Читать книгу: «Histoire des salons de Paris. Tome 6», страница 4
Quoi qu'il en fût de toute cette affaire, il nous revenait à Paris que Bonaparte allait avoir une grande puissance, et que dans le salon de M. de Talleyrand on portait très-haut son mérite et ses services. En effet, le traité de Campo-Formio fut signé, et M. de Talleyrand en reçut le premier la nouvelle, comme cela était naturel. Lavalette, qui alors était à Paris, et avait conduit le 18 fructidor avec Augereau36, allait souvent chez M. de Talleyrand; celui-ci aimait l'esprit de Lavalette, sa manière de conter, sa parole comme il faut, et une foule de choses en lui qui, au fait, rendaient sa société désirable.
Lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio arriva à Paris, avec toute cette gloire dont la tête de Bonaparte était entourée, M. de Talleyrand le comprit, mais sans le deviner entièrement toutefois; il vit un grand homme, mais il crut un peu trop peut-être à l'orgueil personnel, qui lui disait qu'il avait fait une partie de cette gloire; comme plus tard en eurent la pensée ceux qui le suivaient alors.
Monge et Berthier arrivèrent d'Italie, apportant le fameux traité qui donnait la paix à la France. M. de Talleyrand les invita souvent à dîner chez lui, et les fit causer sur Bonaparte. Berthier parlait volontiers, et sans entendre malice à la chose, et Monge, malgré sa science profonde, était simple comme un enfant. M. de Talleyrand eut donc aussi beau jeu que possible pour les faire parler sur l'homme qu'il voulait connaître et ne connaissait encore d'aucune manière37. Cette besogne il était obligé de la faire à lui seul, car il n'avait pas dans sa maison une personne capable de l'aider; il n'était pas marié, pour dire le mot, quoiqu'il y eût une femme dans la bergère, à la droite de la cheminée, et souvent à table vis-à-vis de lui; mais madame Grandt, qui plus tard devint altesse sérénissime par la grâce de Dieu, ou à la grâce de Dieu, plutôt que de toute autre, madame Grandt n'était pas de force à ce que M. de Talleyrand lui confiât la moindre mission. On sait bien qu'en 1802, l'ayant priée de parler à Denon de ses voyages, la pauvre femme le prit pour Robinson Crusoé, et lui demanda des nouvelles de Vendredi; or, cette belle action, elle la fit en 1802, et l'on n'était alors qu'en 1797.
Elle était bien belle alors madame Grandt. Je comprends que M. de Talleyrand l'ait aimée, quoiqu'elle fût sotte, et sotte à impatienter, comme j'ai compris aussi que madame Grandt ait aimé M. de Talleyrand, quoiqu'il fût évêque; car un évêque, ce n'est ni bien ni mal; ce n'est ni une femme ni un homme, ce n'est rien pour l'amour.
La maison de M. de Talleyrand fut quelque temps à se monter et à devenir sociable; mais une fois que le premier pas dans cette route fut fait, le reste alla tout seul. Madame de Staël, d'autres femmes qui savaient causer, entouraient M. de Talleyrand, et lui épargnaient la peine de parler. Quelques-unes de ses amies émigrées rentrèrent, rappelées par lui-même, lui, qui naguère était proscrit! M. de Talleyrand aime sa maison, le casement; il aime sans aucun doute ce que nous appelons chez nous l'intérieur; ce qui, pour le dire en passant, dérange un peu ma confiance dans cette belle science qu'on appelle la phrénologie, car M. de Talleyrand a, j'en suis sûre, les deux organes que Gall appelle attachement à l'habitation et à la sociabilité38; de ces deux organes réunis, Gall faisait l'esprit patriotique. Je ne prononce sur rien; je demande seulement si M. de Talleyrand est un patriote dans la véritable acception du mot?
M. de Talleyrand aimait tout ce qui rappelait la cour; le Directoire en était idolâtre. Alors les grands manteaux étaient dépliés, les chapeaux à la Henri IV sortaient de leur étui, et le Directoire jouait à la parade. Hélas! c'était la principale occupation de ce gouvernement, si misérable qu'on ne peut que le mépriser. On n'a pas de haine pour ce qui est si petit.
En apprenant la nouvelle de la paix de Campo-Formio, la joie fut universelle. Croira-t-on qu'un homme39 osa proposer, au milieu de cet enthousiasme, d'accorder une indemnité pécuniaire au général Bonaparte! mais les murmures universels, non-seulement dans l'Assemblée, mais dans Paris, dans la France, prouvèrent qu'on était encore au temps où l'annonce d'une victoire faisait battre un cœur français et pleurer de joie.
Un habitué du salon de M. de Talleyrand était Chénier. Ce fut lui qui proposa et fit adopter le décret pour la rentrée et la radiation de M. de Talleyrand, et le rapport de l'acte d'accusation contre lui. Celui-ci n'avait pas oublié ce service, et puis l'esprit élevé de M. de Talleyrand avait su comprendre Chénier. Chénier était un républicain, qui jamais ne fut coupable d'aucun excès, et qui en empêcha beaucoup40. Mais une fois que l'opinion a pris une route fausse pour son jugement, il est difficile de la faire revenir. C'est une chose étrange de notre nature française; nous sommes légers pour prendre parti contre un homme, dès qu'il est célèbre en quoi que ce soit, et nous sommes fixés dans notre pensée pour lui accorder ensuite la justice qui lui est due.
Bonaparte était donc, comme je l'ai dit, le favori de monsieur de Talleyrand. Il dit à Chénier qu'il fallait faire quelque chose de remarquable pour l'arrivée du général Bonaparte, et Chénier fit le Chant du Retour… On le lut chez monsieur de Talleyrand, qui aurait encore voulu plus de louanges pour le vainqueur… Et madame de Staël!.. Ce n'est pas alors qu'elle le nommait Robespierre à cheval!… Et le salon de monsieur de Talleyrand, ce même salon qui, plus tard, retentit d'invectives contre le héros de la France et de projets pour son abaissement et sa mort, ne répétait alors que des paroles d'amour et de louanges! C'est qu'on ne le croyait pas si grand!..
Enfin, le vainqueur de Lodi et d'Arcole, le pacificateur de la plus grande partie de l'Europe, rentra dans Paris, chargé de lauriers qui faisaient pencher sa jeune tête. Quelle joie! quel délire!.. Comme le peuple français comprenait la gloire qu'on lui donnait alors!.. C'était plus que de l'enthousiasme… Ah! ces souvenirs font mal… mal à briser le cœur!
Monsieur de Talleyrand, fier du général Bonaparte, le reçut comme un fils… Son discours, lorsqu'il le présenta au Directoire, et qu'on peut lire dans le Moniteur, est une preuve sans réplique de ce qu'il pensait alors… Il blessait le Directoire cependant, et il le savait!..
Le Directoire donna une fête au vainqueur-pacificateur, et le soir il y eut un bal à l'Odéon. Ce bal fut très-beau, beaucoup de toasts furent portés au dîner. Chénier en porta un assez remarquable pour être rapporté:
À ses victoires pour notre gloire! à sa longue vie pour notre bonheur!..
François de Neufchâteau fit aussi des vers… Les couronnes tombaient sur le front pâle du jeune homme, qui paraissait calme et comme accoutumé à de pareils honneurs.
Monsieur de Talleyrand demandait à chaque personne qu'il rencontrait:
L'avez-vous vu?.. – Non. – Eh bien, venez demain chez moi, il y dînera, vous pourrez le voir facilement…
Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore vu… Les préparatifs de cette fête avaient la même importance pour les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un objet, le marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter le général Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez cher?..» Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh bien! prenez-le!.. Je ne veux pas qu'il soit dit que par ma faute il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre héros41.»
Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe l'homme des siècles, comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement autour de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!.. Comme on se pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage pâle et mélancolique, au regard profond et à l'œil d'aigle. Cet homme, âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette ville aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se levèrent pour voir un homme si grand!.. Et lui, calme et froid même au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il fut plus tard… Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:
«Les lois organiques de la République sont à faire, dit-il dans un discours qu'il fit au Directoire… L'ère des gouvernements représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même temps significatives.
Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée, s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru, que les enfants la savent par cœur, ainsi que la réponse42. Et pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison pour parler brutalement à une femme qu'il savait être amie de monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps, et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques. Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite ainsi.
J'ai laissé passer une particularité relative au discours de Barras à Bonaparte.
On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand, les autres à madame de Staël… et personne à Barras… La raison qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours, s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais, qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son paquet de mousseline:
– Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force à faire un discours?
– Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.
– Comment, NON! s'écria M. de Lauraguais.
– Non, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait vouloir intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume, c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et… vous le savez bien vous-même… Vous savez que votre cousin Barras, comme vous l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.
– Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais… Quelle sotte pensée allez-vous me prêter-là!
Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au mot POUVOIR, et le saluait très-bas.
– Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur? lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.
– Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.
– Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à lui seul cette phrase:
Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!
M. de Talleyrand sourit et dit:
– Elle est bien, au fait, cette phrase!
Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit. Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était l'auteur du discours.
M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de l'admiration…
Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait Bonaparte.
– Il faut que vous partiez, lui dit-il.
– Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle ils espèrent que je me perdrai.
– Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.
BONAPARTE, avec un cri de joie
Pour l'Orient!
M. DE TALLEYRAND
Pour l'Orient.
BONAPARTE
Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le vœu de mon ambition, le rêve de ma vie?..
M. DE TALLEYRAND
Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je l'ai trouvé, et le voici.
BONAPARTE
C'est vrai!..
M. DE TALLEYRAND
Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?
BONAPARTE, toujours parcourant
Quelle est-elle?
M. DE TALLEYRAND
C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz43!
BONAPARTE
Leibnitz?.. le fameux Leibnitz?
M. DE TALLEYRAND
Lui-même.
BONAPARTE
Mais comment cela se peut-il?
M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.
– Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous de mon projet?
– Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le vœu le plus cher de ma vie!
Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui voulait à tout prix éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M. de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y devait mourir?.. Est-ce cela?.. Je le répète, on ne saura jamais la vérité44.
Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon, rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait ce qui se reformait alors de la bonne société française. Barras, qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie en France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une raillerie partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure mortelle au pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un fauteuil ou sur un canapé, écoutait longtemps, sans parler, les hommes qui étaient chez lui, ainsi que les femmes, et il y en avait de bien spirituelles; et puis il se soulevait lentement et laissait échapper une phrase bien salée sur ses amis les directeurs comme sur leurs ennemis les députés.
Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand; il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'Homme à bonnes fortunes, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: A-t-on mis de l'or dans mes poches? l'a été de M. le maréchal de Richelieu.
M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais il l'aimait, comme le disait son oncle le comte de Périgord, parce qu'elle lui servait à autre chose qu'il aimait mieux encore. En effet, il aimait (ce qu'il veut encore) à être le premier en tout, et le pouvoir conduit à faire réussir même une chose morale en ce monde; mais, du reste, paresseux en toutes choses, il n'aimait ni le travail, lorsqu'il traversait ses plaisirs, ni les inquiétudes sans cesse renouvelées que le gouvernement directorial faisait surgir autour de lui. Toute cette vie inquiète l'ennuyait; on pouvait prévoir, lorsqu'on dînait chez lui ou qu'on y passait la soirée, que bientôt il n'habiterait plus l'hôtel des Affaires étrangères. On s'y moquait assez ouvertement des représentants du peuple qui ne représentaient rien, et du Directoire qui ne dirigeait rien. J'étais trop jeune alors pour aller dans le monde; mais mon frère, mon beau-frère et ma mère, qui tous trois y allaient beaucoup à cette époque, racontaient une foule d'anecdotes très-curieuses à cet égard.
Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand, après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil; mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon tour aux deux Conseils qui se donnaient les airs de faire les malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:
– Ils le méritent.
Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai entendu dire à tout le monde.
Or, voici la raison de ce tour que voulait jouer Sottin, qui, du reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la Police.
Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal, demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre une enseigne qui dît: Je suis représentant, comme avait fait le loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: Je suis Guillot, berger de ce troupeau.– Les députés décidèrent donc qu'ils auraient un costume. Pour narguer le Directoire, qui avait pris le moyen âge, les Conseils se firent un costume45 tout grec et tout romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr), assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire le casimir des manteaux en Angleterre. C'était au moins maladroit pour un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul soupçon de royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que Sottin dit au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté, et qu'il répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.
Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient marchandise anglaise, la douane les confisqua… Grande rumeur! plainte au Directoire… Message des Conseils. Ce message, reçu par les directeurs assemblés avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et comiquement discuté. Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se furent bien divertis, on rendit une ordonnance pour que les manteaux revinssent à Paris… Mais dans la réponse aux Conseils et d'après l'avis de M. de Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot aux plaintes des députés qui se plaignaient que les ministres leur faisaient faire antichambre. On se borna à en rire tout bas et à répéter le mot fort spirituel que dit un ministre: Pourquoi y viennent-ils?
Et c'était vrai.
Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le fait, beaucoup plus remarquablement insolent.
Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères se meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque jour un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire du grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté par M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire46. L'envoyé de la république Romaine vint après lui, puis celui de Gênes, celui d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de Staël était ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique annonçait ce qu'il fut en effet en l'an VII.
À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en France. Des placards furent apposés par un nommé Jorry, et ces placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et il eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne veut jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation de M. de Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle accusation était portée contre lui; dans les journaux, dans les salons républicains, dans les salons royalistes, partout son nom avait un entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait le blâme. Les républicains lui reprochaient sa noblesse, fait inhérent à lui-même et impossible à détruire. Son état de prêtre lui faisait aussi du tort auprès du parti. On y disait avec raison que le caractère religieux avait un cachet indélébile que ni le temps ni l'apostasie ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne sont jamais remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et son apostasie religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce parti, ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être enfin le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des saints47. – Et tout cela prenait un caractère d'autant plus grave que l'accusé s'appelait Talleyrand de Périgord. C'est un engagement tacitement pris avec l'honneur et tout ce qu'il impose, que le poids d'un grand nom.
Le parti royaliste était très-fort, ou du moins très-nombreux, pour parler plus juste. Un signe de ralliement, comme une profession de foi, avait été adopté par lui. Tous les jeunes gens de ce parti portaient le matin, et souvent le soir, une redingote grise avec un collet noir, et les cheveux relevés en cadenettes avec un peigne, comme une femme; et à la main, ce qui était moins féminin, une énorme massue en manière de canne. Ces jeunes gens allaient habituellement chez Carchi48 (au coin du boulevard et de la rue de Richelieu). Un soir des assassins fondirent sur eux, et un massacre horrible eut lieu dans cette maison destinée à la joie et à servir de point de repos pour ceux qui voulaient passer une heure en plus grande liesse… Des femmes, des jeunes filles, des personnes inoffensives furent frappées; des innocents furent ensuite accusés, et cette indigne affaire, dont jamais la cause ne fut bien connue, eut toujours une odieuse couleur que les soins du Directoire ne purent effacer. Sottin, alors ministre de la Police, ne put trouver les coupables, du moins les véritables… S'il l'eût voulu, peut-être les eût-il même nommés.
Enfin Bonaparte arriva à Paris49: ce fut un grand jour… On était alors dans l'enthousiasme le plus vif pour cet homme si jeune et si grand qui dotait ainsi la République d'une gloire immortelle. Quant à lui, toujours modeste à cette époque, du moins en apparence, il descendit, à son arrivée, chez sa femme, dans le petit hôtel de la rue de la Victoire50, devenu maintenant un lieu de pèlerinage sacré… un lieu qui devait être regardé ainsi, du moins par tout ce qui porte un cœur français… Le juge de paix de son arrondissement ayant été le voir, Bonaparte lui rendit sa visite le lendemain. Les administrateurs du département51 de la Seine lui ayant écrit pour savoir quel serait le jour où ils le pourraient trouver, il leur répondit en y allant aussitôt lui-même. Mathieu, ex-conventionnel et commissaire du Directoire, lui dit que la plus profonde estime lui était accordée par la ville de Paris… Tandis que Bonaparte écoutait ce discours, sa physionomie était vivement émue, et lorsqu'à son départ comme à sa venue de nombreux applaudissements se firent entendre, il se découvrit avec un respect visiblement senti et une émotion qui n'était pas feinte. M. d'Abrantès, qui ne le quittait pas et jouissait délicieusement de la gloire de son général, m'a dit que ce moment avait été pour Bonaparte un des plus doux depuis son départ de cette armée d'Italie qu'il regardait comme une famille, et qu'il avait été si malheureux de quitter…
M. de Talleyrand jouissait, ainsi que je l'ai dit, de l'arrivée du général Bonaparte à Paris. En parlant de cette arrivée et de tout ce que M. de Talleyrand avait dit et fait depuis ce moment, j'ai omis une chose importante, c'est le récit de la fameuse fête du Luxembourg. M. de Talleyrand y joua un rôle trop important pour ne pas le rappeler, et je le dois pour l'intérêt de l'histoire; c'est d'ailleurs un fait intéressant pour celle de la société. Ce fait montre parfaitement l'état de la nôtre en France à cette époque, et l'extrême différence des époques, bien qu'il n'y ait pourtant pas un demi-siècle d'écoulé. Que dirait-on d'une fête ordonnée ainsi? On nous accuserait de folie. Si l'on donnait une fête avec le costume, l'ameublement et presque les coutumes de Louis XV, nous trouverions la chose simple et presque dans nos mœurs… Mais au moment où Bonaparte vint à Paris, les costumes, l'ameublement, le langage même, TOUT enfin était incohérent, et nous plaçait dans la position d'un peuple étranger et nomade même qui, pour un temps, aurait déployé ses tentes. Cette époque serait presque comme un songe si nos victoires n'étaient là avec la gloire nationale et notre Napoléon pour certifier la réalité.
M. de Talleyrand, qui, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, pouvait bien recevoir le traité de Campo-Formio, mais dont la mission n'était pas de présenter le général Bonaparte, le voulut ainsi… Comme il l'aimait alors!.. il le présumait peut-être dans sa grandeur à venir. Quoi qu'il en soit, ce fut lui qui, le jour où Bonaparte remit au Directoire le fameux traité qui pacifiait l'Europe, présenta le général au gouvernement d'alors52.
Les discours ne manquèrent pas à Bonaparte dans cette journée… Il en fut accablé… Mais celui de M. de Talleyrand fut sans doute une exception par sa singularité. J'en vais rapporter quelques passages:
«Citoyens directeurs,
«J'ai l'honneur de présenter au Directoire exécutif le citoyen Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu avec l'empereur.
«En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rappelle malgré lui les innombrables merveilles qui ont amené un si grand événement. Mais qu'il se rassure, je veux bien taire en ce moment tout ce qui fera un jour l'honneur de l'histoire et l'admiration de la postérité. Je veux même ajouter, pour satisfaire à ses vœux impatients, que cette gloire qui jette sur la France un si grand éclat, appartient à la Révolution…
«…C'est pour les Français, pour conquérir leur estime, que le général Bonaparte se sentait pressé de vaincre; et les cris de joie des vrais patriotes à la nouvelle d'une victoire, reportés vers Bonaparte, devenaient le garant d'une victoire nouvelle. Ainsi, tous les Français ont vaincu en Bonaparte; ainsi sa gloire est la propriété de tous.
«…Et quand je pense à tout ce qu'il a fait pour se faire pardonner cette gloire! – à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites… à ce sublime Ossian qui semble le détacher de la terre… quand personne n'ignore son mépris profond pour le luxe, pour l'éclat, pour le faste, ces misérables ambitions des âmes communes… ah! loin de redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous faudra le solliciter peut-être un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite…
«Mais entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je m'aperçois trop tard que le public immense qui nous entoure est impatient de vous entendre. Et vous aussi, vous aurez à me reprocher de retarder le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit de vous parler au nom de la France entière, et la douceur de vous parler encore au nom d'une ancienne amitié53…»
Dans ce discours, qui est beaucoup plus long, mais dont j'ai rapporté seulement les principaux traits, on retrouve M. de Talleyrand tout entier. C'est d'abord sa bonne grâce… son bon goût de politesse, de bonne compagnie, et puis la finesse la plus adroite dans la louange. Elle était excessive, et pourtant si bien donnée, que même un ennemi à découvert de Bonaparte ne pouvait s'en offenser… Avec bien plus de raison encore le Directoire, qui voulait couvrir de fleurs et de lauriers le précipice dans lequel il voulait faire tomber le héros, ne pouvait ouvertement s'en formaliser. Pour ce qui touchait Bonaparte, il devait être satisfait; rien ne pouvait lui être plus agréable que cette louange, presque arrachée à un homme comme M. de Talleyrand… Ce discours m'a toujours paru un chef-d'œuvre d'habileté et de talent, comme connaissance du monde et du cœur humain, quelque esprit qu'on ait. Ce n'est pas un esprit spécial qui flattait Bonaparte en cette circonstance, c'était celui de M. de Talleyrand, c'était son esprit fin et moqueur, et pourtant gracieux… Pour qui connaissait l'envie et la terreur que Bonaparte inspirait aux Directeurs, on ne peut s'empêcher de sourire en lisant le dernier paragraphe du discours de M. de Talleyrand. L'ancienne amitié de Barras pour Bonaparte, voilà un de ces mots qui font la fortune d'un homme qui aurait eu la sienne à faire comme homme d'esprit dans le monde; mais M. de Talleyrand n'en était pas là. – J'ai parlé plus haut du discours de M. de Barras, que je crois fait par M. de Talleyrand. Cette opinion était celle du général Junot et de bien d'autres personnes. M. de Talleyrand, à ce moment de notre révolution, avait un grand pouvoir sur les esprits inférieurs, que le sien régissait. Certes, je n'aime pas M. de Talleyrand, après tout le mal qu'il a fait à l'Empereur; mais que je ne lui reconnaisse pas une haute et notable supériorité, c'est ce dont je suis incapable…
Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette série du cercle quelque temps auparavant.
Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.