Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Teverino», страница 8

Шрифт:

De temps en temps quelques phrases de leur dispute arrivaient aux oreilles de leurs compagnons. «Ceci est une hérésie, une hérésie condamnée! s'écriait le curé, qui ne faisait plus attention aux cahots et aux difficultés de la route. – Je le sais, monsieur l'abbé, reprenait Teverino, et il s'agit de la réfuter. Comment vous y prendrez-vous? Je gage que vous ne le savez pas? – J'invoquerais la grâce, Monsieur, rien que la grâce! – Ce ne serait que tourner la difficulté. Un savant théologien dédaigne les moyens échappatoires! – Une échappatoire, Monsieur! vous appelez cela une échappatoire! – En ce cas-là, oui, monsieur l'abbé; car vous avez pour vous le concile de Trente, et vous ne vous en doutez point! – Le concile de Trente n'a rien interprété là-dessus, Monsieur! Vous allez m'interpréter quelque décret tiré par les cheveux; c'est votre habitude, je le vois bien!»

– Notre bourru me paraît hors de lui, dit Sabina à Léonce; votre ami est-il réellement savant? Je regrette de ne pas les entendre d'un bout à l'autre.

– Le marquis sait un peu de tout, répondit Léonce.

– Seulement un peu? Je le croirais, à son assurance. Beaucoup d'Italiens sont ainsi, c'est le caractère méridional.

– Ce caractère a ses charmes et ses travers; les uns si puérils qu'on est forcé de s'en moquer, les autres si puissants qu'on est forcé de s'y soumettre.

– Mon cher Léonce, dit Sabina, qui comprit l'épigramme effacée sous l'intonation mélancolique de son ami, apercevoir, c'est tout au plus remarquer; ce n'est, à coup sûr, pas se soumettre. Permettez-moi de vous parler de votre ami comme d'un étranger, et de vous dire que c'est la statue d'argile aux veines d'or.

– C'est possible, reprit-il; mais l'or est chose si précieuse et si tentante qu'on le cherche parfois même dans la fange.

– Voilà un mot qui fait frémir.

– Prenez que j'ai dit argile, emblème de fragilité; seulement n'en faites aucune application au caractère du marquis. Étudiez-le vous-même, Sabina; c'est le plus remarquable sujet d'observations que je puisse vous offrir, et je ne l'ai pas fait sans dessein. Seulement, ne vous laissez pas éblouir si vous voulez voir clair. Je vous avoue que moi-même, ayant perdu de vue cet ami, depuis longtemps, et sachant combien sont mobiles ces puissantes organisations, je ne le connais pour ainsi dire plus. J'ai besoin de l'examiner de nouveau, et je ne puis vous répondre de lui que jusqu'à un certain point. Soyez avertie, et tenez-vous sur vos gardes.

– Que signifie cette dernière parole? Me croyez-vous en danger d'enthousiasme?

– Vous savez bien vous-même que vous venez de courir ce danger-là, jusqu'à vouloir traverser le torrent au péril de vos jours, pour lui prouver votre confiance et votre soumission.

– Ne vous servez pas de mots impropres et offensants. On dirait que vous en avez eu du dépit?

– N'avez-vous point vu que c'était de la colère?

– Vous parlez comme un jaloux, en vérité!

– L'amitié a ses jalousies comme l'amour. C'est vous qui l'avez dit ce matin.

– Eh bien, soit; cela orne et anime l'amitié, dit Sabina avec un irrésistible mouvement de coquetterie.

Elle était effrayée d'avoir failli aimer Teverino, et elle s'efforçait de se créer un préservatif en stimulant l'affection problématique de Léonce. Elle n'y réussit que trop. Il prit sa main et l'échauffa dans les siennes, jusqu'à ce qu'elle la retirât brûlante. Madeleine paraissait assoupie; pourtant elle s'éveilla à ce mouvement, et lady G… se sentit confuse du regard étonné de l'oiselière. Elle lui fit une caresse pour écarter toute hostilité de la pensée de cette enfant; mais ce ne fut pas de bien bon coeur, et il lui sembla que Madeleine souriait avec plus de malice qu'on ne l'en eût crue capable.

– Têtebleu! où sommes-nous? s'écria tout d'un coup le curé en regardant autour de lui.

– Nous en sommes à saint Jérôme, répliqua Teverino.

– Il ne s'agit plus de saint Jérôme, Monsieur, mais du chemin que vous nous faites prendre; quelle est cette vallée? où va cette route? où diable nous avez-vous conduits, enfin?

On était parvenu au sommet d'une montée longue et pénible, et, en tournant le rocher, où depuis une heure on marchait encaissé, on voyait une vallée immense se déployer sous les pieds à une profondeur étourdissante. Du plateau où se trouvaient nos voyageurs, de gigantesques rochers couronnés de neige se dressaient encore vers le ciel; la nature était aride, bizarre, effroyablement romantique; mais devant eux, la route, redevenue une rampe rapide, s'enfonçait en mille détours pittoresques vers les plans abaissés d'une contrée fertile, riante et richement colorée. Quoi de plus beau qu'un pareil spectacle au coucher du soleil, lorsqu'à travers le cadre anguleux de la nature alpestre, on découvre la splendeur des terres fécondes, les flancs verdoyants des collines intermédiaires, que les feux de l'occident font resplendir, ces abîmes de verdure déroulés dans l'espace, les fleuves et les lacs embrasés, semés dans ce vaste tableau comme des miroirs ardents, et, au delà encore, les zones bleuâtres qui se mêlent sans se confondre, les horizons violets et le ciel sublime de lumière et de transparence! Sabina fit un cri d'admiration: – Ah! Léonce! dit-elle en lui reprenant la main, que je vous remercie de m'avoir conduite ici! que Dieu soit loué de cette journée!

– Et moi aussi, je vous remercie bien, dit le curé avec désespoir; nous ne risquons rien de nous recommander à Dieu, car de souper et de gîte il n'en faut plus parler. Nous voici à plus de dix lieues de chez nous, et nous marchons vers Venise ou vers Milan en droite ligne, au lieu de chercher notre étoile polaire et le coq de notre clocher.

– Au lieu de blasphémer ainsi, dit Teverino, vous devriez être à genoux, curé, et bénir l'Éternel, créateur et conservateur de si grandes choses! Me voilà tout à fait mécontent de votre foi, et si je ne vous aimais, je vous dénoncerais de suite à mon oncle le saint-père. Est-ce ainsi, abbé sans cervelle et sans principes, que vous devriez saluer la terre d'Italie et le chemin qui conduit à la ville éternelle!

– C'est donc l'Italie? s'écria Sabina en s'élançant sur le chemin; ma chère Italie, que je rêve depuis mon enfance, et que mon traître de mari me permettait à peine de voir en peinture! Eh quoi! marquis, vous nous avez fait entrer en Italie!

– O cara patria! chanta Teverino, et, entonnant de sa belle voix le noble récitatif de Tancredi: «Terra degli avi miei, ti bacio!»

– Fermez vos oreilles, dit Léonce: voici une nouvelle séduction contre laquelle je ne vous avais pas prévenue. Le marquis chante comme Orphée.

– Ah! c'est la voix de l'Italie! Peu m'importe de quelle bouche elle s'exhale! Il me semble que c'est la terre et le ciel qui chantent ce cantique d'amour et le font pénétrer dans mon coeur. L'Italie! ô mon Dieu! je pourrai donc dire que j'ai au moins salué les horizons de l'Italie! C'est à votre ingénieux vouloir, c'est à l'audace de notre guide que je dois cette jouissance suprême. Laissez-moi vous bénir tous les deux.

En parlant ainsi, Sabina leur tendit la main à l'un et à l'autre, et se mit à courir, entraînée par eux vers une cabane de planches grossières, au seuil de laquelle se dessinait un douanier, vieux soldat farouche, en habit d'un vert sombre comme le feuillage des sapins, et en moustaches blanches comme la neige des cimes.

– Gardien de l'Italie, lui dit le marquis en riant, Cerbère attaché au seuil du Tartare, ouvre-nous la porte de l'Éden, et laisse-nous passer de la terre au ciel! Saint Pierre en personne a signé nos passe-ports.

Le douanier regarda d'un air de surprise et de doute la figure du vagabond que, huit jours auparavant, il avait laissé passer après mille formalités, quoique sa feuille de route fût en règle. Mais Teverino vit bien, en cette rencontre, qu'une bonne mine et de beaux habits sont les meilleures lettres de créance; car, à peine Léonce eut-il exhibé ses papiers et répondu de toutes les personnes qui se trouvaient avec lui, que le vagabond put passer son chemin la tête haute.

La voiture fut arrêtée un instant et visitée pour la forme. Une pièce d'or, négligemment jetée dans la poussière par Léonce, au pied du douanier, aplanit toutes les difficultés.

– Et maintenant, dit Sabina en courant toujours on avant avec Léonce et le marquis, c'est bien vraiment et sans métaphore la terre d'Italie que je foule; ce sont bien ses parfums que je respire et son ciel qui m'éclaire!

– Arrêtez-vous ici, Signera, dit Madeleine en la saisissant par sa robe; j'ai promis de vous faire voir au coucher du soleil quelque chose de merveilleux, et M. le curé ne se coucherait pas content ce soir si je ne lui tenais parole.

– Pourvu que je couche quelque part, je me tiendrai pour trop heureux! répondit le curé essoufflé de la course qu'il venait de faire pour suivre Sabina.

Et, la voyant s'asseoir sur les bords du chemin, résolue à admirer les talents de l'oiselière, il se laissa tomber sur le gazon, en se faisant un éventail de son large chapeau. Il n'y avait plus de forces en lui pour la résistance ou la plainte.

– Voici l'heure! dit l'oiselière en s'élançant sur les rochers qui marquaient le point culminant de cette crête alpestre; et, avec l'agilité d'un chat, elle grimpa de plateau en plateau, jusqu'au dernier, où, dessinant sa silhouette déliée sur le ton chaud du ciel, elle commença à faire flotter son drapeau rouge. En même temps, elle faisait signe aux spectateurs de regarder le ciel au-dessus d'elle, et elle traçait comme un cercle magique avec ses bras élevés, cour marquer la région où elle voyait tournoyer les aigles.

Mais Sabina regardait en vain; ces oiseaux étaient perdus dans une telle immensité que la vue phénoménale de l'oiselière pouvait seule pressentir ou discerner leur présence. Enfin, elle aperçut quelques points noirs, d'abord indécis, qui semblaient nager au delà des nuages. Peu à peu ils parurent les traverser; leur nombre augmenta, et en même temps l'intensité de leur volume. Enfin, on distingua bientôt leur vaste envergure, et leurs cris sauvages se firent entendre comme un concert diabolique dans la région des tempêtes.

Ils tournèrent longtemps, dessinant de grands circuits qui allaient en se resserrant, et quand ils furent réunis en groupe compacte, perpendiculairement sur la tête de l'oiselière, ils se laissèrent balancer sur leurs ailes, descendant et remontant comme des ballons, et paralysés par une invincible méfiance.

Ce fut alors que Madeleine, couvrant sa tête, cachant ses mains dans son manteau, et ramassant ses pieds sous sa jupe, s'affaissa comme un cadavre sur le rocher, et à l'instant même cette nuée d'oiseaux carnassiers fondit sur elle comme pour la dévorer.

– Ce jeu-là est plus dangereux qu'on ne pense, dit Teverino en prenant le fusil de Léonce dans la voiture et en s'élançant sur le rocher; peut-être que la petite ne voit pas à combien d'ennemis elle a affaire.

Madeleine, comme pour montrer son courage, se releva et agita son manteau. Les aigles s'écartèrent; mais prenant ce mouvement passager pour les convulsions de l'agonie, ils se tinrent à portée, remplissant l'air de leurs clameurs sinistres, et dès que l'oiselière fut recouchée, ils revinrent à la charge. Elle les attira et les effraya ainsi à plusieurs reprises, après quoi elle se découvrit la tête, étendit les bras, et, debout, elle attendit immobile. En ce moment, Teverino éleva le canon de son fusil, afin d'arrêter ces bêtes sanguinaires au passage, s'il était besoin. Mais Madeleine lui fit signe de ne rien craindre, et après avoir tenu l'ennemi en respect par le feu de son regard, elle quitta le rocher lentement, laissant derrière elle un oiseau mort dont elle s'était munie sans rien dire, et qu'elle avait enveloppé dans un chiffon. Pendant qu'elle descendait, les aigles se précipitèrent sur cette proie et se la disputèrent avec des cris furieux. – Voyez, dit Madeleine en rejoignant les spectateurs, comme ils se mettent en colère contre mon mouchoir que j'ai oublié là-haut! comme ils font les insolents, maintenant que je ne m'occupe plus d'eux! Allons, laissons-les chanter victoire; ce sont des animaux lâches et méchants qui obéissent et qui n'aiment pas. Je suis sûre que mes pauvres petits oiseaux, quoique bien loin, les entendent, et qu'ils se meurent de peur. Si je leur faisais souvent de pareilles infidélités, je crois qu'ils m'abandonneraient.

– Mais je ne pense pas que tes oiseaux t'aient suivie jusqu'ici? lui demanda Léonce.

– Non, répondit-elle; ils m'auraient suivie si je l'avais voulu; mais je savais qu'ils seraient de trop ici, et je les ai envoyés coucher dans un bois que nous avons laissé sur l'autre bord du torrent.

– Et où les retrouveras-tu demain?

– Cela ne me regarde pas, répondit-elle fièrement; c'est à eux de me retrouver où il me plaira d'être. Ils voient de loin et de haut, et pendant que je fais une lieue ils peuvent en faire vingt.

– Si nous en faisions seulement deux ou trois pour trouver un abri, objecta le curé, qui n'avait pris aucun intérêt à la scène des aigles, nous pourrions remercier la Providence.

– Qu'à cela ne tienne, l'abbé, dit Teverino; je vous réponds d'un bon souper, d'un bon feu pour sécher l'humidité du soir qui commence à pénétrer, et d'un bon lit bassiné pour vous remettre de vos fatigues; à moins pourtant que vous ne vous obstiniez à retourner coucher à Sainte-Apollinaire, auquel cas, milady daignant vous accorder votre liberté, vous pourriez vous en aller à pied et arriver chez vous avec le retour du soleil!

– Bien obligé d'une pareille liberté! dit le curé; puisque je suis tombé dans vos mains, il ne faut pas que j'espère m'en tirer, et si vous vous faites fort de nous héberger supportablement cette nuit, je tâcherai d'oublier les transes de ma pauvre Barbe, et l'étonnement de mes paroissiens quand la messe de demain ne sonnera point à leurs oreilles!

– Ce n'est pas demain dimanche, et votre infraction est involontaire, dit Teverino. Allons, repartons, et que Dieu nous conduise!

– Eh bien! et moi? dit Sabina effrayée à Léonce. Et mon mari, qui est probablement réveillé à l'heure qu'il est, et qui sans doute fait sa toilette pour venir déjeuner, c'est-à-dire souper dans mon appartement?

– Parlez plus bas, Madame, de peur que le curé ne vous entende, car c'est le seul parmi nous qu'une pareille situation pourrait scandaliser…

– Quoi! nous allons passer la nuit dehors? ce sera la fable du pays.

– Non, soyez certaine du contraire. La compagnie du curé couvre tout, et rien de plus naturel que de s'égarer dans les montagnes, d'y être surpris par la nuit, et de ne rentrer chez soi que le lendemain. Le curé fera assez grand bruit d'une aussi terrible journée, pour que personne ne puisse révoquer en doute sa présence au milieu de nous.

– Mais si votre marquis, dont vous ne répondez pas, est un fat, il publiera des choses impertinentes sur mon compte.

– Je vous réponds du moins de le faire taire, s'il en est ainsi. Allons, Sabina, allez-vous donc vous replonger dans de tristes réalités? Qu'avez-vous fait de cet enthousiasme que le sol brûlant de l'Italie vous communiquait tout à l'heure? La poésie meurt au souvenir des convenances mondaines, et si vous manquez de foi, ma puissance sur le milieu que nous traversons va m'abandonner aussi.

– Eh bien! Léonce, vogue la galère!

– L'air fraîchit, permettez-moi de vous envelopper de mon manteau, dit Léonce.

– Gardons-en un coin pour cette petite qui est à peine vêtue, dit-elle en cherchant Madeleine à ses côtés.

– Oh! merci, Seigneurie, je n'ai pas froid, dit l'oiselière qui s'était glissée avec Teverino sur le siège.

– Je crains que le curé n'ait eu raison, reprit Sabina en anglais, et que ce ne soit une petite dévergondée. La voilà folle de votre Italien.

– Eh bien! que vous importe? dit Léonce.

Teverino poussa rapidement les chevaux à la descente, et sans la vigueur de ces généreux animaux, qui, tout couverts d'écume et de sueur, bondissaient encore d'impatience, ils eussent pu se laisser entraîner sur cette pente d'une lieue de long, en zigzag, partout bordée d'effroyables abîmes. Madeleine n'y songeait pas; et la nuit déroba bientôt au curé la vue d'une situation qui lui eût donné le vertige.

– Voyez, Signora! cria enfin le marquis en indiquant des lumières dans le fond ténébreux du paysage: voici la ville, une ville d'Italie!

IX.
PRÈS DE L'ABÎME

– Ne me dites pas le nom de cette ville, s'écria Sabina, je l'apprendrai assez tôt. Il me suffit de savoir que c'est une ville d'Italie pour que mon imagination en fasse une merveille. Voyez, cher curé, si cela ne ressemble pas à un palais enchanté!

– Je ne vois, Madame, en vérité, que des chandelles qui luisent.

– Vous n'êtes guère poète! Quoi! il ne vous semble pas que ces lumières sont plus brillantes que d'autres lumières, que leur mystérieux rayonnement dans cette ténébreuse profondeur nous promet quelque surprise inouïe, quelque aventure nouvelle?

– Voici bien assez d'aventures comme cela pour aujourd'hui, dit le curé; et je n'en demande pas davantage.

C'était une modeste petite ville de la frontière, dont nous ne dirons pas le nom au lecteur, de crainte de la dépoétiser à ses yeux, s'il l'a, par hasard, traversée dans un jour de pluie et de mauvaise humeur; mais quelle qu'elle soit, Sabina fut frappée de son caractère italien, et sa belle position en amphithéâtre au revers des montagnes, dans une région abritée du vent du nord, chauffée par les rayons du midi, et incessamment lavée par les eaux courantes, lui donnait un aspect de propreté, de bonheur et un entourage de riche végétation. La lune, en se levant, montra des murailles blanches, des terrasses couronnées de pampres, des escaliers ornés de vases de pierre où l'aloès étalait ses arêtes pittoresques, de petits clochers au toit arrondi et une foule de boutiques remplies d'herbages et de fruits magnifiques éclairés par des lanternes en papier de couleur, qui en faisaient ressortir les riches nuances et les contours transparents. Les rues étaient bordées d'arcades grossières sous lesquelles circulaient des passants de bonne humeur, braves gens pour qui chaque beau soir d'été est une heure de fête, et qui saluaient de rires et de cris joyeux l'arrivée d'une voiture opulente. Une bande d'enfants demi-nus et de jeunes filles curieuses, la chevelure ornée de fleurs naturelles, suivit l'équipage et assista au débarquement des voyageurs, devant l'hôtel del Leon-Bianco, sur la place du Marché-Neuf.

L'auberge était confortable, et la vue d'un rôti copieux qui tournait au milieu des flammes, commença à éclaircir le front du curé. Tandis qu'on préparait les meilleures chambres, nos voyageurs virent se dresser la table dans une salle basse, peinte à fresque, avec ce goût d'ornementation et cette charmante harmonie de couleurs qu'on retrouve dans les plus misérables demeures de l'Italie septentrionale. Le curé n'oubliait pas ses truites et ses champignons. Ç'avait été pour lui jusque-là une fiche de consolation, et il n'avait cessé de répéter qu'avec ce commencement de chère et de festin, pourvu qu'on trouvât du feu, il n'y avait rien de désespéré. Teverino prit le tablier et le bonnet blanc d'un marmiton et se mit facétieusement à l'oeuvre avec l'abbé, dans la cuisine, prétendant avoir des secrets merveilleux dans cet art. Madeleine aida la négresse à préparer la chambre, de lady G… pendant que cette dernière, penchée au balcon de la salle avec Léonce, prenait plaisir à voir chanter et danser les enfants sur la place.

Quand les flambeaux furent allumés et la table couverte de mets simples et excellents, les convives se réunirent, et Léonce alla chercher l'oiselière pour faire plaisir, disait-il, au marquis; mais Sabina ne parut pas charmée de cette persistance dans les douceurs de l'égalité. L'hôte se récria:

– Quoi, dit-il en servant le potage sur la table, la fille aux oiseaux dans la compagnie de Vos Seigneuries illustrissimes? Oh! je la connais bien, et plus d'une fois je l'ai fait dîner gratis, à cause des jolis tours qu'elle sait faire. Mais est-ce que tu nous amènes toutes tes bestioles, Madeleine? Je t'avertis que s'il leur faut à chacune un couvert et un lit, je n'ai pas assez d'argenterie et d'oreillers dans ma maison pour tant de monde. Allons, ma fille, va-t'en manger à la cuisine avec les gens de Leurs Altesses: sans plaisanterie, je te trouverai bien un petit coin dans le grenier à paille pour te faire dormir.

– Dans le grenier à paille, avec les muletiers et les palefreniers sans doute? dit le curé. Si c'est là la vie que vous menez, Madeleine, je n'ai pas tort de dire que votre vagabondage vous mènera loin.

– Bah! bah! c'est un petit enfant, seigneur abbé, reprit l'hôte, et personne encore n'y fait attention.

– Monsieur l'hôte, dit Sabina, je vous prie de faire mettre un lit dans la chambre de ma négresse; Madeleine couchera auprès d'elle. Je me suis fait suivre de cette enfant qui nous a divertis de ses talents, et je réponds de sa sécurité.

– Du moment que Votre Altesse daigne s'y intéresser, reprit l'hôte, tout sera fait ainsi qu'elle le commande. Nous l'aimons tous, cette petite: elle est magicienne aux trois quarts! Dois-je donc lui mettre son couvert à cette table?

– Eh bien! oui, répondit lady G… curieuse de voir en face et aux lumières, quels progrès avait fait l'intimité de l'oiselière et du marquis. Mais elle fut trompée dans son attente: ces deux personnages semblaient être redevenus étrangers l'un à l'autre. Madeleine était chastement familière avec Léonce et respectueusement calme auprès de Teverino. Ce dernier, qui faisait les honneurs de la table avec une aisance merveilleuse, s'occupait d'elle avec une sorte de bonté paternelle et protectrice, qui faisait ressortir la bienveillance de son caractère sans rien ôter aux convenances de son rôle. Sabina pensa bientôt qu'elle s'était trompée, et le curé lui-même n'eut rien à reprendre aux manières du beau marquis. Il fut plutôt porté à s'effaroucher un peu de l'affection que Léonce témoignait à cette petite sotte, qui riait avec lui et paraissait le charmer par ses naïvetés enjouées. Mais l'appétit du bourru était si terrible et les délices de la réfection si puissantes, qu'au moment où il eût pu redevenir clairvoyant et grondeur, Madeleine avait quitté la table et s'était assoupie, avec l'insouciance de son âge, sur le grand sofa qui, dans toutes les auberges de cette contrée, décore la salle des voyageurs. De temps en temps, Léonce, placé non loin de ce sofa, se retournait et la contemplait, admirant ce repos de l'innocence, cette pose facile, et cette expression angélique, qui n'appartiennent qu'au jeune âge.

On était au dessert, et le marquis, exclusivement occupé de lady G… parlait sur toutes choses avec un esprit supérieur; du moins c'était un genre de supériorité que les femmes peuvent apprécier: plus d'imagination que de science, une originalité poétique, une sensibilité exaltée. Sabina retomba peu à peu sous le charme de sa parole et de son regard. Le curé remplissait l'office de contradicteur, comme s'il eût eu à coeur de faire briller l'éloquence du jeune homme, et de lui fournir des armes contre la froideur dogmatique et les préjugés étroits du monde officiel. Léonce, voyant avec humeur l'animation de son amie, prit son album, l'ouvrit, et se mit à esquisser la figure de l'oiselière, sans se mêler à la conversation. Toute femme du monde est née jalouse, et Sabina avait été si justement adulée pour sa beauté incomparable et son brillant esprit, que l'attention accordée à toute autre créature de son sexe, en sa présence, devait infailliblement lui sembler une sorte d'outrage. Habile à dissimuler ses mouvements intérieurs, elle ne les exprimait que sous forme de plaisanterie; mais ils produisaient en elle un besoin de vengeance immédiate, et la vengeance de la coquetterie, en pareil cas, c'est de chercher ailleurs des hommages, et d'en prendre un plaisir proportionné à l'affront. Elle s'abandonna donc tout à coup aux séductions de Teverino, et ne put s'empêcher de le faire sentir à Léonce, oublieuse de la honte qu'elle avait éprouvée alors que Teverino semblait occupé de Madeleine.

Léonce, qui comprenait parfaitement ce jeu cruel, et qui avait par instants la faiblesse d'en être atteint, voulut avoir la force de le mépriser; mais en se servant des mêmes armes, il s'exposa fort à être vaincu. Il affecta une si grande admiration pour son modèle et une attention si fervente à son travail, qu'il paraissait sourd et aveugle à tout le reste.

– Léonce, lui dit Sabina en se penchant sur son ouvrage, je suis sûre que vous nous faites un chef-d'oeuvre, car jamais vous n'avez eu l'air si inspiré.

– Jamais je n'ai vu rien de plus charmant que cette dormeuse de quatorze ans, répondit-il; le bel âge! quel moelleux dans les mouvements! quel sérénité dans l'immobilité des traits! Admirez, vous autres qui êtes artistes aussi par le sentiment et l'intelligence, et convenez qu'aucune beauté de convention, aucune femme du monde ne pourrait se montrer aussi suave et aussi pure dans le sommeil.

– Je suis complètement de votre avis, répondit Sabina d'un ton de désintéressement admirable, et je gage que c'est aussi l'avis du marquis.

– Aucune? A Dieu ne plaise que je m'associe à un pareil blasphème! répondit Teverino. La beauté est ce qu'elle est, et quand on se perd dans les comparaisons, on fait de la critique, c'est-à-dire qu'on jette de la glace sur des impressions brûlantes. C'est la maladie des artistes de notre temps; ils se vouent à certains types, et prétendent assigner à la beauté des limites forgées dans leur pauvre cervelle; ils ne trouvent plus le beau par instinct, et rien ne se révèle à eux qu'à travers leur théorie arbitraire. Celui-ci veut la beauté puissante et fleurie à l'instar de Rubens; cet autre la veut maigre et fluette comme les fantômes des ballades allemandes; un troisième la voudra tortillée et masculine comme Albert Durer; un quatrième raide et froide comme les maîtres primitifs. Et pourtant tous ces anciens maîtres, toutes ces nobles écoles ont suivi un instinct généreux ou naïf; c'est pourquoi leurs oeuvres sont originales et plaisent sans se ressembler. Le véritable artiste est celui qui a le sentiment de la vie, qui jouit de toutes choses, qui obéit à l'inspiration sans la raisonner, et qui aime tout ce qui est beau sans faire de catégories. Que lui importe le nom, la parure et les habitudes de la beauté qui le frappe? Le sceau divin peut lui apparaître dans un cadre abject, et la fleur de l'innocence rustique résider quelquefois sur le front d'une reine de la terre. C'est à lui, créateur, de faire de celle qui le charme une bergère ou une impératrice, selon les dispositions de son âme et les besoins de son coeur. Vous êtes assez grand artiste, Léonce, pour faire de cette montagnarde blonde une Sainte Elisabeth de Hongrie, et moi (Ed io anche son pittore! puisque je sens, puisque je pense, puisque j'aime), je puis voir la Béatrix du Dante sous la brune chevelure de milady.

– Il me semble, Léonce, dit Sabina flattée de ce dernier trait, que le marquis est tout à fait dans vos idées sur l'art, et que vous ne différez que par l'expression. Mais quel est donc ce joli dessin qui sort de votre album? Permettez-moi de le regarder.

– Pardon, Madame, c'est une étude sur le nu, je vous en avertis. Cependant, si vous vous voulez le voir, mon Faune est assez vêtu de feuillage pour ne pas forcer M. le curé à vous l'ôter des mains, et il a dans son église des saints beaucoup moins austères.

– Cette ébauche est superbe! dit Sabina, en regardant le croquis que Léonce avait fait au bord du lac, d'après Teverino. Voilà une charmante fantaisie, une noble attitude et un ravissant paysage!

– Moi, dit le curé, je trouve que cette figure-là ressemble comme deux gouttes d'eau à M. le marquis. Si on l'habillait comme le voilà, on croirait que vous avez voulu faire son portrait; mais, après tout, l'habit ne fait pas le moine, et je vois bien que vous avez mis là sa tête avec ou sans intention.

– Sa belle figure est si bien gravée dans mon souvenir, dit Léonce en jetant un regard significatif à son marquis, que très-souvent elle vient naturellement se placer au bout de mon crayon quand je cherche la perfection.

– Et vous l'avez mis dans un paysage de notre canton, ajouta le curé. Voilà nos petits lacs et nos grandes montagnes, nos sapins et nos rochers; c'est rendu au naturel. Voyez donc, monsieur le marquis!

– La pose est bonne, dit tranquillement Teverino, et la composition jolie, mais le dessin est faible: ce n'est pas ce que notre ami a fait de mieux.

– Moi, je trouve cela très-bien, dit Sabina, qui ne pouvait détacher ses yeux de cette figure.

– Eh bien, je vous en fais hommage, dit Léonce avec ironie; si vous ne trouvez pas cet essai indigne de votre album, il vous rappellera du moins une heureuse journée et de vives émotions.

– J'aime mieux que vous me donniez le dessin que vous faites dans ce moment-ci, répondit lady G… effrayée du ton de Léonce. Il me semble que vous y mettez plus d'impegno e d'amore.

– Non, non, ceci je ne le donne pas, reprit Léonce en serrant son croquis de Madeleine dans son album et en repoussant l'autre sur la table.

– Il fait un temps superbe, dit le marquis en s'approchant de la fenêtre d'un air dégagé. La lune éclaire comme l'aurore. Si nous allions voir la ville? Demain tout sera moins beau et aura perdu son prestige.

– Allons, dit Sabina en se levant.

– Moi, je vous demanderai la permission d'aller voir mon lit, dit le curé; je suis rompu de fatigue.

– Quoi! pour avoir fait sept ou huit lieues dans une bonne voiture bien suspendue? reprit Sabina.

– Non, mais pour avoir eu chaud, et puis faim, et puis froid, et puis faim encore, enfin pour n'avoir pas mangé à mes heures. D'ailleurs, il en est neuf, et je ne vois rien que de naturel dans mon envie de dormir; pourvu que ma pauvre gouvernante ne passe pas la nuit à veiller pour m'attendre!

– Felicissima notte, l'abbé, dit Teverino. Vous venez, Léonce?

– Pas encore, répondit-il, je veux faire un autre croquis de cette dormeuse.

– Il faut que la dormeuse aille dormir ailleurs, dit le curé d'un ton sévère. Ne va-t-elle pas traîner toute la nuit comme un objet perdu sur ce canapé? Allons, Sans-Souci, réveillez-vous! Et il éventa de son grand chapeau la figure de Madeleine, qui fit le mouvement de chasser un oiseau importun, et se rendormit de plus belle.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
27 сентября 2017
Объем:
200 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают