Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de Talleyrand22 avait probablement demandé au général Bonaparte un sujet de cette trempe pour avoir un corps qui eût des bras et des jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni d'oreilles pour voir et entendre. Il fallait en même temps que ce mannequin criât bien haut: Vive la République! à bas les rois!– Et voilà, quand on cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités, voilà qu'on trouve Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz cherchant aussi ce qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort…
Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort, en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz, si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le 15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin Constant dit tout haut dans son salon:
– Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est maintenant impossible… Et le Directoire s'est trop avancé pour reculer… Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?.. Celles de l'an VI seront encore plus détestables que celles de l'an V… Il faut donc en finir…
Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale23 qui devait prononcer sur le message du Directoire24, si on l'aime mieux), peut mettre cent cinquante mille hommes sur pied pour sa défense… Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence de treize mille hommes dans son département, où pas un soldat n'a mis le pied (la légion des Francs, composant l'avant-garde, n'a pas dépassé Chêne-le-Pouilleux); le reste des troupes est encore dans les départements réunis, D'OÙ IL N'EST PAS SORTI!.. Je demande enfin un tribunal pour moi et pour mes frères d'armes; on les a peints comme des séditieux, ainsi que moi: ils ont été accueillis et traités comme des brigands. Nos accusateurs doivent prouver nos crimes autrement que par des ouï-dire de M. Charon, qui ne veut pas que je passe à Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y ait pas d'autre route, mais par des pièces authentiques et irréfutables; toutes celles que j'ai signées vont paraître, elles sont à l'impression. Si quelques soldats ont témoigné leur indignation de la manière dont ils ont été accueillis en rentrant chez eux, on verra que j'y ai moins participé que ceux que quatre régiments de chasseurs ont tant fait trembler. Depuis longtemps, je suis en possession de l'estime publique, non à la manière de quelques égorgeurs révolutionnaires, devenus ou plutôt reconnus pour des agents en chef de nos ennemis, mais ainsi qu'un homme de bien y peut prétendre. On doit donc s'attendre que je n'y renoncerai pas pour l'amour de quelques Érostrates parvenus depuis un moment sur la scène de la Révolution, et qui ne sont encore connus que par d'insignifiantes déclamations et les projets les plus destructifs de tout ordre et de tout gouvernement.»
Cette lettre fit effet; Hoche s'échappa un moment de son quartier-général et vint à Paris pour avoir des explications sur la conduite du Directoire, et surtout pour avoir justice d'un député nommé Willot, qui, en pleine assemblée, l'avait désigné sous le nom de Marius. Ce député était en outre général; ce qui pouvait avoir des suites… Je m'étends sur toute cette affaire de Hoche, parce que cette époque est celle du pouvoir de M. de Talleyrand, et que tout ceci se rapporte à lui et à son influence. Cette affaire est une chose importante dans la Révolution française.
Hoche repartit presque aussitôt de Paris; son cœur était profondément ulcéré. Il avait vu la turpitude du Directoire, toute l'horreur de sa politique, et il vit en même temps que ce même Directoire, qui l'avait mis en avant, retirait le bras qui lui avait montré le chemin…
De retour à son armée pour l'anniversaire du 10 août, il donna une fête, comme cela se faisait alors (23 thermidor an V). Voici son discours:
«Amis, je ne dois plus vous le dissimuler, vous ne devez pas encore vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant de fois fixé la victoire; avant de le faire, peut-être aurons-nous à assurer la tranquillité de l'intérieur, que des fanatiques, que des rebelles aux lois républicaines osent troubler!»
Voici les toasts du banquet civique que donna le général en chef aux autorités et à son armée:
Le général Ney: Au maintien de la République! Grands politiques de Clichy, daignez ne pas nous forcer à faire sonner la charge.
Le général Chérin126: Aux membres du Gouvernement qui feront respecter la République!
Un chef d'escadron: Aux patriotes des Cinq-Cents!
Un commissaire des guerres: À la coalition légitime de l'armée d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse!
On fit des couplets satiriques qui circulèrent dans l'armée, qui avaient pour titre: Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de Clichy…
Le général Willot monta à la tribune et dit:
«Je ne crains pas qu'un nouveau César127 passe le Rubicon; le héros qui est maintenant aux lieux que César traversa pour marcher contre sa patrie y consolide la liberté des peuples au sein desquels la victoire l'a conduit. Mais Marius128 peut arriver aux portes de Rome, et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent. Dans cette circonstance, je suppose qu'un lieutenant fidèle129 arrête le nouveau Marius aux limites constitutionnelles130, le Directoire pourra donc destituer le lieutenant fidèle et ouvrir le passage aux factieux!»
25 sur la nécessité de se rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route constitutionnelle?
Et je viens d'en terminer un autre, comme vous savez, sur les réactions politiques.
Je connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.
Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus fortes que vous dans le camp ennemi.
Lequel?
Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?
Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.
Je ne le crois pas.
Cela est positif.
Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas changer d'avis… car… je ne crois pas que le Directoire veuille véritablement accueillir les constitutionnels.
Écoutez, je sais avec certitude que le Conseil des Anciens veut se transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir le prétendant sur le trône.
Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis, avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine; ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez donner la majorité, donnez-la au Directoire.
Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils; mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en 93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État, n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils… Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté. Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois, elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République26.
Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de Paris, que ferez-vous?
Je suivrai la majorité.
Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?
Je me réunirai aux députés fidèles.
Ils ne vous recevront plus.
Je saurai mourir.
Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau, qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à dîner à Thibaudeau, à Jean Debry27 et à Riouffe. Thibaudeau, espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs sentiments, accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple. Jean Debry, surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.
– Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait Jean Debry; je ne l'aime pas. Quant à Talleyrand!.. celui-là!..
Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne disait pas.
Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que probablement ses chargés d'affaires ne s'acquittaient pas bien de leur mission.
– Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un jour de cette semaine.
Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en brèche par les autres.
Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.
Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution par la demande formelle de cette réunion.
Mais je ne suis pas seul.
Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.
Vraiment, je le crois bien! (Tirant un grand papier de sa poche). Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé28… Sur douze, il a entraîné la majorité onze fois.
M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.
Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est telle qu'elle nous l'a dit.
Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop flagrante!.. Je ne le sais que trop, vous dis-je!
Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!.. Étrange aveuglement!..
Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est sur lesquels nous ne nous entendons plus.
L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de salut pour la République.
Qui parle de la violer?
Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix pour nous le dire… Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète après lui: Intégralité de la constitution.
Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la constitution. Nous sommes donc d'accord.
Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et qui nous la donnera?
Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du présent…
Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.
Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le dernier message29 du Directoire, à moins que ce ne soit pour passer à l'ordre du jour… Voilà tout ce qu'on lui demande.
Je ne le puis pas. Ce serait nous faire à nous-mêmes une blessure mortelle.
En quoi et comment?
Parce qu'en passant à l'ordre du jour, ce serait reconnaître à l'armée un pouvoir qu'elle n'a pas; ce serait introduire la tyrannie militaire, et nous ne la voulons pas.
Mais pourtant je ne vois rien…
Plus un mot, je vous prie, sur ce sujet… Le Corps-Législatif s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour.
M. de Talleyrand se leva alors avec une sorte d'impatience… Il venait de voir qu'il n'y avait rien à faire avec des hommes qui exigeaient une pensée formulée clairement: aussi cette conférence ne produisit-elle aucun résultat, non plus que les deux précédentes. Il était évident que M. de Talleyrand et son conseil avaient une arrière-pensée qu'ils n'osaient pas dire.
Quelques jours après, Augereau fut nommé commandant de la 17e division30 militaire: c'était une déclaration de guerre, et ce qui se passa immédiatement le prouva plus que tout. Dix-sept pièces de canon arrivèrent à Paris du parc d'artillerie de Meudon; la garnison fut augmentée. Les Conseils alarmés envoyèrent chez le ministre de la Guerre Schérer; les envoyés y trouvèrent Augereau, qui, avec la même impudence que lorsqu'il trahit plus tard l'homme qu'il avait juré de servir, dit qu'il répondait des Conseils sur sa tête.
Ceux qui se rappellent cette époque ne peuvent lui trouver de point de comparaison avec rien dans l'histoire. Il y a une confusion de toutes choses qui fait frémir et reculer devant cet abîme où tout ce qui avait encore quelque renom et quelque peu d'honneur allait s'engloutir…
C'est au milieu de cette tourmente qu'on atteignit le 16 fructidor. M. de Talleyrand était non-seulement le guide du Directoire alors, mais il était, parmi les ministres, le seul bien capable de remuer ce grand colosse de l'État dans des circonstances aussi critiques. Schérer, qui était ministre de la Guerre et brave homme, quoi qu'on en ait dit, invita Thibaudeau à dîner avec plusieurs généraux, comme on l'a vu plus haut; Schérer était son ami. Thibaudeau lui dit:
– Tentez un dernier effort; les constitutionnels sont au Directoire; s'il le veut, un mot de certitude, et tout est dit.
Schérer demanda sa voiture, et fut au Petit-Luxembourg… Thibaudeau attendit sa réponse au ministère même… Il revint bientôt… Il n'y avait plus d'espoir… La République allait subir son dernier supplice.
Le lendemain, on fit courir une liste de soixante-quinze députés qu'on disait arrêtés… C'était faux. Mais quelle agitation, et en même temps quelle stupeur!.. Barras envoya plusieurs de ses aides de camp chez les femmes de sa connaissance, pour les prévenir qu'une révolution pouvait avoir lieu, et qu'il leur conseillait, de quitter Paris… Madame Tallien, qu'on savait être de la société intime de Barras, se préparait en effet au départ, ce qui augmentait l'inquiétude des Parisiens.
Maintenant deux mots sur l'état des affaires, à ce moment si singulièrement entouré d'événements incohérents.
Le Directoire, composé de cinq directeurs, avait dans son sein une scission; trois membres contre deux: Barthélemy et Carnot étaient pour les Conseils représentatifs, Barras, Rewbell et Laréveillère pour eux-mêmes.
Dans les Conseils, il y avait un nombreux parti royaliste, un parti purement républicain, et un autre républicain aussi, mais seulement constitutionnel: c'était le plus nombreux.
Tous ces partis étaient en présence, et le moment où la lutte devait s'engager était également redouté: on se rappelait le 10 août, le 2 septembre, le 1er prairial, le 13 vendémiaire, et ces souvenirs-là n'étaient pas faits pour rassurer.
Voilà l'état des choses que M. de Talleyrand était appelé à diriger. Il s'en tira comme un homme de caractère ferme et entreprenant l'aurait fait. C'était pourtant une bizarre combinaison que celle de tous ces partis se combattant les uns les autres, avec des armes qui n'étaient pas faites pour eux. Le parti républicain était contraint de désavouer ses propres principes, parce qu'on les tournait contre lui. Les royalistes, voulant abattre le Directoire par tous les moyens possibles, demandaient la liberté de la presse pour l'attaquer dans des journaux, la liberté de tirer le canon pour le pointer sur le Luxembourg. C'était une situation bizarre, comme on le voit, que celle de la France dans un tel moment. Cela prouve, au reste, qu'on ne peut bien juger un parti sur ses vraies opinions que lorsqu'il31 est le plus fort et libre de les professer.
Le 17 au matin, Boissy-d'Anglas reçut une lettre de madame de Staël, qui lui disait d'avoir confiance dans la personne qui lui remettrait ce billet, qu'elle le priait, au reste, de brûler… Boissy-d'Anglas fit entrer le messager; c'était un homme s'exprimant fort bien, qui lui dit, après avoir regardé si personne ne l'écoutait, que madame de Staël quittait Paris, parce qu'il y aurait du mouvement d'ici à vingt-quatre heures; qu'il prît donc garde à lui, et que surtout elle le priait en grâce de brûler les lettres qu'il avait d'elle.
Or, savez-vous ce que c'était que ces lettres? Des lettres relatives au retour de M. de Talleyrand en France et à sa nomination au ministère… Ces lettres, dans lesquelles madame de Staël s'épanchait beaucoup, pouvaient la perdre si le Directoire s'était emparé des papiers de Boissy-d'Anglas; elle y parlait du Directoire d'une manière que sûrement il n'aurait pardonnée ni en masse ni personnellement: tout cela relativement à la nomination de Talleyrand, qu'elle leur donnait comme une bonne à des enfants au maillot… Et ce n'eût été que peu de chose encore si elle ne les avait traités que d'incapables. Quant à madame de Staël, elle avait quitté sa maison. Pourquoi? Je l'ignore, car enfin c'était elle, ou son parti, du moins, qui ordonnait le pas de charge.
Pichegru était alors président du Conseil des Cinq-Cents. Cet homme, dont le nom a fatigué la France et l'Europe, est peut-être une des plus grandes nullités qu'il y ait eu dans notre Révolution.
Son caractère n'eut jamais rien de complétement honorable; officier d'artillerie, et au service, au moment de la Révolution, au lieu d'émigrer, si ses opinions n'étaient pas d'accord avec l'ordre des choses, il demeura en France. Robespierre, à qui il était suspect, lut aux Jacobins des lettres interceptées qui le compromettaient. Il était alors à l'armée; il écrivit après la bataille d'Haguenau, au club des Jacobins, que désormais il prendrait pour cri de ralliement: Vive la République! vive la Montagne!– Enfin il en fit tant que Collot d'Herbois fit son éloge à ces mêmes Jacobins! En effet, il y avait de quoi le louer!.. car un jour il écrivit à la Convention, étant alors commandant en chef de l'armée du Nord, qu'il venait de détruire un corps d'émigrés, qu'il l'avait exterminé… «Soixante-neuf hommes ont échappé à notre canon, ajoutait-il; mais ils ont été faits prisonniers, et ils vont périr tous du dernier supplice32.»
Ce qui fut fait.
Plus tard, après la conquête de la Hollande, il vint à Paris. Il y avait à cette époque des troubles assez sérieux; au 1er prairial, il fut nommé commandant-général de Paris pendant sa mise en état de siége, car il ne faut pas croire que nous ayons commencé en 1832; et les républicains, qui criaient si haut alors, auraient dû savoir que la République de 1795 en faisait tout autant: le pouvoir qui se défend quand on l'attaque est le même partout et en tout temps33.
Quoi qu'il en soit, Pichegru se conduisit comme un digne mandataire de la Convention, qui n'était pas autant mère du peuple qu'on le croit; il marcha contre la section de la Cité et celle des Quinze-Vingts; partout il dissipa des rassemblements de femmes, et s'acquitta enfin à merveille de son rôle de commandant. Il écrivit à la Convention que ses ordres étaient exécutés. La Convention lui fit des compliments, et le résultat de tout cela fut qu'il demanda à retourner à l'armée, ce qui lui fut accordé. Mais cet homme ne pouvait pas vivre un mois sans être accusé; il vint des adresses à la Convention contre lui; Moreau, qui plus tard devait conspirer avec Pichegru, et qui travaillait peut-être déjà à la besogne de 1814, le justifia devant la Convention. Cependant les comités conservèrent des doutes, et on l'envoya en Suède comme ambassadeur. Nommé ensuite député de l'Aube au Conseil des Cinq-Cents, il revint en France et siégea dans l'assemblée. Lorsque son nom fut appelé, il fut applaudi assez vivement; bientôt après il fut élu président, et c'est ainsi que le trouva le 18 fructidor.
Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde nationale… la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté, que la loi eût passé, que tout fût en ordre, il aurait eu le temps d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin aucune prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer sur la destinée à venir de la France.
À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:
«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale ne s'organise pas… Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»
On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les républicains.
Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On redoutait TOUT, sans aller au devant de rien. J'avais dîné dans le Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes, une de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun, se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et les siens… La nuit fut terrible; le silence de mort qui régna dans la ville était peut-être encore plus effrayant que le bruit de la fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité s'accomplissait dans l'ombre… Et comment se jouait ce drame important dans lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les scènes de la Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a le plus vivement impressionnée.
L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand, qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure, et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les effrayer davantage… ils ne l'étaient que trop!.. On vint dire dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y envoya… il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi, M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration, mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré la peur, ils avaient tous trois de grands sabres qui traînaient par terre et dont le bruit leur faisait peur… Cette peur qui les possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril pour tous… Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un état violent.
– Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous allions être arrêtés… que six cents personnes étaient désignées pour être égorgées!..
Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu…
Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau écrivait ces belles paroles:
«Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!..»
Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République, fut, comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée… Pichegru, accusé véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues lorsqu'il fallait des faits… Toutes les fois que M. de Talleyrand, tout en jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au creps, qu'il aimait fort à cette époque, recevait une des fréquentes nouvelles qui lui étaient apportées de quart d'heure en quart d'heure, il souriait sans parler. Il avait si bien prévu ce qui arrivait; il avait joué contre des hommes qu'il connaissait.
On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18 fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement la main sur le collet!.. Pichegru était traître à la patrie ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru, effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au moins d'une violence…
Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor, Barras fut Roi pendant vingt-quatre heures. On prétend que M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique théophilanthrope, avait fui la séance des délibérations ce jour-là… que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy, ils étaient désignés tous deux pour être fructidorisés, comme on le disait alors… Barras était donc parfaitement le maître… Quelques jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla, non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce qu'il va dire, et agit en conséquence.
Paris entendit UN coup de canon, car ce fut avec un SEUL coup de canon, encore tiré à poudre, que le Directoire fut quitte (et les Parisiens aussi) de la révolution si importante du 18 fructidor… Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée; l'autre demeura cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses séances. En vérité, nous en venions à avoir des révolutions à l'eau rose… Madame de Coigny disait à propos de cette dernière secousse:
– Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un général, au lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame…
Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie des Conseils… Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit assez plaisamment que c'était la première fois qu'il n'avait pas pris le vent.
Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à Rochefort dans des CHARIOTS GRILLÉS comme des bêtes féroces; ils vont ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou plutôt pour bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent tellement intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris malgré la patience évangélique de la plupart d'entre elles… Le Directoire les entendit, et on rappela le général Bourreau, qu'on appelait le général Dutertre.
Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M. le marquis de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté; que Moreau accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir les Clichiens; et que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un quatrième étage sur le pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.
Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui s'échappa. On prétend que les meneurs du jour, embarrassés de ce qui pouvait survenir de la présence de Carnot, préférèrent le laisser aller.
Le général Bonaparte avait de fréquentes relations avec tout ce qui tenait au gouvernement d'alors. M. de Talleyrand avait eu par lui les premières lueurs de cette conspiration de fructidor, dont la preuve avait été trouvée dans les papiers de M. d'Entraigues, à Venise, surtout une conversation de d'Entraigues et de Montgaillard34: cette pièce était accablante.
Le fait est que le Directoire n'avait rien inventé; seulement il avait habilement joué les cartes que le sort lui avait données.
Au même moment, Moreau faisait une proclamation à son armée, le 24 fructidor, où il disait, entre autres35 phrases fort accablantes pour Pichegru:
Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la France entière.
Une correspondance avec Condé, qui m'est tombée entre les mains, ne me laisse aucun doute sur cette trahison.
Et sept ans plus tard, Moreau conspirait contre sa patrie avec ce même Pichegru!.. Il contribuait à propager l'accusation d'un parti contre Napoléon, en disant qu'il avait fait assassiner Pichegru… Assassiner Pichegru, bon Dieu! et pourquoi?.. était-il à craindre cet homme connu seulement par quelques victoires, à une époque où nos soldats triomphaient seuls par la force et l'élan de leur patriotisme?.. Il s'est tué parce qu'il a compris que la France, dans sa majorité, jetterait du mépris au traître qui, après avoir léché la griffe des tigres qui déchiraient les justes de la patrie, conspirait dans ce même moment avec des hommes dont il faisait en même temps fusiller les mandataires. Une conduite aussi double est indigne d'un homme d'honneur, ayant du sang français dans les veines.