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Читать книгу: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», страница 35

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Elle usa de son pouvoir, elle en abusa dès qu'elle vit dans mon regard cette ardente expression qui s'y peignait aussitôt que commençaient ses sorcelleries. Elle triompha de tout, et je mis complaisamment au-dessus des finasseries catholiques, la grandeur de la femme qui se perd, qui renonce à l'avenir et fait toute sa vertu de l'amour.

— Elle s'aime donc mieux qu'elle ne t'aime? me dit-elle. Elle te préfère donc quelque chose qui n'est pas toi? Comment attacher à ce qui est de nous d'autre importance que celle dont vous l'honorez? Aucune femme, quelque grande moraliste qu'elle soit, ne peut être l'égale d'un homme. Marchez sur nous, tuez-nous, n'embarrassez jamais votre existence de nous. A nous de mourir, à vous de vivre grands et fiers. De vous à nous le poignard, de nous à vous l'amour et le pardon. Le soleil s'inquiète-t-il des moucherons qui sont dans ses rayons et qui vivent de lui? ils restent tant qu'ils peuvent, et quand il disparaît ils meurent...

— Ou ils s'envolent, dis-je en l'interrompant.

— Ou ils s'envolent, reprit-elle avec une indifférence qui aurait piqué l'homme le plus déterminé à user du singulier pouvoir dont elle l'investissait. Crois-tu qu'il soit digne d'une femme de faire avaler à un homme des tartines beurrées de vertu pour lui persuader que la religion est incompatible avec l'amour? Suis-je donc une impie? On se donne, ou l'on se refuse; mais se refuser et moraliser, il y a double peine, ce qui est contraire au droit de tous les pays. Ici tu n'auras que d'excellents sandwiches apprêtés par la main de ta servante Arabelle, de qui toute la morale sera d'imaginer des caresses qu'aucun homme n'a encore ressenties et que les anges m'inspirent.

Je ne sais rien de plus dissolvant que la plaisanterie maniée par une Anglaise, elle y met le sérieux éloquent, l'air de pompeuse conviction sous lequel les Anglais couvrent les hautes niaiseries de leur vie à préjugés. La plaisanterie française est une dentelle avec laquelle les femmes savent embellir la joie qu'elles donnent et les querelles qu'elles inventent; c'est une parure morale, gracieuse comme leur toilette. Mais la plaisanterie anglaise est un acide qui corrode si bien les êtres sur lesquels il tombe qu'il en fait des squelettes lavés et brossés. La langue d'une Anglaise spirituelle ressemble à celle d'un tigre qui emporte la chair jusqu'à l'os en voulant jouer. Arme toute puissante du démon qui vient dire en ricanant: Ce n'est que cela? la moquerie laisse un venin mortel dans les blessures qu'elle ouvre à plaisir. Pendant cette nuit, Arabelle voulut montrer son pouvoir comme un sultan qui, pour prouver son adresse, s'amuse à décoller des innocents.

— Mon ange, me dit-elle quand elle m'eut plongé dans ce demi-sommeil où l'on oublie tout excepté le bonheur, je viens de me faire de la morale aussi, moi! Je me suis demandé si je commettais un crime en t'aimant, si je violais les lois divines, et j'ai trouvé que rien n'était plus religieux ni plus naturel. Pourquoi Dieu créerait-il des êtres plus beaux que les autres si ce n'est pour nous indiquer que nous devons les adorer? Le crime serait de ne pas t'aimer, n'es-tu pas un ange? Cette dame t'insulte en te confondant avec les autres hommes, les règles de la morale ne te sont pas applicables, Dieu t'a mis au-dessus de tout. N'est-ce pas se rapprocher de lui que de t'aimer? pourra-t-il en vouloir à une pauvre femme d'avoir appétit des choses divines? Ton vaste et lumineux cœur ressemble tant au ciel que je m'y trompe comme les moucherons qui viennent se brûler aux bougies d'une fête! les punira-t-on, ceux-ci, de leur erreur? d'ailleurs, est-ce une erreur, n'est-ce pas une haute adoration de la lumière? Ils périssent par trop de religion, si l'on appelle périr se jeter au cou de ce qu'on aime. J'ai la faiblesse de t'aimer, tandis que cette femme a la force de rester dans sa chapelle catholique. Ne fronce pas le sourcil! tu crois que je lui en veux? Non, petit! J'adore sa morale qui lui a conseillé de te laisser libre et m'a permis ainsi de te conquérir, de te garder à jamais; car tu es à moi pour toujours, n'est-ce pas?

— Oui.

— A jamais?

— Oui.

— Me fais-tu donc une grâce, sultan? Moi seule ai deviné tout ce que tu valais! Elle sait cultiver les terres, dis-tu? Moi je laisse cette science aux fermiers, j'aime mieux cultiver ton cœur.

Je tâche de me rappeler ces enivrants bavardages afin de vous bien peindre cette femme, de vous justifier ce que je vous en ai dit, et vous mettre ainsi dans tout le secret du dénoûment. Mais comment vous décrire les accompagnements de ces jolies paroles que vous savez! C'était des folies comparables aux fantaisies les plus exorbitantes de nos rêves; tantôt des créations semblables à celles de mes bouquets: la grâce unie à la force, la tendresse et ses molles lenteurs, opposées aux irruptions volcaniques de la fougue; tantôt les gradations les plus savantes de la musique appliquées au concert de nos voluptés; puis des jeux pareils à ceux des serpents entrelacés; enfin, les plus caressants discours ornés des plus riantes idées, tout ce que l'esprit peut ajouter de poésie aux plaisirs des sens. Elle voulait anéantir sous les foudroiements de son amour impétueux les impressions laissées dans mon cœur par l'âme chaste et recueillie d'Henriette. La marquise avait aussi bien vu la comtesse, que madame de Mortsauf l'avait vue: elles s'étaient bien jugées toutes deux. La grandeur de l'attaque faite par Arabelle me révélait l'étendue de sa peur et sa secrète admiration pour sa rivale. Au matin, je la trouvai les yeux en pleurs et n'ayant pas dormi.

— Qu'as-tu? lui dis-je.

— J'ai peur que mon extrême amour ne me nuise, répondit-elle. J'ai tout donné. Plus adroite que je ne le suis, cette femme possède quelque chose en elle que tu peux désirer. Si tu la préfères, ne pense plus à moi: je ne t'ennuierai point de mes douleurs, de mes remords, de mes souffrances; non, j'irai mourir loin de toi, comme une plante sans son vivifiant soleil.

Elle sut m'arracher des protestations d'amour qui la comblèrent de joie. Que dire en effet à une femme qui pleure au matin? Une dureté me semble alors infâme. Si nous ne lui avons pas résisté la veille, le lendemain, ne sommes-nous pas obligés à mentir, car le Code-Homme nous fait en galanterie un devoir du mensonge.

— Hé! bien, je suis généreuse, dit-elle en essuyant ses larmes, retourne auprès d'elle, je ne veux pas te devoir à la force de mon amour, mais à ta propre volonté. Si tu reviens ici, je croirai que tu m'aimes autant que je t'aime, ce qui m'a toujours paru impossible.

Elle sut me persuader de retourner à Clochegourde. La fausseté de la situation dans laquelle j'allais entrer ne pouvait être devinée par un homme gorgé de bonheur. En refusant d'aller à Clochegourde, je donnais gain de cause à lady Dudley sur Henriette. Arabelle m'emmenait alors à Paris. Mais y aller, n'était-ce pas insulter madame de Mortsauf? dans ce cas, je devais revenir encore plus sûrement à Arabelle. Une femme a-t-elle jamais pardonné de semblables crimes de lèse-amour? A moins d'être un ange descendu des cieux, et non l'esprit purifié qui s'y rend, une femme aimante préférerait voir son amant souffrant une agonie à le voir heureux par une autre: plus elle aime, plus elle sera blessée. Ainsi vue sous ses deux faces, ma situation, une fois sorti de Clochegourde pour aller à la Grenadière, était aussi mortelle à mes amours d'élection que profitable à mes amours de hasard. La marquise avait calculé tout avec une profondeur étudiée. Elle m'avoua plus tard que si madame de Mortsauf ne l'avait pas rencontrée dans les landes, elle avait médité de me compromettre en rôdant autour de Clochegourde.

Au moment où j'abordai la comtesse, que je vis pâle, abattue comme une personne qui a souffert quelque dure insomnie, j'exerçai soudain, non pas ce tact, mais le flairer qui fait ressentir aux cœurs encore jeunes et généreux la portée de ces actions indifférentes aux yeux de la masse, criminelles selon la jurisprudence des grandes âmes. Aussitôt, comme un enfant qui, descendu dans un abîme en jouant, en cueillant des fleurs, voit avec angoisse qu'il lui sera impossible de remonter, n'aperçoit plus le sol humain qu'à une distance infranchissable, se sent tout seul, à la nuit, et entend les hurlements sauvages, je compris que nous étions séparés par tout un monde. Il se fit dans nos deux âmes une grande clameur et comme un retentissement du lugubre Consummatum est! qui se crie dans les églises le vendredi-saint à l'heure où le Sauveur expira, horrible scène qui glace les jeunes âmes pour qui la religion est un premier amour. Toutes les illusions d'Henriette étaient mortes d'un seul coup, son cœur avait souffert une passion. Elle, si respectée par le plaisir qui ne l'avait jamais enlacée de ses engourdissants replis, devinait-elle aujourd'hui les voluptés de l'amour heureux, pour me refuser ses regards? car elle me retira la lumière qui depuis six ans brillait sur ma vie. Elle savait donc que la source des rayons épanchés de nos yeux était dans nos âmes, auxquelles ils servaient de route pour pénétrer l'une chez l'autre ou pour se confondre en une seule, se séparer, jouer comme deux femmes sans défiance qui se disent tout? Je sentis amèrement la faute d'apporter sous ce toit inconnu aux caresses un visage où les ailes du plaisir avaient semé leur poussière diaprée. Si, la veille, j'avais laissé lady Dudley s'en aller seule; si j'étais revenu à Clochegourde, où peut-être Henriette m'avait attendu; peut-être... enfin peut-être madame de Mortsauf ne se serait-elle pas si cruellement proposé d'être ma sœur. Elle mit à toutes ses complaisances le faste d'une force exagérée, elle entrait violemment dans son rôle pour n'en point sortir. Pendant le déjeuner, elle eut pour moi mille attentions, des attentions humiliantes, elle me soignait comme un malade de qui elle avait pitié.

— Vous vous êtes promené de bonne heure, me dit le comte; vous devez alors avoir un excellent appétit, vous dont l'estomac n'est pas détruit!

Cette phrase, qui n'attira pas sur les lèvres de la comtesse le sourire d'une sœur rusée, acheva de me prouver le ridicule de ma position. Il était impossible d'être à Clochegourde le jour, à Saint-Cyr la nuit. Arabelle avait compté sur ma délicatesse et sur la grandeur de madame de Mortsauf. Pendant cette longue journée, je sentis combien il est difficile de devenir l'ami d'une femme longtemps désirée. Cette transition, si simple quand les ans la préparent, est une maladie au jeune âge. J'avais honte, je maudissais le plaisir, j'aurais voulu que madame de Mortsauf me demandât mon sang. Je ne pouvais lui déchirer à belles dents sa rivale, elle évitait d'en parler, et médire d'Arabelle était une infamie qui m'aurait fait mépriser Henriette magnifique et noble jusque dans les derniers replis de son cœur. Après cinq ans de délicieuse intimité, nous ne savions de quoi parler; nos paroles ne répondaient point à nos pensées; nous nous cachions mutuellement de dévorantes douleurs, nous pour qui la douleur avait toujours été un fidèle truchement. Henriette affectait un air heureux et pour elle et pour moi; mais elle était triste. Quoiqu'elle se dît à tout propos ma sœur, et qu'elle fût femme, elle ne trouvait aucune idée pour entretenir la conversation, et nous demeurions la plupart du temps dans un silence contraint. Elle accrut mon supplice intérieur, en feignant de se croire la seule victime de cette lady.

— Je souffre plus que vous, lui dis-je en un moment où la sœur laissa échapper une ironie toute féminine.

— Comment? répondit-elle avec ce ton de hauteur que prennent les femmes quand on veut primer leurs sensations.

— Mais j'ai tous les torts.

Il y eut un moment où la comtesse prit avec moi un air froid et indifférent qui me brisa; je résolus de partir. Le soir, sur la terrasse, je fis mes adieux à la famille réunie. Tous me suivirent au boulingrin où piaffait mon cheval dont ils s'écartèrent. Elle vint à moi quand j'en pris la bride.

— Allons seuls, à pied, dans l'avenue, me dit-elle.

Je lui donnai le bras, et nous sortîmes par les cours en marchant à pas lents, comme si nous savourions nos mouvements confondus; nous atteignîmes ainsi un bouquet d'arbres qui enveloppait un coin de l'enceinte extérieure.

— Adieu, mon ami, dit-elle en s'arrêtant, en jetant sa tête sur mon cœur et ses bras à mon cou. Adieu, nous ne nous verrons plus. Dieu m'a donné le triste pouvoir de regarder dans l'avenir. Ne vous rappelez-vous pas la terreur qui m'a saisie, un jour, quand vous êtes revenu si beau! si jeune! et que je vous ai vu me tournant le dos comme aujourd'hui que vous quittez Clochegourde pour aller à la Grenadière. Hé! bien, encore une fois, pendant cette nuit j'ai pu jeter un coup d'œil sur nos destinées. Mon ami, nous nous parlons en ce moment pour la dernière fois. A peine pourrai-je vous dire encore quelques mots, car ce ne sera plus moi tout entière qui vous parlerai. La mort a déjà frappé quelque chose en moi. Vous aurez alors enlevé leur mère à mes enfants, remplacez-la près d'eux! vous le pourrez! Jacques et Madeleine vous aiment comme si vous les aviez toujours fait souffrir.

— Mourir! dis-je effrayé en la regardant et revoyant le feu sec de ses yeux luisants dont on ne peut donner une idée à ceux qui n'ont pas connu des êtres chers atteints de cette horrible maladie, qu'en comparant ses yeux à des globes d'argent bruni. Mourir! Henriette, je t'ordonne de vivre. Tu m'as autrefois demandé des serments, eh! bien, aujourd'hui j'en exige un de toi: jure-moi de consulter Origet et de lui obéir en tout...

— Voulez-vous donc vous opposer à la clémence de Dieu? dit-elle en m'interrompant par le cri du désespoir indigné d'être méconnu.

— Vous ne m'aimez donc pas assez pour m'obéir aveuglément en toute chose comme cette misérable lady...

— Oui, tout ce que tu voudras, dit-elle poussée par une jalousie qui lui fit en un moment franchir les distances qu'elle avait respectées jusqu'alors.

— Je reste ici, lui dis-je en la baisant sur les yeux.

Effrayée de ce consentement, elle s'échappa de mes bras, alla s'appuyer contre un arbre; puis elle rentra chez elle en marchant avec précipitation, sans tourner la tête; mais je la suivis, elle pleurait et priait. Arrivé au boulingrin, je lui pris la main et la baisai respectueusement. Cette soumission inespérée la toucha.

— A toi quand même! lui dis-je, car je t'aime comme t'aimait ta tante.

Elle tressaillit en me serrant alors violemment la main.

— Un regard, lui dis-je, encore un de nos anciens regards! La femme qui se donne tout entière, m'écriai-je en sentant mon âme illuminée par le coup d'œil qu'elle me jeta, donne moins de vie et d'âme que je viens d'en recevoir. Henriette, tu es la plus aimée, la seule aimée.

— Je vivrai! me dit-elle, mais guérissez-vous aussi.

Ce regard avait effacé l'impression des sarcasmes d'Arabelle. J'étais donc le jouet des deux passions inconciliables que je vous ai décrites et dont j'éprouvais alternativement l'influence. J'aimais un ange et un démon; deux femmes également belles, parées l'une de toutes les vertus que nous meurtrissons en haine de nos imperfections, l'autre de tous les vices que nous déifions par égoïsme. En parcourant cette avenue, où je retournais de moments en moments pour revoir madame de Mortsauf appuyée sur un arbre et entourée de ses enfants qui agitaient leurs mouchoirs, je surpris dans mon âme un mouvement d'orgueil de me savoir l'arbitre de deux destinées si belles, d'être la gloire à des titres si différents de deux femmes si supérieures, et d'avoir inspiré de si grandes passions que de chaque côté la mort arriverait si je leur manquais. Cette fatuité passagère a été doublement punie, croyez-le bien! Je ne sais quel démon me disait d'attendre près d'Arabelle le moment où quelque désespoir, où la mort du comte me livrerait Henriette, car Henriette m'aimait toujours: ses duretés, ses larmes, ses remords, sa chrétienne résignation étaient d'éloquentes traces d'un sentiment qui ne pouvait pas plus s'effacer de son cœur que du mien. En allant au pas dans cette jolie avenue, et faisant ces réflexions, je n'avais plus vingt-cinq ans, j'en avais cinquante. N'est-ce pas encore plus le jeune homme que la femme qui passe en un moment de trente à soixante ans? Quoique j'aie chassé d'un souffle ces mauvaises pensées, elles m'obsédèrent, je dois l'avouer! Peut-être leur principe se trouvait-il aux Tuileries, sous les lambris du cabinet royal. Qui pouvait résister à l'esprit déflorateur de Louis XVIII, lui qui disait qu'on n'a de véritables passions que dans l'âge mûr, parce que la passion n'est belle et furieuse que quand il s'y mêle de l'impuissance et qu'on se trouve alors à chaque plaisir comme un joueur à son dernier enjeu. Quand je fus au bout de l'avenue, je me retournai et la franchis en un clin-d'œil en voyant qu'Henriette y était encore, elle seule! Je vins lui dire un dernier adieu, mouillé de larmes expiatrices dont la cause lui fut cachée. Larmes sincères, accordées sans le savoir à ces belles amours à jamais perdues, à ces vierges émotions, à ces fleurs de la vie qui ne renaissent plus; car, plus tard, l'homme ne donne plus, il reçoit; il s'aime lui-même dans sa maîtresse; tandis qu'au jeune âge il aime sa maîtresse en lui: plus tard nous inoculons nos goûts, nos vices peut-être à la femme qui nous aime; tandis qu'au début de la vie, celle que nous aimons nous impose ses vertus, ses délicatesses; elle nous convie au beau par un sourire, et nous apprend le dévouement par son exemple. Malheur à qui n'a pas eu son Henriette! Malheur à qui n'a pas connu quelque lady Dudley! S'il se marie, celui-ci ne gardera pas sa femme, celui-là sera peut-être abandonné par sa maîtresse; mais heureux qui peut trouver les deux en une seule; heureux, Natalie, l'homme que vous aimez!

De retour à Paris, Arabelle et moi nous devînmes plus intimes que par le passé. Bientôt nous abolîmes insensiblement l'un et l'autre les lois de convenance que je m'étais imposées, et dont la stricte observation fait souvent pardonner par le monde la fausseté de la position où s'était mise lady Dudley. Le monde, qui aime tant à pénétrer au delà des apparences, les légitime dès qu'il connaît le secret qu'elles enveloppent. Les amants forcés de vivre au milieu du grand monde auront toujours tort de renverser ces barrières exigées par la jurisprudence des salons, tort de ne pas obéir scrupuleusement à toutes les conventions imposées par les mœurs; il s'agit alors moins des autres que d'eux-mêmes. Les distances à franchir, le respect extérieur à conserver, les comédies à jouer, le mystère à obscurcir, toute cette stratégie de l'amour heureux occupe la vie, renouvelle le désir et protége notre cœur contre les relâchements de l'habitude. Mais essentiellement dissipatrices, les premières passions, de même que les jeunes gens, coupent leurs forêts à blanc au lieu de les aménager. Arabelle n'adoptait pas ces idées bourgeoises, elle s'y était pliée pour me plaire; semblable au bourreau marquant d'avance sa proie afin de se l'approprier, elle voulait me compromettre à la face de tout Paris pour faire de moi son sposo. Aussi employa-t-elle ses coquetteries à me garder chez elle, car elle n'était pas contente de son élégant esclandre qui, faute de preuves, n'encourageait que les chuchotteries sous l'éventail. En la voyant si heureuse de commettre une imprudence qui dessinerait franchement sa position, comment n'aurais-je pas cru à son amour? Une fois plongé dans les douceurs d'un mariage illicite, le désespoir me saisit, car je voyais ma vie arrêtée au rebours des idées reçues et des recommandations d'Henriette. Je vécus alors avec l'espèce de rage qui saisit un poitrinaire quand, pressentant sa fin, il ne veut pas qu'on interroge le bruit de sa respiration. Il y avait un coin de mon cœur où je ne pouvais me retirer sans souffrance; un esprit vengeur me jetait incessamment des idées sur lesquelles je n'osais m'appesantir. Mes lettres à Henriette peignaient cette maladie morale, et lui causaient un mal infini. «Au prix de tant de trésors perdus, elle me voulait au moins heureux!» me dit-elle dans la seule réponse que je reçus. Et je n'étais pas heureux! Chère Natalie, le bonheur est absolu, il ne souffre pas de comparaisons. Ma première ardeur passée, je comparai nécessairement ces deux femmes l'une à l'autre, contraste que je n'avais pas encore pu étudier. En effet, toute grande passion pèse si fortement sur notre caractère qu'elle en refoule d'abord les aspérités et comble la trace des habitudes qui constituent nos défauts ou nos qualités; mais plus tard, chez deux amants bien accoutumés l'un à l'autre, les traits de la physionomie morale reparaissent; tous deux se jugent alors mutuellement, et souvent il se déclare, durant cette réaction du caractère sur la passion, des antipathies qui préparent ces désunions dont s'arment les gens superficiels pour accuser le cœur humain d'instabilité. Cette période commença donc. Moins aveuglé par les séductions, et détaillant pour ainsi dire mon plaisir, j'entrepris, sans le vouloir peut-être, un examen qui nuisit à lady Dudley.

Je lui trouvai d'abord en moins l'esprit qui distingue la Française entre toutes les femmes, et la rend la plus délicieuse à aimer, selon l'aveu des gens que les hasards de leur vie ont mis à même d'éprouver les manières d'aimer de chaque pays. Quand une Française aime, elle se métamorphose; sa coquetterie si vantée, elle l'emploie à parer son amour; sa vanité si dangereuse, elle l'immole et met toutes ses prétentions à bien aimer. Elle épouse les intérêts, les haines, les amitiés de son amant; elle acquiert en un jour les subtilités expérimentées de l'homme d'affaires, elle étudie le code, elle comprend le mécanisme du crédit, et réduit la caisse d'un banquier; étourdie et prodigue, elle ne fera pas une seule faute et ne gaspillera pas un seul louis; elle devient à la fois mère, gouvernante, médecin, et donne à toutes ses transformations une grâce de bonheur qui révèle dans les plus légers détails un amour infini; elle réunit les qualités spéciales qui recommandent les femmes de chaque pays en donnant à ce mélange de l'unité par l'esprit, cette semence française qui anime, permet, justifie, varie tout et détruit la monotonie d'un sentiment appuyé sur le premier temps d'un seul verbe. La femme française aime toujours, sans relâche ni fatigue, à tout moment, en public et seule; en public, elle trouve un accent qui ne résonne que dans une oreille, elle parle par son silence même, et sait vous regarder les yeux baissés; si l'occasion lui interdit la parole et le regard, elle emploiera le sable sur lequel s'imprime son pied pour y écrire une pensée; seule, elle exprime sa passion même pendant le sommeil; enfin elle plie le monde à son amour. Au contraire, l'Anglaise plie son amour au monde. Habituée par son éducation à conserver cette habitude glaciale, ce maintien britannique si égoïste dont je vous ai parlé, elle ouvre et ferme son cœur avec la facilité d'une mécanique anglaise. Elle possède un masque impénétrable qu'elle met et qu'elle ôte flegmatiquement; passionnée comme une Italienne quand aucun œil ne la voit, elle devient froidement digne aussitôt que le monde intervient. L'homme le plus aimé doute alors de son empire en voyant la profonde immobilité du visage, le calme de la voix, la parfaite liberté de contenance qui distingue une Anglaise sortie de son boudoir. En ce moment, l'hypocrisie va jusqu'à l'indifférence, l'Anglaise a tout oublié. Certes la femme qui sait jeter son amour comme un vêtement fait croire qu'elle peut en changer. Quelles tempêtes soulèvent alors les vagues du cœur quand elles sont remuées par l'amour-propre blessé de voir une femme prenant, interrompant, reprenant l'amour comme une tapisserie à main! Ces femmes sont trop maîtresses d'elles-mêmes pour vous bien appartenir; elles accordent trop d'influence au monde pour que notre règne soit entier. Là où la Française console le patient par un regard, trahit sa colère contre les visiteurs par quelques jolies moqueries, le silence des Anglaises est absolu, agace l'âme et taquine l'esprit. Ces femmes trônent si constamment en toute occasion que, pour la plupart d'entre elles, l'omnipotence de la fashion doit s'étendre jusque sur leurs plaisirs. Qui exagère la pudeur doit exagérer l'amour, les Anglaises sont ainsi; elles mènent tout dans la forme, sans que chez elles l'amour de la forme produise le sentiment de l'art: quoi qu'elles puissent dire, le protestantisme et le catholicisme expliquent les différences qui donnent à l'âme des Françaises tant de supériorité sur l'amour raisonné, calculateur des Anglaises. Le protestantisme doute, examine et tue les croyances, il est donc la mort de l'art et de l'amour. Là où le monde commande, les gens du monde doivent obéir; mais les gens passionnés le fuient aussitôt, il leur est insupportable. Vous comprendrez alors combien fut choqué mon amour-propre en découvrant que lady Dudley ne pouvait point se passer du monde, et que la transition britannique lui était familière: ce n'était pas un sacrifice que le monde lui imposait; non, elle se manifestait naturellement sous deux formes ennemies l'une de l'autre; quand elle aimait, elle aimait avec ivresse; aucune femme d'aucun pays ne lui était comparable, elle valait tout un sérail; mais le rideau tombé sur cette scène de féerie en bannissait jusqu'au souvenir. Elle ne répondait ni à un regard ni à un sourire: elle n'était ni maîtresse ni esclave, elle était comme une ambassadrice obligée d'arrondir ses phrases et ses coudes, elle impatientait par son calme, elle outrageait le cœur par son décorum; elle ravalait ainsi l'amour jusqu'au besoin, au lieu de l'élever jusqu'à l'idéal par l'enthousiasme. Elle n'exprimait ni crainte, ni regrets, ni désir; mais à l'heure dite sa tendresse se dressait comme des feux subitement allumés, et semblait insulter à sa réserve. A laquelle de ces deux femmes devais-je croire? Je sentis alors par mille piqûres d'épingle les différences infinies qui séparaient Henriette d'Arabelle. Quand madame de Mortsauf me quittait pour un moment, elle semblait laisser à l'air le soin de me parler d'elle; les plis de sa robe, quand elle s'en allait, s'adressaient à mes yeux comme leur bruit onduleux arrivait joyeusement à mon oreille quand elle revenait; il y avait des tendresses infinies dans la manière dont elle dépliait ses paupières en abaissant ses yeux vers la terre; sa voix, cette voix musicale, était une caresse continuelle; ses discours témoignaient d'une pensée constante, elle se ressemblait toujours à elle-même; elle ne scindait pas son âme en deux atmosphères, l'une ardente et l'autre glacée; enfin, madame de Mortsauf réservait son esprit et la fleur de sa pensée pour exprimer ses sentiments, elle se faisait coquette par les idées avec ses enfants et avec moi. Mais l'esprit d'Arabelle ne lui servait pas à rendre la vie aimable, elle ne l'exerçait point à mon profit, il n'existait que par le monde et pour le monde, elle était purement moqueuse; elle aimait à déchirer, à mordre, non pour m'amuser, mais pour satisfaire un goût. Madame de Mortsauf aurait dérobé son bonheur à tous les regards, lady Arabelle voulait montrer le sien à tout Paris, et, par une horrible grimace, elle restait dans les convenances tout en paradant au Bois avec moi. Ce mélange d'ostentation et de dignité, d'amour et de froideur, blessait constamment mon âme, à la fois vierge et passionnée; et, comme je ne savais point passer ainsi d'une température à l'autre, mon humeur s'en ressentait; j'étais palpitant d'amour quand elle reprenait sa pudeur de convention. Quand je m'avisai de me plaindre, non sans de grands ménagements, elle tourna sa langue à triple dard contre moi, mêlant les gasconnades de sa passion à ces plaisanteries anglaises que j'ai tâché de vous peindre. Aussitôt qu'elle se trouvait en contradiction avec moi, elle se faisait un jeu de froisser mon cœur et d'humilier mon esprit, elle me maniait comme une pâte. A des observations sur le milieu que l'on doit garder en tout, elle répondait par la caricature de mes idées, qu'elle portait à l'extrême. Quand je lui reprochais son attitude, elle me demandait si je voulais qu'elle m'embrassât devant tout Paris, aux Italiens; elle s'y engageait si sérieusement, que, connaissant son envie de faire parler d'elle, je tremblais de lui voir exécuter sa promesse. Malgré sa passion réelle, je ne sentais jamais rien de recueilli, de saint, de profond comme chez Henriette: elle était toujours insatiable comme une terre sablonneuse. Madame de Mortsauf était toujours rassurée et sentait mon âme dans une accentuation ou dans un coup d'œil, tandis que la marquise n'était jamais accablée par un regard, ni par un serrement de main, ni par une douce parole. Il y a plus! le bonheur de la veille n'était rien le lendemain; aucune preuve d'amour ne l'étonnait; elle éprouvait un si grand désir d'agitation, de bruit, d'éclat, que rien n'atteignait sans doute à son beau idéal en ce genre, et de là ses furieux efforts d'amour; dans sa fantaisie exagérée, il s'agissait d'elle et non de moi. Cette lettre de madame de Mortsauf, lumière qui brillait encore sur ma vie, et qui prouvait la manière dont la femme la plus vertueuse sait obéir au génie de la Française, en accusant une perpétuelle vigilance, une entente continuelle de toutes mes fortunes; cette lettre a dû vous faire comprendre avec quel soin Henriette s'occupait de mes intérêts matériels, de mes relations politiques, de mes conquêtes morales, avec quelle ardeur elle embrassait ma vie par les endroits permis. Sur tous ces points, lady Dudley affectait la réserve d'une personne de simple connaissance. Jamais elle ne s'informa ni de mes affaires, ni de ma fortune, ni de mes travaux, ni des difficultés de ma vie, ni de mes haines, ni de mes amitiés d'homme. Prodigue pour elle-même sans être généreuse, elle séparait vraiment un peu trop les intérêts et l'amour; tandis que, sans l'avoir éprouvé, je savais qu'afin de m'éviter un chagrin, Henriette aurait trouvé pour moi ce qu'elle n'aurait pas cherché pour elle. Dans un de ces malheurs qui peuvent attaquer les hommes les plus élevés et les plus riches, l'histoire en atteste assez! j'aurais consulté Henriette, mais je me serais laissé traîner en prison sans dire un mot à lady Dudley.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
22 октября 2017
Объем:
750 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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