SAINT-MEGRIN, puis GEORGES
Va, jeune homme, et que le ciel veille sur toi! Ah! je suis aimé!..Mais il est dix heures; j'ai à peine le temps de me procurer le costume à l'aide duquel…Georges! Georges! (Son valet entre) Il me faut pour ce soir un costume de ligueur; occupe-toi à l'instant de te le procurer. Que je le trouve ici quand j'en aurai besoin; va. (Georges sort) Mais qui vient ici?..Ah! c'est Côme Ruggieri.
Viens, oh! viens, mon père, que je te remercie. Eh bien, toutes tes prédictions se sont réalisées. Je te rends grâce, car je suis heureux; oh! oui, oui, plus heureux que tu ne peux le croire…Tu ne me réponds pas, tu m'examines!
RUGGIERI, le conduisant vers la lumière
Jeune homme, avance avec moi.
Oh! que peux-tu lire sur mon front, si ce n'est un avenir d'amour et de bonheur?
La mort, peut-être.
Que dites-vous, mon père!..
La mort!..
SAINT-MEGRIN, riant
Ah! mon père, de grâce, laissez-moi vivre jusqu'à demain, c'est tout ce que je vous demande.
Mon fils, souviens-toi de Dugast.
Dugast!..Il est vrai que je cours un danger; demain, je me bats avec le duc de Guise.
Demain! à quelle heure?
A dix heures.
Ce n'est pas cela. Si demain, à dix heures, tu vois encore la lumière du ciel, compte alors sur des jours longs et heureux. (Allant à la fenêtre) Vois-tu cette étoile?
Qui brille près d'une autre plus brillante encore?
Oui; et, à l'occident, distingues-tu ce nuage sombre qui n'est encore qu'un point dans l'immensité?
Oui; eh bien?..
Eh bien, dans une heure, cette étoile aura disparu sous ce nuage, et cette étoile, c'est la tienne. (Il sort)
SAINT-MEGRIN, puis JOYEUSE
Cette étoile, c'est la mienne! Ruggieri, arrête!..Il ne m'entend pas; il entre chez la reine mère. Cette étoile, c'est la mienne; et ce nuage!..Vive-Dieu! je suis bien insensé de croire aux paroles de ce visionnaire…Ces signes ne l'ont jamais trompé, dit-il. Dugast, Dugast! et toi aussi, tu volais comme moi à un rendez-vous d'amour, lorsque tu es tombé assassiné; et ton sang, en sortant de tes vingt-deux blessures, bouillait encore d'espérance et de bonheur. Ah! si je dois mourir aussi, mon Dieu! mon Dieu! que je ne meure du moins qu'au retour! (Entre Joyeuse)
Je te cherchais, Saint-Mégrin. Eh bien, que fais-tu là? Est-ce que tu lis dans les astres, toi?
Moi? Non.
Je t'avais pris en entrant pour un astrologue. Quoi! encore? Mais qu'as-tu donc?
Rien, rien: je regarde le ciel.
Il est superbe! les étoiles étincellent.
SAINT-MEGRIN, avec mélancolie
Joyeuse, crois-tu qu'après notre mort, notre âme doive habiter un des ces globes brillants, sur lesquels notre vue s'est arrêtée tant de fois pendant notre vie?
Ces pensées ne me sont jamais venues, sur mon âme; elles sont trop tristes…Tu connais ma devise: *Hilariter*, joyeusement!..voilà pour ce monde…Quant à l'autre, peu m'importe ce qu'il sera, pourvu que je m'y trouve bien.
SAINT-MEGRIN, sans l'écouter
Crois-tu que, là, nous serons réunis aux personnes que nous avons aimées ici-bas?..Dis; crois-tu que l'éternité puisse être le bonheur?..
Vrai-Dieu! tu deviens fou, Saint-Mégrin; quel diable de langage me parles-tu là? Arrange-toi de manière que, demain, à pareille heure, M. de Guise puisse t'en donner des nouvelles sûres, et ne me demande pas cela, à moi. J'ai déjà le cou tout disloqué d'avoir regardé en l'air.
Tu as raison; oui, je suis un insensé…
Voici le roi…Voyons, éloigne cet air soucieux. On dirait, sur mon âme, que ce duel t'inquiète. Est-ce que tu serais fâché?..
Moi, fâché?..Vrai-Dieu! s'il me tue, Joyeuse, ce ne sera pas ma vie que je regretterai, ce sera de lui laisser la sienne.
LES MEMES, HENRI, D'EPERNON, SAINT-LUC, BUSSY, DU HALDE, Plusieurs
Pages et Seigneurs; puis CATHERINE DE MEDICIS
Soyez tranquilles, messieurs, soyez tranquilles: toutes nos mesures sont prises. Seigneur de Bussy, nous vous rendons notre amitié, en récompense de la manière dont vous avez secondé notre brave sujet le comte de Saint-Mégrin.
Sire!
HENRI, à SAINT-MEGRIN
Te voilà, mon digne ami; pourquoi n'es-tu pas venu me voir? Messieurs, ma mère assistera à la séance; prévenez-la qu'elle va s'ouvrir. Ah! auparavant, sur la première marche, placez un tabouret pour M. le comte de Saint-Mégrin. (A Saint-Mégrin) J'ai à te parler…Par la mort-Dieu! nous voilà tous rassemblés, messieurs; il ne nous manque plus que notre beau cousin de Guise…
CATHERINE, entrant
Il ne se fera pas attendre, mon fils; j'ai aperçu ses pages dans l'antichambre.
Ils seront les bienvenus, ma mère. Messieurs, prenez vos places. D'Epernon, la tienne est devant cette table; c'est toi qui seras notre secrétaire, en l'absence de Morvilliers…
Surtout, sire…
Soyez tranquille, ma mère, soyez tranquille, vous avez ma parole.
Entrez, mon beau cousin, entrez. Nous avions songé d'abord à faire dresser, nous-même, l'acte de reconnaissance que nous avions promis; mais nous avons pensé, depuis, que celui que M. d'Humières a fait signer aux nobles de Péronne et de la Picardie serait ce qu'il y aurait de mieux. Quant à celui de nomination du chef, un article au bas du premier suffira, et déjà vous avez sans doute quelques idées pour sa rédaction?
Oui, sire, je m'en suis occupé. J'ai voulu épargner à Votre Majesté la peine…l'ennui.
Vous êtes bien aimable, mon cousin; veuillez donner cet acte à M. le baron d'Epernon: lisez-le-nous à haute et intelligible voix, baron. Or, écoutez, messieurs.
D'EPERNON, lisant
«Association faite entre les princes, seigneurs, gentilshommes et autres, tant de l'état écclésiastique que de la noblesse de Picardie. Premièrement…»
Attends, d'Epernon. Messieurs, nous connaissons tous cet acte, dont je vous ai montré copie; il est donc inutile de lire les dix-huit articles dont il se compose: passez à la fin; et vous, monsieur le duc, approchez et dictez vous-même. Réfléchissez qu'il s'agit de nommer un chef à une grande association! Il faut donc que ce chef ait de grands pouvoirs…Enfin, mon beau cousin, faites comme pour vous.
Je vous remercie de votre confiance, sire, vous serez content.
Que faites-vous, sire?..
Laisse-moi.
LE DUC DE GUISE, dictant
«1º L'homme que Sa Majesté honorera de son choix devra être issu d'une maison souveraine, digne de l'amour et de la confiance des Français par sa conduite passée et sa foi à la religion catholique. 2º Le titre de lieutenant général du royaume de France lui sera octroyé, et les troupes seront mises à sa disposition. 3º Comme ses actions auront pour but le plus grand bien de la cause, il ne devra en rendre compte qu'à Dieu et à sa conscience.»
Très-bien.
Bien!..Et vous pouvez approuver de semblables conditions, sire!.. revêtir un homme d'une pareille puissance!
Silence!
Mais, sire…
Silence, messieurs! nous désirons, entendez-vous, nous désirons positivement que, quel que soit le choix que nous allons faire, il vous soit agréable. Mon cousin, donnez-leur donc, en bon et loyal sujet, un exemple de soumission. Vous êtes le premier de mon royaume après moi, mon beau cousin, et dans ce cas surtout, vous êtes intéressé à ce qu'on m'obéisse…
Sire, je reconnais d'avance pour chef de la Sainte-Union celui que vous allez désigner, et je regarderai comme rebelle quiconque osera braver ses ordres.
C'est bien, monsieur le duc. Ecris, d'Epernon. (Se levant devant son trône) «Nous, Henri de Valois, par la grâce de Dieu, roi de France et de Pologne, approuvons, par le présent acte rédigé par notre féal et aimé cousin Henri de Lorraine, duc de Guise, l'association connue sous le nom de la Sainte-Union…et, de notre autorité, nous nous en déclarons le chef.»
Comment!..
«En foi de quoi, nous l'avons fait revêtir de notre sceau royal (descendant du trône et prenant la plume), et l'avons signé de notre main. Henri de Valois.» (Passant la plume au duc de Guise) A vous, mon cousin; à vous qui êtes le premier du royaume, après moi…Eh bien, vous hésitez? Croyez-vous que le nom de Henri de Valois et les trois fleurs de lis de France ne figurent pas aussi dignement au bas de cet acte que le nom de Henri de Guise et les trois merlettes de Lorraine? Par la mort-Dieu! vous vouliez un homme que possédât l'amour des Français…Est-ce que nous ne sommes pas aimé, monsieur le duc? Répondez d'après votre coeur. Vous vouliez un homme d'une haute noblesse; je me crois aussi bon gentilhomme que qui que ce soit ici. Signez donc, monsieur le duc, signez; car vous avez dit vous-même que quiconque ne signerait pas, serait un rebelle.
LE DUC DE GUISE, à Catherine à part
O Catherine, Catherine!
HENRI, indiquant la place où Guise doit signer
Là, monsieur le duc, au-dessous de moi.
Vive-Dieu! je ne m'attendais pas à celle-là. (Tendant la main pour prendre la plume) Après vous, monsieur de Guise.
Oui, messieurs, signez, signez tous. D'Epernon, tu veilleras à ce que des copies de cet acte soient envoyées dans toutes les provinces de notre royaume.
Oui, sire.
SAINT-PAUL, à demi-voix, au duc de Guise
Nous n'avons pas été heureux, monsieur le duc, dans notre première entreprise.
LE DUC DE GUISE, de même, à Saint-Paul
La fortune nous doit un dédommagement; la seconde réussira. Mayenne est arrivé. Vous prendrez ses ordres.
Messieurs, nous vous demandons bien pardon de cette longue séance; cela n'a pas été tout à fait aussi amusant qu'un bal masqué; mais prenez-vous-en à notre beau cousin de Guise; c'est lui qui nous y a forcé. Adieu, monsieur le duc, adieu. Veillez toujours sur les besoins de l'Etat, en bon et fidèle sujet, comme vous venez de le faire, et n'oubliez pas que quiconque n'obéira pas au chef que j'ai nommé sera déclaré coupable de haute trahison. Sur ce, je vous abandonne à la garde de Dieu, messieurs. Reste, Saint-Mégrin… Etes-vous contente de moi, ma mère?
Oui, mon fils; mais n'oubliez pas que c'est moi…
Non, non, ma mère; d'ailleurs, vous vous chargeriez de m'en faire souvenir…n'est-ce pas?
SAINT-MEGRIN, à part
Elle m'attend, et le roi m'a dit de rester. (Tous sortent sauf Henri et Saint-Mégrin)
Eh bien, Saint-Mégrin, j'ai profité, je l'espère, de tes conseils; j'ai détrôné mon cousin de Guise, et me voilà roi des ligueurs, à sa place.
Puissiez-vous ne pas vous en repentir, sire! mais cette idée n'est pas de vous. J'y ai reconnu…
Eh bien, quoi?..Parle…
La politique cauteleuse de votre mère…Elle croit avoir tout gagné, lorsqu'elle a gagné du temps. Je me doutais qu'elle machinait quelque chose contre le duc de Guise…Je l'avais entendue, en lui parlant, l'appeler son ami. Quant à vous, sire, c'est à regret que je vous ai vu signer cet acte. Vous étiez roi, vous n'êtes plus qu'un chef de parti.
Et que fallait-il donc faire?
Repousser la politique florentine, et agir franchement.
De quelle manière?
En roi…Vive-Dieu! les preuves de la rebellion de M. le duc de Guise ne vous auraient pas manqué.
Je les avais.
Il fallait donc vous en servir et le faire juger.
Les parlements sont pour lui.
Il fallait imposer aux parlements la puissance de votre volonté. La Bastille a de bonnes murailles, de larges fossés, un gouverneur fidèle; et M. de Guise, en s'y rendant, n'aurait eu qu'à suivre les traces des maréchaux de Montmorency et de Cossé.
Mon ami, il n'y a pas de murailles assez solides pour enfermer un tel prisonnier…Je ne connais qu'un cercueil de plomb et un tombeau de marbre qui puissent m'en répondre…Mets-le seulement en état d'y entrer, Saint-Mégrin…et je me charge de faire fondre l'un et d'élever l'autre.
Et, cela étant, sire, il sera puni, il est vrai, mais non pas comme il l'aura mérité.
Peu m'importe la différence des moyens, quand le résultat est le même…J'espère, Saint-Mégrin, que tu n'as rien négligé pour te préparer à ce combat.
Non sire; mais je n'ai pas encore eu le temps d'accomplir mes devoirs religieux.
Comment, tu n'en as pas eu le temps?..As-tu donc oublié le duel de Jarnac et de la Chataigneraie?..Il avait été fixé à quinze jours de celui du défi…Eh bien, ces quinze jours, Jarnac les a passés en prières, tandis que Chataigneraie courait de plaisirs en plaisirs, sans penser autrement à Dieu…Aussi, Dieu l'a puni, Saint-Mégrin.
Sire, mon intention est d'accomplir tous mes devoirs de chrétien; mais, auparavant, il en est d'autres qui m'appellent…Permettez…
Comment, d'autres?
Sire, ma vie est entre les mains de Dieu…et, s'il a décide ma mort, sa volonté soit faite!
Eh!..que dites-vous là…Votre existence vous appartient-elle, monsieur, pour en faire si peu de cas?..Non, par la mort-Dieu! elle est à nous qui sommes votre roi et votre ami. Quand il s'agira de vos affaires, vous vous laisserez tuer, si tel est votre bon plaisir; mais, quand il s'agira des nôtres, monsieur le comte, nous vous prions d'y regarder à deux fois.
Vrai-Dieu! sire, je ferai de mon mieux; soyez tranquille.
Tu feras de ton mieux?..Ce n'est point assez: fais-lui jurer qu'il n'a ni plastron, ni talisman, ni armes cachées; et, quand il l'aura fait, alors rappelle toute ta force, tout ton courage; pousse vivement à lui.
Oui, sire.
Une fois délivré de lui, vois-tu, nous ne sommes plus deux en France, je suis vraiment roi…vraiment libre…Ma mère va être fière du conseil qu'elle m'a donné; car, tu avais raison, il vient d'elle, et il faudra que je le paye en obéissance…
Sire, Dieu et mon épée me seront en aide.
Ton épée, je veux en juger par moi-même… (Il appelle) Du Halde! apporte des épeés émoussées.
Sire, est-ce à une pareille heure, quand Votre Majesté doit avoir besoin de repos?..
Du repos!..du repos!..Ils sont tous à me parler de repos!.. Crois-tu qu'il dorme, lui?..ou, s'il dort, que rêve-t-il? Qu'il commande insolemment sur le trône de France, et que moi…moi, son roi…je prie humblement dans un cloître…Un roi ne dort pas, Saint-Mégrin. (Appelant) Du Halde! donne-nous ces épées.
L'heure s'envole; elle m'attend. (Haut) Sire, il m'est impossible; vous m'avez rappelé des devoirs sacrés, il faut que je les accomplisse.
Eh bien, écoute, demain… (L'heure sonne) Attends, c'est minuit je crois?
Oui, sire, c'est minuit.
Chaque fois que sonne cette heure, je prie Dieu de bénir le jour où je vais entrer…Il faut que je te quitte; mais viens me trouver demain avant le combat. Du Halde, porte ces épées dans ma chambre.
J'irai, sire, j'irai.
Bien, je compte sur toi.
Maintenant, je puis me retirer. Votre Majesté est satisfaite.
Oui, le roi est si content, que l'ami veut faire quelque chose pour toi…Tiens, voici un talisman sur lequel Ruggieri a prononcé des charmes; celui qui le porte ne peut mourir, ni par le fer, ni par le feu. Je te le prête; tu me le rendras, au moins, après le combat?
Oui, sire…
Adieu, Saint-Mégrin.
Adieu, sire, adieu!.. (Le roi sort)