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Читать книгу: «La Daniella, Vol. I», страница 2

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– Enfin, tu as du temps de reste pour l'atelier?

– Peu, mais j'en ai. Mon apprentissage durera plus longtemps que si j'avais toutes mes heures disponibles; mais il est possible maintenant; tandis que, sans cette ressource de mon violon, il ne l'était pas du tout. J'aurais pu, il est vrai, disposer de mon capital, sauf à n'avoir pas un morceau de pain et pas de talent dans trois ou quatre ans d'ici; mais, si je parlais à mon oncle de lui retirer la gestion de cette belle fortune, il me donnerait sa malédiction et me croirait perdu. J'aurai donc de l'ordre bon gré mal gré; c'est-à-dire que je me contenterai de manger mon superbe revenu. Donc, tout est bien ainsi. L'état que je fais ne m'ennuie pas trop. Je râcle mon violon tous les soirs comme une machine bien graissée, tout en pensant à autre chose. Je suis l'amant d'une petite comparse assez jolie, bête comme une oie et tant à fait dépourvue de coeur. C'est si facile d'avoir affaire à des femmes de cette espèce, que je ne m'inquiète pas d'être trahi ou abandonné par celle-là. J'en retrouverais, le lendemain une autre, qui ne vaudrait ni plus ni moins. Ma vie est occupée, et, si elle est un peu assujettie, je m'en console en me disant que je travaille pour conquérir ma liberté. C'est quelquefois un peu pénible, et il n'est pas bien certain que je n'eusse pas pris le chemin le plus sûr et le plus court en m'établissant dans mon village, et en épousant quelque belle dindonnière qui m'eût doucement abruti, en me faisant porter des habits rapiécés et des marmots à joues pendantes. Mais j'ai voulu vivre par l'esprit et je n'ai pas le droit de me plaindre.

Je fis un voyage, et, au bout de deux ans, je retrouvai Jean Valreg à Paris dans une situation analogue. Il s'était lassé de l'orchestre; mais il avait trouvé des écritures à faire chez lui, le soir, et des leçons de musique à donner dans une pension, deux fois par semaine, il gagnait donc toujours une centaine de francs par mois, et continuait à étudier la peinture. Il était toujours mis avec une propreté scrupuleuse et un certain goût. Il avait toujours ces excellentes manières et cet air de parfaite distinction qu'il avait pris on ne sait où, dans sa propre nature apparemment; mais il était plus pâle qu'autrefois et paraissait plus mélancolique.

– Voyons, lui dis-je, tu m'as écrit plusieurs lettres pour me demander de mes nouvelles, et je t'en remercie, mais sans jamais me parler de toi, et je m'en plains. Tu me dis aujourd'hui que tu as réussi à te maintenir dans ton travail, dans tes idées et dans ta conduite. Mais tu as quelque chose comme vingt-trois ans, et, avec cette persévérance dont tu viens de faire preuve, tu dois avoir acquis quelque talent. Il faut que j'aille chez toi voir ta peinture.

– Non, non! s'écria-t-il, pas encore! Je n'ai aucun talent, aucune individualité; j'ai voulu procéder logiquement et me munir, avant tout, d'un certain savoir. Je tiens maintenant le nécessaire, et je vais essayer de me trouver, de me découvrir moi-même. Mais, pour cela, il faut une toute autre vie que celle que je mène, et qui est horrible, je ne vous le cacherai plus; si horrible pour moi, si antipathique à ma nature, si contraire à ma santé, que, sachant votre amitié pour moi, je n'ai pas voulu vous écrire l'état de souffrance où, depuis deux ans, mon coeur et mon âme sont plongés. Je pars, je vais passer un mois chez mon oncle et ensuite un ou deux ans en Italie.

– Ah! ah! tu as donc le préjugé de l'Italie, toi? Tu crois que l'on y devient artiste plus qu'ailleurs?

– Non, je n'ai pas ce préjugé-là. On ne devient artiste nulle part quand on ne doit pas l'être; mais on m'a tant parlé du ciel de Rome, que je veux m'y réchauffer de l'humidité de Paris, où je tourne au champignon. Et puis, Rome, c'est le monde ancien qu'il faut connaître; c'est la voie de l'humanité dans le passé; c'est comme un vieux livre qu'il faut avoir lu pour comprendre l'histoire de l'art; et vous savez que je suis logique. Il est possible qu'après cela je retourne dans mon village épouser la dindonnière, accessible à tout propriétaire de ma mince étoffe. Je dois donc me maintenir dans ce milieu: faire tout mon possible pour devenir un homme distingué, et en même temps, tout mon possible pour accepter sans fiel et sans abattement le plus humble rôle dans la vie. Rester dans cet équilibre ne me coûte pas trop, car je suis tiraillé alternativement par deux tendances très-opposées: soif d'idéal et soif de repos. Je vais voir laquelle l'emportera, et, quoi qu'il arrive, je vous en ferai part.

– Attends un peu, lui dis-je comme il prenait son chapeau pour s'en aller. Si tu échouais dans la peinture, ne tenterais-tu pas quelque autre carrière? La musique…

– Oh! non. Jamais la musique! Pour l'aimer, il faudra que je l'oublie longtemps; mais, plutôt que d'en vivre, j'aimerais mieux mourir: je vous ai dit pourquoi.

– Il faut pourtant que tu sois artiste, puisque tu as la haine des choses positives, et que tu n'as pas fait d'études classiques. Il m'est venu une idée en lisant tes lettres, c'est que tu pourrais bien avoir quelque talent de rédaction.

– Être homme de lettres! moi? Non! je n'ai fait qu'entrevoir et deviner le monde et la vie sociale. Rédiger n'est pas écrire, il faut penser, et je suis un homme de rêverie ou un homme d'action; je ne suis pas un homme de réflexion. Je conclus trop vite, et, d'ailleurs, je ne sais conclure que par rapport à moi-même. La littérature doit être l'enseignement direct ou indirect d'un idéal. Songez donc que je n'ai pas trouvé le mien!

– N'importe! veux-tu me faire une promesse sérieuse?

– Vous avez le droit d'exiger tout ce qui dépend de ma volonté!

– Eh bien, tu feras pour moi, pour moi seul, si tu veux, car je te promets le secret, si tu l'exiges, une relation détaillée de ton voyage, de tes impressions, quelles qu'elles soient, et même de tes aventures, s'il t'arrive des aventures. Et cela pendant un an, sans lacune de plus de huit jours.

– Je vois pourquoi vous me demandez cela. Vous voulez me forcer à m'examiner dans le détail de la vie et à me rendre compte de ma propre existence.

– Précisément. Je trouve que, sous l'empire de certaines résolutions prises à des intervalles assez éloignés et rigidement observées, tu oublies de vivre, et tu restes dans une attente perpétuelle qui te prive des petits bonheurs de la jeunesse. En te rendant mieux compte de tes vrais besoins et de tes légitimes aspirations, ta arriveras insensiblement à des formules plus sages.

– Vous me trouvez donc fou?

– C'est l'être toujours que de ne l'être jamais un peu.

– Je ferai ce que vous m'ordonnerez. Cela me sera peut-être bon; mais, si, à force de caresser mes propres pensées, j'allais devenir plus fou que vous ne souhaitez?

– Je t'indique à la fois l'excitant et le calmant: la réflexion!

Je lui offris de faciliter son voyage par cette assistance de père à enfant qu'il pouvait accepter de moi. Il refusa, m'embrassa et partit.

Huit jours après, je reçus de lui une assez longue lettre, qui était comme la préface de son journal, et que je transcrirai presque littéralement, ainsi que la suite de ce travail sur lui même, auquel je l'avais décidé à se livrer.

III

JOURNAL DE JEAN VALREG

Commune de Mers, 10 février 183*…

Me voici à mon poste, je commence: non pas encore une relation de ce qui m'arrive, car je suis bien sûr qu'ici rien ne m'arrivera qui mérite d'être rapporté, mais un résumé de certaines choses de ma vie que je n'ai pas su vous dire quand vous me les demandiez.

D'abord, vous vouliez savoir pourquoi, n'ayant jamais été rudoyé ou maltraité en aucune façon, j'avais ce caractère réservé, cette aversion à parler de moi aux autres, cette difficulté à m'occuper moi-même de moi-même. Je n'en savais rien. Je m'en rends peut-être compte maintenant.

Mon oncle l'abbé Valreg n'est pas du tout spirituel ni méchant, ce qui ne l'empêche pas d'être excessivement railleur. C'est une nature excellente, rude et enjouée. Il est si positif, que tout ce qui échappe à son appréciation étroite et rapide lui est sujet de doute et de persiflage. Il a pris ce tour d'esprit, non-seulement en lui-même, mais encore dans l'habitude de vivre avec la Marion, sa vieille et fidèle gouvernante, la meilleure des femmes dans ses actions, la plus dédaigneuse et la plus malveillante dans ses paroles. Il n'est pas de dévouement dont elle ne soit capable envers les gens les moins dignes d'intérêt de la paroisse; mais, en revanche, il n'en est pas, parmi les plus dignes, qu'elle ne déchire à belles dents sitôt qu'elle prend son tricot ou sa quenouille pour faire la causette du soir avec M. l'abbé, lequel, moitié riant, moitié dormant, l'écoute avec complaisance, et s'entretient ainsi en belle santé et en belle humeur aux dépens du prochain.

Ceci est fort inoffensif, car, avec leur grand esprit de conduite, ces deux braves personnages ne confient leurs médisances et leurs dédains à personne du dehors. Mais j'y ai été initié si longtemps, que certainement quelque chose a dû en rejaillir sur moi et m'habituer, à mon insu, à une méfiance instinctive dans mes relations.

Pourtant je n'ai pas à me reprocher d'avoir partagé cette malveillance générale. Au contraire, il me semble que je m'en défendais; mais je me persuadais peut-être insensiblement que j'en méritais ma part, et que, si l'abbé Valreg me l'épargnait, c'est uniquement parce que j'étais son parent et son enfant d'adoption. Quant à ses moqueries, étant placé sous sa main pour lui servir de but, j'en étais incessamment criblé. C'était avec une intention paternelle et affectueuse, je n'en saurais douter, mais c'était de la moquerie quand même. Bon régime, certes, pour tuer tout germe de sottise et de vanité, mais régime excessif par sa persistance, et qui devait me conduire jusqu'au détachement trop absolu de moi-même.

Pour vous donner une idée, une fois pour toutes, des façons ironiques de mon oncle, il faut que je vous raconte mon arrivée ici, avant-hier au soir.

Comme aucune diligence, aucune patache ne dessert notre village, je vins à pied, à la nuit tombante, par un temps doux et des chemins affreux.

– Ah! ah! s'écria mon oncle dès qu'il me vit, c'est fort heureux! Hé! Marion! c'est lui! c'est mon coquin de neveu! Fais-le souper, tu l'embrasseras après; il a plus faim de soupe que de caresses. Assieds-toi, chauffe-toi les pieds, mon garçon. Je te trouve une fichue mine. Il paraît que tu ne gagnes pas déjà si bien ta vie, là-bas, car tu as fait maigre chère, ça se voit. Ah çà! il paraît que tu t'en vas en Italie pour détrôner Raphaël et… et les autres fameux barbouilleurs dont je ne sais plus les noms! Ça me flatte de penser que je vas avoir un homme célèbre dans ma famille; mais ça n'augmentera guère ton patrimoine, car il y a le vieux proverbe: Gueux comme un peintre! Tu es donc toujours toqué? Allons, soit. Pourvu que tu restes honnête homme! Mais ne mange pas tout ton bien avant que je sois mort, et ne fais pas de dettes, car je ne te laisserai pas la rançon d'un roi. D'ailleurs, je t'avertis que je veux m'en aller le plus tard possible, et, si j'en juge par ta figure, je me porte mieux que toi. Prends garde que je ne t'enterre!

Après beaucoup de quolibets de ce genre, l'abbé Valreg me fit plusieurs questions, dont il n'écouta pas ou ne comprit pas les réponses, ce qui lui servit de texte pour me railler de nouveau.

– L'Italie! dit-il, tu crois donc que les arbres y poussent les racines en l'air, et que les hommes y marchent la tête en bas? Voilà une bêtise, d'aller hors de chez soi étudier la nature, comme si partout les hommes n'étaient pas aussi bêtes et les choses de ce monde aussi laides! Quand j'étais jeune, mes supérieurs, sous prétexte que j'étais fort et en état de voyager, voulaient me persuader d'être missionnaire. Moi, je leur disais: «Bah! bah! il n'y a pas besoin d'aller chez les Chinois pour trouver des magots, et dans les îles de la mer du Sud pour rencontrer des sauvages!»

Quand j'eus soupé, et, bon gré mal gré, mangé plus que ma faim (la Marion se dépitant quand je ne faisais pas assez d'honneur à ses mets), mon oncle voulut voir quelque preuve de mon travail à Paris et de mes progrès en peinture.

– Tu crois, sans doute, que ce serait margaritas ante porcos, dit-il gaiement; tu te trompes. Pour juger ce qui est fait pour les yeux, il ne faut que des yeux. Allons, déballe! Je veux voir les chefs-d'oeuvre de mon futur grand homme.

Il me fallut ouvrir ma malle et la retourner dans tous les sens pour lui prouver que je n'avais qu'un très-mince et très-portatif attirait de peintre en voyage, et pas le plus petit croquis à lui montrer.

Il en fut très-mortifié.

– Ça n'est pas aimable de ta part, s'écria-t-il. Tu devais bien penser que je m'intéresserais à tes grands talents, et je commence à croire que tu n'as rien fait qui vaille dans ton Paris. S'il en était autrement, tu te serais appliqué pour m'apporter au moins une jolie image coloriée par toi. Tu avais des dispositions, cela est sûr; mais je parierais que tu n'as songé qu'à flâner, là-bas!

À force de retourner mon bagage, la Marion finit par découvrir une figure d'académie qui m'avait servi à envelopper un paquet de crayons. Comme c'était déchiré et chiffonné, que les pieds et la tête manquaient, elle ne comprit pas tout de suite ce qu'elle examinait; puis, tout à coup, jetant un cri d'horreur et d'indignation, elle s'enfuit en se recommandant à tous les saints.

– Fi! dit mon oncle en regardant cette nudité qui avait épouvanté la Marion, est-ce là un état? Quoi! vous passez votre temps à copier des personnes toutes nues? C'est une occupation bien dégoûtante, et à quoi ça peut-il servir? D'ailleurs, ça me paraît bien grossièrement fait! J'aimais beaucoup mieux les jolis petits bonshommes que tu inventais autrefois. C'était plus soigné, et c'était plus décent. Les habillements de la campagne étaient parfaitement imités, et tout le monde pouvait regarder ça! Mais, parlons raison, ajouta-t-il en jetant au feu mon académie. Comment t'es-tu comporté dans cette grande Babylone? As-tu fait des dettes?

– Non, mon oncle.

– Si fait, conte-moi ça.

– Je vous jure que non: j'aurais trop craint de vous effrayer et de vous affliger; mais, à l'avenir, si voulez bien vous laisser convaincre de certaines vérités positives, il est possible…

– Tu me trompes, tu es endetté

– Non, sur l'honneur!

– Mais tu as le projet…

– Je n'ai aucun projet. Seulement, j'ai à vous dire que je suis las d'un système d'économie qui va forcement jusqu'à l'avarice, et qui, si j'avais le malheur d'en prendre le goût, me conduirait à l'égoïsme le plus stupide. Je comprends les privations qu'on s'impose en vue des autres; mais celles qui n'ont d'autre but que notre propre bien-être dans l'avenir sont étroites et déraisonnables. Jusqu'ici, ma parcimonie a été pour moi une question d'honneur. Vous m'aviez fait jurer que je ne dépasserais pas mon revenu, et, enfant que j'étais, je m'étais laissé arracher ce serment sans prévoir, sans savoir qu'avec cent francs par mois on ne vit pas à Paris, ou que, si l'on y vit, c'est à la condition de ne jamais s'intéresser à un être plus pauvre que soi, et de s'absorber dans une prévoyance sordide. Je n'ai pas pu vivre ainsi: j'ai travaillé pour doubler mon revenu, mais j'ai travaillé de la manière la plus abrutissante et la plus antipathique; ce qui ne m'a pas empêché d'être forcé de me priver de mille jouissances morales ou intellectuelles qui eussent développé mon coeur et mon esprit. Enfin, malgré tout, j'ai résolu le problème d'apprendre ce que je voulais apprendre, sans manquer, dans ma manière d'être, à aucune bienséance, et sans négliger trop les occasions de voir de temps en temps une société d'élite où il m'a été permis de pénétrer sans choquer les regards de personne. À présent, je m'en vais dans un pays où l'on peut être pauvre et s'instruire, comme artiste, sans trop souffrir, à ce que l'on m'a dit; mais, avant de me séparer de vous une seconde fois, mon bon et cher oncle, je viens vous dire que je reprends ma parole, et que je ne m'engage nullement à respecter mon patrimoine, si mes besoins d'artiste et mes sentiments d'honnête homme m'obligent à l'entamer.

A la suite de cette déclaration nécessaire, il y eut une discussion assez vive entre l'abbé Valreg et moi. Il était outré de me voir dans des idées si nouvelles pour lui, qui n'avait jamais songé à me demander compte d'aucune idée. Mais, quand il m'eut dit tout ce que lui suggérait sa conviction, mélange assez singulier d'égoïsme et de charité, qui consiste à faire la part des autres et la sienne propre, sans jamais se laisser aller à aucun entraînement pour eux ou pour soi-même, il prit bravement son parti, et, incapable de s'affecter de quelque chose au point de perdre une heure de sommeil, il se calma en disant:

– Allons, c'est assez se tourmenter pour un jour; nous penserons à cela demain.

En ce moment, l'horloge de l'église sonnait neuf heures, et mon oncle s'assoupit aussitôt comme autrefois, avec cette régularité de fonctions digestives qui appartient aux tempéraments vigoureux. La Marion rentra, rangea la salle, enleva la table, causant tout haut avec moi, faisant claquer ses sabots sans précaution sur le plancher sonore. Quand tout fut en ordre, elle cria dans l'oreille de son maître, qui, habitué à ce vacarme, ouvrit tranquillement les yeux sans tressaillir:

– Allons, monsieur l'abbé, on s'en va! bonne nuit! c'est l'heure de faire vos prières et de vous mettre au lit.

Elle me conduisit à la chambre que j'ai habitée pendant la moitié de ma vie, veilla à ce que je ne manquasse de rien, m'embrassa encore une fois, et monta, à grand bruit, à l'étage supérieur. Un quart d'heure après, tout dormait au presbytère, y compris votre serviteur, fatigué par les rudes chemins du pays et les durs raisonnements de l'abbé Valreg.

Le lendemain, c'est-à-dire hier, mon oncle voulut, à l'heure au souper, reprendre la discussion; je vins à bout de reculer toute explication jusque vers neuf heures moins un quart, et je compte l'amener ainsi, avec un quart d'heure de dispute chaque soir, à s'habituer, sans secousse trop vive, à ma diabolique résolution.

Vous allez croire comme lui, peut-être, que j'ai quelque folie en tête, quelque projet de Sardanapale à l'endroit de mon capital de vingt mille francs. Il n'en est rien pourtant. Je n'ai d'autre projet que celui d'aller devant moi, et de ne pas me sentir esclave d'une situation consacrée par un serment.

03 février

Mon oncle réalise mes prévisions. Il s'habitue à mes volontés d'indépendance, et se rassure un peu en me voyant raisonnable d'ailleurs. Puisque j'étais en train de récapituler mon passe pour vous, il faut que je continue et que je vous raconte comment m'est venu ce goût de la peinture sur lequel je n'ai pas osé vous donner les explications que vous me demandiez.

Ici ma jeunesse se passait dans la solitude au sein de la nature. Je ne faisais que lire et rêver. Tout à coup j'eus vaguement la conscience d'une jouissance infiniment plus douce qui s'emparait de moi. C'était celle de voir, bien plus soutenue, bien plus facile en moi que celle de penser. Les premières révélations de cette jouissance me vinrent un jour au coucher du soleil, dans une prairie bordée de grands arbres, où les masses de lumière chaude et d'ombre transparente prirent tout à coup un aspect enchanté. J'avais environ seize ans. Je me demandai pourquoi cet endroit, que j'avais parcouru cent fois avec indifférence ou préoccupation, était, ce jour-là et dans ce moment-là, inondé d'un charme si étrange et si nouveau pour moi.

Je fus quelques jours sans m'en rendre compte. Occupé jusqu'à midi au presbytère par quelques devoirs, c'est-à-dire quelques thèmes ou extraits que mon oncle me donnait régulièrement chaque matin, et que, régulièrement chaque soir, il oubliait d'examiner, je ne pouvais voir l'effet du soleil levant. Je cherchais tout le long du jour, en lisant dans la prairie, à bâtons rompus, le prestige qui m'avait ébloui. Je ne le retrouvais qu'au moment où l'astre s'abaissait vers la cime des collines, et quand les grandes ombres veloutées des masses de végétation rayaient l'or de la prairie étincelante. C'est l'heure que les peintres appellent l'heure de l'effet. Elle me faisait battre le coeur comme l'arrivée d'une personne aimée ou d'un événement extraordinaire. Dans ce moment-là, tout devenait beau sans que je pusse dire pourquoi; les moindres accidents de terrain, la moindre pierre moussue, et même les détails prosaïques du paysage, le linge étendu sur une corde à la porte de la chaumière, les poules grattant le fumier, la baraque de branches et de terre battue, la barrière de bois brut et mal agencé qui, clouée d'un arbre à l'autre, séparait le pré de la chènevière.

-Qu'y a-t-il de si étonnant dans tout cela? me demandais-je; et d'où vient que seul j'en suis frappé? Les gens qui passent ou qui travaillent à la campagne n'y font point d'attention, et mon oncle lui-même, qui est le plus instruit de ceux que je vois, ne m'a jamais parlé d'un pareil phénomène. Est-ce un état de la nature extérieure ou un état de mon âme? est-ce une transfiguration des choses autour de moi ou une simple hallucination de mon cerveau?

Cette heure d'extase garda son mystère pendant quelques jours, parce que c'était, dans la saison, l'heure à laquelle soupait mon oncle, et il était fort sévère quant à la régularité des habitudes de sa maison. Une journée de mon absence ne le tourmentait pas; une minute d'attente devant ma place vide à table le contrariait sérieusement. Il était si bon, d'ailleurs, que je ne craignais rien tant que de lui déplaire. Aussi, dès que le timbre lointain de l'horloge de l'église, et certain vol de pigeons dans la direction du colombier, me marquaient le moment précis où la Marion mettait le couvert, il me fallait m'arracher à ma contemplation et interrompre ma jouissance à demi savourée. Elle me poursuivait alors comme un rêve, et, tout en coupant le gigot ou le jambon en menues tranches pour obéir aux prescriptions de l'abbé Valreg, je voyais passer devant mes yeux des files de buissons aux contours dorés, et des combinaisons de paysages empourprés par les reflets d'un ciel ardent comme la braise.

Mais ces jours d'automne raccourcissant très-vite, j'eus bientôt le loisir auquel j'aspirais, et je pus suivre, avec ce sentiment de la beauté des choses qui s'était éveillé en moi comme un sens nouveau, les admirables dégradations du jour et la succession d'aspects étranges ou sublimes que prenait la campagne. J'étais comme enivré à chaque observation nouvelle, et, bien que nourri de livres poétiques, il ne me venait pas à la pensée de chercher dans les mots le côté descriptif de ma vision. Je trouvais les mots insuffisants, les peintures écrites vagues ou inexactes. Les plus grands poëtes me paraissaient chercher dans la parole un équivalent qui ne saurait s'y trouver. Le plus hardi, le plus pittoresque de tous les modernes, Victor Hugo, ne me suffisait même plus.

C'est à cela que je sentis que la manifestation de mon ivresse intérieure ne serait jamais littéraire. Mon imagination était pauvre ou paresseuse, puisque les plus puissants écrivains ne m'avaient jamais fait pressentir ce que mes yeux seuls venaient de me révéler.

Je fus pourtant bien longtemps avant d'oser me dire que je pouvais être peintre; et même encore aujourd'hui j'ignore si ces premières émotions furent les vrais symptômes d'une vocation déterminée; mais, à coup sûr, elles furent l'appel d'un goût prédominant et insatiable.

J'avais quelque chose comme dix-neuf ans, lorsque, durant mes longues veillées de l'hiver, l'idée, ou plutôt le besoin me vint de me remettre sous les yeux, tant bien que mal, les splendeurs de l'été. Je pris un crayon et je dessinai, admirant naïvement cet essai barbare, et, cette fois, dominé par mon imagination qui me faisait voir autre chose que ce que ma main pouvait exécuter. Le lendemain, je reconnus ma folie et brûlai mon barbouillage; mais je recommençai, et cela dura ainsi plusieurs mois. Tous les soirs, j'étais charmé de mon ébauche; tous les matins, je la détruisais, craignant de m'habituer à la laideur de mon propre ouvrage. Et pourtant les heures de la veillée s'envolaient comme des minutes dans cette mystérieuse élaboration. L'idée me vint enfin d'essayer de copier la nature. Je copiai tout avec une bonne foi sans pareille; je comptais presque les feuilles des branches; je voulais ne rien laisser à l'interprétation, et je perdais, dans le détail, la notion de l'ensemble, sans rendre même le détail, car tout détail est un ensemble par lui-même.

Un jour, mon oncle m'emmena dans un château où je vis enfin de la peinture des maîtres anciens et nouveaux. Mon instinct me poussait vers le paysage. Je restai absorbé devant un Ruysdaël. Je ne le compris pas d'abord. Peu à peu la lumière se fit, et je m'avisai que c'était là une science de toute la vie. Je résolus, dès que je serais indépendant, d'employer ma vie, à moi, selon mes forces, à écrire, avec de la couleur sur de la toile, le rêve de mon âme.

On me prêta de bons dessins; mon oncle me permit même l'achat d'une boîte d'aquarelle. Il ne s'inquiéta pas de ma monomanie; mais, quand, parvenu à ma majorité, je lui révélai ma pensée, je le vis bouleversé. Je m'y attendais. Je résistai avec douceur à ses remontrances. Je savais son respect pour la liberté d'autrui, son aversion pour les paroles inutiles, et ce fonds d'insouciance ou d'optimisme qui part d'une grande candeur et d'une sincère bonté.

Vous me demanderez maintenant pourquoi, aux premiers jours de notre connaissance, je vous ai fait mystère d'une chose aussi simple que ma prédilection pour cet art; la raison est tout aussi simple que le fait: vous m'eussiez demandé à voir mes essais; je les savais détestables, bien qu'ils eussent fait l'admiration de la Marion et du maître d'école de mon village. Vous m'auriez dit que j'étais insensé, ou si vous ne me l'eussiez pas dit, je l'aurais lu dans vos yeux. Or, je n'ai pas en moi-même une foi assez robuste pour lutter contre les critiques de l'amitié. Celles du premier venu me sont indifférentes. Les vôtres m'eussent fait douter doublement, et c'est bien assez d'avoir à douter seul.

A mon âge, c'est-à-dire à l'âge que j'avais alors, et négligé comme je l'avais été, on ne sait pas défendre sa conviction. On la sent, on manque d'expressions et de preuves pour la formuler et la maintenir. On l'aime parce que, révélation ou chimère, elle vous a rendu heureux; on la garde en soi avec terreur, comme le secret d'un premier amour. C'est une fleur précieuse qu'un souffle de dédain, un sourire de raillerie peut flétrir.

Cette crainte est encore en moi, elle est encore fondée, et, si je n'ai pas voulu vous faire juge de mes essais, ne croyez pas que ce soit par excès de vanité. Non! Je me suis examiné sous ce rapport-là; je me suis tâté le coeur et la tête avec impartialité. J'ai reconnu que, si je ne suis pas un sage, du moins je ne suis pas un fou. Il faudrait l'être pour me persuader que j'ai déjà du talent; et ce qui me rassure, c'est que je suis bien certain de n'en point avoir encore. Ce que j'aime dans mon secret, ce n'est donc pas moi, c'est l'art en lui-même et pour lui-même. C'est mon espérance, que je veux garder encore vierge de toute atteinte, de toute réflexion, de tout regard. Il me semble qu'avec tant de respect pour mon idéal, je ne cours pas le risque de m'égarer, et que, le jour où je vous dirai: «Voilà ce que je sais faire pour exprimer ma pensée,» j'aurai véritablement conscience d'un succès relatif à mes forces; je ne dis pas à mes aspirations; ceci, je crois, ne peut jamais être atteint par personne.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
360 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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