J'attends vos ordres.
Bien; mais je ne sais plus ce que j'avais à d'ordonner. Je suis distraite, préoccupée…Que tu es bizarre, avec ton fanatisme pour ce jeune vicomte de Joyeuse!
Joyeuse?..Non…Saint-Mégrin.
Ah! oui…c'est vrai; mais que trouves-tu de si extraordinaire en ce jeune homme? Moi, je cherche en vain.
Vous ne l'avez donc pas vu courir la bague avec le roi?
Si.
Et qui donc pourriez-vous lui comparer pour l'adresse? S'il monte à cheval, c'est toujours le cheval le plus fougueux qui est le sien; s'il se bat moins souvent que les autres, c'est que l'on connaît sa force, et qu'on hésite à lui chercher querelle. Le roi seul, peut-être, pourrait se défendre contre lui. Tous nos jeunes seigneurs de la cour lui portent envie, et cependant la coupe de leur pourpoint et de leur manteau est toujours reglée sur celle des siens.
Oui, oui, c'est vrai…Il est homme de bon goût; mais madame de Cossé parlait de sa froideur pour les dames, et tu ne voudrais pas prendre pour modèle chevalier qui ne les aimât pas.
La dame de Sauve est là pour témoigner du contraire.
LA DUCHESSE DE GUISE, vivement
La dame de Sauve!..On dit qu'il ne l'a jamais aimée.
S'il ne l'aime plus, il en aime certainement un autre.
T'aurait-il choisi pour son confident?..Il ne ferait pas preuve de prudence, en le prenant si jeune…
Si j'étais son confident, ma belle cousine, on me tuerait plutôt que de m'arracher son secret…Mais il ne m'a rien confié…J'ai vu.
Tu as vu…quoi?..qu'as-tu vu?
Vous vous rappelez le jour ou le roi invita toute la cour à visiter les lions qu'il avait fait venir de Tunis, et qu'on avait placés au Louvre avec ceux qu'il y nourrit déjà?..
Oh! oui…Leur aspect seul m'a effrayée, quoique je les visse d'une galerie élevée de dix pieds au-dessus d'eux.
Eh bien, à peine en étions-nous sortis que leur gardien poussa un cri; je rentrai: M. de Saint-Mégrin venait de s'élancer dans l'enceinte des animaux pour y ramasser un bouquet qu'y avait laissé tomber une dame…
Le malheureux! ce bouquet était le mien.
Le vôtre, ma belle cousine?
Ai-je dit le mien?..Oui, le mien, ou celui de Madame de Sauve…Vous savez qu'il a éperdument aimé madame de Sauve…Le fou!..Et que faisait-il de ce bouquet?
Oh! il l'appuyait avec passion sur sa bouche, il le pressait contre son coeur…Le gardien ouvrit une porte, et le fit sortir presque de force…Il riait comme un insensé, lui jetait de l'argent; puis il m'aperçut, cacha le bouquet dans sa poitrine, s'élança sur un cheval qui l'attendait dans la cour du Louvre, et disparut.
Est-ce tout?..est-ce tout?..Oh! encore, encore!..parle-moi encore de lui!
Et depuis, je l'ai vu, il…
Silence, enfant!..M. le duc…Reste près de moi, Arthur; ne me quitte pas que je ne te l'ordonne…
Vous étiez levée, madame…Alliez-vous rentrer dans votre appartement?
Non, monsieur le duc, j'allais appeler mes femmes, pour ma toilette.
Elle est inutile, madame: le bal n'a pas lieu, et vous devez en être contente, vous paraissiez n'y aller qu'à contre-coeur?
Je suivais vos ordres, et j'ai fait ce que j'ai pu pour que vous ne vissiez pas qu'ils m'étaient pénibles.
Que voulez-vous!..J'ai compris que cette conclusion à laquelle vous vous condamniez était ridicule à votre âge…et qu'il fallait, de temps en temps, vous montrer à la cour; certaines personnes, madame, pourraient y remarquer votre absence, et l'attribuer à des motifs… Mais il s'agit d'autre chose, madame… Arthur, laissez-moi…
Et pourquoi éloigner cet enfant, monsieur le duc? est-ce donc un entretien secret que vous voudriez?..
Et pourquoi le retenir, madame? Craindriez-vous de rester seule avec moi?
Moi, monsieur! et pourquoi?
En ce cas, sortez, Arthur…Eh bien?..
J'attends les ordres de ma maîtresse, monsieur le duc.
Vous l'entendez, madame?
Arthur, éloignez-vous.
J'obéis. (Il sort)
Vrai-Dieu! madame, il est bizarre que les ordres donnés par ma bouche aient besoin d'être ratifiés par la vôtre…
Ce jeune homme m'appartient, et il a cru devoir attendre de moi-même…
Cette obstination n'est pas naturelle, madame; on connaît Henri de Lorraine, et l'on sait qu'il a toujours chargé son poignard de réitérer un ordre de sa bouche.
Eh! monsieur, quelle conséquence pouvez-vous tirer de plus ou moins d'obéissance de cet enfant?
Moi? Aucune…Mais j'avais besoin de son absence pour vous exposer plus librement le motif qui m'amène…Voulez-vous bien me servir de secrétaire?
Moi, monsieur! Et pour écrire à qui?
Que vous importe! c'est moi qui dicterai. (En approchant une plume et du papier) Voilà ce qu'il vous faut.
Je crains de ne pouvoir former un seul mot; ma main tremble; ne pourriez-vous par une autre personne?..
Non, madame, il est indispensable que ce soit vous.
Mais, au moins, remettez à plus tard…
Cela ne peut se remettre, madame; d'ailleurs, il suffira que votre écriture soit lisible…Ecrivez donc.
Je suis prête…
LE DUC DE GUISE, dictant
«Plusieurs membres de la Sainte-Union se rassemblent cette nuit à l'Hôtel de Guise; les portes en resteront ouvertes jusqu'à une heure du matin; vous pouvez, à l'aide d'un costume de ligueur, passer sans être aperçu…L'appartement de madame la duchesse de Guise est au deuxième étage…»
Je n'écrirai pas davantage, que je ne sache à qui est destiné ce billet…
Vous le verrez, madame, en mettant l'adresse.
Elle ne peut être pour vous, monsieur; et à tout autre, elle compromet mon honneur…
Votre honneur…Vive-Dieu! madame; et qui doit en être plus jaloux que moi?..Laissez-m'en juge, et suivez mon désir…
Votre désir?..Je dois m'y refuser.
Obéissez à mes ordres, alors…
A vos ordres?..Peut-être ai-je le droit d'en demander la cause…
La cause, madame? Tous ces retardements me prouvent que vous la connaissez.
Moi! et comment?
Peu importe!..écrivez…
Permettez que je me retire…
Vous ne sortirez pas…
Vous n'obtiendrez rien de moi en me contraignant à rester.
LE DUC DE GUISE, la forçant à s'asseoir
Peut-être, vous réfléchirez, madame: mes ordres, méprisés par vous, ne le sont point encore par tout le monde…et, d'un mot, je puis substituer à l'oratoire élégant de l'hôtel de Guise l'humble cellule d'un cloître.
Désignez-moi le couvent où je dois me retirer, monsieur le duc; les biens que je vous ai apportés comme princesse de Porcian y payeront la dot de la duchesse de Guise.
Oui, madame; sans doute, vous jugez en vous-même que ce ne serait qu'une faible expiation. D'ailleurs, l'espoir vous suivrait au delà de la grille; il n'est point de murs si élevés qu'on ne puisse franchir, surtout si on y est aidé par un chevalier adroit, puissant et dévoué…Non, madame, non, je ne vous laisserai pas cette chance. Mais revenons à cette lettre; il faut qu'elle s'achève.
Jamais, monsieur, jamais!
Ne me poussez pas à bout, madame; c'est déjà beaucoup que j'aie consenti à vous menacer deux fois.
Eh bien, je préfère une reclusion éternelle.
Mort et damnation! croyez-vous donc que je n'aie que ce moyen?
Et quel autre?..(Le duc verse le contenu d'un flacon dans une petite coupe) Ah! vous ne voudriez pas m'assassiner…Que faites-vous, monsieur de Guise? que faites-vous?
Rien…J'espère seulement que la vue de ce breuvage aura une vertu que n'ont point mes paroles.
Eh quoi!..vous pourriez?..Ah!
Ecrivez, madame, ecrivez.
Non, non. Oh! mon Dieu! mon Dieu!
LE DUC DE GUISE, saisissant la coupe
Eh bien?..
Henri, au nom du ciel! Je suis innocente, je vous le jure…Que la mort d'une femme faible ne souille pas votre nom. Henri, ce serait un crime affreux, car je ne suis pas coupable; j'embrasse vos genoux; que voulez-vous de plus? Oui, oui, je crains la mort.
Il y a moyen de vous y soustraire.
Il est plus affreux qu'elle encore…Mais non, tout cela n'est qu'un jeu pour m'épouvanter. Vous n'avez pas pu avoir, vous n'avez pas eu cette exécrable idée.
LE DUC DE GUISE, riant
Un jeu, madame!
Non…Votre sourire m'a tout dit…Laissez-moi un instant pour me recueillir. (Elle abaisse la tête entre ses mains, et prie.)
Un instant, madame, rien qu'un instant.
LA DUCHESSE DE GUISE, après s'être recueillie
Et maintenant, ô mon Dieu! aie pitié de moi!
Etes-vous décidée?
LA DUCHESSE DE GUISE, se relevant toute seule
Je le suis.
A l'obéissance?
LA DUCHESSE DE GUISE, prenant la coupe
A la mort!
LE DUC DE GUISE, lui arrachant la coupe et la jetant à terre
Vous l'aimiez bien, madame!..Elle a préféré…Malédiction! malediction sur vous et sur lui!..sur lui surtout qui est tant aimé! Ecrivez.
Malheur! malheur à moi!
Oui, malheur! car il est plus facile à une femme d'expirer que de souffrir. (Lui saisissant le bras avec son gant de fer) Ecrivez.
Oh! laissez-moi.
Ecrivez.
LA DUCHESSE DE GUISE, essayant de dégager son bras
Vous me faites mal, Henri.
Ecrivez, vous dis-je!
Vous me faites bien mal, Henri; vous me faites horriblement mal…Grâce! grâce! ah!
Ecrivez donc.
Le puis-je? Ma vue se trouble…Une sueur froide…O mon Dieu! mon
Dieu! je te remercie, je vais mourir. (Elle s'évanouit)
Eh! non, madame.
Qu'exigez-vous de moi?
Que vous m'obéissiez.
LA DUCHESSE DE GUISE, accablée
Oui! oui! j'obéis. Mon Dieu! tu le sais, j'ai bravé la mort…la douleur seule m'a vaincue…elle a été au delà de mes forces. Tu l'as permis, ô mon Dieu! le reste est entre tes mains.
LE DUC DE GUISE, dictant
«L'appartement de madame la duchesse de Guise est au deuxième étage, et cette clef en ouvre la porte.» L'adresse maintenant. (Pendant qu'il plie la lettre, madame de Guise relève sa manche, et l'on voit sur son bras des traces bleuâtres)
Que dirait la noblesse de France, si elle savait que le duc de Guise a meurtri un bras de femme avec un gantelet de chevalier?
Le duc de Guise en rendra raison à quiconque viendra la lui demander.
Achevez: «A Monsieur le comte de Saint-Mégrin.»
C'était donc bien à lui?
Ne l'aviez-vous pas deviné?
Monsieur le duc, ma conscience me permettait d'en douter, du moins.
Assez, assez. Appelez un de vos pages, et remettez-lui cette lettre (allant à la porte du salon et ôtant la clef) et cette clef.
Ah! monsieur de Guise! puisse-t-on avoir plus pitié de vous que vous n'avez eu pitié de moi!
Appelez un page.
Aucun n'est là…
Arthur, votre page favori, ne doit pas être loin; appelez-le, je vous l'ordonne! appelez-le!..Mais, auparavant, madame, faites bien attention que je suis là, derrière cette portière…Un seul signe, un seul mot, cet enfant est mort…et c'est vous qui l'aurez tué…(Il siffle) Songez-y, madame…
LA DUCHESSE, appelant
Arthur!
Me voilà, madame, Dieu!..grand Dieu! que vous êtes pâle!..
Moi, pâle? Non, non…tu te trompes…(Lui tendant la lettre et la retirant) Ce n'est rien…Eloigne-toi, Arthur, éloigne-toi…
Moi, vous quitter, quand vous souffrez!..Voulez-vous que j'appelle vos femmes?
Garde-t'en bien, Arthur!..Prends cette lettre…cette clef…et va-t'en…Pars!..pars!..
ARTHUR, lisant
«A Monsieur le comte de Saint-Mégrin…» Oh! qu'il sera heureux, madame!..Je cours… (Il sort)
Heureux?..Oh! non…non, reviens!..reviens, Arthur!..Arthur!..
LE DUC DE GUISE, lui mettant la main sur la bouche
Silence, madame!
LA DUCHESSE DE GUISE, tombant dans ses bras
Ah!..
LE DUC DE GUISE, l'emportant dans le salon, et refermant la porte avec une double clef
Et, maintenant, que cette porte ne se rouvre plus que pour lui!
Même décoration qu'au deuxième acte
ARTHUR, puis SAINT-MEGRIN
Dans la salle du conseil, l'appartement de M. de Saint-Mégrin, à gauche… (Saint-Mégrin sort de son appartement) Pour vous, comte.
Cette lettre et cette clef sont pour moi, dis-tu? Oui… «A Monsieur le comte de Saint-Mégrin.» De qui les tiens-tu?
Quoique vous ne les attendissiez de personne, ne pouviez-vous les espérer de quelqu'un?
De quelqu'un?..Comment?..Et qui es-tu, toi-même?
Etes-vous si ignorant en blason, comte, que vous ne puissiez reconnaître les armes réunies de deux maisons souveraines?..
La duchesse de Guise!.. (Lui mettant la main sur la bouche) Tais-toi!..Je sais tout… (Il lit) Elle-même t'a remis cette lettre?..
Elle-même.
Elle-même!..Jeune homme, ne cherche pas à m'abuser!..Je ne connais pas son écriture…Avoue-le-moi, tu as voulu me tromper…
Moi, vous tromper?..Ah!..
Où t'a-t-elle remis cette lettre?
Dans son oratoire.
Elle était seule?
Seule.
Et que paraissait-elle éprouver?
Je ne sais, mais elle était pâle, et tremblante.
Dans son oratoire! seule, pâle et tremblante!..Tout cela devait être, et cependant j'étais si loin de m'attendre…Non, c'est impossible. (Il relit) «Plusieurs membres de la Sainte-Union se rassemblent cette nuit à l'Hôtel de Guise; les portes en resteront ouvertes jusqu'à une heure du matin. A l'aide d'un déguisement de ligueur, vous pouvez passer sans être aperçu. L'appartement de madame la duchesse de Guise est au deuxième étage, et cette clef en ouvre la porte. – A Monsieur le comte de Saint-Mégrin.» C'est bien à moi…pour moi; ce n'est point un songe…ma tête ne s'égare pas…Cette clef…ce papier…ces lignes tracées, tout est réel!..il n'y a point là d'illusion… (Il porte la lettre à ses lèvres) Je suis aimé!..aimé!..
A votre tour, comte, silence!..
Oui, tu as raison, silence! et à toi aussi, jeune homme, silence!.. Sois muet comme la tombe…Oublie ce que tu as fait, ce que tu as vu, ne te rappelle plus mon nom, ne te rappelle plus celui de ta maîtresse. Elle a montré de la prudence en te chargeant de ce message. Ce n'est point parmi les enfants qu'on doit craindre les délateurs.
Et moi, comte, je suis fier d'avoir un secret à nous deux.
Oui;…mais un secret terrible; un de ces secrets qui tuent. Ah! fais en sorte que ta physionomie ne le trahisse pas, que tes yeux ne le révèlent jamais…Tu es jeune: conserve la gaieté et l'insouciance de ton âge. S'il arrive que nous nous rencontrions, passe sans me connaître, sans m'apercevoir; si tu avais encore dans l'avenir quelque chose à m'apprendre, ne l'exprime point par des paroles, ne le confie pas au papier; un signe, un regard me dira tout…Je devinerai le moindre de tes gestes; je comprendrai ta plus secrète pensée. Je ne puis te récompenser du bonheur que je te dois…Mais, si jamais tu avais besoin de mon aide ou de mon secours, viens à moi, parle…et ce que tu demanderas, tu l'auras, sur mon âme, fût-ce mon sang. Sors, sors, maintenant, et garde que personne ne te voie…Adieu, adieu!
ARTHUR, lui pressant la main
Adieu, comte, adieu!