Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03», страница 33

Шрифт:

Ces trois mots me foudroyèrent. Elle savait mon aventure. Qui la lui avait apprise? sa mère, de qui plus tard elle me montra la lettre odieuse! La faiblesse indifférente de cette voix, jadis si pleine de vie, la pâleur mate du son révélaient une douleur mûrie, exhalaient je ne sais quelle odeur de fleurs coupées sans retour. L'ouragan de l'infidélité, semblable à ces crues de la Loire qui ensablent à jamais une terre, avait passé sur son âme en faisant un désert là où verdoyaient d'opulentes prairies. Je fis entrer mon cheval par la petite porte; il se coucha sur le gazon à mon commandement, et la comtesse, qui s'était avancée à pas lents, s'écria: — Le bel animal! Elle se tenait les bras croisés pour que je ne prisse pas sa main, je devinai son intention. — Je vais prévenir monsieur de Mortsauf, dit-elle en me quittant.

Je demeurai debout, confondu, la laissant aller, la contemplant, toujours noble, lente, fière, plus blanche que je ne l'avais vue, mais gardant au front la jaune empreinte du sceau de la plus amère mélancolie, et penchant la tête comme un lys trop chargé de pluie.

— Henriette! criai-je avec la rage de l'homme qui se sent mourir.

Elle ne se retourna point, elle ne s'arrêta pas, elle dédaigna de me dire qu'elle m'avait retiré son nom, qu'elle n'y répondait plus, elle marchait toujours. Je pourrai dans cette épouvantable vallée où doivent tenir des millions de peuples devenus poussière et dont l'âme anime maintenant la surface du globe, je pourrai me trouver petit au sein de cette foule pressée sous les immensités lumineuses qui l'éclaireront de leur gloire; mais alors je serai moins aplati que je ne le fus devant cette forme blanche, montant comme monte dans les rues d'une ville quelque inflexible inondation, montant d'un pas égal à son château de Clochegourde, la gloire et le supplice de cette Didon chrétienne! Je maudis Arabelle par une seule imprécation qui l'eût tuée si elle l'eût entendue, elle qui avait tout laissé pour moi, comme on laisse tout pour Dieu! Je restai perdu dans un monde de pensées, en apercevant de tous côtés l'infini de la douleur. Je les vis alors descendant tous. Jacques courait avec l'impétuosité naïve de son âge. Gazelle aux yeux mourants, Madeleine accompagnait sa mère. Je serrai Jacques contre mon cœur en versant sur lui les effusions de l'âme et les larmes que rejetait sa mère. Monsieur de Mortsauf vint à moi, me tendit les bras, me pressa sur lui, m'embrassa sur les joues, en me disant: — Félix, j'ai su que je vous devais la vie!

Madame de Mortsauf nous tourna le dos pendant cette scène, en prenant le prétexte de montrer le cheval à Madeleine stupéfaite.

— Ha! diantre! voilà bien les femmes, cria le comte en colère, elles examinent votre cheval.

Madeleine se retourna, vint à moi, je lui baisai la main en regardant la comtesse qui rougit.

— Elle est bien mieux, Madeleine, dis-je.

— Pauvre fillette! répondit la comtesse en la baisant au front.

— Oui, pour le moment, ils sont tous bien, répondit le comte. Moi seul, mon cher Félix, suis délabré comme une vieille tour qui va tomber.

— Il paraît que le général a toujours ses dragons noirs, repris-je en regardant madame de Mortsauf.

— Nous avons tous nos blues devils, répondit-elle. N'est-ce pas le mot anglais?

Nous remontâmes vers les clos en nous promenant ensemble, et sentant tous qu'il était survenu quelque grave événement. Elle n'avait aucun désir d'être seule avec moi. Enfin j'étais son hôte.

— Pour le coup, et votre cheval? dit le comte quand nous fûmes sortis.

— Vous verrez, reprit la comtesse, que j'aurai tort en y pensant, et tort en n'y pensant plus.

— Mais oui, dit-il, il faut tout faire en temps utile.

— J'y vais, dis-je en trouvant ce froid accueil insupportable. Moi seul puis le faire sortir, et le caser comme il faut. Mon groom vient par la voiture de Chinon, il le pansera.

— Le groom arrive-t-il aussi d'Angleterre? dit-elle.

— Il ne s'en fait que là, répondit le comte qui devint gai en voyant sa femme triste.

La froideur de sa femme fut une occasion de la contredire, il m'accabla de son amitié. Je connus la pesanteur de l'attachement d'un mari. Ne croyez pas que le moment où leurs attentions assassinent les âmes nobles soit le temps où leurs femmes prodiguent une affection qui semble leur être volée; non! ils sont odieux et insupportables le jour où cet amour s'envole. La bonne intelligence, condition essentielle aux attachements de ce genre, apparaît alors comme un moyen; elle pèse alors, elle est horrible comme tout moyen que sa fin ne justifie plus.

— Mon cher Félix, me dit le comte en me prenant les mains et me les serrant affectueusement, pardonnez à madame de Mortsauf, les femmes ont besoin d'être quinteuses, leur faiblesse les excuse, elles ne sauraient avoir l'égalité d'humeur que nous donne la force du caractère. Elle vous aime beaucoup, je le sais; mais...

Pendant que le comte parlait, madame de Mortsauf s'éloigna de nous insensiblement de manière à nous laisser seuls.

— Félix, me dit-il alors à voix basse en contemplant sa femme qui remontait au château accompagnée de ses deux enfants, j'ignore ce qui se passe dans l'âme de madame de Mortsauf, mais son caractère a complétement changé depuis six semaines. Elle si douce, si dévouée jusqu'ici, devient d'une maussaderie incroyable!

Manette m'apprit plus tard que la comtesse était tombée dans un abattement qui la rendait insensible aux tracasseries du comte. En ne rencontrant plus de terre molle où planter ses flèches, cet homme était devenu inquiet comme l'enfant qui ne voit plus remuer le pauvre insecte qu'il tourmente. En ce moment il avait besoin d'un confident comme l'exécuteur a besoin d'un aide.

— Essayez, dit-il après une pause, de questionner madame de Mortsauf. Une femme a toujours des secrets pour son mari; mais elle vous confiera peut-être le sujet de ses peines. Dût-il m'en coûter la moitié des jours qui me restent et la moitié de ma fortune, je sacrifierais tout pour la rendre heureuse. Elle est si nécessaire à ma vie! Si dans ma vieillesse je ne sentais pas toujours cet ange à mes côtés, je serais le plus malheureux des hommes! je voudrais mourir tranquille. Dites-lui donc qu'elle n'a pas long-temps à me supporter. Moi, Félix, mon pauvre ami, je m'en vais, je le sais. Je cache à tout le monde la fatale vérité, pourquoi les affliger par avance? Toujours le pylore, mon ami! J'ai fini par saisir les causes de la maladie, la sensibilité m'a tué. En effet, toutes nos affections frappent sur le centre gastrique...

— En sorte, lui dis-je en souriant, que les gens de cœur périssent par l'estomac.

— Ne riez pas, Félix, rien n'est plus vrai. Les peines trop vives exagèrent le jeu du grand sympathique. Cette exaltation de la sensibilité entretient dans une constante irritation la muqueuse de l'estomac. Si cet état persiste, il amène des perturbations d'abord insensibles dans les fonctions digestives: les sécrétions s'altèrent, l'appétit se déprave et la digestion se fait capricieuse: bientôt des douleurs poignantes apparaissent, s'aggravent et deviennent de jour en jour plus fréquentes; puis la désorganisation arrive à son comble comme si quelque poison lent se mêlait au bol alimentaire; la muqueuse s'épaissit, l'induration de la valvule du pylore s'opère et il s'y forme un squirrhe dont il faut mourir. Eh! bien, j'en suis là, mon cher! L'induration marche sans que rien puisse l'arrêter. Voyez mon teint jaune-paille, mes yeux secs et brillants, ma maigreur excessive? Je me dessèche. Que voulez-vous, j'ai rapporté de l'émigration le germe de cette maladie: j'ai tant souffert alors! Mon mariage, qui pouvait réparer les maux de l'émigration, loin de calmer mon âme ulcérée, a ravivé la plaie. Qu'ai-je trouvé ici? d'éternelles alarmes causées par mes enfants, des chagrins domestiques, une fortune à refaire, des économies qui engendraient mille privations que j'imposais à ma femme et dont je pâtissais le premier. Enfin, je ne puis confier ce secret qu'à vous, mais voici ma plus dure peine. Quoique Blanche soit un ange, elle ne me comprend pas; elle ne sait rien de mes douleurs, elle les contrarie, je lui pardonne! Tenez, ceci est affreux à dire, mon ami; mais une femme moins vertueuse qu'elle m'aurait rendu plus heureux en se prêtant à des adoucissements que Blanche n'imagine pas, car elle est niaise comme un enfant! Ajoutez que mes gens me tourmentent, c'est des buses qui entendent grec lorsque je parle français. Quand notre fortune a été reconstruite, coussi coussi, quand j'ai eu moins d'ennui, le mal était fait, j'atteignais à la période des appétits dépravés; puis est venue ma grande maladie, si mal prise par Origet. Bref, aujourd'hui je n'ai pas six mois à vivre...

J'écoutais le comte avec terreur. En revoyant la comtesse, le brillant de ses yeux secs et la teinte jaune-paille de son front m'avaient frappé, j'entraînai le comte vers la maison en paraissant écouter ses plaintes mêlées de dissertations médicales; mais je ne songeais qu'à Henriette et voulais l'observer. Je trouvai la comtesse dans le salon, où elle assistait à une leçon de mathématiques donnée à Jacques par l'abbé de Dominis, en montrant à Madeleine un point de tapisserie. Autrefois elle aurait bien su, le jour de mon arrivée, remettre ses occupations pour être toute à moi; mais mon amour était si profondément vrai que je refoulai dans mon cœur le chagrin que me causa ce contraste entre le présent et le passé; car je voyais la fatale teinte jaune-paille qui, sur ce céleste visage, ressemblait au reflet des lueurs divines que les peintres italiens ont mises à la figure des saintes. Je sentis alors en moi le vent glacé de la mort. Puis quand le feu de ses yeux dénués de l'eau limpide où jadis nageait son regard tomba sur moi, je frissonnai; j'aperçus alors quelques changements dus au chagrin et que je n'avais point remarqués en plein air: les lignes si menues qui, à ma dernière visite, n'étaient que légèrement imprimées sur son front, l'avaient creusé; ses tempes bleuâtres semblaient ardentes et concaves; ses yeux s'étaient enfoncés sous leurs arcades attendries, et le tour avait bruni; elle était mortifiée comme le fruit sur lequel les meurtrissures commencent à paraître, et qu'un ver intérieur fait prématurément blondir. Moi, dont toute l'ambition était de verser le bonheur à flots dans son âme, n'avais-je pas jeté l'amertume dans la source où se rafraîchissait sa vie, où se retrempait son courage? Je vins m'asseoir à ses côtés, et lui dis d'une voix où pleurait le repentir: — Êtes-vous contente de votre santé?

— Oui, répondit-elle en plongeant ses yeux dans les miens. Ma santé, la voici, reprit-elle en me montrant Jacques et Madeleine.

Sortie victorieuse de sa lutte avec la nature, à quinze ans, Madeleine était femme; elle avait grandi, ses couleurs de rose du Bengale renaissaient sur ses joues bistrées; elle avait perdu l'insouciance de l'enfant qui regarde tout en face, et commençait à baisser les yeux; ses mouvements devenaient rares et graves comme ceux de sa mère; sa taille était svelte, et les grâces de son corsage fleurissaient déjà; déjà la coquetterie lissait ses magnifiques cheveux noirs, séparés en deux bandeaux sur son front d'Espagnole. Elle ressemblait aux jolies statuettes du Moyen-Age, si fines de contour, si minces de forme que l'œil en les caressant craint de les voir se briser; mais la santé, ce fruit éclos après tant d'efforts, avait mis sur ses joues le velouté de la pêche, et le long de son col le soyeux duvet où, comme chez sa mère, se jouait la lumière. Elle devait vivre! Dieu l'avait écrit, cher bouton de la plus belle des fleurs humaines! sur les longs cils de tes paupières, sur la courbe de tes épaules qui promettaient de se développer richement comme celles de ta mère! Cette brune jeune fille, à la taille de peuplier, contrastait avec Jacques, frêle jeune homme de dix-sept ans, de qui la tête avait grossi, dont le front inquiétait par sa rapide extension, dont les yeux fiévreux, fatigués, étaient en harmonie avec une voix profondément sonore. L'organe livrait un trop fort volume de son, de même que le regard laissait échapper trop de pensées. C'était l'intelligence, l'âme, le cœur d'Henriette dévorant de leur flamme rapide un corps sans consistance; car Jacques avait ce teint de lait animé des couleurs ardentes qui distinguent les jeunes Anglaises marquées par le fléau pour être abattues dans un temps déterminé; santé trompeuse! En obéissant au signe par lequel Henriette, après m'avoir montré Madeleine, indiquait Jacques qui traçait des figures de géométrie et des calculs algébriques sur un tableau devant l'abbé de Dominis, je tressaillis à l'aspect de cette mort cachée sous les fleurs, et respectai l'erreur de la pauvre mère.

— Quand je les vois ainsi, la joie fait taire mes douleurs, de même qu'elles se taisent et disparaissent quand je les vois malades. Mon ami, dit-elle l'œil brillant de plaisir maternel, si d'autres affections nous trahissent, les sentiments récompensés ici, les devoirs accomplis et couronnés de succès compensent la défaite essuyée ailleurs. Jacques sera comme vous un homme d'une haute instruction, plein de vertueux savoir; il sera comme vous l'honneur de son pays, qu'il gouvernera peut-être, aidé par vous qui serez si haut placé; mais je tâcherai qu'il soit fidèle à ses premières affections. Madeleine, la chère créature, a déjà le cœur sublime, elle est pure comme la neige du plus haut sommet des Alpes, elle aura le dévouement de la femme et sa gracieuse intelligence, elle est fière, elle sera digne des Lenoncourt! La mère jadis si tourmentée est maintenant bien heureuse, heureuse d'un bonheur infini, sans mélange; oui, ma vie est pleine, ma vie est riche. Vous le voyez, Dieu fait éclore mes joies au sein des affections permises et mêle de l'amertume à celles vers lesquelles m'entraînait un penchant dangereux...

— Bien, s'écria joyeusement l'abbé. Monsieur le vicomte en sait autant que moi...

En achevant sa démonstration Jacques toussa légèrement.

— Assez pour aujourd'hui, mon cher abbé, dit la comtesse émue, et surtout pas de leçon de chimie. Montez à cheval, Jacques, reprit-elle en se laissant embrasser par son fils avec la caressante mais digne volupté d'une mère, et les yeux tournés vers moi comme pour insulter mes souvenirs. Allez, cher, et soyez prudent.

— Mais, lui dis-je pendant qu'elle suivait Jacques par un long regard, vous ne m'avez pas répondu. Ressentez-vous quelques douleurs?

— Oui, parfois à l'estomac. Si j'étais à Paris, j'aurais les honneurs d'une gastrite, la maladie à la mode.

— Ma mère souffre souvent et beaucoup, me dit Madeleine.

— Ah! dit-elle, ma santé vous intéresse?..

Madeleine étonnée de la profonde ironie empreinte dans ces mots, nous regarda tour à tour; mes yeux comptaient des fleurs roses sur le coussin de son meuble gris et vert qui ornait le salon.

— Cette situation est intolérable, lui dis-je à l'oreille.

— Est-ce moi qui l'ai créée? me demanda-t-elle. Cher enfant, ajouta-t-elle à haute voix en affectant ce cruel enjouement par lequel les femmes enjolivent leurs vengeances, ignorez-vous l'histoire moderne? la France et l'Angleterre ne sont-elles pas toujours ennemies? Madeleine sait cela, elle sait qu'une mer immense les sépare, mer froide, mer orageuse.

Les vases de la cheminée étaient remplacés par des candélabres, afin sans doute de m'ôter le plaisir de les remplir de fleurs; je les retrouvai plus tard dans sa chambre. Quand mon domestique arriva, je sortis pour lui donner des ordres; il m'avait apporté quelques affaires que je voulus placer dans ma chambre.

— Félix, me dit la comtesse, ne vous trompez pas! L'ancienne chambre de ma tante est maintenant celle de Madeleine, vous êtes au-dessus du comte.

Quoique coupable, j'avais un cœur, et tous ces mots étaient des coups de poignard froidement donnés aux endroits les plus sensibles qu'elle semblait choisir pour frapper. Les souffrances morales ne sont pas absolues, elles sont en raison de la délicatesse des âmes, et la comtesse avait durement parcouru cette échelle des douleurs; mais, par cette raison même, la meilleure femme sera toujours d'autant plus cruelle qu'elle a été plus bienfaisante; je la regardai, mais elle baissa la tête. J'allai dans ma nouvelle chambre qui était jolie, blanche et verte. Là, je fondis en larmes. Henriette m'entendit, elle y vint en apportant un bouquet de fleurs.

— Henriette, lui dis-je, en êtes vous à ne point pardonner la plus excusable des fautes?

— Ne m'appelez jamais Henriette, reprit-elle, elle n'existe plus, la pauvre femme; mais vous trouverez toujours madame de Mortsauf, une amie dévouée qui vous écoutera, qui vous aimera. Félix, nous causerons plus tard. Si vous avez encore de la tendresse pour moi, laissez-moi m'habituer à vous voir; et au moment où les mots me déchireront moins le cœur, à l'heure où j'aurai reconquis un peu de courage, eh! bien, alors, alors seulement. Voyez-vous cette vallée, dit-elle en me montrant l'Indre, elle me fait mal, je l'aime toujours.

— Ah! périsse l'Angleterre et toutes ses femmes! Je donne ma démission au roi, je meurs ici, pardonné.

— Non, aimez-la, cette femme! Henriette n'est plus, ceci n'est pas un jeu, vous le saurez.

Elle se retira, dévoilant par l'accent de ce dernier mot l'étendue de ses plaies. Je sortis vivement, la retins et lui dis: — Vous ne m'aimez donc plus?

— Vous m'avez fait plus de mal que tous les autres ensemble! Aujourd'hui je souffre moins, je vous aime donc moins; mais il n'y a qu'en Angleterre où l'on dise ni jamais, ni toujours; ici nous disons toujours. Soyez sage, n'augmentez pas ma douleur; et si vous souffrez, songez que je vis, moi!

Elle me retira sa main que je tenais froide, sans mouvement, mais humide, et se sauva comme une flèche en traversant le corridor où cette scène véritablement tragique avait eu lieu. Pendant le dîner, le marquis me réservait un supplice auquel je n'avais pas songé.

— La marquise Dudley n'est donc pas à Paris? me dit-il.

Je rougis excessivement en lui répondant: — Non.

— Elle n'est pas à Tours, dit le comte en continuant.

— Elle n'est pas divorcée, elle peut aller en Angleterre. Son mari serait bien heureux, si elle voulait revenir à lui, dis-je avec vivacité.

— A-t-elle des enfants, demanda madame de Mortsauf d'une voix altérée.

— Deux fils, lui dis-je.

— Où sont-ils?

— En Angleterre, avec le père.

— Voyons, Félix, soyez franc. Est-elle aussi belle qu'on le dit?

— Pouvez-vous lui faire une semblable question? la femme qu'on aime n'est-elle pas toujours la plus belle des femmes, s'écria la comtesse.

— Oui, toujours, dis-je avec orgueil en lui lançant un regard qu'elle ne soutint pas.

— Vous êtes heureux, reprit le comte, oui, vous êtes un heureux coquin. Ah! dans ma jeunesse, j'aurais été fou d'une semblable conquête...

— Assez, dit madame de Mortsauf, en montrant par un regard Madeleine à son père.

— Je ne suis pas un enfant, dit le comte qui se plaisait à redevenir jeune.

En sortant de table, la comtesse m'amena sur la terrasse, et quand nous y fûmes, elle s'écria: — Comment, il se rencontre des femmes qui sacrifient leurs enfants à un homme? La fortune, le monde, je le conçois, l'éternité, oui, peut-être! Mais les enfants! se priver de ses enfants!

— Oui, et ces femmes voudraient avoir encore à sacrifier plus, elles donnent tout...

Pour la comtesse, le monde se renversa, ses idées se confondirent. Saisie par ce grandiose, soupçonnant que le bonheur devait justifier cette immolation, entendant en elle-même les cris de la chair révoltée, elle demeura stupide en face de sa vie manquée. Oui, elle eut un moment de doute horrible; mais elle se releva grande et sainte, portant haut la tête.

— Aimez-la donc bien, Félix, cette femme, dit-elle avec des larmes aux yeux, ce sera ma sœur heureuse. Je lui pardonne les maux qu'elle m'a faits, si elle vous donne ce que vous ne deviez jamais trouver ici, ce que vous ne pouvez plus tenir de moi. Vous avez eu raison, je ne vous ai jamais dit que je vous aimasse, et je ne vous ai jamais aimé comme on aime dans ce monde. Mais si elle n'est pas mère, comment peut-elle aimer?

— Chère sainte, repris-je, il faudrait que je fusse moins ému que je ne le suis pour t'expliquer que tu planes victorieusement au-dessus d'elle, qu'elle est une femme de la terre, une fille des races déchues, et que tu es la fille des cieux, l'ange adoré, que tu as tout mon cœur et qu'elle n'a que ma chair; elle le sait, elle en est au désespoir, et elle changerait avec toi, quand même le plus cruel martyre lui serait imposé pour prix de ce changement. Mais tout est irrémédiable. A toi l'âme, à toi les pensées, l'amour pur, à toi la jeunesse et la vieillesse; à elle les désirs et les plaisirs de la passion fugitive; à toi mon souvenir dans toute son étendue, à elle l'oubli le plus profond.

— Dites, dites, dites-moi donc cela, ô mon ami! Elle alla s'asseoir sur un banc et fondit en larmes. La vertu, Félix, la sainteté de la vie, l'amour maternel, ne sont donc pas des erreurs. Oh! jetez ce baume sur mes plaies! Répétez une parole qui me rend aux cieux où je voulais tendre d'un vol égal avec vous! Bénissez-moi par un regard, par un mot sacré, je vous pardonnerai les maux que j'ai soufferts depuis deux mois.

— Henriette, il est des mystères de notre vie que vous ignorez. Je vous ai rencontrée dans un âge auquel le sentiment peut étouffer les désirs inspirés par notre nature; mais plusieurs scènes dont le souvenir me réchaufferait à l'heure où viendra la mort ont dû vous attester que cet âge finissait, et votre constant triomphe a été d'en prolonger les muettes délices. Un amour sans possession se soutient par l'exaspération même des désirs; puis il vient un moment où tout est souffrance en nous, qui ne ressemblons en rien à vous. Nous possédons une puissance qui ne saurait être abdiquée, sous peine de ne plus être hommes. Privé de la nourriture qui le doit alimenter, le cœur se dévore lui-même, et sent un épuisement qui n'est pas la mort, mais qui la précède. La nature ne peut donc pas être longtemps trompée; au moindre accident, elle se réveille avec une énergie qui ressemble à la folie. Non, je n'ai pas aimé, mais j'ai eu soif au milieu du désert.

— Du désert! dit-elle avec amertume en montrant la vallée. Et, ajouta-t-elle, comme il raisonne, et combien de distinctions subtiles? les fidèles n'ont pas tant d'esprit.

— Henriette, lui dis-je, ne nous querellons pas pour quelques expressions hasardées. Non, mon âme n'a pas vacillé, mais je n'ai pas été maître de mes sens. Cette femme n'ignore pas que tu es la seule aimée. Elle joue un rôle secondaire dans ma vie, elle le sait, et s'y résigne; j'ai le droit de la quitter, comme on quitte une courtisane...

— Et alors...

— Elle m'a dit qu'elle se tuerait, répondis-je en croyant que cette résolution surprendrait Henriette. Mais en m'entendant elle laissa échapper un de ces dédaigneux sourires plus expressifs encore que les pensées qu'ils traduisaient. — Ma chère conscience, repris-je, si tu me tenais compte de mes résistances et des séductions qui conspiraient ma perte, tu concevrais cette fatale...

— Oh! oui fatale! dit-elle. J'ai cru trop en vous! J'ai cru que vous ne manqueriez pas de la vertu que pratique le prêtre et... que possède monsieur de Mortsauf, ajouta-t-elle en donnant à sa voix le mordant de l'épigramme. — Tout est fini, reprit-elle après une pause, je vous dois beaucoup, mon ami; vous avez éteint en moi les flammes de la vie corporelle. Le plus difficile du chemin est fait, l'âge approche, me voilà souffrante, bientôt maladive; je ne pourrais être pour vous la brillante fée qui vous verse une pluie de faveurs. Soyez fidèle à lady Arabelle. Madeleine, que j'élevais si bien pour vous, à qui sera-t-elle? Pauvre Madeleine, pauvre Madeleine! répéta-t-elle comme un douloureux refrain. Si vous l'aviez entendue me disant: Ma mère, vous n'êtes pas gentille pour Félix! La chère créature!

Elle me regarda sous les tièdes rayons du soleil couchant qui glissaient à travers le feuillage, et prise de je ne sais quelle compassion pour nos débris, elle se replongea dans notre passé si pur, en se laissant aller à des contemplations qui furent mutuelles. Nous reprenions nos souvenirs, nos yeux allaient de la vallée au clos, des fenêtres de Clochegourde à Frapesle, en peuplant cette rêverie de nos bouquets embaumés, des romans de nos désirs. Ce fut sa dernière volupté, savourée avec la candeur de l'âme chrétienne. Cette scène, si grande pour nous, nous avait jetés dans une même mélancolie. Elle crut à mes paroles, et se vit où je la mettais, dans les cieux.

— Mon ami, me dit-elle, j'obéis à Dieu, car son doigt est dans tout ceci.

Je ne connus que plus tard la profondeur de ce mot. Nous remontâmes lentement par les terrasses. Elle prit mon bras, s'y appuya résignée, saignant, mais ayant mis un appareil sur ses blessures.

— La vie humaine est ainsi, me dit-elle. Qu'a fait monsieur de Mortsauf pour mériter son sort? Ceci nous démontre l'existence d'un monde meilleur. Malheur à ceux qui se plaindraient d'avoir marché dans la bonne voie!

Elle se mit alors à si bien évaluer la vie, à la si profondément considérer sous ses diverses faces, que ces froids calculs me révélèrent le dégoût qui l'avait saisie pour toutes les choses d'ici-bas. En arrivant sur le perron, elle quitta mon bras, et dit cette dernière phrase: — Si Dieu nous a donné le sentiment et le goût du bonheur, ne doit-il pas se charger des âmes innocentes qui n'ont trouvé que des afflictions ici-bas. Cela est, ou Dieu n'est pas, ou notre vie serait une amère plaisanterie.

A ces derniers mots, elle rentra brusquement, et je la trouvai sur son canapé, couchée comme si elle avait été foudroyée par la voix qui terrassa saint Paul.

— Qu'avez-vous? lui dis-je.

— Je ne sais plus ce qu'est la vertu, dit-elle, et n'ai pas conscience de la mienne!

Nous restâmes pétrifiés tous deux, écoutant le son de cette parole comme celui d'une pierre jetée dans un gouffre.

— Si je me suis trompée dans ma vie, elle a raison, elle! reprit madame de Mortsauf.

Ainsi son dernier combat suivit sa dernière volupté. Quand le comte vint, elle se plaignit, elle qui ne se plaignait jamais; je la conjurai de me préciser ses souffrances, mais elle refusa de s'expliquer, et s'alla coucher en me laissant en proie à des remords qui naissaient les uns des autres. Madeleine accompagna sa mère; et le lendemain je sus par elle que la comtesse avait été prise de vomissements causés, dit-elle, par les violentes émotions de cette journée. Ainsi, moi qui souhaitais donner ma vie pour elle, je la tuais.

— Cher comte, dis-je à monsieur de Mortsauf qui me força de jouer au trictrac, je crois la comtesse très-sérieusement malade, il est encore temps de la sauver; appelez Origet, et suppliez-la de suivre ses avis...

— Origet qui m'a tué? dit-il en m'interrompant. Non, non, je consulterai Carbonneau.

Pendant cette semaine, et surtout les premiers jours, tout me fut souffrance, commencement de paralysie au cœur, blessure à la vanité, blessure à l'âme. Il faut avoir été le centre de tout, des regards et des soupirs, avoir été le principe de la vie, le foyer d'où chacun tirait sa lumière, pour connaître l'horreur du vide. Les mêmes choses étaient là, mais l'esprit qui les vivifiait s'était éteint comme une flamme soufflée. J'ai compris l'affreuse nécessité où sont les amants de ne plus se revoir quand l'amour est envolé. N'être plus rien, là où l'on a régné! Trouver la silencieuse froideur de la mort là où scintillaient les joyeux rayons de la vie! les comparaisons accablent. Bientôt j'en vins à regretter la douloureuse ignorance de tout bonheur qui avait assombri ma jeunesse. Aussi mon désespoir devint-il si profond que la comtesse en fut, je crois, attendrie. Un jour, après le dîner, pendant que nous nous promenions tous sur le bord de l'eau, je fis un dernier effort pour obtenir mon pardon. Je priai Jacques d'emmener sa sœur en avant, je laissai le comte aller seul, et conduisant madame de Mortsauf vers la toue: — Henriette, lui dis-je, un mot, de grâce, ou je me jette dans l'Indre! J'ai failli, oui, c'est vrai; mais n'imité-je pas le chien dans son sublime attachement! je reviens comme lui, comme lui plein de honte; s'il fait mal, il est châtié, mais il adore la main qui le frappe; brisez-moi, mais rendez-moi votre cœur...

— Pauvre enfant! dit-elle, n'êtes-vous pas toujours mon fils?

Elle prit mon bras et regagna silencieusement Jacques et Madeleine, avec lesquels elle revint à Clochegourde par les clos en me laissant au comte, qui se mit à parler politique à propos de ses voisins.

— Rentrons, lui dis-je, vous avez la tête nue, et la rosée du soir pourrait causer quelque accident.

— Vous me plaigniez, vous! mon cher Félix, me répondit-il, en se méprenant sur mes intentions. Ma femme ne m'a jamais voulu consoler, par système peut-être.

Jamais elle ne m'aurait laissé seul avec son mari, maintenant j'avais besoin de prétextes pour l'aller rejoindre. Elle était avec ses enfants occupée à expliquer les règles du trictrac à Jacques.

— Voilà, dit le comte, toujours jaloux de l'affection qu'elle portait à ses deux enfants, voilà ceux pour lesquels je suis toujours abandonné. Les maris, mon cher Félix, ont toujours le dessous; la femme la plus vertueuse trouve encore le moyen de satisfaire son besoin de voler l'affection conjugale.

Elle continua ses caresses sans répondre.

— Jacques, dit-il, venez ici!

Jacques fit quelques difficultés.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
22 октября 2017
Объем:
750 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают

Новинка
Черновик
4,9
177