les sermons en digérant ton dîner. La morale anglaise, cher enfant, est aussi supérieure à celle de Touraine que notre coutellerie, notre argenterie et nos chevaux le sont à vos couteaux et à vos bêtes. Fais-moi la grâce d'entendre mon vicaire, promets-le-moi? Je ne suis que femme, mon amour, je sais aimer, je puis mourir pour toi si tu le veux; mais je n'ai point étudié à Eton, ni à Oxford, ni à Édimbourg; je ne suis ni docteur, ni révérend; je ne saurais donc te préparer de la morale, j'y suis tout à fait impropre, je serais de la dernière maladresse si j'essayais. Je ne te reproche pas tes goûts, tu en aurais de plus dépravés que celui-ci, je tâcherais de m'y conformer; car je veux te faire trouver près de moi tout ce que tu aimes, plaisirs d'amour, plaisirs de table, plaisirs d'église, bon claret et vertus chrétiennes. Veux-tu que je mette un cilice ce soir? Elle est bien heureuse, cette femme, de te servir de la morale! Dans quelle université les femmes françaises prennent-elles leurs grades? Pauvre moi! je ne puis que me donner, je ne suis que ton esclave...

— Alors, pourquoi t'es-tu donc enfuie quand je voulais vous voir ensemble?

— Es-tu fou, my dee? J'irais de Paris à Rome déguisée en laquais, je ferais pour toi les choses les plus déraisonnables; mais comment puis-je parler sur les chemins à une femme qui ne m'a pas été présentée et qui allait commencer un sermon en trois points? Je parlerai à des paysans, je demanderai à un ouvrier de partager son pain avec moi, si j'ai faim, je lui donnerai quelques guinées, et tout sera convenable; mais arrêter une calèche, comme font les gentilshommes de grande route en Angleterre, ceci n'est pas dans mon code à moi. Tu ne sais donc qu'aimer, pauvre enfant, tu ne sais donc pas vivre? D'ailleurs, je ne te ressemble pas encore complétement, mon ange! Je n'aime pas la morale. Mais pour te plaire, je suis capable des plus grands efforts. Allons, tais-toi, je m'y mettrai! Je tâcherai de devenir prêcheuse. Auprès de moi, Jérémie ne sera bientôt qu'un bouffon. Je ne me permettrai plus de caresses sans les larder de versets de la Bible.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
22 октября 2017
Объем:
750 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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