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Читать книгу: «Le Piccinino», страница 3

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IV.
MYSTÈRES

Quand Michel eut raconté, dans le plus petit détail, la fin de son aventure, et que Pier-Angelo eut admiré et approuvé son hypocrisie: «Ah çà! mon père, dit le jeune homme, expliquez-moi donc comment vous vivez ici, à visage découvert et sous votre véritable nom sans être tourmenté, tandis que moi je dois, en arrivant, user de feinte et me tenir sur mes gardes?»

Pier-Angelo parut hésiter un instant, puis répondit:

– Mais c'est tout simple, mon enfant! On m'a fait passer autrefois pour un conspirateur; j'ai été mis en prison, je n'ai peut-être échappé à la potence que par la fuite. Il y avait déjà un commencement d'instruction contre moi. Tout cela est oublié, et, quoique le cardinal ait dû, dans le temps, connaître mon nom et ma figure, il paraît que j'ai bien changé, ou que sa mémoire est fort affaiblie, car il m'a revu ici, et peut-être m'a-t-il entendu nommer, sans me reconnaître et sans se rien rappeler: c'est une épreuve que j'ai voulu faire. J'ai été mandé par l'abbé Ninfo pour travailler dans son palais; j'y ai été très-hardiment, après avoir pris mes mesures pour que Mila pût être en sûreté, au cas où l'on me jetterait en prison sans forme de procès. Le cardinal m'a vu et ne m'a pas reconnu. L'abbé Ninfo ne sait rien de moi; je suis donc, ou du moins j'étais tranquille pour mon propre compte, et j'allais justement t'engager à venir me voir, lorsqu'on a dit par la ville, depuis quelques jours, que la santé de Son Éminence était sensiblement améliorée, à tel point qu'elle allait passer quelque temps dans sa maison de campagne, tiens, là-bas, à Ficarazzi; on voit d'ici le palais, au revers de la colline.

– La villa que voici à deux pas de nous, et où je viens de voir entrer le cardinal, n'est donc pas sa propre résidence?

– Non, c'est celle de sa nièce, la princesse Agathe, et, sans doute, il a voulu faire un détour et lui rendre une visite comme en passant; mais cette visite-là me tourmente. Je sais qu'elle ne s'y attendait point, qu'elle n'avait rien préparé pour recevoir son oncle. Il aura voulu lui faire une surprise désagréable; car il ne peut pas ignorer qu'il n'a guère sujet d'être aimé d'elle. Je crains que cela ne cache quelque mauvais dessein. Dans tous les cas, cette activité subite de la part d'un homme qui, depuis un an, ne s'est promené que sur un fauteuil à roulettes, dans la galerie de son palais de ville, me donne à penser, et je dis qu'il faut faire attention à tout maintenant.

– Mais enfin, mon père, tout cela ne m'apprend pas quel danger je peux courir personnellement! J'avais à peine six mois, je crois, quand nous avons quitté la Sicile; je ne pense pas que je fusse impliqué dans la conspiration où vous vous êtes trouvé compromis?

– Non, certes; mais on observe les nouveaux-venus. Tout homme du peuple, jeune, intelligent et venant du dehors, est supposé dangereux, imbu des idées nouvelles. Il ne faudrait qu'un mot de toi, prononcé devant un espion ou extorqué par un agent provocateur, pour te faire mettre en prison, et quand j'irais t'y réclamer comme mon fils, ce serait pire, si, par hasard, le maudit cardinal était revenu à la santé et à l'exercice du pouvoir. Il pourrait se rappeler alors que j'ai été accusé autrefois; il nous appliquerait, en guise de sentence, le proverbe: Tel père, tel fils. Comprends-tu, maintenant?

– Oui, mon père, et je serai prudent. Comptez sur moi.

– Cela ne suffit pas. Il faut que je m'assure de l'état du cardinal. Je ne veux pas te faire entrer dans Catane sans savoir à quoi m'en tenir.

– Et que ferez-vous pour cela, mon père?

– Je me tiendrai caché ici avec toi jusqu'à ce que nous ayons vu le cardinal et sa livrée descendre vers Ficarazzi. Cela ne tardera pas. S'il est vrai qu'il soit sourd et muet, il ne fera pas de longue conversation avec sa nièce. Aussitôt que nous ne risquerons plus de le rencontrer, nous irons là, au palais de Palmarosa, où je travaille maintenant; je t'y cacherai dans un coin, et j'irai consulter la princesse.

– Cette princesse est donc dans vos intérêts?

– C'est ma plus puissante et ma plus généreuse cliente. Elle m'emploie beaucoup; et, grâce à elle, j'espère que nous ne serons point persécutés.

– Ah! mon père, s'écria Michel, c'est elle qui vous a donné l'argent avec lequel j'ai pu payer mes dettes?

– Prêté, mon enfant, prêté. Je savais bien que tu n'accepterais pas une aumône; mais elle me donne assez d'ouvrage pour que je puisse m'acquitter peu à peu envers elle.

– Vous pouvez dire: «Bientôt», mon père, car me voici! Je viens pour m'acquitter envers vous, et mon voyage n'a pas d'autre but.

– Comment, cher enfant! tu as vendu un tableau? Tu as gagné de l'argent?

– Hélas! non! Je ne suis pas encore assez habile et assez connu pour gagner de l'argent. Mais j'ai des bras, et j'en sais assez pour peindre des fresques d'ornement. Nous allons donc travailler ensemble mon bon père, et je ne rougirai plus jamais de mener la vie d'un artiste, tandis que vous épuisez vos forces pour satisfaire mes goûts déplacés.

– Parles-tu sérieusement, Michel? s'écria le vieillard. Tu voudrais te faire ouvrier?

– J'y suis bien résolu. J'ai revendu mes toiles, mes gravures, mes livres. J'ai donné congé de mon logement, j'ai remercié mon maître, j'ai dit adieu à mes amis, à Rome, à la gloire… Cela m'a un peu coûté, ajouta Michel, qui sentait ses yeux se remplir de larmes; mais embrassez-moi, mon père, dites-moi que vous êtes content de votre fils, et je serai fier de ce que j'ai fait!

– Oui, embrasse-moi, ami! s'écria le vieux artisan en pressant son fils contre sa poitrine, et en mêlant ses larmes aux siennes. C'est bien, c'est beau ce que tu as fait là, et Dieu te donnera une belle récompense, c'est moi qui t'en réponds. J'accepte ton sacrifice; mais, entendons-nous! pour un temps seulement, pour un temps que nous ferons le plus court possible, en travaillant vite à nous acquitter. Cette épreuve te sera bonne, et ton génie y grandira au lieu de s'éteindre. A nous deux, grâce à la bonne princesse, qui nous paiera bien, nous aurons bientôt gagné assez d'argent pour que tu puisses reprendre la grande peinture, sans aucun remords et sans m'imposer aucune privation. C'est entendu. Maintenant parlons de ta sœur. C'est un prodige d'esprit que cette petite fille. Et comme tu vas la trouver grandie et belle! belle que c'est effrayant pour un pauvre diable de père comme moi.

– Je veux rester ouvrier, s'écria Michel, puisque avec un gagne-pain modeste, mais assuré, je puis arriver à établir ma sœur suivant sa condition. Pauvre cher ange, qui m'envoyait ses petites épargnes! Et moi, malheureux, qui voulais les lui rapporter, et qui me suis vu forcé de les sacrifier! Ah! c'est affreux, c'est peut-être infâme, de vouloir être artiste quand on a des parents pauvres!..

– Nous parlerons de cela, et je te ferai reprendre goût à ta destinée, mon enfant; mais écoute: J'entends crier la grille… c'est le cardinal qui sort de la villa; ne nous montrons pas: nous les verrons bientôt descendre sur la droite… Tu dis que le Ninfo a ouvert la porte lui-même avec une clef qu'il avait? C'est fort étrange et fort inquiétant de voir que cette bonne princesse n'est pas chez elle, que ces gens-là ont de fausses clefs pour violer sa demeure à l'improviste, et qu'ils la soupçonnent, apparemment, puisqu'ils l'épient de la sorte!

– Mais de quoi peuvent-ils donc la soupçonner?

– Eh! quand ce ne serait que de protéger les gens qu'ils persécutent! Tu déclares que tu es devenu prudent, et d'ailleurs, tu comprendras l'importance de ce que je vais te dire: Tu sais déjà que les Palmarosa étaient tout dévoués à la cour de Naples; que le prince Dionigi, l'aîné de la famille, père de la princesse Agathe et frère du cardinal, était le plus mauvais Sicilien qu'on ait jamais connu, l'ennemi de sa patrie et le persécuteur de ses compatriotes; et cela, non par lâcheté, comme tous ceux qui se donnent au vainqueur, ni par cupidité comme ceux qui se vendent; il était riche et hardi, mais par ambition, par la passion qu'il avait de dominer, enfin par une sorte de méchanceté qui était dans son sang et qui lui faisait trouver un plaisir extrême à effrayer, à tourmenter et à humilier son prochain. Il fut tout-puissant du temps de la reine Caroline, et, jusqu'à ce qu'il ait plu à Dieu de nous débarrasser de lui, il a fait aux nobles patriotes et aux pauvres gens qui aimaient leur pays tout le mal possible. Son frère l'a continué, ce mal; mais le voilà qui s'en va aussi, et, si la lampe épuisée jette encore une petite clarté, c'est la preuve qu'elle va s'éteindre. Alors, tout ce qui forme, dans le peuple de Catane et surtout dans le faubourg que nous habitons, la clientèle des Palmarosa pourra respirer en paix. Il n'y a plus de mâles dans la famille, et tous ces grands biens, desquels le cardinal avait encore une grande partie en jouissance, vont retomber dans les mains d'une seule héritière, la princesse Agathe. Celle-là est aussi bonne que ses parents ont été pervers, et celle-là pense bien! Celle-là est Sicilienne dans l'âme et déteste les Napolitains! Celle-là aura de l'influence quand elle sera tout à fait maîtresse de ses biens et de ses actions. Si Dieu voulait permettre qu'elle se mariât et qu'elle mit dans sa maison un bon seigneur bien pensant comme elle, cela changerait un peu l'esprit de l'administration et adoucirait notre sort!

– Cette princesse est donc une jeune personne?

– Oui, jeune encore, et qui pourrait bien se marier; mais elle ne l'a pas voulu jusqu'à celle heure, dans la crainte, à ce que je puis croire, de n'être pas libre de choisir à son gré.

Mais nous voici près du parc, ajouta Pier-Angelo; nous pourrions rencontrer du monde, ne parlons plus que de choses indifférentes. Je te recommande bien, mon enfant, de ne te servir ici que du dialecte sicilien, comme nous en avions gardé si longtemps, à Rome, la louable habitude. Depuis que nous nous sommes quittés, tu n'as point oublié ta langue, j'espère?

– Non, certes, répondit Michel.»

Et il se mit à parler sicilien avec volubilité pour montrer à son père que rien en lui ne sentait l'étranger.

«C'est fort bien, reprit Pier; tu n'as pas le moindre accent.»

Ils avaient fait un détour et étaient arrivés à une grille assez distante de celle où Michel avait fait la rencontre de monsignor Ieronimo; cette entrée était ouverte, et de nombreuses traces sur le sable attestaient que beaucoup d'hommes, de chevaux et de voitures y passaient habituellement.

«Tu vas voir un grand remue-ménage ici et bien contraire aux habitudes de la maison, dit le vieux peintre à son fils. Je t'expliquerai cela. Mais ne disons mot encore, c'est le plus sûr. Ne regarde pas trop autour de toi, n'aie pas l'air étonné d'un nouveau-venu. Et d'abord cache-moi ce sac de voyage ici, dans les rochers, auprès de la cascade; je reconnaîtrai bien l'endroit. Passe ta chaussure dans l'herbe pour n'avoir pas l'air d'un voyageur. Mais je crois que tu boites: es-tu blessé?

– Rien, rien; un peu de fatigue.

– Je vais te conduire en un lieu où tu te reposeras sans que personne te dérange.»

Pier-Angelo fit plusieurs détours dans le parc, dirigeant son fils par des sentiers ombragés, et ils parvinrent ainsi jusqu'au palais sans avoir rencontré personne, quoiqu'ils entendissent beaucoup de bruit à mesure qu'ils en approchaient. Ils y pénétrèrent par une galerie basse et passèrent rapidement devant une salle immense, remplie d'ouvriers et de matériaux de toute espèce, rassemblés pour une construction incompréhensible. Ces gens étaient si affairés et faisaient si grand tapage, qu'ils ne remarquèrent pas Michel et son père. Michel n'eut pas le temps de se rendre compte de ce qu'il voyait. Son père lui avait recommandé de le suivre pas à pas, et celui-ci marchait si vite que le jeune voyageur, épuisé de fatigue, avait peine à franchir, comme lui, les escaliers étroits et rapides où il l'entraînait.

Le voyage qu'ils firent dans ce labyrinthe de passages dérobés parut fort long à Michel. Enfin, Pier-Angelo tira une clef de sa poche et ouvrit une petite porte située sur un couloir obscur. Ils se trouvèrent alors dans une longue galerie, ornée de statues et de tableaux. Mais les jalousies étant fermées partout, il y régnait une telle obscurité que Michel n'y put rien distinguer.

– Tu peux faire la sieste ici, lui dit son père après avoir refermé avec soin la petite porte, dont il retira la clef; je t'y laisse; je reviendrai le plus tôt possible, et je te dirai alors comment nous devons nous conduire.»

Il traversa la galerie dans toute sa longueur, et, soulevant une portière armoriée, il tira un cordon de sonnette. Au bout de quelques instants, une voix lui répondit de l'intérieur, un dialogue s'établit si bas que Michel ne put rien entendre. Enfin une porte mystérieuse s'ouvrit à demi, et Pier-Angelo disparut, laissant son fils dans l'obscurité, la fraîcheur et le silence de ce grand vaisseau désert.

Par moments, cependant, les voix sonores des ouvriers qui travaillaient en bas, le bruit de la scie et du marteau, des chansons, des rires et des jurements, montaient jusqu'à lui. Mais peu à peu ce bruit diminua en même temps que le jour baissait, et, au bout de deux heures, le silence le plus complet régna dans cette demeure inconnue, où Michel-Angelo se trouvait enfermé, mourant de faim et de lassitude.

Ces deux heures d'attente lui eussent paru bien longues si le sommeil ne fût venu à son secours. Quoique ses yeux se fussent habitués à l'obscurité de la galerie, il ne fit aucun effort pour regarder les objets d'art qu'elle contenait. Il s'était laissé tomber sur un tapis, et il s'abandonnait à un assoupissement parfois interrompu par le vacarme d'en bas, et l'espèce d'inquiétude qu'on éprouve toujours à s'endormir dans un lieu inconnu. Enfin, quand la fin du jour eut fait cesser les travaux, il s'endormit profondément.

Mais un cri étrange, qui lui parut sortir d'une des rosaces à jour qui donnaient de l'air à la galerie, le réveilla en sursaut. Il leva instinctivement la tête et crut voir une faible lueur courir sur le plafond. Les figures peintes sur cette voûte parurent s'agiter un instant. Un nouveau cri plus faible que le premier, mais d'une nature si particulière que Michel en fut atteint et bouleversé jusqu'au fond des entrailles, vibra encore au-dessus de lui. Puis la lueur s'éteignit. Le silence et les ténèbres redevinrent tels, qu'il put se demander s'il n'a pas fait un rêve.

Un quart d'heure s'écoula encore, pendant lequel Michel, agité de ce qui venait de lui arriver, ne songea plus à se rendormir. Il craignait pour son père quelque danger inqualifiable. Il s'effrayait de se voir enfermé et hors d'état de le secourir. Il interrogeait toutes les issues, et toutes étaient solidement closes. Enfin, il n'osait faire aucun bruit, car, après tout, c'était la voix d'une femme qu'il avait entendue, et il ne voyait pas quel rapport ce cri ou cette plainte pouvait avoir avec sa situation ou celle de Pier-Angelo.

Enfin, la porte mystérieuse s'ouvrit, et Pier-Angelo reparut portant une bougie, dont la clarté vacillante donna un aspect fantastique aux statues qu'elle éclaira successivement. Quand il fut auprès de Michel: «Nous sommes sauvés, lui dit-il à voix basse; le cardinal est en enfance, et l'abbé Ninfo ne sait rien qui nous concerne. La princesse, que j'ai été forcé d'attendre bien longtemps, parce qu'elle avait du monde autour d'elle, est d'avis que nous ne fassions aucun mystère à propos de toi. Elle pense que ce serait pire que de te montrer sans affectation. Nous allons donc rejoindre ta sœur qui, sans doute, s'inquiète de ne pas me voir rentrer. Mais nous avons un bout de chemin à faire, et je présume que tu meurs de faim et de soif. L'intendant de la maison, qui est très bon pour moi, m'a dit d'entrer dans un petit office, où nous trouverons de quoi nous restaurer.»

Michel suivit son père jusqu à une pièce qui était fermée, sur une de ses faces, par un vitrage sur lequel un rideau retombait à l'extérieur. Cette pièce, qui n'avait rien de remarquable, était éclairée de plusieurs bougies, circonstance qui étonna légèrement Michel. Pier-Angelo, qui s'en aperçut, lui dit que c'était un endroit où la première femme de chambre de la princesse venait présider, le soir, à la collation que l'on préparait pour sa maîtresse. Puis il se mit, sans façon, à ouvrir les armoires et à en tirer des confitures, des viandes froides, du vin, des fruits, et mille friandises qu'il plaça pêle-mêle sur la table, en riant à chaque découverte qu'il faisait dans ces inépuisables buffets, le tout à la grande stupéfaction de Michel, qui ne reconnaissait point là la discrétion et la fierté habituelles de son père.

V.
LE CASINO

«Eh bien, dit Pier-Angelo, tu ne m'aides point? Tu te laisses servir par ton père et tu restes les bras croisés? Au moins, tu vas te donner la peine de boire et de manger toi-même?

– Pardon, cher père, vous me paraissez faire les honneurs de la maison avec une aisance que j'admire, mais que je n'oserais pas imiter. Il me semble que vous êtes ici comme chez vous.

– J'y suis mieux que chez moi, répondit Pierre en mordant une aile de volaille et en présentant l'autre aile à son fils. Ne compte pas que je te ferai faire souvent de pareils soupers. Mais profite de celui-ci sans mauvaise honte; je t'ai dit que le majordome m'y avait autorisé.

– Le majordome n'est qu'un premier domestique qui gaspille comme les autres, et qui invite ses amis à prendre ses aises aux frais de sa patronne. Pardon, mon père, mais ce souper me répugne; tout mon appétit s'en va, à l'idée que nous volons le souper de la princesse; car ces assiettes du Japon chargées de mets succulents n'étaient pas destinées pour notre bouche, ni même pour celle de monsieur le majordome.

– Eh bien, s'il faut te le dire, c'est vrai; mais c'est la princesse elle-même qui m'a commandé de manger son souper, parce qu'elle n'a pas faim ce soir et qu'elle a supposé que tu aurais quelque répugnance à souper avec ses gens.

– Voilà une princesse d'une étrange bonté, dit Michel, et d'une exquise délicatesse à mon égard! J'avoue que je n'aimerais pas à manger avec ses laquais. Pourtant, mon père, si vous le faites, si c'est l'habitude de la maison et une nécessité de ma position nouvelle, je ne serai pas plus délicat que vous, je m'y accoutumerai. Mais comment cette princesse a-t-elle songé à m'épargner, pour ce soir, ce petit désagrément?

– C'est que je lui ai parlé de toi. Comme elle s'intéresse à moi particulièrement, elle m'a fait beaucoup de questions sur ton compte, et, en apprenant que tu étais un artiste, elle m'a déclaré qu'elle te traiterait en artiste, qu'elle te trouverait dans sa maison une besogne d'artiste, enfin qu'on y aurait pour toi tous les égards que tu pourrais souhaiter.

– C'est là une dame bien libérale et bien généreuse, reprit Michel en soupirant, mais je n'abuserai pas de sa bonté. Je rougirais d'être traité comme un artiste, à côté de mon père l'artisan. Non, non, je suis artisan moi-même, rien de plus et rien de moins. Je veux être traité comme mes pareils, et, si je mange ici ce soir, je veux manger demain où mangera mon père.

– C'est bien, Michel; ce sont là de nobles sentiments. A ta santé! Ce vin de Syracuse me donne du cœur et me fait paraître le cardinal aussi peu redoutable qu'une momie! Mais que regardes-tu ainsi?

– Il me semble voir ce rideau s'agiter à chaque instant derrière le vitrage. Il y a là certainement quelque domestique curieux qui nous voit de mauvais œil manger un si bon souper à sa place. Ah! ce sera désagréable d'avoir des relations de tous les instants avec ces gens-là! Il faut les ménager, sans doute, car ils peuvent nous desservir auprès de leurs maîtres et priver d'une bonne pratique un honnête ouvrier qui leur déplaît.

– C'est vrai, en général, mais ici ce n'est point à craindre; j'ai la confiance de la princesse; je traite avec elle directement et sans recevoir d'ordres du majordome. Et puis, elle n'est servie que par d'honnêtes gens. Allons, mange tranquille et ne regarde pas toujours ce rideau agité par le vent.

– Je vous assure, mon père, que ce n'est pas le vent, à moins que Zéphyre n'ait une jolie petite main blanche avec un diamant au doigt.

– En ce cas, c'est la première femme de chambre de la princesse. Elle m'aura entendu dire à sa maîtresse que tu étais un joli garçon, et elle est curieuse de te voir. Place-toi bien de ce côté, afin qu'elle puisse satisfaire sa fantaisie.

– Mon père, je suis plus pressé d'aller voir Mila que d'être vu par madame la première femme de chambre de céans. Me voilà rassasié, partons.

– Je ne partirai pas sans avoir encore une fois demandé du cœur et des jambes à ce bon vin. Trinque avec moi de nouveau, Michel! je suis si heureux de me trouver avec toi, que je me griserais si j'en avais le temps!

– Moi aussi, mon père, je suis heureux; mais je le serai encore plus quand nous serons chez nous auprès de ma sœur. Je ne me sens pas aussi à l'aise que vous dans ce palais mystérieux: il me semble que j'y suis épié, ou que j'y effraie quelqu'un. Il y a ici un silence et un isolement qui ne me semblent pas naturels. On n'y marche pas, on ne s'y montre pas comme ailleurs. Nous y sommes furtivement, et c'est furtivement aussi qu'on nous y observe. Partout ailleurs je casserais une vitre pour regarder ce qu'il y a derrière ce rideau… et tout à l'heure, dans la galerie, j'ai eu une émotion terrible: j'ai été réveillé par un cri tel que je n'en ai jamais entendu de pareil.

– Un cri, vraiment? comment se fait-il qu'étant peu éloigné, dans cette partie du palais, je n'aie rien entendu? Tu auras rêvé!

– Non! non! je l'ai entendu deux fois; un cri faible, il est vrai, mais si nerveux et si étrange que le cœur me bat quand j'y songe.

– Ah! voilà bien ton esprit romanesque! A la bonne heure, Michel, je te reconnais; cela me fait plaisir, car je craignais que tu ne fusses devenu trop raisonnable. Cependant je suis fâché pour ton aventure d'être forcé de te dire ce que j'en pense: c'est que la première femme de chambre de Son Altesse aura vu une araignée ou une souris, en passant dans un des couloirs qui longent le plafond de la grande galerie de peinture. Toutes les fois qu'elle voit une de ces bestioles, elle fait des cris affreux, et je me permets de me moquer d'elle.»

Cette explication prosaïque contraria un peu le jeune artiste. Il entraîna son père, qui penchait à s'oublier à l'endroit du vin de Syracuse, et, une demi-heure après, il était dans les bras de sa sœur.

Dès le lendemain, Michel-Ange Lavoratori était installé avec son père au palais de Palmarosa, pour y travailler assidûment le reste de la semaine. Il s'agissait de décorer une immense salle de bal construite en bois et en toile pour la circonstance, attenant au péristyle de cette belle villa, et ouvrant de tous côtés sur les jardins. Voici à propos de quoi la princesse, ordinairement très-retirée du monde, donnait cette fête splendide, à laquelle devaient prendre part tous les riches et nobles habitants de Catane et des villas environnantes.

Tous les ans, la haute société de cette contrée se réunissait pour donner un bal par souscription au profit des pauvres, et chaque personnage, propriétaire d'un vaste local, soit à la ville, soit à la campagne, prêtait son palais et faisait même une partie des frais de la fête quand sa fortune le lui permettait.

Quoique la princesse fût fort charitable, son goût pour la retraite lui avait fait différer d'offrir son palais; mais enfin son tour était venu; elle avait pris magnifiquement son parti en se chargeant de tous les frais du bal, tant pour le décor de la salle que pour le souper, la musique etc. Moyennant cette largesse, la somme des pauvres promettait d'être fort ronde, et la villa Palmarosa étant la plus belle résidence du pays, la réception étant organisée d'une manière splendide, cette fête devait être la plus éclatante qu'on eût encore vue.

La maison était donc pleine d'ouvriers qui travaillaient depuis quinze jours à la salle du bal, sous la direction du majordome Barbagallo, homme très-entendu dans cette partie, et sous l'influence très-prépondérante de maître Pier-Angelo Lavoratori, dont le goût et l'habileté étaient avérés et fort prisés déjà dans tout le pays.

Le premier jour, Michel, fidèle à sa parole et résigné à son sort, fit des guirlandes et des arabesques avec son père et les apprentis employés par lui; mais là se borna son épreuve; car, dès le lendemain, Pier-Angelo lui annonça que la princesse lui confiait le soin de peindre des figures allégoriques sur le plafond et les parois de toile de la salle. On lui laissait le choix et la dimension des sujets; on lui fournissait tous les matériaux; on l'invitait seulement à se dépêcher et à avoir confiance en lui-même. Cette œuvre ne demandait pas le soin et le fini d'une œuvre durable; mais elle ouvrait carrière à son imagination; et, quand il se vit en possession de ce vaste emplacement où il était libre de jeter ses fantaisies à pleines mains, il eut un instant de véritable transport, et il se retrouva plus enivré que jamais de sa destinée d'artiste.

Ce qui acheva de l'enthousiasmer pour cette tâche, c'est que la princesse lui faisait savoir par son père que, si sa composition était seulement passable, elle lui serait comptée comme servant à l'acquittement de la somme prêtée pour lui à Pier-Angelo; mais que, si elle obtenait les éloges des connaisseurs, elle lui serait payée le double.

Ainsi, Michel allait redevenir libre à coup sûr, et peut-être riche pour un an encore, s'il faisait preuve de talent.

Une seule terreur, mais bien grande, vint refroidir sa joie: le jour du bal était fixé, et il n'était pas au pouvoir de la princesse de le reculer. Huit jours restaient, rien que huit jours! Pour un décorateur exercé c'en est assez, mais pour Michel, qui n'avait pas encore taillé en grand dans cette partie, et qui ne pouvait se défendre d'y porter un vif amour-propre, c'était si peu qu'il en avait une sueur froide rien que d'y songer.

Heureusement pour lui, ayant travaillé dans son enfance avec son père, et l'ayant vu travailler mille fois depuis, les procédés de la détrempe lui étaient familiers, ainsi que la géométrie des ornements; mais, quand il voulut choisir ses sujets, il fut assailli par la surabondance de ses fantaisies, et la prodigalité de son imagination le mit à la torture. Il passa deux nuits à dessiner ses compositions, et tout le jour sur son échafaud pour les adapter au local. Il ne songea ni à dormir, ni à manger, ni même à renouer très-ample connaissance avec sa jeune sœur, tant qu'il ne fut pas fixé. Enfin, il arrêta son sujet et il s'en alla au milieu du parc, où sa toile de ciel, longue de cent palmes, était étendue dans le parvis d'une ancienne chapelle en ruines. Là, aidé de quelques bons apprentis, qui lui présentaient ses couleurs toutes prêtes, et marchant, pieds nus, sur son firmament mythologique, il demanda aux muses de donner à sa main tremblante l'expérience et la maestria nécessaires; puis, enfin, armé d'un pinceau gigantesque, qu'on eût bien pu qualifier de balai, il esquissa son Olympe et travailla avec tant de fougue et d'espérance, que, deux jours avant le bal, les toiles se trouvèrent prêtes à être mises en place.

Il fallut encore assister à leur installation et refaire quelques parties endommagées nécessairement par cette opération. Enfin, il lui fallut aussi aider à son père, qui, ayant été retardé par lui, avait encore beaucoup de bordures de lambris et de corniches à rajuster.

Ces huit jours passèrent comme un rêve pour Michel, et le peu d'instants de repos qu'il se permit lui parurent délicieux. La villa était admirable au dedans comme au dehors. Les jardins et le parc donnaient une idée du paradis terrestre. La nature est si féconde dans cette contrée, les fleurs si belles et si suaves, la végétation si splendide, les eaux si claires et si courantes, que l'art a bien peu de chose à faire pour créer des lieux de délices autour des palais. Ce n'est pas que, çà et là, des blocs de lave et des plaines de cendres n'offrent l'image de la désolation à côté de l'Élysée. Mais ces horreurs ajoutent au charme des oasis qu'a épargnées le passage des feux volcaniques.

La villa Palmarosa, située à mi-côte d'une colline qui présentait son élévation ardue aux ravages de l'Etna, subsistait depuis des siècles au milieu des continuels désastres qu'elle avait pu tranquillement contempler. Le palais était fort ancien, et d'une architecture élégante, empruntée au goût sarrasin. La salle de bal, qui enveloppait maintenant les premiers plans de sa façade, offrait un contraste étrange avec la couleur sombre et les ornements sérieux des plans élevés. A l'intérieur, le contraste était plus frappant encore. Tandis que tout était bruit et confusion au rez-de-chaussée, tout était calme, ordre et mystère à l'étage le plus élevé, habité par la princesse. Michel pénétrait dans cette partie réservée, à l'heure de ses repas, car le petit office vitré, où il avait soupé le premier jour avec son père, lui fut réservé comme par une gracieuseté spéciale et mystérieuse. Ils y étaient toujours seuls, et, si le rideau s'agita encore, ce fut d'une manière si peu sensible que Michel ne put être certain d'avoir inspiré une passion romanesque à madame la première femme de chambre.

Le palais étant adossé au rocher, des appartements de la princesse, on entrait de plain-pied sur des terrasses ornées de fleurs et de jets d'eau, et même on pouvait, en descendant un escalier étroit, hardiment taillé dans la lave, aller gagner le parc et la campagne. Michel pénétra une fois dans ces parterres babyloniens suspendus au-dessus d'un ravin effroyable. Il vit les fenêtres du boudoir de la princesse, qui se trouvait à deux cents pieds plus haut que l'entrée principale du palais, et d'où elle pouvait aller se promener sans descendre une seule marche. Tant de hardiesse et de délices dans le plan d'une habitation lui donna le vertige au physique et au moral. Mais il ne vit jamais la reine de ce séjour enchanté. Aux heures où il montait chez elle, elle faisait la sieste ou recevait des visites d'intimité dans les salons du second étage.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
600 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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