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Читать книгу: «La Daniella, Vol. I», страница 4

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VI

Passé Gênes, 16 mars, onze heures du soir.

Toujours à bord du Castor! Mais j'ai passé une magnifique journée. Ce matin, je me suis éveillé à six heures, après avoir un peu dormi, bien malgré moi, car c'est un vrai plaisir, pour qui n'en a pas l'habitude, d'entendre, de voir et de sentir le flot, même dans les ténèbres. Je dis voir, parce que les sillages phosphorescents dessinent mille arabesques changeantes autour des flancs du navire. On s'hébète à regarder cela, il me semble que je ne m'en lasserais jamais.

Je m'étais assoupi ayant froid, je me suis éveillé ayant chaud. Le soleil brillait déjà, le soleil d'Italie! C'est lui que j'ai salué le premier, et ensuite j'ai été libre de saluer le Gigante. Vous connaissez par les gravures et par le daguerréotype cette riante entrée du port de Gênes, cette colonnade des jardins du palais Doria, et cette statue colossale (qui n'est pas celle d'André) qui, de la colline où elle se tient depuis si longtemps sur ses grosses jambes, semble, d'un air bonhomme, vous souhaiter la bienvenue. Je vous ferai donc grâce de cette description. Le premier aspect de la ville a, vous le savez, plus d'étrangeté que de beauté; mais c'est une étrangeté souriante; et, ici, le moyen âge n'a rien laissé d'imposant, rien de lugubre non plus.

On vous fait attendre le débarquement pendant deux mortelles heures, et ensuite, pour vous permettre de passer une journée sur le territoire sarde, on vous rançonne sous prétexte de visa, sans compter le temps qu'on vous prend encore à vous faire attendre le bon plaisir de la police et des ambassades. L'accueil n'a rien d'hospitalier, je vous jure, pour les pauvres diables. Enfin, il m'a été possible de pénétrer dans la ville et d'y chercher, à tout hasard, un coin pour déjeuner. Mon camarade Brumières n'avait pas voulu débarquer, sa princesse grecque ne débarquant pas. Je l'ai donc laissé tout le jour sur le Castor, occupé à tâcher de renouer la conversation avec l'objet de ses pensées et à tirer les vers du nez à ses domestiques. Et puis il est un peu comme le harpiste, il méprise Gênes, il méprise tout ce qui n'est pas Rome et les sept collines.

Le hasard m'a conduit devant la porte du café de la Concordia. La vue du petit jardin m'a tenté. Je me suis fait servir le café sous des orangers, de véritables orangers couverts d'oranges, au milieu de plates-bandes fleuries auxquelles le soleil donnait des tons resplendissants. Mais ne soupirez pas trop. Le climat de cette région est, sinon aussi froid, du moins aussi variable que le nôtre. Nos déplorables printemps de ces dernières années ont eu ici leur contre-coup, et j'entendais dire autour de moi que cette belle journée était la première de l'année. J'en ai remercié le ciel, qui m'a permis de voir ainsi l'ancienne reine de la Méditerranée dans toute sa splendeur. En tant que cité commerçante, progressive et civilisée, elle est bien détrônée aujourd'hui par Marseille; mais, comme arrangement et distribution pittoresques, il y a la différence d'une belle aventurière à une belle bourgeoise. La première un peu follement accoutrée et mêlant des ornements exquis à des parures risquées, mais ayant ces grâces qui entraînent ou ces originalités qui plaisent; l'autre plus sage, plus soumise à la mode, décente, riche, propre, mais ressemblant à tout le monde.

En somme, l'aspect général de Gênes n'est pas satisfaisant, mais le détail est souvent adorable. Les maisons peintes sont décidément une laide chose; heureusement, la mode s'en perd. La ville, jetée sur des plans inégaux, n'a ni queue ni tête, mais les belles rues sont curieuses et amusantes. On appelle ici les belles rues celles qui sont bordées de beaux palais; par malheur, elles sont si étroites, que ces beaux palais y sont enfouis. On passe en admirant les portes et les dessous de la construction; mais il faut se tordre le cou pour voir l'édifice, et encore, ne se fait-on, quelque part qu'on se mette, qu'une idée vague de ses proportions et de son élégance.

Il faudrait consacrer une journée à chacune de ces demeures d'un style varié au dedans comme au dehors. Cette variété étonne, éblouit, amuse et fatigue. Il y a beaucoup de marbres, beaucoup de fresques, beaucoup de dorures, et tout cela a coûté beaucoup d'argent. C'est petit et mignon à l'extérieur. Au dedans, les salles sont vastes et l'on s'étonne qu'elles tiennent dans des palais qui semblent tenir eux-mêmes si peu de place. Plus loin, il y a de belles promenades bordées de vilaines petites maisons; des églises riches et encombrées de choses précieuses et coûteuses; et puis des sentiers à pic, bordés de hautes maisons très-laides, des passages noirs qui s'ouvrent tout à coup sur des verdures éblouissantes, puis le roc à pic devant et derrière soi; puis la mer vue d'en haut et toujours belle; des fortifications gigantesques, interminables; des jardins sur les toits; des villas jetées au hasard sur les collines environnantes, profusion de bâtisses criardes, qui, vues de loin, gâtent le cadre naturel de la ville; enfin, c'est incohérent: ce n'est pas une cité, c'est un amas de nids que toutes sortes d'oiseaux sont venus construire là, chacun faisant à sa tête et s'emparant de la place et des matériaux qui lui plaisaient. Si on ne se disait pas que c'est l'Italie, on se persuaderait volontiers que ce n'est pas ce que l'on attendait; mais il faut ne point penser à cela, et plutôt se livrer à cette influence de désordre et de caprice qui rend un peu fou à première vue.

Après avoir couru deux ou trois heures, tantôt choqué, tantôt ravi, je suis entré dans quelques palais. Ah! mon ami, que j'ai vu de beaux Van Dyck et de beaux Véronèse! Mais les étranges intérieurs que ceux de ces nobles Génois! Quels drôles de petits détails attestent l'incurie ou l'absence du goût! quelles croûtes de portraits modernes, quels mesquins petits meubles, quelles plaisantes acquisitions de la veille au milieu de ces chefs-d'oeuvre, de ces décorations splendides et de ces raretés rapportées par les ancêtres voyageurs ou trafiquants éclairés! Comme la petite faïence anglaise jure à côté de la monumentale potiche de Chine, et comme nos colifichets d'industrie française à bon marché d'il y a dix ans sont étonnés de se trouver mêlés à ces vieux marbres et à ces fières peintures!

Il semble que les descendants des illustrissimes navigateurs aient pris en dégoût tout ce luxe de pirates, ou que la lassitude du cérémonial ait gagné les têtes, comme celle de mon Anglais de la Réserve. Peut-être ont-ils perdu quelque chose de plus que le goût de la magnificence, le goût du beau. On va jusqu'à dire que, dans certains palais, des toiles de grands maîtres ont été vendues aux étrangers par des gardiens infidèles, remplacées par des copies médiocres, et que les propriétaires ne s'en sont pas encore aperçus.

Je ne vous affirme nullement le fait; mais, pour vous résumer mon impression générale, je vous dirai qu'ici tout est surprise charmante ou brusque déception. Si j'eusse été en humeur de travailler, le pittoresque m'eût pourtant retenu; il est à chaque pas, dans une ville aussi raboteuse; il faudrait s'arrêter devant toutes ces ruelles qui se tordent et se précipitent d'un plan à l'autre, passant sous des arcades multipliées qui relient les maisons entre elles et projettent, sur ces profondeurs brillantes, des ombres d'un velouté et d'une transparence inouïs. Oh! s'il ne s'agissait que de peinture, la vie tout entière d'un artiste minutieux pourrait bien se consumer devant une de ces ruelles à perspective mouvementée! Mais il s'agit d'autre chose; il s'agit d'avancer, de comprendre, de vivre si faire se peut!

Pendant que j'avalais Gênes des yeux, des jambes et de l'esprit, mons Brumières poursuivait sa déesse. Mais voilà où Recommence l'aventure, qui, j'espère, va vous faire oublier l'informe esquisse que je viens de mettre sous vos yeux.

Quand, à huit heures du soir, je suis remonté, affamé et harassé, sur le Castor, j'ai trouvé le pont tellement encombré de beau monde, qu'on eût dit d'une fête. Ce bruit et cette foule venaient d'un notable surcroît de passagers à bord; des Anglais, toujours des Anglais, et puis quelques Français et quelques indigènes, ces derniers ayant amené là toute leur famille et tous leurs amis, qui, en manière d'adieux, causaient gaiement avec eux, en attendant le moment de lever l'ancre.

Au milieu de cette bagarre, que rendaient plus étourdissante les chanteurs et guitaristes ambulants postés dans des barques autour du Castor, et tendant leurs casquettes aux passagers, j'eus le temps de remarquer, encore une fois, que le Génois était expansif, babillard, enjoué, commère et avenant. Cela était, du moins, écrit sur toutes les figures et dans toutes les intonations de ceux qui parlaient le patois. Les prêtres surtout me parurent gais et sémillants, ressemblant fort peu, dans leurs allures, à ceux de France. On voit qu'ils sont mêlés plus que les nôtres à la société locale et à ses préoccupations temporelles. Pourtant, l'opinion générale est ici en grande réaction contre eux, à ce que l'on m'a dit.

Enfin, le son de la cloche nous délivra de tous les visiteurs qui s'envolèrent sur leurs barques, envoyant de gais adieux et de bons souhaits à l'équipage, et, quand l'ordre eut un peu agrandi l'espace, je pus chercher et retrouver mon ami Brumières, tandis que le steamer se remettait en marche.

– J'ai passé une sotte journée, me dit-il; ma princesse à dormi tout le temps dans sa cabine, d'où elle est enfin sortie, parfumée et coiffée à ravir, il n'y a pas plus d'une heure. J'ai réussi à l'accoster; mais sa chère tante, n'ayant plus le mal de mer, est venue me l'enlever; vous pouvez les voir là-bas qui se moquent de nous!

Je regardai la tante, qui m'avait paru vieille, hier, mais qui, débarrassée de ses coiffes et de l'affreux abat-jour vert que les Anglaises mettent maintenant en voyage autour de la passe de leur chapeau, est une assez jolie femme grasse, sur le retour. La princesse avait, en effet, arrangé ses magnifiques cheveux bruns d'une façon très-artiste et daignait nous les laisser admirer, en tenant à la main son petit chapeau de paille à rubans de velours vert. Du reste, ces deux dames ne me paraissaient faire aucune attention à nous.

– Et, maintenant, dis-je à Brumières, puisque vous étiez si intrigué, vous savez du moins qui elles sont? vous avez eu le temps de vous en enquérir?

– La tante est une Anglaise pur sang, répondit-il. La nièce n'est peut-être pas sa nièce. Voilà tout ce que je sais. Leurs bagages sont au fond de la cale; pas un nom, des chiffres tout au plus, sur leurs nécessaires de voyage. Le domestique ne sait pas un mot de français, et je ne sais pas un mot d'anglais! Quant à la soubrette italienne, elle est malade, à ce que prétend Benvenuto.

– Qui ça, Benvenuto?

– Votre harpiste! il s'appelle Benvenuto, l'animal! J'espérais qu'il me serait utile. Il avait flairé ma préoccupation sentimentale, et, venant au-devant de mes désirs, il se mettait au service de ma passion avec cette inimitable courtoisie et cette délicieuse pénétration qui caractérisent certaine classe d'hommes très-employés et très-répandus en Italie… sur les sept collines, particulièrement; mais je soupçonne le drôle d'avoir bu ma bonne-main et de ronfler sous quelque malle. Bref, je ne sais rien du tout, sinon que l'on va à Rome, ce qui laisse mon espérance intacte. Si cette diable de mer que voilà coulante comme de l'huile pouvait se courroucer un peu, j'espérerais que la tante retournerait vite à ses oreillers… Mais qu'est-ce que vous avez, mon cher, et à qui est-ce que je parle?

– A quelqu'un qui vous écoute d'une oreille, mais qui, de l'autre, reconnaît une voix… Tenez, mon cher, cette dame qui emmène votre princesse en Italie est bien sa tante, c'est milady trois étoiles. Je ne connais que son nom de baptême, Harriet; mais je sais qu'elle a épousé par amour un cadet de famille qui s'est laissé enrichir de huit cent mille livres de rente, un très-bon et très-honnête homme, pas gai tous les jours; mais ceci ne fait rien à l'affaire. Votre héroïne est bien réellement une personne de grande maison, et peut-être l'héritière future de cette grande fortune, car milord et milady n'ont pas d'enfants.

– Zadig! s'écria Brumières transporté de joie, où diable avez-vous appris tout cela?

– Vous voyez bien, repris-je en lui montrant un Anglais chauve, à pantalon grillagé, qui s'était approché assez respectueusement des deux femmes, que voilà milord qui parle à sa femme!

– Ça? C'est le domestique!

– Je vous jure que non; et, s'il n'a pas voulu vous répondre, c'est que vous ne lui êtes pas présenté, et que, devant milady, il ne veut pas paraître ce qu'il est, un homme sans morgue et parlant te français aussi facilement que vous et moi.

– Encore une fois, Zadig, expliquez-vous!

Je refusai de m'expliquer, autant pour me divertir de l'étonnement de mon camarade, que pour obéir à un sentiment, peut-être exagéré, de délicatesse. J'avais surpris les secrets du ménage de lord trois étoiles, en écoutant, avec une attention dont je pouvais bien me dispenser, ses confidences à un ami, à travers une cloison du cabaret de la Réserve. Je crois que je devais m'en tenir là, et ne pas les divulguer.

Maintenant, mon ami, vous allez aussi me traiter de Zadig et me demander comment je reconnaissais un homme dont je n'avais pas aperçu la figure. Je vous répondrai que d'abord sa voix, sa prononciation, ses intonations tristes et comiques à la fois m'étaient restées dans l'oreille d'une façon toute particulière. Si je voulais me faire valoir comme devin, j'ajouterais qu'il est certains traits, certaines physionomies et certaines tournures qui s'adaptent si parfaitement à certaines manières de s'exprimer, et à certaines révélations de caractère et de situation, qu'il n'y a pas moyen de les méconnaître. Mais, pour rester dans l'exacte vérité, je dois vous avouer qu'au moment où je quittais le cabaret de la Réserve, je m'étais trouvé face à face sur l'escalier extérieur avec les deux personnages, au moment où un garçon leur présentait sa lanterne pour allumer leurs cigares. L'un me parut un officier de marine; l'autre, c'était l'homme à front chauve, à casquette vernie renversée en arrière, à pantalon grillagé, que je voyais en ce moment échanger quelques paroles avec milady. Leur conversation ne fut pas longue. Je ne l'entendis pas; mais, à coup sûr, je la traduirais ainsi: «Vous avez fumé? – Je vous jure que non. – Je vous jure que si.» Et milord s'éloigna d'un air résigné, sifflota un moment, en regardant les étoiles, et s'en alla fumer derrière la cheminée de la chaudière. Il n'y eût peut-être pas songé, mais sa femme venait de lui en donner l'envie.

Brumières, enchanté de mes découvertes, vient de voir un autre de ses souhaits exaucé: le temps s'est brouillé, la mer s'est fait sentir plus rude. Lady Harriet a quitté le pont. La nièce, qui paraît d'une solidité à toute épreuve, est restée sur le banc avec la femme de chambre, et j'ai laissé mon camarade tournant autour d'elles. Je vous écris du salon, où, en ce montent, je vois apparaître milord trois étoiles avec un très-vilain chien jaunâtre que je le soupçonne d'avoir acheté à Gênes pour se faire renvoyer plus souvent par sa femme. Ils se font mutuellement (milord et son chien) de grandes amitiés. Pauvre lord trois étoiles! Il sera peut-être aimé, au moins, de ce chien-là! Mais le roulis augmente et il me devient difficile d'écrire. La nuit se fait maussade en plein air, et je vais me reposer des rues perpendiculaires et du terrible pavé de briques de Gênes la Superbe.

VII

Samedi 17 mars. Toujours à bord du Castor

Il est onze heures du soir, et je reprends mon journal. Brumières est toujours amoureux, milord toujours silencieux, Benvenuto toujours obséquieux. Mon camarade s'est obstiné à ne pas débarquer à Livourne, où nous nous sommes arrêtés ce matin, après une nuit assez dure, malgré les allures douces et solides du Castor. Il a fait tout aujourd'hui un temps de Paris, gris, humide, et froid par-dessus le marché. Beau ciel d'Italie, où es-tu? J'ai bien le projet de revoir ces villes que je traverse au pas de course; mais j'avoue que je n'y peux pas tenir, et qu'ayant la liberté de rester dans les ports, chose fort triste et nauséabonde, du moment que l'on se sent emprisonné dans une forêt de bâtiments qui ne sont pas tous propres à regarder, j'aime mieux payer l'impôt d'arrivée à toutes les polices locales, et voir quelque chose qui remplisse activement ma journée. Cela me fait faire des dépenses extravagantes pour un gueux de peintre; mais je suis relevé de mon serment, et l'abbé Valreg est résigné à me laisser vivre.

Je n'avais pas fait trois pas dans la ville de Livourne, que vingt voiturins se disputaient l'honneur de me conduire à Pise. J'avais manqué l'heure du petit chemin de fer qui y transporte en peu d'instants, et j'allais me laisser rançonner, lorsque Benvenuto s'est dressé à mes côtés comme une providence, pour faire le marché, sauter sur le siége et me servir de cicerone. Comment avait-il débarqué? qui l'avait préservé des formalités coûteuses et ennuyeuses que je venais de subir? Dieu le sait! Il y a aussi une providence pour les bohémiens.

Nous avons traversé ces grands terrains d'alluvion tout récemment sortis de la mer. Vous vous souvenez de ce fait, qu'au temps d'Adrien, Pise était à l'embouchure de l'Arno, dont elle est aujourd'hui éloignée de trois lieues. Il n'y a, au bord de ces terrains qui gagnent toujours, que des oliviers maigres, des taillis marécageux, des champs inondés, couverts de goëlands; puis des cultures trop bien alignées, des villages sans caractère. Mais Pise en a de reste. C'est solennel, vide, largement ouvert, nu, froid, triste et, en somme, assez beau. J'ai déjeuné en toute hâte et couru aux monuments. La basilique gréco-arabe et son baptistère isolé, la tour penchée, le Campo-Santo, tout cela, sur une immense place, est très imposant. Je ne vous dirai pas comme ferait un guide imprimé, que ceci ou cela est admirable ou défectueux au point de vue du goût ou des règles. Les chefs-d'oeuvre ont des défauts; à plus forte raison ces édifices bâtis, ornés ou enrichis à diverses époques, chacune apportant là son progrès ou sa décadence. Chacun y a apporté sa volonté ou sa puissance; voilà ce qu'il y a de certain et ce qui peut toujours être regardé avec un certain respect ou avec un certain intérêt. Ces grands ouvrages qui ont absorbé le travail, la richesse et l'intelligence de plusieurs générations sont comme des tombes élevées à la mémoire des idées, tombes couvertes de trophées qui, tous, sont l'expression de l'idéal d'un siècle.

La tour penchée est une jolie chose, nonobstant l'accident qui l'a rabaissée au rôle de curiosité; mais l'accident lui-même a eu des suites illustres. Il a servi à Galilée pour ses expériences et ses découvertes sur la gravitation. Les portes de Ghiberti, vous les savez par coeur. Nous travaillons aussi bien aujourd'hui; mais nous imitons beaucoup et inventons peu. Honneur donc aux vieux maîtres! Pourtant les fresques d'Orcagna m'ont peu flatté. C'est un cauchemar grotesque, et j'ai eu besoin de m'adresser les réflexions ci-dessus énoncées, pour les regarder sans dégoût. Les autres fresques du Campo-Santo sont moins barbares, mais bien mal conservées et successivement retouchées ou changées. Il faut y chercher celles de Giotto, avec les yeux de la foi. Quelques compositions, les siennes peut-être, sont bien naïves, bien jolies, sans qu'il y ait pourtant motif de pamoison, comme Brumières m'en avait menacé.

Ce Campo-Santo est, en somme, un lieu qui vous reste dans l'âme après qu'on en est sorti. Il ne serait pas bien aisé de dire pourquoi précisément, car c'est une construction ruinée ou inachevée, couverte en charpente. Le cadre d'élégantes colonnettes du préau n'est pas une merveille qui n'ait été surpassée en Espagne, dans d'autres cloîtres, dont j'ai vu les dessins. La collection d'antiques auxquels le cloître sert de musée est très mutilée et n'approche pas, dit-on, d'une des moindres galeries de Rome. Il y a là, en somme, peu de très beaux débris; mais il y a de tout, et ce vaste cloître où un pâle rayon de soleil est venu un instant dessiner les ombres portées de la découpure gothique, ces profondeurs où gisent mystérieusement des tombes romaines, des cippes grecs, des vases étrusques, des bas-reliefs de la renaissance, de lourds torses païens, de fluettes madones du Bas-Empire, des médaillons, des sarcophages, des trophées, et ces fameuses chaînes du défunt port de Pise, conquises et rendues par les Génois; l'herbe fine et pâle du préau, où quelques violettes essayaient de fleurir; tout, jusqu'à cette charpente sombre qui ne finit rien, mais qui ne gâte rien, compose un lieu solennel, plein de pensées, et d'un effet pénétrant. Fiez-vous donc à vos belles photographies, qui nous faisaient dire: «L'effet embellit tout; la réduction aussi embellit peut-être les objets.» Non! la magie du soleil n'est pas la seule magie du Campo-Santo. On le regarde sans trop d'ébahissement, mais on l'emporte avec soi.

La cathédrale est un autre musée, encore plus précieux, des arts sacrés et profanes. Les mosaïques byzantines des voûtes sont d'un grand effet; mais la mosaïque de marbre du pavé central m'a donné un certain frisson de respect. C'est la même que celle du temple d'Adrien. Elle était là, servant au culte des dieux antiques, avant qu'une église eût remplacé le temple; elle avait été foulée, usée déjà par les prêtres de ce dieu Mars dont la statue est là aussi, baptisée du titre et du nom de Saint-Ephèse. Ah! si ces pavés pouvaient parler! que de choses ils nous raconteraient que notre imagination s'inquiète de ressaisir!

Mais les eaux de l'Arno ou les croupes des monts pisans en ont vu davantage, me direz-vous. – Je vous répondrai que nous ne sommes jamais tentés d'interroger la nature brute sur les destinées humaines. Nous savons qu'elle gardera son secret; mais, du moment que, de ses flancs, une pierre est sortie pour être travaillée et employée par la main de l'homme, cette pierre devient un monument, un être, un témoin, et nous la retournons dans tous les sens pour y trouver une inscription, une simple trace qui soit une voix ou une révélation.

C'est là, je crois, en dehors de l'effet pittoresque, le grand attrait des ruines, la curiosité! J'avoue que je suis très-las des réflexions imprimées, sur les destins de l'homme et la chute des empires. Ce fut la grande mode, il y a quelque quarante ans, sous notre empire à nous, de pleurer les vicissitudes des grandes époques et des grandes sociétés. Pourtant, nous étions nous-mêmes grande société et grande époque, et nous touchions aussi à des désastres, à des transformations, à des renouvellements. Il me semble que regretter ce qui n'est plus, quand on devrait sentir vivement que l'on doit être quelque chose, est une flânerie poétique assez creuse. Le passé qui, en bien comme en mal, a eu sa raison d'être, ne nous a pas laissé ces témoignages, ces débris de sa vie, pour nous décourager de la nôtre. Il devrait, en nous parlant par ses ruines, nous crier: Agis et recommence, au lieu de cet éternel Contemple et frémis, que la mode littéraire avait si longtemps imposé au voyageur romantique des premiers jours du siècle.

L'illustre Chateaubriand fut un des plus puissants inventeurs de cette mode. C'est qu'il était une ruine lui-même, une grande et noble ruine des idées religieuses et monarchiques, qui avaient fait leur temps. Il eut des velléités généreuses comme il convenait à une belle nature d'en avoir. L'herbe essaya souvent de pousser et de reverdir sur ses voûtes affaissées; mais elle s'y sécha malgré lui, et, comme un temple abandonné de ses dieux, sa grande pensée s'écroula dans le doute et le découragement.

Mais me voici bien loin de Pise. Non, pas trop cependant: je me disais ces choses-là en traversant ces grandes rues où l'herbe pousse, et en regardant ces vieux palais bizarres qui se mirent dans l'Arno d'un air solennel et ennuyé. Pise tout entier est un Campo-Santo, un cimetière où les édifices, vides d'habitants, sont debout comme des mausolées. Sans les Anglais et les malades de tous les pays froids, qui viennent en certains moments de l'année, lui rendre un peu d'aisance, la ville, je crois, finirait comme doivent finir les petites républiques d'aristocrates: elle mourrait da se.

Il n'y pas tant à gémir sur ses destinées; elle a eu ses beaux jours, alors que sa constitution était un grand progrès relatif. Elle a été rivale de Gênes, de Venise et de Florence; elle a été reine de Corse et de Sardaigne, reine de Carthage, cette autre ruine dont elle devait partager le destin. Elle a eu cent cinquante mille habitants, de grands artistes, une marine, de grands capitaines, des colonies, des conquêtes, d'immenses richesses et tout l'enivrement de la gloire. Elle a bâti des monuments qui durent encore et que le monde vient encore saluer. Mais les temps sont venus où ces petites sociétés si vivaces et si ardentes, au lieu d'être des foyers d'expansion, des sources bienfaisantes, se transformèrent en foyers d'absorption, en abîmes attirant la sève des nations sans vouloir la rendre, en nids de vautours ou de pirates. Dès lors leur décadence et leur abandon furent décrétés là-haut. Jupiter ne lance plus de foudres; mais Dieu a mis au coeur des sociétés le ver rongeur de l'égoïsme qui les dévore quand elles le nourrissent trop bien. Les voisins jaloux ou irrités ont livré des luttes acharnées; la mer, en se retirant, a accueilli de nouveaux hôtes sur ses rivages. Livourne s'est élevée dans des idées toutes positives, et, moins jalouse d'art et de magnificence, a prédominé par le trafic. Les outrages, inséparables compagnons du malheur, sont venus frapper l'orgueil des fiers Pisans. La noble république fut vendue, violée, pillée, disputée comme une proie, ravagée par la famine, par la peste, par la misère. Elle n'est plus, et la belle Italie du passé s'est vendue et perdue comme elle, pour avoir trop caressé dans son sein des intérêts rivaux, pour avoir dû sa splendeur et sa gloire à des passions étroites et non à des sentiments généreux.

Requiescat in pace! Je vous ai trop promené avec moi dans ce champ de repos. Il faut que je vous ramène au Castor à travers la campagne, qu'un peu de soleil est venu égayer. J'ai pu, en me retournant, saluer les monti pisani, que les nuages m'avaient voilés ce matin, et qui font aux monuments de la ville un cadre assez beau. Je ne sais si, par un temps clair, on voit d'ici les Apennins, dont ces monts pisans sont une côte rompue et détachée.

Benvenuto m'a été d'un grand secours. Il est savant à sa manière et bavard avec un certain esprit. J'apprends avec lui à entendre l'italien, que je sais un peu, mais dont la musique est trop neuve à mon oreille pour que je la comprenne d'emblée complètement. Cela viendra, j'espère, en peu de jours.

Me revoici en mer, voyant passer comme des rêves, la Corse, l'île d'Elbe, le rocher de Monte-Christo, qu'un roman plein de feu a rendu populaire, et qu'un Anglais vient d'acheter pour s'y établir.

Ces écueils des côtes de France et d'Italie font, dit-on, la passion des Anglais. Le génie de l'insulaire rêve partout un monde à créer, une domination intelligente ou fantasque à établir. Au reste, je comprends le prestige qu'exercent sur l'imagination ces petites solitudes battues des vagues. Quelques-unes ont assez de terre végétale pour nourrir des pins, et, lorsqu'elles sont creusées en amphithéâtre dans un bonne direction, des villas peuvent s'y élever et des jardins y fleurir à l'abri des vents et des flots qui rongent l'enceinte extérieure. La chaleur doit y être tempérée en été, et le continent est assez voisin pour qu'on n'y soit pas trop privé des relations sociales. Pourtant, je crois de tels asiles dangereux pour la raison. Cette mer environnante vous défend trop de l'imprévu, elle vous rend trop sûr d'une indépendance dont on n'a que faire dans la solitude.

Brumières vient me souhaiter le bonsoir. Miss Médora est de race grecque, il ne s'était pas trompé. Son père, marié à la soeur de lady Harriet, était un Athénien pur sang. Elle est orpheline. Elle est amoureuse de Raphaël et de Jules Romain. Elle est très-anxieuse de recevoir la bénédiction du pape, bien qu'elle ne soit pas du tout dévote. Sa suivante s'appelle Daniella. Voilà le résumé de ses épanchements.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
360 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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