Saint-Paul! (A part) Tu me provoques trop tard, ton sort est décidé. (Haut) Antraguet, tu seras mon second…Vous le voyez, messieurs, je vous fais beau jeu: je vous offre un moyen de venger Quélus… Saint-Paul, tu prépareras mon épée de bal; elle est juste de la même longueur que l'épée de combat de ces messieurs.
Vous avez raison, monsieur le duc: cette épée serait bien faible pour entamer une cuirasse aussi prudemment solide que celle-ci…Mais nous pouvons en venir aux mains, nus jusqu'à la ceinture, monsieur le duc, et l'on verra celui dont le coeur battra.
Assez, messieurs, assez! nous honorerons le combat de notre présence, et nous le fixons à demain…Maintenant, chacun de vous peut réclamer un don, et, s'il est en notre puissance royale de vous l'accorder, vous serez satisfaits à l'instant…Que veux-tu, Saint-Mégrin?
Un égal partage du terrain et du soleil; pour le reste, je m'en rapporte à Dieu et à mon épée.
Et vous, monsieur le duc, que demandez-vous?
La promesse formelle qu'avant le combat Votre Majesté reconnaîtra la
Ligue, et nommera son chef. J'ai dit.
Quoique nous ne nous attendissions pas à cette demande, nous vous l'octroyons, mon beau cousin…Messieurs, puisque M. de Guise nous y force, au lieu du bal masqué de cette nuit, nous aurons un conseil d'Etat…Je vous y convoque tous, messieurs. Quant aux deux champions, nous les invitons à profiter de cet intervalle, pour bien songer au salut de leur âme. Allez, messieurs, allez.
Eh bien, ma mère, vous devez être contente, vos deux grands ennemis vont se détruire eux-mêmes, et vous devez m'en remercier; car j'ai autorisé un combat que j'aurais pu empêcher.
Auriez-vous agi ainsi, mon fils, si vous eussiez su qu'une des conditions de ce combat serait de nommer un chef à la Ligue?
Non, sur mon âme, ma mère; je comptais sur une diversion.
Et vous avez résolu?
Rien encore, car les chances du combat sont incertaines…Si M. de Guise était tué…eh bien, on enterrerait la Ligue avec son chef; s'il ne l'était pas…alors je prierais Dieu de m'éclairer…Mais, en tout cas, ma résolution une fois prise, je vous en avertis, rien ne m'en fera changer…La vue de mon trône me donne de temps en temps des envies d'être roi, ma mère, et je suis dans un de ces moments-là.
Eh! mon fils, qui plus que moi désire vous voir une volonté ferme et puissante?..Miron me recommande le repos. Et, plus que jamais, je désire n'avoir aucune part du fardeau de l'Etat.
Si je ne m'abuse, ma mère, j'ai vu s'étendre aujourd'hui vers mon trône un bras bardé de fer qui avait volonté de me débarrasser d'une partie, si ce n'est du tout.
Et probablement vous lui accorderez ce qu'il demande, car ce chef que la Ligue exige par sa voix…
Oui, oui, j'ai bien vu qu'il plaidait pour lui-même; et peut-être, ma mère, m'épargnerais-je bien des tourments en m'abandonnant à lui… comme l'a fait mon frère François II, après la conjuration d'Amboise… Et cependant, je n'aime pas qu'on vienne me prier armé comme l'était mon cousin de Guise; les genoux plient mal dans des cuissards d'acier.
Et jamais votre cousin de Guise n'a plié le genou devant vous, qu'il n'ait, en se relevant, emporté un morceau de votre manteau royal.
Par la mort-Dieu! il n'a jamais forcé notre volonté, cependant…Ce que nous lui avons accordé a toujours été de notre plein gré…et, cette fois encore, si nous le nommons chef de la Ligue, ce sera un devoir que nous lui imposerons comme son maître.
Tous ces devoirs le rapprochent du trône, mon fils!..et malheur… malheur à vous, s'il met jamais le pied sur le velours de la première marche!
Ce que vous dites là, ma mère, l'appuyeriez-vous sur quelques raisons?
Cette Ligue, que vous allez autoriser, savez-vous quel est son but?..
De soutenir l'autel et le trône.
C'est du moins ce que dit votre cousin de Guise; mais du moment qu'un sujet se constitue, de sa propre autorité, défenseur de son roi, mon fils…il n'est pas loin d'être un rebelle.
M. le duc aurait-il de si coupables desseins?
Les circonstances l'accusent, du moins…Hélas! mon fils, je ne puis veiller sur vous comme je le faisais autrefois, et cependant, peut-être aurai-je encore le bonheur de déjouer un grand complot.
Un complot! on conspirerait contre moi?..Dites, dites, ma mère…
Quel est ce papier?..
Un agent du duc de Guise, l'avocat Jean David, est mort à Lyon… Son valet était un homme à moi; tous ses papiers m'ont été envoyés, celui-ci en faisait partie.
Voyons, ma mère, voyons…(Après avoir jeté un coup d'oeil sur le papier) Comment! un traité entre don Juan d'Autriche et le duc de Guise!..un traité par lequel ils s'engagent à s'aider mutuellement à monter, l'un sur le trône des Pays-Bas, l'autre sur le trône de France! Sur le trône de France? que comptaient-ils donc faire de moi, ma mère?..
Voyez le dernier article de l'acte d'association des ligueurs, car le voici tel…non pas que vous le connaissez, mon cher Henri, mais tel qu'il a été présenté à la sanction du saint-père, qui a refusé de l'approuver.
HENRI, lisant
«Puis, quand le duc de Guise aura exterminé les huguenots, se sera rendu maître des principales villes du royaume, et que tout pliera sous la puissance de la Ligue, il fera faire le procès à Monsieur, comme à un fauteur manifeste des hérétiques, et, après avoir rasé le roi et l'avoir confiné dans un couvent…» Dans un couvent!..Ils veulent m'ensevelir dans un cloître!..
Oui, mon fils; ils disent que c'est là que votre dernière couronne vous attend…
Ma mère, est-ce que Monsieur le duc l'oserait?
Pépin a fondé une dynastie, mon fils: et qu'a donné Pépin à
Childéric, en échange de son manteau royal?..
Un cilice, ma mère; un cilice, je le sais; mais les temps sont changés; pour arriver au trône de France, il faut que la naissance y donne des droits.
Ne peut-on en supposer?..Voyez cette généalogie.
La maison de Lorraine remonterait à Charlemagne: Cela n'est pas, vous savez bien que cela n'est pas.
Vous voyez que les mesures sont prises pour qu'on croie que cela est.
Ah! notre cousin de Guise, vous en voulez terriblement à notre belle couronne de France…Ma mère, ne pourrait-on pas le punir d'oser y prétendre sans notre permission?
Je vous comprends, mon fils; mais ce n'est pas le tout de couper, il faut recoudre.
Mais il se bat demain avec Saint-Mégrin. Saint-Mégrin est brave et adroit.
Et croyez-vous que le duc de Guise soit moins brave et moins adroit que lui?
Ma mère, si nous faisions bénir l'épée de Saint-Mégrin…
Mon fils, si le duc de Guise fait bénir la sienne…
Vous avez raison…Mais qui m'empêche de nommer Saint-Mégrin chef de la Ligue?
Et qui voudra le reconnaître? a-t-il un parti?..Peut-être y aurait-il un moyen de tout conjurer, mon fils; mais il faudrait de la résolution.
HENRI, hésitant
De la résolution!
Oui; soyez roi, M. de Guise deviendra sujet soumis, sinon respectueux. Je le connais mieux que vous, Henri; il n'est fort que parce que vous êtes faible; sous son énergie apparente, il cache un caractère irrésolu…C'est un roseau peint en fer…Appuyez, il pliera.
Oui, oui, il pliera. Mais quel est ce moyen? Voyons!..faut-il les exiler tous deux? Je suis prêt à signer leur exil.
Non; peut-être ai-je un autre moyen…Mais jurez-moi qu'à l'avenir vous me consulterez avant eux sur tout ce que vous voudrez faire.
N'est-ce que cela, ma mère? Je vous le jure.
Mon fils, les serments prononcées devant l'autel sont plus agréables à Dieu.
Et lient mieux les hommes, n'est-ce pas? Eh bien, venez, ma mère, je m'abandonne entièrement à vous.
Oui, mon fils, passons dans votre oratoire.
LE DUC DE GUISE, puis RUGGIERI
Quand donc une bonne arquebusade de favoris nous délivera-t-elle de ces insolents petits muguets? M. le comte Caussade de Saint-Mégrin…Le roi l'a fait comte; et qui sait où s'arrêtera ce champignon de fortune? Mayenne, avant son départ, me l'avait recommandé. Je dois m'en défier, dit-il: il a cru s'apercevoir qu'il aimait la duchesse de Guise et m'en a fait prévenir par Bassompierre…Tête-Dieu! si je n'étais aussi sûr de la vertu de ma femme, M. de Saint-Mégrin payerait cher ce soupçon! (Entre Ruggieri) Ah! c'est toi, Ruggieri.
Oui, monseigneur duc…
J'ai avancé d'un jour la réunion qui devait avoir lieu chez toi…Dans quelques minutes, nos amis seront ici…Je suis venu le premier, parce que je désirais te trouver seul. Nicolas Poulain m'a dit que je pouvais compter sur toi.
Il a dit vrai…Et mon art…
Laissons là ton art. Que j'y croie ou que je n'y croie pas, je suis trop bon chrétien pour y avoir recours. Mais je sais que tu es savant, versé dans la connaissance des manuscrits et des archives…C'est de cette science que j'ai besoin. Ecoute-moi. L'avocat Jean David n'a pu obtenir du saint-père qu'il ratifiât la Ligue; il est rentré en France…
Oui; les dernières lettres que j'ai reçues de lui étaient datées de
Lyon.
Il y est mort; il était porteur de papiers importants…Ces papiers ont été soustraits. Parmi eux se trouvait une généalogie que le duc de Guise, mon père, de glorieuse mémoire, avait fait faire, en 1535, par François Rosières. On y prouvait que les princes lorrains étaient la seule et vraie posterité de Charlemagne. Mon père, il faut me refaire un nouvel arbre généalogique qui prenne sa racine dans celui des Carolingiens; il faut l'appuyer de nouvelles preuves. C'est un travail pénible et difficile, qui veut être bien payé. Voici un à-compte.
Vous serez content de moi, monseigneur.
Bien…Et que venaient faire ici ces jeunes papillons de cour que j'y ai trouvés?
Me consulter sur l'avenir.
Sont-ils donc mécontents du présent?..Ils seraient bien difficiles.
Ils se sont éloignés, n'est-ce pas?
Oui, monseigneur; ils sont au Louvre maintenant.
Que le Valois s'endorme au bruit de leur bourdonnement, pour ne s'éveiller qu'à celui de la cloche qui lui sonnera matines…Mais il y a quelqu'un dans l'antichambre…Ah! ah! c'est le père Crucé.
L'oratoire de la duchesse de Guise
MADAME DE COSSE, déposant sur une table de toilette un domino noir
Concevez-vous, Marie, madame la duchesse de Guise, qui veut aller au bal de la cour en simple domino?
MARIE, déposant des fleurs sur la même table
C'est que madame la duchesse n'est pas coquette…
Mais, sans être coquette, on peut tirer parti de ses avantages…A quoi servira-t-il d'être jolie et bien faite, si l'on se couvre la figure de ce masque noir, et si l'on s'enveloppe la taille de ce domino large comme une robe d'ermite? pourquoi ne pas se mettre en Diane ou en Hébé?
C'est qu'elle veut vous laisser ce costume, madame de Cossé.
Voyez donc ce petit muguet!..Allez ramasser l'éventail de votre maîtresse, ou porter la queue de sa robe, et ne parlez pas toilette; vous n'y connaissez encore rien…Dans trois ou quatre ans, à la bonne heure!
Tiens…Je vais avoir quinze ans.
Quatorze ans, mon beau page, ne vous déplaise…
Ce domino, d'ailleurs, n'est que pour entrer dans la salle de bal. Une partie des dames, vous le savez, ne se masquent que pour jouir du premier coup d'oeil, et reviennent ensuite en costume de ville.
Et voilà le tort…Autrefois, on conservait son déguisement toute la nuit…Par exemple, au fameux bal masqué qui eut lieu lors de l'avènement au trône de Henri II, il y a vingt-cinq ans…Je n'en avais que vingt.
Il y a trente ans, madame de Cossé, ne vous en déplaise.
Vingt-cinq ou trente, peu importe…Alors je n'en avais que quinze. Eh bien, tout le monde resta en costume, jusqu'au moment où l'astronome Lucas Gaudric prédit au roi qu'il serait tué dans un combat singulier. Onze ans après Montgomery accomplit la prédiction.
C'est bien malheureux! depuis ce temps, il n'y a plus de tournois.
C'est effectivement quelque chose de bien fâcheux…Il ferait beau voir jouter les jeunes gens de votre époque: voilà de plaisants damerets, en comparaison des chevaliers de Henri II.
Vous pourriez même dire, en comparaison des chevaliers du roi
François Ier. Vous les avez vus, madame de Cossé.
J'étais un enfant…Je ne m'en souviens pas…Un enfant au berceau, entendez-vous?
Mais il me semble, madame, que le baron-duc d'Epernon, le vicomte de
Joyeuse, le seigneur de Bussy, le baron de Dunes…
Et le comte de Saint-Mégrin, donc!..
Ah! vous voilà encore avec votre petit bordelais…J'aurais bien voulu le voir, avec une armure de deux cents livres, comme celle que portait M. de Cossé, mon noble époux, quand il me couronna dame de la beauté et des amours, et brisa en mon honneur cinq lances, dont M. de Saint-Mégrin ne pourrait pas remuer la plus petite avec les deux mains…C'était au fameux tournoi de Soissons…
Au fameux tournoi de Soissons?..
Eh! oui…au fameux tournoi de Soissons, en 1546, un an avant la mort du roi François Ier, quand madame de Cossé était encore au berceau…
Petit drôle!..vous vous fiez bien à ce que vous êtes le parent de madame la duchesse de Guise.
ARTHUR, courant à elle
Oh! venez, ma belle cousine et maîtresse! et protégez-moi contre le courroux de votre première dame d'honneur…
LA DUCHESSE DE GUISE, distraite
Qu'avez-vous fait? encore quelque espièglerie?..
Chevalier discourtois, je me souviens des dates.
MADAME DE COSSE, interrompant
Madame la duchesse paraît préoccupée.
Moi? Non…N'auriez-vous pas trouvé ici un mouchoir à mes armes?
Non, madame.
Je vais le chercher; et, si je le trouve, quelle sera ma récompense?
Ta récompense, enfant?..Un mouchoir mérite-t-il donc une grande récompense? Eh bien, cherche-le, Arthur.
Pendant que Madame était retirée dans son appartement, où elle avait dit, en rentrant, qu'elle voulait rester seule, la reine Louise est venue pour lui faire une visite; elle avait dans sa bourse le plus joli petit sapajou…
Oui, elle désirait connaître le déguisement de madame. Elle est entrée chez madame de Montpensier; et, comme j'y étais, je connais tous les costumes des seigneurs et dames de la cour.
LA DUCHESSE DE GUISE, à Arthur, qui revient s'asseoir à ses pieds
Eh bien?
Je n'ai rien trouvé…
M. de Joyeuse est en Alcibiade…Il a un casque d'or massif…Son costume lui coûte, dit-on, dix mille livres tournois. M. d'Epernon est…
Et M. de Saint-Mégrin? (La duchesse tressaille)
Ah!..M. de Saint-Mégrin? Il avait aussi un costume très-brillant; mais, aujourd'hui, il en a commandé un autre, tout simple, un costume d'astrologue, semblable à celui que porte Côme Ruggieri.
Ruggieri?..Dites-moi, Ruggieri ne demeure-t-il pas rue de Grenelle, près de l'hôtel de Soissons?
Oui.
LA DUCHESSE DE GUISE, à part
Plus de doute!..c'était chez lui…J'avais cru le reconnaître…(Haut) N'est-il venu aucune autre personne?
Si…M. Brantôme, pour vous offrir le volume de ses Dames galantes… Je l'ai déposé sur cette table…La reine de Navarre y joue un grand rôle…Et puis M. Ronsard est aussi venu…il voulait absolument vous voir…Vous lui avez reproché, l'autre jour, chez madame de Montpensier, de ne pas assez soigner ses rimes, et il vous apportait une petite pièce de vers.
LA DUCHESSE DE GUISE, avec distraction
Sur la rime?..
Non, madame; mais mieux rimée qu'il n'a coutume de le faire. Madame la duchesse veut-elle les entendre?
Donnez à Arthur, il les lira.
ARTHUR, lisant
Mignonne, allons voir si la rose
Qui, ce matin, avoit desclose
Sa robe de pourpre au soleil
N'a point perdu, cette vesprée,
Les plis de sa robe pourprée
Et son teint au vostre pareil.
Las! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a, dessus la place,
Là, là, ses beautés laissé choir.
O vrayment marastre nature!
Puisqu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir!
Or donc, écoutez-moi, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne,
Dans sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse;
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté.
LA DUCHESSE DE GUISE, toujours distraite
Mais il me semble qu'ils sont bien, ces vers.
Oh! M. de Saint-Mégrin en fait au moins d'aussi jolis…
M. de Saint-Mégrin?..
Ce ne sont pas des vers amoureux, toujours…
Et pourquoi cela?
Il est probable qu'il n'a encore trouvé aucune femme digne de son amour, puisqu'il est le seul, parmi tous les jeunes gens de la cour, qui ne porte pas le chiffre de sa dame sur son manteau.
Et s'il aimait quelqu'un dont il ne pût porter le chiffre?..Cela peut être.
Oui…cela peut être.
MADAME DE COSSE, à Arthur
Mais qu'a donc de si remarquable ce petit comte de Saint-Mégrin, pour être l'objet de votre enthousiasme?
Si remarquable?..Ah! je ne demande rien que d'être digne de devenir son page, quand je ne pourrai plus être celui de ma belle cousine.
Tu l'aimes donc bien?
Si j'étais femme, je n'aurais pas d'autre chevalier.
LA DUCHESSE DE GUISE, vivement
Mesdames, je puis achever ma toilette; je vous rappellerai, si j'ai besoin de vous…Reste, Arthur, reste; j'ai quelques commissions à te donner.