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Читать книгу: «La Daniella, Vol. II», страница 6

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XXXVII

– A présent que vous connaissez nos circonstances, continua le docteur, il faut vous avouer que votre arrivée à Mondragone nous a passablement gênés et contrariés. Nous y étions depuis huit jours, et nous y étions bien. Pouvant pénétrer à toute heure dans l'intérieur du château, sauf à battre en retraite par le petit cloître, en cas d'une ronde de madame Olivia, nous étions plus libres et plus gais. Depuis que vous vous êtes emparé de notre promenoir, il nous a fallu aller prendre l'air, à nos risques et périls, sous divers déguisements, dans les jardins et dans la campagne; mais tout allait passablement encore, et le prince avait décidé la signora qui s'intéresse à lui à fuir avec nous, lorsque le cardinal s'est imaginé de s'opposer à une visite domiciliaire que l'on voulait faire à Mondragone et que nous appelions de tous nos voeux, n'ayant rien à en redouter dans ce sanctuaire du terrazzone.

J'interrompis le docteur pour m'accuser d'être encore la cause innocente de cette contrariété.

– Non, non, reprit-il, le cardinal n'est pas homme à s'intéresser à vous à ce point-là. Il aime trop les Allemands et les Russes pour ne pas détester les Français. Il n'a étendu sur vous sa protection que parce que vous pouviez lui servir à cacher le véritable motif de sa conduite. Mais cet ordre de respecter l'intérieur du palais aurait pu vous coûter cher, puisque, ne sachant nullement que nous étions à même de fuir par des chemins invisibles, il nous a tous exposés à un blocus interminable de la part de l'autorité locale, laquelle comptait se venger de la privation de nous coffrer par le plaisir de nous affamer.

Les choses en étant venues à ce point, nous n'avons pas voulu que vous fussiez victime de nos méfaits. Les vôtres ne nous regardent pas, et nous avons résolu de fêter avec vous la cérémonie des adieux à ce respectable asile de Mondragone, que nous ne reverrons peut-être jamais, et où, en somme, nous n'avons pas beaucoup souffert. J'ai dit. Amen! Et à votre santé! fit-il en élevant gaiement un grand verre qu'il vida d'un trait.

– Je ne saurais dire avec vous, observai-je au docteur, que je n'aie pas souffert du tout. Depuis quelques jours, je m'ennuyais effroyablement dans ma solitude, et si j'avais été assuré de votre voisinage, j'aurais travaillé plus assidûment à me frayer un passage jusqu'à vous.

– Ah! vous y avez travaillé plus que nous ne voulions! Nous vous avons fort bien entendu miner du côté de l'écroulement. «Ce diable de Français, disions-nous, est capable de nous enterrer tous sous la grande voûte.» On ne sait pas ce que, dans l'état où elle est, un caillou dérangé dans son équilibre accidentel peut nous causer d'embarras. Heureusement, la masure a résisté à vos coups de pic on de pioche; mais peut-être était-il grand temps de vous ouvrir la porte.

– C'est vous dire, ajouta le prince, que vous ne nous devez aucun remercîment pour notre invitation, puisque nous ne pouvions ni vous laisser exposé à mourir de faim, ni vous permettre de continuer à piocher dans nos vieux murs. C'est à nous, à nous seuls, d'être reconnaissants de la confiance avec laquelle vous êtes venu à nous et du plaisir que nous procure votre société.

Cette confiance que l'on me témoignait, à moi, me mit plus à l'aise que je ne l'avais encore été: aussi je pensai devoir me montrer plus expansif, et j'y étais disposé pour le cas où l'on m'interrogerait; mais on me parut savoir tout ce qui me concerne, et le docteur m'adressa une seule question, à laquelle précisément je ne pus répondre avec sincérité.

– Pourquoi diable, me dit-il un peu brusquement, avez-vous été vous imaginer de toucher à cette madone de Lucullus?

– Et comment diable, répondis-je pour éluder la réponse, êtes-vous informé de cette sotte histoire?

– Parce que nos gens ont été à Frascati tons les jours avant notre blocus, dit le prince, et que, d'ailleurs, Felipone nous tient au courant des contes et nouvelles du pays.

– Rangez donc parmi les contes cette absurde aventure: je ne sais pas moi-même ce qu'elle signifie.

– Vraiment? reprit le docteur. Eh bien, moi, je l'avais expliquée d'une manière ingénieuse, toute conforme à un souvenir qui m'est personnel, et j'en serai, à ce qu'il parait, pour mes frais d'intelligence. Figurez-vous que, dans ma petite jeunesse, à Ravenne, j'avais une petite amoureuse à qui son confesseur défendit de se laisser embrasser. Comme elle retombait plus souvent que de raison dans ce péché mortel, elle crut se fortifier contre le tentateur par un voeu. En conséquence, elle passa son chapelet au cou d'une vierge de faïence émaillée (c'était, Dieu me pardonne, un ouvrage précieux de Luca della Robbia!) et elle fît serment de ne pas me laisser baiser ses lèvres tant que ce chapelet resterait là. Elle me laissait prendre d'autres libertés innocentes, comme de baiser ses mains, ses joues et même sa petite épaule rose; mais la bouche se détournait de la mienne avec effroi, et cela dura bien trois jours, au bout desquels elle m'avoua l'engagement qu'elle avait pris. Aussitôt, sans lui rien dire, je courus à la chapelle en plein vent, où le chapelet flottait au cou de la madone, et, dans ma précipitation, je ne vis pas que l'émail était fêlé; je tirai le collier un peu brusquement: la tête tomba, et je pris la fuite. Heureusement, je n'avais pas été vu, et je pus embrasser ma maîtresse sans avoir affaire à l'Inquisition.

Je ne fis point d'éloges au docteur sur sa perspicacité. Je me bornai à trouver l'histoire très-intéressante, et il n'insista pas pour faire un rapprochement. Le vin lui déliait la langue, et il était plus pressé de me raconter vingt anecdotes pour son propre compte que de m'arracher l'aveu de la mienne. Pourtant, j'aurais bien désiré, en ce moment, qu'il sût quelque chose de Daniella, et qu'incidemment il pût me donner de ses nouvelles; mais, pour rien au monde, je n'aurais voulu parler d'elle à un homme qui parlait si follement de l'amour.

– Vous devriez bien, me dit le prince, quand nous aurons fini de dîner, esquisser un souvenir de cette grande salle et de ce campement comique, éclairés comme les voilà. Plus tard, si vous voulez bien me permettre de vous faire une commande, je vous prie de m'en faire un tableau. Ce lieu me sera toujours cher. J'y ai été heureux dans mes pensées, bien que tourmenté d'esprit et malade de corps. Quant à vous, malgré vos ennuis, vous devez le chérir aussi… Je ne vous demande rien… pas même son nom; mais elle m'a semblé bien jolie.

– Vous l'avez donc vue? s'écria le docteur.

– Oui! le jour où j'ai failli être surpris dans le cloître par M. Valreg. J'avais vu entrer… Mais tenez, docteur, il est comme moi; il a un sentiment sérieux dans le coeur, et nous ne devons pas lui parler de celle à qui nous avons eu l'obligation de pouvoir fumer nos cigares dans les cours et les galeries du château presque tous les soirs. N'est-il pas vrai, ajouta-t-il en s'adressant à moi, que, de six heures de l'après-midi à six heures du lendemain, vous ne sortiez pas du casino, puisqu'elle y était? Mais, depuis le blocus, il parait qu'elle n'a pu venir, car vous avez été sur pied, trottant partout et à toute heure avec une insistance…

– Je vois que vous étiez très au courant de mes habitudes; mais pourquoi vous êtes-vous méfié de moi au point de me cacher les vôtres?

– Nullement, mon cher; j'avais de la sympathie pour vous sans vous connaître. J'aimais votre talent…

– Mon talent? Je n'ai pas encore de talent; et, d'ailleurs…

– Vous croyez que je n'ai rien vu de vous? Eh bien, sachez que, tous les soirs, nous nous amusions, nous qui nous couchons tard, à aller voir, dans votre atelier, ce que vous aviez fait dans la journée.

– Moi qui me croyais si seul!

– On n'est jamais seul; mais vous avez cru l'être, et nous n'avons pas voulu troubler les délices de vos tête-à-tête; j'aurais peut-être été moins discret et plus taquin, dans d'autres moments de ma vie; mais, étant passionnément amoureux pour mon compte…

Un bâillement de digestion laborieuse coupa si drôlement le mot passionnément articulé par le prince, que j'eus peine à m'empêcher de rire. Le docteur s'en aperçut.

– Vous croyez qu'il plaisante? dit-il. Eh bien, pas du tout. Ce paresseux, ce gourmand, ce malade, ce blasé, ce voluptueux, cet excellent prince a encore des passions romanesques: et, pour le moment… D'ailleurs, en voici bien la preuve, ajouta-t-il en me montrant les voûtes fendues et crevassées: nous sommes là dans une cave qui suinte et qui craque: moi, j'y suis venu pour pouvoir embrasser ma mère; il n'y a pas d'autre femme au monde pour qui je me résignerais à passer trois jours sans voir le soleil. Mais lui, avec son mauvais estomac, son lumbago, ses habitudes de mollesse et de luxe, il aurait été capable d'y passer trois ans pour attendre la décision de la dame de ses pensées. Dieu merci, la voilà résignée à l'enlèvement; car c'en est un, mon cher, et vous allez être enrôlé dans la garde de la princesse voilée! J'allais dire volée! Voyons, prince; quel grade donnerons-nous à notre jeune artiste dans le corps d'armée de la divine…

– Ne buvez plus, docteur, dit le prince avec un mouvement d'humeur; vous avez failli la nommer!

– Oh! que non! dit le docteur en faisant la pantomime de cadenasser ses lèvres. Depuis quand donc le docteur ne peut-il pas boire impunément tout ce qu'une table peut porter de bouteilles?

– Quant au grade à donner à noire nouvel ami, reprit le prince, je le nommerai colonel d'emblée; car il a fait ses preuves. Savez-vous, M. Valreg, que votre aventure sur la via Aurélia a fait du bruit, je ne dirai pas dans Rome, c'est une grande cave qui étouffe, plus que celle où nous voici, le son de la voix humaine, mais dans la région privilégiée où l'on peut parler de quelque chose, voire de ce qui se passe sur les chemins? Il paraît que vous endommagé la cervelle d'un sujet utile à la police, qui, en ce moment-là, commettait l'indiscrétion de travailler pour son compte à détrousser les voyageurs. Il a été réprimandé, menacé et pardonné. C'est, à ce qu'il paraît, un homme précieux pour découvrir les transfuges. C'est lui qu'on a mis sur nos traces; mais, là encore, il a voulu travailler pour son propre compte en se vengeant de vous par de fausses dénonciations.

– On nous a parlé aussi, dit le docteur, d'un certain Masolino et d'un autre animal ejusdem farinae, qui vous guettait, vous, et que nous sommes venus à bout, nous autres, de dépister en ce qui nous concerne. On l'appelle, je crois, Tartaglia.

– Excellence? dit Tartaglia, qui était officieusement occupé à laver les verres dans la fontaine et qui, entendant prononcer son nom, crut qu'on appelait.

– Ah bah! c'est lui? s'écrièrent le prince et le docteur en éclatant de rire. Ah! mais vous êtes dupe, M. Valreg, et vous avez là, à vos trousses, la pire canaille du pays.

J'eus beau vouloir défendre la bonne foi du pauvre Tartaglia à mon égard, l'exclamation du docteur avait été entendue du cuisinier Orlando, qui s'écria à son tour:

– Cristo! si je ne craignais de manquer mon omelette soufflée, je ferais vite du feu avec la carcasse de ce traître!

– Un espion! un espion! hurla le marmiton en basse-taille.

– Un espion! reprit, d'une voix de ténor, le valet de chambre.

– Un bain! un bain pour monsieur! ajouta en fausset le groom Carlino.

L'idée eut un grand succès. L'homme que j'avais vu auprès des chevaux, et qui n'était autre que le domestique du docteur, se mit de la partie, et, en un clin d'oeil, Tartaglia fut saisi et emporté comme un paquet pour être baigné, noyé peut-être, dans le grand réservoir. Je fus forcé d'intervenir et de l'arracher, non sans peine, à ce danger. Je vins à bout d'expliquer et de motiver la confiance que j'avais en lui, et le prince prononça sa sentence de grâce, ce qui fit murmurer sa maison contre moi.

– Eh! que vous importe? leur dit le docteur. Dans deux heures, nous ne serons plus ici, et qu'il le veuille ou non, ce vaurien sera forcé de nous suivre jusqu'à ce que nous ayons passé la frontière.

– Oui, oui, passons la frontière, mes benoîtes Excellences! s'écria Tartaglia égaré, et plus transi par la peur qu'il ne l'eût été par le bain dont on l'avait menacé. Il parvint à désarmer le docteur, qui avait envie de lui administrer au moins quelques coups de cravache pour contenter les gens du prince. Tartaglia le fit rire par sa mine burlesque et ses lamentations à la Sancho.

– Hélas! mon doux Sauveur Jésus! disait-il d'une voix étranglée, moi qui me promettais de si bien dîner! Ces chers messieurs, que le ciel bénisse, m'ont tout à fait coupé l'appétit, et voilà que je jeûnerai ce soir, moi qui ne songeais pas à me mortifier!

– Je vous promets, dis-je au prince, que, s'il tient parole, il sera bien assez puni. Quant aux inquiétudes qu'il peut causer à vos compagnons, je désire les faire cesser, et je donne ici ma parole d'honneur de lui casser la tête encore mieux qu'au signor Campani, si, pendant votre fuite, il commet la moindre perfidie, ou seulement la moindre imprudence.

Malgré mes promesses, dont on paraissait ne pas se méfier, il fallut souscrire à un arrangement. Tartaglia fut, par l'ordre du docteur, hissé dans une niche de la muraille qui avait autrefois servi de garde-manger ou de chapelle, à vingt pieds au-dessus du sol. Puis on retira l'échelle. Il prit assez bien la plaisanterie; il pouvait s'asseoir commodément et ne craignait guère le vertige. Au bout d'une heure, il avait réussi, par ses lazzis et ses supplications comiques, à égayer les valets, qui lui passèrent les reliefs de leur festin au bout d'une broche.

Cet incident avait fait manquer l'omelette soufflée, au grand désespoir d'Orlando; mais il s'en consola, au dessert, par le succès d'une pièce montée, au sommet de laquelle se balançait un perroquet en sucre.

Le fermier Felipone arriva pour en prendre sa part. C'est lui qu'attendait le quatrième couvert. Il refusa de faire revenir les plats: il avait dîné. Sa femme était auprès de la signora, qui faisait ses apprêts pour partir et qui viendrait, au dernier moment, prendre seulement une tasse de thé. J'appris ainsi que la dame enlevée, ou sur le point de l'être, était domiciliée secrètement dans une des petites villas situées au bas de l'allée de cyprès, de l'autre côté du chemin qui mène à Frascati, ce qui avait permis au prince de la voir tous les jours chez Felipone; mais, depuis le blocus, leurs entrevues avaient été plus rares et plus difficiles, Felipone étant, non pas soupçonné, mais surveillé.

Felipone marquant quelque étonnement de me voir, on lui expliqua ma présence, et on me présenta à lui comme un ami de plus à faire évader.

– Ah oui-da! dit-il en me regardant avec bienveillance: c'est notre jeune peintre, l'habitant du casino, le bien-aimé de…

Je mis ma main sur la sienne, il sourit et se tut.

Un instant après, comme le prince et le docteur causaient ensemble, je pus dire à l'oreille du fermier:

– Comment va-t-elle? pouvez-vous me le dire?

– Bien, bien, jusqu'à présent, répondit-il; mais elle ira mal demain, quand elle vous saura parti.

– Croyez-vous que je puisse la voir ce soir?

– Non! Impossible de circuler dans les jardins; les carabiniers sont partout.

– Mais vous, êtes-vous bloqué aussi?

– Non; je pourrai aller demain à la villa Taverna. Que lui dirai-je de votre part?

– Que je reste et que j'attends sa guérison, car elle est ma femme devant Dieu!

– À la bonne heure! mais si j'y consens, dit l'aimable homme en riant, car je suis la clef du terrazzone, moi, et pour que vous ne mouriez pas d'étisie, il faudra bien que je vous fasse passer des vivres. Allons! c'est une affaire arrangée. Je n'aime pas madame Olivia, qui est une personne sofistica, mais vous, je vous aime, à cause de la Daniella, qui est ma filleule, et une sainte fille, monsieur, une fille que le monde ne connaît pas, et que vous faites bien d'aimer en galant homme.

Je vous laisse à penser si, à partir de ce moment, je me sentis de l'amitié pour le bon Felipone. C'est un homme gras et court, à figure ronde et à chevelure crépue et frisottée. Sa face rit toujours, môme en disant des choses sérieuses; mais ce rire n'est pas celui de l'hébétement; c'est une gaieté optimiste et sympathique. J'en voulus intérieurement au docteur de tromper cette âme ouverte et confiante. Il est vrai qu'il pouvait pallier son tort à sa manière, en alléguant l'impossibilité de troubler, par des soupçons, la quiétude bienveillante de cette heureuse nature d'homme.

– Allons prendre le café au salon, nous dit le prince en se levant. Et vous, mes amis, dit-il à ses gens, mangez bien et ne buvez pas beaucoup; nous avons des précautions à prendre pour sortir d'ici, et une longue route à faire sans débrider.

– Ah ça! dit Felipone en s'asseyant sur un des fauteuils qu'il avait prêtés à ses hôtes, tout est bien convenu? J'ai amené moi-même le cheval de la signora, elle viendra ici sur mon bidet, que je prendrai ensuite pour vous accompagner, car je ne veux pas vous quitter avant que vous soyez hors de danger.

Et, comme je m'étonnais de la présence de ces chevaux qu'il me semblait plus logique de ne prendre que dans la campagne on m'expliqua qu'au bas de la galerie souterraine qui descend sous l'allée de cyprès, il y avait de l'eau, en ce moment, jusqu'à mi-jambes.

– Quand nous serons là, je vous prendrai en croupe sur mon bidet, dit Felipone; il est de force à porter double charge.

– Vous oubliez, lui dis-je, que je ne pars pas, moi!

– Vous ne partez pas? répéta le docteur.

– Vous ne partez pas? s'écria le prince.

– Non, reprit Felipone, et il a raison. Je me charge de lui jusqu'à nouvel ordre; mais il ne refuse pas de vous accompagner avec moi un bon bout de chemin, car les amis sont les amis, et, s'il y a quelque groupe de carabiniers en travers de votre fuite, il est bon d'être en force.

– Non, non! dit le prince. Pourquoi l'exposer à des dangers?..Je ne veux pas!

Je le priai de ne pas formuler un refus blessant pour moi. Je sentais bien que l'honneur me déliait de mon serment envers Daniella. L'amour ne peut pas prescrire une lâcheté. Je m'expliquai si nettement sur le plaisir que j'éprouvais à faire mon devoir en cette circonstance, que le prince céda, en me serrant cordialement la main.

– Je vous verrai avec regret revenir ici, me dit-il. La situation n'est pas bonne pour vous. Tant que nous y sommes, mon frère le cardinal maintient sa défense de laisser pénétrer dans le château; mais dès qu'il nous saura partis, il se fera volontiers arracher la permission de faire ouvrir les portes. On s'emparera de vous, et il entrera fort bien dans les idées de mon frère de vous sacrifier. Vous pourrez bien alors expier, par une captivité plus dure que celle de Mondragone, la hasard qui nous y rassemble.

– Ne craignez rien, Excellence, dit Felipone; je le logerai ici: il gardera les meubles, et je m'arrangerai, d'ailleurs pour qu'on le croie parti avec vous. Si on fait alors une visite de police dans le château, tant mieux; je réponds de lui, s'il quitte le casino pour le terrazzone.

– Je m'abandonne à vous, répondis-je; je ferai ce que vous voudrez, pourvu que je reste.

XXXVIII

Le café fut exquis et les cigares de contrebande de premier choix. Tout en fumant, nous échangeâmes quelques mots sur la politique, chapitre qu'il est impossible de ne pas aborder, dès qu'un lien de sympathie met quelques hommes en rapport les uns avec les autres. J'évitai pourtant d'avoir une opinion qui pût blesser celle de mes hôtes. J'étais plus curieux de savoir la pensée de ces Italiens bannis et persécutés que désireux de faire prévaloir la mienne.

Je remarquai, au bout d'un instant, que le prince et le docteur n'étaient nullement d'accord sur les moyens de sauver l'Italie. Plus logique et plus courageux d'esprit que son ami, le docteur voulait renverser les vieux pouvoirs. Le prince, aussi hardi de caractère que timide de principes, ne s'en prenait qu'aux abus, et rêvait un retour à l'Italie de Léon X et des Médicis, sans vouloir avouer que ces abus avaient pris d'autant plus d'essor et de licence que Rome et Florence avaient eu plus d'éclat, d'artistes, de luxe et d'aristocratie. Quant à son gouvernement napolitain, il en parlait avec horreur et mépris, mais sans pouvoir admettre l'idée de remplacer l'autorité absolue par une constitution démocratique. Il avait vu la populace de son pays se faire l'exécuteur des hautes oeuvres de la tyrannie, et il ne pouvait sacrifier la répugnance trop fondée du fait à l'enthousiasme du principe. J'en concluais, en moi-môme, que là où des natures bienveillantes et sincères comme celle de ce prince avaient le peuple en aversion, c'était la faute du peuple et qu'un critérium de l'état de maturité de la démocratie d'un pays devrait être la confiance qu'elle inspire aux esprits élevés ou aux coeurs aimants. On pourrait dire à un peuple: «Dis-moi de qui tu es aimé, et je te dirai qui tu es». Je crois que de Maistre a dit «qu'un peuple a toujours le gouvernement qu'il mérite d'avoir».

Du reste, en défendant la légitimité des droits et privilèges de la noblesse et de la royauté, le prince tombait dans l'inconséquence de faire gracieusement bon marché des siens propres, devant la supériorité de l'esprit, du talent et de la science. Il alla même jusqu'à dire avec un air de candeur modeste, que j'étais quelque chose de plus que lui, parce que j'avais du talent, tandis qu'il ne savait que danser, improviser sur la guitare et monter à cheval. Je ne me laissai pas enivrer à la fumée de cet hommage que j'ai entendu déjà décerner par les nobles et les riches bien élevés, aux moindres artistes. C'est une banalité de bon goût, dont ils ne pensent pas un mot, et qui ne leur coûte pas plus que de dire des choses galantes aux femmes laides et vieilles. Cela fait partie de leur savoir-vivre et du charme de leurs grandes manières.

Il serait possible, pourtant, que ce prince fût de bonne foi jusqu'à un certain point dans sa modestie. Il n'a rien de la perfidie moqueuse contre laquelle un plébéien prudent doit toujours être en garde. Il est d'une inconséquence naïve et me fait assez l'effet de ces grands seigneurs français du siècle dernier, qui portaient aux nues les écrivains philosophiques, mais qui ne devaient jamais accepter la résultante de leurs idées. Quant au docteur, c'était une autre théorie, plus logique à certains égards, mais qui péchait en sens inverse. Démocrate par naissance et par sentiment, il avait eu, dès sa première jeunesse, son rêve d'héroïsme, et il avait fait ses preuves de bravoure et de dévouement absolu à la patrie; mais, dans son âge mûr, il me semble avoir contracté ce que j'ose appeler les vices des héros: l'intempérance dans la volupté et l'immoralité égoïste des passions brutales. Le prince impatienté de l'entendre parler des vertus républicaines, lui reprochait, en homme qui le connaissait bien, d'être bon, vaillant et dévoué par tempérament et non par principe; d'avoir la conscience large à certains égards; par exemple d'être capable de trahir son meilleur ami pour lui prendre sa maîtresse ou lui débaucher sa femme; de préférer la table à l'étude de la science; de croire à peine en Dieu; enfin, de ne pas valoir mieux que lui-même.

A quoi le docteur répondait que les vertus républicaines n'avaient rien de commun avec les vertus privées; que l'on ne devait même pas exiger d'un glorieux patriote l'étroite moralité d'un bon bourgeois; qu'il fallait tout pardonner (il disait presque tout permettre) à celui qui sauvait la patrie avec l'épée ou avec la parole; enfin que la grande affaire des Italiens n'était pas d'être sages et réguliers dans leurs moeurs, mais d'être braves et de chasser l'étranger. Soyons Italiens d'abord, et puis nous tâcherons d'être hommes!

Il me semblait qu'il mettait la charrue devant les boeufs et que pour reconstituer une patrie, il eût fallu d'abord être capable de constituer une société.

La discussion ne fut pas assez longue pour m'ennuyer; elle le fut assez pour me permettre de lire clairement dans l'âme de ces deux hommes à qui l'excitation d'un bon repas donnait le besoin de se résumer. Le prince, après avoir fumé son cigare, sortit de son sofa et de sa position horizontale pour s'inquiéter de l'heure, des apprêts du départ et de la dame de ses pensées qui n'arrivait pas, et pour laquelle il avait fait servir une espèce d'ambigu sur la table nettoyée et couverte de fleurs.

– Il n'est que dix heures, lui répondit le docteur en s'asseyant au piano. Elle viendra dans une heure au plus tôt. Voulez-vous, pour vous, faire prendre patience, que je vous joue mon étude de Bertini?

– Allez, je vous écoute, dit le prince, qui se recoucha et s'endormit.

Felipone, qui admire le docteur en toutes choses, s'approcha et colla son oreille sur l'instrument pour mieux entendre. Le docteur joua avec aplomb, avec un bon rhythme et un bon sentiment, mais en faisant, sans sourciller, les plus épouvantables fautes d'harmonie, le tout avec la spontanéité d'instinct et l'absence de méthode qui caractérisent beaucoup d'Italiens, et lui en particulier. Je ne pus m'empêcher de lui dire qu'il avait un talent merveilleux pour un homme qui ne se doutait pas de la musique. Il prit fort bien la chose, se mit à rire, avoua qu'il avait la passion d'entendre des sons et de taper en mesure sur quelque chose qui fait du bruit; puis il se mit à chanter avec volubilité tous les récitatifs comiques de la Cenerentola, passa au Don Juan, de Mozart, et, emporté par le menuet du finale du premier acte, il dansa et mima avec Felipone, qui se prêtait à sa fantaisie sans y entendre malice, la scène de Mazetto avec Leporello. Le bon paysan essayait de sauter et de faire des passes, le docteur le bousculait, l'étourdissait et pensait à la Zerline dont il était le don Juan.

Tartaglia qui, malgré le pilori où on l'avait perché, avait réussi à manger comme Gargantua, se sentit tellement électrisé par la belle musique et la belle danse du docteur, qu'il se mit à imiter tantôt la clarinette, et tantôt le basson, avec un grand succès. On l'applaudit, mais on lui refusa l'échelle pour descendre.

J'avais quitté le salon, où le prince dormait au bruit des chants et de la danse, pour crayonner, selon son désir, un aperçu de la scène bizarre à laquelle les lourds piliers blafards et les sombres voûtes déjetées de l'édifice servaient de cadre. Je cherchais un endroit d'où je pusse voir les groupes principaux bien éclairés, les valets assis par terre autour d'un dîner copieux dont on ne devait pas conserver les restes, les maîtres groupés au fond, et Tartaglia enchâssé comme un saint dans sa niche. J'aurais voulu pouvoir arranger les chose de manière à compléter l'originalité presque énigmatique de cette composition, par la présence des chevaux au premier plan; mais c'était impossible, ils étaient placés trop au-dessous du sol.

Comme je les regardais du haut de l'escalier, je vis qu'il y en avait maintenant une douzaine. Je fus frappé de la beauté de la tête et des jambes de l'un de ces animaux, et je descendis quelques marches pour l'examiner. Il me semblait l'avoir déjà vu; mais la physionomie d'un cheval ne vous reste pas présente comme celle d'un homme, et, d'ailleurs, il avait le corps couvert d'un grand manteau. Je ne cherchai pas beaucoup à débrouiller ce souvenir. Je me mis à dessiner ce que mon oeil pouvait embrasser dans la composition fortuite du tableau.

Pendant que j'étais ainsi occupé, deux femmes étaient arrivées: l'une était la fermière des Cyprès, l'épouse de Felipone, la Zerline du docteur, et, comme je le savais déjà par Daniella, l'ancienne amie, la Vincenza de Brumières; une petite femme brune, pâle et dodue, assez jolie et très décidée.

L'autre était la dame voilée, tout en noir, la taille cachée sous un mantelet court, et relevant sur son bras une longue jupe d'amazone qu'elle devait rabattre pour chevaucher. Son petit chapeau de velours noir, couvert d'un voile de dentelle mis en double, était un chapeau de ville ordinaire. Elle paraissait arrangée de manière à pouvoir fournir une course à cheval et voyager ensuite en voiture sans être forcée de changer de costume. Elle était donc si bien empaquetée, qu'il me fut impossible de voir si elle était belle ou laide, vieille ou jeune. Son nom ne fut pas prononcé une seule fois autour de moi. Les domestiques et Felipone lui-même semblaient feindre de l'ignorer: c'était la signora, rien de plus.

Le prince l'avait conduite au fond de la Befana et la servait lui-même. Elle mangeait, la face tournée vers la fontaine. Sans doute elle avait relevé son voile; mais, eussé-je été curieux de voir ses traits, la délicatesse me prescrivait de ne plus remettre les pieds au salon, et de rester à la distance où j'étais, distance assez considérable pour ne pas me permettre de distinguer le son de sa voix au milieu de celle des autres.

Le prince apprécia mon savoir-vivre et vint m'en remercier. Il attendit que mon croquis fût terminé, puis il me demanda si j'avais des armes au casino et si je ne jugeais pas à propos d'aller les chercher.

– Vous savez le chemin, à présent, me dit-il, et vous n'aurez qu'à sonner pour rentrer dans notre citadelle. Je vais vous montrer le secret de la clochette.

Je lui montrai, moi, la seule arme que je possède, mon fidèle casse-tête, qui, dans une lutte corps à corps, me semblait la défense la plus sûre.

– Vous savez pourtant vous servir d'un fusil ou de pistolets, au besoin?

– Oui, j'ai chassé.

– Eh bien, au besoin nous vous donnerons des armes. Mais êtes-vous bien décidé à nous escorter? Felipone dit qu'infailliblement nous rencontrerons au moins quelques gens armés avant de gagner les taillis qui conduisent à Tusculum, et il fait un clair de lune désespérant. Il nous faudra passer au milieu de l'ennemi, coûte que coûte…

– C'est pour cela que, pouvant vous être utile, moi qui vous| dois la liberté, et peut-être la vie, je suis très décidé à vous escorter, que vous le désiriez ou non.

– Mais il y a pour vous un autre péril à prévoir. Il vous faudra revenir et rentrer ici. Felipone répond de vous ramener sans encombre à votre gîte; mais je crains, moi…

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
350 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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