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Читать книгу: «Les quatre cavaliers de l'apocalypse», страница 15

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Enfin, le dimanche, dans la soirée, tandis qu'Argensola se promenait au bois de Boulogne avec une de ses compagnes de «siège» (mais il ne fit point part de cette particularité à Marcel), il avait appris par les éditions spéciales des journaux que la bataille s'était livrée tout près de la ville et que cette bataille était une grande victoire.

– Ah! monsieur Desnoyers, j'ai beaucoup vu et je puis raconter de grandes choses!

Le père de Jules était si content de ces conversations qu'il conçut pour le bohème une bienveillance bientôt traduite par des offres de service. Les temps étaient durs, et Argensola, contraint par les circonstances à vivre loin de sa patrie, avait peut-être besoin d'argent. Si tel était le cas, Marcel se ferait un plaisir de lui venir en aide et mettrait des fonds à sa disposition. Il le ferait d'autant plus volontiers que toujours il avait beaucoup aimé l'Espagne: un noble pays qu'il regrettait de ne pas bien connaître, mais qu'il visiterait avec le plus grand intérêt après la guerre.

Pour la première fois de sa vie, Argensola répondit à une telle offre par un refus où il mit non moins de dignité que de gratitude. Il remercia vivement M. Desnoyers de la délicate attention et de l'offre généreuse; mais heureusement il n'était pas dans la nécessité d'accepter ce service. En effet, Jules l'avait nommé son administrateur, et comme, en vertu des nouveaux décrets concernant le moratorium, la Banque avait consenti enfin à verser mensuellement un tant pour cent sur le chèque d'Amérique, son ami pouvait lui fournir tout ce qui lui était nécessaire pour les besoins de la maison.

Quand la terrible crise fut passée, il sembla que la population parisienne s'accoutumait insensiblement à la situation. Un calme résigné succéda à l'excitation des premières semaines, alors que l'on espérait des interventions extraordinaires et miraculeuses. Argensola lui-même n'avait plus les poches pleines de journaux, comme au début des hostilités. D'ailleurs tous les journaux disaient la même chose, et il suffisait de lire le communiqué officiel, document que l'on attendait désormais sans impatience: car on prévoyait qu'il ne ferait guère que répéter le communiqué précédent. Les gens de l'arrière reprenaient peu à peu leurs occupations habituelles. «Il faut bien vivre», disaient-ils. Et la nécessité de continuer à vivre imposait à tous ses exigences. Ceux qui avaient sous les drapeaux des êtres chers ne les oubliaient pas; mais ils finissaient par s'accoutumer à leur absence comme à un inconvénient normal. L'argent recommençait à circuler, les théâtres à s'ouvrir, les Parisiens à rire; et, si l'on parlait de la guerre, c'était pour l'accepter comme un mal inévitable, auquel on ne devait opposer qu'un courage persévérant et une muette endurance.

Dans les visites que Marcel faisait à Argensola, il eut plusieurs fois l'occasion de rencontrer Tchernoff. En temps ordinaire, il aurait tenu cet homme à distance: le millionnaire était du parti de l'ordre et avait en horreur les fauteurs de révolutions. Le socialisme du Russe et sa nationalité même lui auraient forcément suggéré deux séries d'images déplaisantes: d'un côté, des bombes et des coups de poignard; de l'autre côté, des pendaisons et des exils en Sibérie. Mais, depuis la guerre, les idées de Marcel s'étaient modifiées sur bien des points: la terreur allemande, les exploits des sous-marins qui coulaient à pic des milliers de voyageurs inoffensifs, les hauts faits des zeppelins qui, presque invisibles au zénith, jetaient des tonnes d'explosifs sur de petites maisons bourgeoises, sur des femmes et sur des enfants, avaient beaucoup diminué à ses yeux la gravité des attentats qui, quelques années auparavant, lui avaient rendu odieux le terrorisme russe. D'ailleurs Marcel savait que Tchernoff avait été en relations, sinon intimes, du moins familières avec Jules, et cela suffisait pour qu'il fît bon visage à cet étranger, qui d'ailleurs appartenait à une nation alliée de la France.

Marcel et Tchernoff parlaient de la guerre. La douceur de Tchernoff, ses idées originales, ses incohérences de penseur sautant brusquement de la réflexion à la parole, séduisirent bientôt le père de Jules, qui ne regretta pas certaines bouteilles provenant manifestement des caves de l'avenue Victor-Hugo, bouteilles dont Argensola arrosait avec largesse l'éloquence de son voisin. Ce que Marcel admirait le plus dans le Russe, c'était la facilité avec laquelle celui-ci exprimait par des images les choses qu'il voulait faire comprendre. Dans les discours de ce visionnaire, la bataille de la Marne, les combats subséquents et l'effort des deux armées ennemies pour atteindre la mer devenaient des faits très simples et très intelligibles. Ah! si les Français n'avaient pas été harassés après leur victoire!

– Mais les forces humaines ont une limite, disait le Russe, et les Français, en dépit de leur vaillance, sont des hommes comme les autres. En trois semaines, il y a eu la marche forcée de l'est au nord, pour faire front à l'invasion par la Belgique; puis une série de combats ininterrompus, à Charleroi et ailleurs; puis une rapide retraite, afin de ne pas être enveloppé par l'ennemi; et finalement cette bataille de sept jours où les Allemands ont été arrêtés et refoulés. Comment s'étonner qu'après cela les jambes aient manqué aux vainqueurs pour se porter en avant, et que la cavalerie ait été impuissante à donner la chasse aux fuyards? Voilà pourquoi les Allemands, poursuivis avec peu de vigueur, ont eu le temps de s'arrêter, de se creuser des trous, de se tapir dans des abris presque inaccessibles. Les Français à leur tour ont dû faire de même, pour ne pas perdre ce qu'ils avaient récupéré de terrain, et ainsi a commencé l'interminable guerre de tranchées. Ensuite chacune des deux lignes, dans le but d'envelopper la ligne ennemie, est allée se prolongeant vers le nord-ouest, et de ces prolongements successifs a résulté «la course à la mer» dont la conséquence a été la formation du front de combat le plus grand que l'histoire connaisse.

Optimiste malgré tout, Marcel, contrairement à l'opinion générale, espérait que la guerre ne serait plus très longue et que, dès le printemps prochain ou au plus tard vers le milieu de l'été, la paix serait conclue. Mais Tchernoff hochait la tête.

– Non, répondait-il. Ce sera long, très long. Cette guerre est une guerre nouvelle, la véritable guerre moderne. Les Allemands ont commencé les hostilités selon les anciennes méthodes: mouvements enveloppants, batailles en rase campagne, plans stratégiques combinés par de Moltke à l'imitation de Napoléon. Ils désiraient finir vite et se croyaient sûrs du triomphe. Dès lors, à quoi bon faire usage de procédés nouveaux? Mais ce qui s'est produit sur la Marne a bouleversé leurs projets: de l'offensive ils ont été obligés de passer à la défensive, et leur état-major a mis en œuvre tout ce que lui avaient appris les récentes campagnes des Japonais et des Russes. La puissance de l'armement moderne et la rapidité du tir font de la lutte souterraine une nécessité inéluctable. La conquête d'un kilomètre de terrain représente aujourd'hui plus d'efforts que n'en exigeait, il y a un siècle, la prise d'assaut d'une forteresse, de ses bastions et de ses courtines. Par conséquent, ni l'une ni l'autre des deux armées affrontées n'avancera vite. Cela va être lent et monotone, comme la lutte de deux athlètes dont les forces sont égales.

– Mais pourtant il faudra bien qu'un jour cela finisse!

– Sans doute, mais il est impossible de savoir quand. Ce qu'il est dès maintenant permis de considérer comme indubitable, c'est que l'Allemagne sera vaincue. De quelle manière? Je l'ignore; mais la logique veut qu'elle succombe. En septembre, elle a joué tous ses atouts et elle a perdu la partie. Cela donne aux Alliés le temps de réparer leur imprévoyance et d'organiser les forces énormes dont ils disposent. La défaite des empires centraux se produira fatalement; mais on se tromperait si l'on s'imaginait qu'elle est prochaine.

D'ailleurs, pour Tchernoff, cette immanquable déroute des nations de proie ne signifiait ni la destruction de l'Allemagne ni l'anéantissement des peuples germaniques. Le révolutionnaire n'avait pas de sympathie pour les patriotismes excessifs, n'approuvait ni l'intransigeance des chauvins de Paris, qui voulaient effacer l'Allemagne de la carte d'Europe, ni l'intransigeance des pangermanistes de Berlin, qui voulaient étendre au monde entier la domination teutonne.

– L'essentiel, c'est de jeter bas l'empire allemand et de briser la redoutable machine de guerre qui, pendant près d'un demi-siècle, a menacé la paix des nations.

Ce qui irritait le plus Tchernoff, c'était l'immoralité des idées qui, depuis 1870, étaient nées de cette perpétuelle menace et qui contaminaient aujourd'hui un si grand nombre d'esprits dans le monde entier: glorification de la force, triomphe du matérialisme, sanctification du succès, respect aveugle du fait accompli, dérision des plus nobles sentiments comme s'ils n'étaient que des phrases creuses, philosophie de bandits qui prétendait être le dernier mot du progrès et qui n'était que le retour au despotisme, à la violence et à la barbarie des époques primitives.

– Ce qu'il faut, déclarait-il, c'est la suppression de ceux qui représentent cette abominable tendance à revenir en arrière. Mais cela ne signifie pas qu'il faille exterminer aussi le peuple allemand. Ce peuple a des qualités réelles, trop souvent gâtées par les défauts qu'un passé malheureux lui a laissés en héritage. Il possède l'instinct de l'organisation, le goût du travail, et il peut rendre des services à la cause du progrès. Mais auparavant il a besoin qu'on lui administre une douche: la douche de la catastrophe. Quand la défaite aura rabattu l'orgueil des Allemands et dissipé leurs illusions d'hégémonie mondiale, quand ils se seront résignés à n'être qu'un groupe humain ni supérieur ni inférieur aux autres, ils deviendront d'utiles collaborateurs pour la tâche commune de civilisation qui incombe à l'humanité entière. D'ailleurs cela ne doit pas nous faire oublier que, à l'heure actuelle, ils sont pour toutes les autres sociétés humaines un grave danger. Ce «peuple de maîtres», comme il s'appelle lui-même, est de tous les peuples celui qui a le moins le sentiment de la dignité personnelle. Sa constitution politique a fait de lui une horde guerrière où tout est soumis à une discipline mécanique et humiliante. En Allemagne, il n'est personne qui ne reçoive des coups de pied au cul et qui ne désire les rendre à ses subordonnés. Le coup de pied donné par l'empereur se transmet d'échine en échine jusqu'aux dernières couches sociales. Le kaiser cogne sur ses rejetons, l'officier cogne sur ses soldats, le père cogne sur ses enfants et sur sa femme, l'instituteur cogne sur ses élèves. C'est précisément pour cela que l'Allemand désire si passionnément se répandre dans le monde. Dès qu'il est hors de chez lui, il se dédommage de sa servilité domestique en devenant le plus arrogant et le plus féroce des tyrans.

XI
LA GUERRE

Le sénateur Lacour, un soir qu'il dînait chez Marcel Desnoyers, dit à son ami:

– Ne vous plairait-il pas d'aller voir votre fils au front?

Le personnage était très tourmenté de ce que son héritier, rompant le réseau protecteur des recommandations dont l'avait enveloppé la prudence paternelle, servait maintenant dans l'armée active et, qui pis est, sur la première ligne; et il s'était mis en tête de rendre visite au nouveau sous-lieutenant, ne fût-ce que pour inspirer aux chefs plus de considération à l'égard d'un jeune homme dont le père avait la puissance d'obtenir une autorisation si rarement accordée. Or, comme Jules appartenait au même corps d'armée que René, Lacour avait pensé à faire profiter Marcel de l'occasion: Marcel accompagnerait Lacour en qualité de secrétaire. Même si les deux jeunes gens étaient dans des secteurs éloignés l'un de l'autre, cela ne serait pas un empêchement: en automobile, on parcourt vite de longues distances. Le prétexte officiel du voyage était une mission donnée au sénateur pour se rendre compte du fonctionnement de l'artillerie et de l'organisation des tranchées.

Il va de soi que Marcel accepta avec joie la proposition de son illustre ami, et, quelques jours plus tard, malgré la mauvaise volonté du ministre de la Guerre qui se souciait peu d'admettre des curieux sur le front, Lacour obtint le double permis.

Le lendemain, dans la matinée, le sénateur et le millionnaire gravissaient péniblement une montagne boisée. Marcel avait les jambes protégées par des guêtres, la tête abritée sous un feutre à larges bords, les épaules couvertes d'une ample pèlerine. Lacour le suivait, chaussé de hautes bottes et coiffé d'un chapeau mou; mais il n'en avait pas moins endossé une redingote aux basques solennelles, afin de garder quelque chose du majestueux costume parlementaire, et, quoiqu'il haletât de fatigue et suât à grosses gouttes, il faisait un visible effort pour ne point se départir de la dignité sénatoriale. A côté d'eux marchait un capitaine qui, par ordre, leur servait de guide.

Le bois où ils cheminaient présentait une tragique désolation. Il s'y était pour ainsi dire figé une tempête qui tenait le paysage immobile dans des aspects violents et bizarres. Pas un arbre n'avait gardé sa tige intacte et son abondante ramure du temps de paix. Les pins faisaient penser aux colonnades de temples en ruines; les uns dressaient encore leurs troncs entiers, mais, décapités de la cime, ils étaient comme des fûts qui auraient perdu leurs chapiteaux; d'autres, coupés à mi-hauteur par une section oblique en bec de flûte, ressemblaient à des stèles brisées par la foudre; quelques-uns laissaient pendre autour de leur moignon déchiqueté les fibres d'un bois déjà mort. Mais c'était surtout dans les hêtres, les rouvres et les chênes séculaires que se révélait la formidable puissance de l'agent destructeur. Il y en avait dont les énormes troncs avaient été tranchés presque à ras de terre par une entaille nette comme celle qu'aurait pu produire un gigantesque coup de hache, tandis qu'autour de leurs racines déterrées on voyait les pierres extraites des entrailles du sol par l'explosion et éparpillées à la surface. Çà et là, des mares profondes, toutes pareilles, d'une régularité quasi géométrique, étendaient leurs nappes circulaires. C'était de l'eau de pluie verdâtre et croupissante, sur laquelle flottait une croûte de végétation habitée par des myriades d'insectes. Ces mares étaient les entonnoirs creusés par les «marmites» dans un sol calcaire et imperméable, qui conservait le trop-plein des irrigations pluviales.

Les voyageurs avaient laissé leur automobile au bas du versant, et ils grimpaient vers les crêtes où étaient dissimulés d'innombrables canons, sur une ligne de plusieurs kilomètres. Ils étaient obligés de faire cette ascension à pied, parce qu'ils étaient à portée de l'ennemi: une voiture aurait attiré sur eux l'attention et servi de cible aux obus.

– La montée est un peu fatigante, monsieur le sénateur, dit le capitaine. Mais courage! Nous approchons.

Ils commençaient à rencontrer sur le chemin beaucoup d'artilleurs. La plupart n'avaient de militaire que le képi; sauf cette coiffure, ils avaient l'air d'ouvriers de fabrique, de fondeurs ou d'ajusteurs. Avec leurs pantalons et leurs gilets de panne, ils étaient en manches de chemise, et quelques-uns d'entre eux, pour marcher dans la boue avec moins d'inconvénient, étaient chaussés de sabots. C'étaient de vieux métallurgistes incorporés par la mobilisation à l'artillerie de réserve; leurs sergents avaient été des contre-maîtres, et beaucoup de leurs officiers étaient des ingénieurs et des patrons d'usines.

On pouvait arriver jusqu'aux canons sans les voir. A peine émergeait-il d'entre les branches feuillues ou de dessous les troncs entassés quelque chose qui ressemblait à une poutre grise. Mais, quand on passait derrière cet amas informe, on trouvait une petite place nette, occupée par des hommes qui vivaient, dormaient et travaillaient autour d'un engin de mort. En divers endroits de la montagne il y avait, soit des pièces de 75, agiles et gaillardes, soit des pièces lourdes qui se déplaçaient péniblement sur des roues renforcées de patins, comme celles des locomobiles agricoles dont les grands propriétaires se servent dans l'Argentine pour labourer la terre.

Lacour et Desnoyers rencontrèrent dans une dépression du terrain plusieurs batteries de 75, tapies sous le bois comme des chiens à l'attache qui aboieraient en allongeant le museau. Ces batteries tiraient sur des troupes de relève, aperçues depuis quelques minutes dans la vallée. La meute d'acier hurlait rageusement, et ses abois furibonds ressemblaient au bruit d'une toile sans fin qui se déchirerait.

Les chefs, grisés par le vacarme, se promenaient à côté de leurs pièces en criant des ordres. Les canons, glissant sur les affûts immobiles, avançaient et reculaient comme des pistolets automatiques. La culasse rejetait la douille de l'obus, et aussitôt un nouveau projectile était introduit dans la chambre fumante.

En arrière des batteries, l'air était agité de violents remous. A chaque salve, Lacour et Desnoyers recevaient un coup dans la poitrine; pendant un centième de seconde, entre l'onde aérienne balayée et la nouvelle onde qui s'avançait, ils éprouvaient au creux de l'estomac l'angoisse du vide. L'air s'échauffait d'odeurs âcres, piquantes, enivrantes. Les miasmes des explosifs arrivaient jusqu'au cerveau par la bouche, les oreilles et les yeux. Près des canons, les douilles vides formaient des tas. Feu!.. Feu!.. Toujours feu!

– Arrosez bien! répétaient les chefs.

Et les 75 inondaient de projectiles le terrain sur lequel les Boches essayaient de passer.

Le capitaine, conformément aux ordres reçus, expliqua au sénateur la manœuvre de ces pièces. Mais, comme le véritable but du voyage était pour Lacour de voir son fils René, et comme René était attaché au service de la grosse artillerie, l'examen des 75 ne se prolongea pas longtemps et les visiteurs se remirent en route sous la conduite de leur guide. Par un petit chemin qu'abritait une arête de la montagne, ils arrivèrent en trois quarts d'heure sur une croupe où plusieurs pièces lourdes étaient en position, mais distantes les unes des autres; et le capitaine recommença de donner au sénateur les explications officielles.

Les projectiles de ces pièces étaient de grands cylindres ogivaux, emmagasinés dans des souterrains. Les souterrains, nommés «abris», consistaient en terriers profonds, sortes de puits obliques que protégeaient en outre des sacs de pierre et des troncs d'arbre. Ces abris servaient aussi de refuge aux hommes qui n'étaient pas de service.

Un artilleur montra à Lacour deux grandes bourses de toile blanche, unies l'une à l'autre et bien pleines, qui ressemblaient à une double saucisse: c'était la charge d'une de ces pièces. La bourse que l'on ouvrit laissa voir des paquets de feuilles couleur de rose, et le sénateur et son compagnon s'étonnèrent que cette pâte, qui avait l'aspect d'un article de toilette, fût un terrible explosif de la guerre moderne.

Un peu plus loin, au point culminant de la croupe, il y avait une tour à moitié démolie. C'était le poste le plus périlleux de tous, celui de l'observateur. Un officier s'y plaçait pour surveiller la ligne ennemie, constater les effets du tir et donner les indications qui permettaient de le rectifier.

Près de la tour, mais en contre-bas, était situé le poste de commandement. On y pénétrait par un couloir qui conduisait à plusieurs salles souterraines. Ce poste avait pour façade un pan de montagne taillé à pic et percé d'étroites fenêtres qui donnaient de l'air et de la lumière à l'intérieur. Comme Lacour et Desnoyers descendaient par le couloir obscur, un vieux commandant chargé du secteur vint à leur rencontre. Les manières de ce commandant étaient exquises; sa voix était douce et caressante comme s'il avait causé avec des dames dans un salon de Paris. Soldat à la moustache grise et aux lunettes de myope, il gardait en pleine guerre la politesse cérémonieuse du temps de paix. Mais il avait aux poignets des pansements: un éclat d'obus lui avait fait cette double blessure, et il n'en continuait par moins son service. «Ce diable d'homme, pensa Marcel, est d'une urbanité terriblement mielleuse; mais n'importe, c'est un brave.»

Le poste du commandant était une vaste pièce qui recevait la lumière par une baie horizontale longue de quatre mètres et haute seulement d'un pied et demi, de sorte qu'elle ressemblait un peu à l'espace ouvert entre deux lames de persiennes. Au-dessous de cette baie était placée une grande table de bois blanc chargée de papiers. En s'asseyant sur une chaise près de cette table, on embrassait du regard toute la plaine. Les murs étaient garnis d'appareils électriques, de cadres de distribution, de téléphones, de très nombreux téléphones pourvus de leurs récepteurs.

Le commandant offrit des sièges à ses visiteurs avec un geste courtois d'homme du monde. Puis il étendit sur la table un vaste plan qui reproduisait tous les accidents de la plaine, chemins, villages, cultures, hauteurs et dépressions. Sur cette carte était tracé un faisceau triangulaire de lignes rouges, en forme d'éventail; le sommet du triangle était le lieu même où ils étaient assis, et le côté opposé était la limite de l'horizon réel qu'ils avaient sous les yeux.

– Nous allons bombarder ce bois, dit le commandant en montrant du doigt l'un des points extrêmes de la carte.

Puis, désignant à l'horizon une petite ligne sombre:

– C'est le bois que vous voyez là-bas, ajouta-t-il. Veuillez prendre mes jumelles et vous distinguerez nettement l'objectif.

Il déploya ensuite une photographie énorme, un peu floue, sur laquelle était tracé un éventail de lignes rouges pareil à celui de la carte.

– Nos aviateurs, continua-t-il, ont pris ce matin quelques vues des positions ennemies. Ceci est un agrandissement exécuté par notre atelier photographique. D'après les renseignements fournis, deux régiments allemands sont campés dans le bois. Vous plaît-il que nous commencions le tir tout de suite, monsieur le sénateur?

Et, sans attendre la réponse du personnage, le commandant envoya un signal télégraphique. Presque aussitôt résonnèrent dans le poste une quantité de timbres dont les uns répondaient, les autres appelaient. L'aimable chef ne s'occupait plus ni de Lacour ni de Desnoyers; il était à un téléphone et il s'entretenait avec des officiers éloignés peut-être de plusieurs kilomètres. Finalement il donna l'ordre d'ouvrir le feu, et il en fit part au personnage.

Le sénateur était un peu inquiet: il n'avait jamais assisté à un tir d'artillerie lourde. Les canons se trouvaient presque au-dessus de sa tête, et sans doute la voûte de l'abri allait trembler comme le pont d'un vaisseau qui lâche une bordée. Quel fracas assourdissant cela ferait!.. Huit ou dix secondes s'écoulèrent, qui parurent très longues à Lacour; puis il entendit comme un tonnerre lointain qui paraissait venir des nuées. Les nombreux mètres de terre qu'il avait au-dessus de sa tête amortissaient les détonations: c'était comme un coup de bâton donné sur un matelas. «Ce n'est que cela?» pensa le sénateur, désormais rassuré.

Plus impressionnant fut le bruit du projectile qui fendait l'air à une grande hauteur, mais avec tant de violence que les ondes descendaient jusqu'à la baie du poste. Ce bruit déchirant s'affaiblit peu à peu, cessa d'être perceptible. Comme aucun effet ne se manifestait, Lacour et Marcel crurent que l'obus, perdu dans l'espace, n'avait pas éclaté. Mais enfin, sur l'horizon, exactement à l'endroit indiqué tout à l'heure par le commandant, surgit au-dessus de la tache sombre du bois une énorme colonne de fumée dont les étranges remous avaient un mouvement giratoire, et une explosion se produisit pareille à celle d'un volcan.

Quelques minutes plus tard, toutes les pièces françaises avaient ouvert le feu, et néanmoins l'artillerie allemande ne donnait pas encore signe de vie.

– Ils vont répondre, dit Lacour.

– Cela me paraît certain, acquiesça Desnoyers.

Au même instant, le capitaine s'approcha du sénateur et lui dit:

– Vous plairait-il de remonter là-haut? Vous verriez de plus près le travail de nos pièces. Cela en vaut la peine.

Remonter alors que l'ennemi allait ouvrir le feu? La proposition aurait paru intempestive au sénateur si le capitaine n'avait ajouté que le sous-lieutenant Lacour, averti par téléphone, arriverait d'une minute à l'autre. Au surplus, le personnage se souvint que les militaires étaient déjà peu disposés à faire grand cas des hommes politiques, et il ne voulut pas leur fournir l'occasion de rire sous cape de la couardise d'un parlementaire. Il rajusta donc gravement sa redingote et sortit du souterrain avec Marcel.

A peine avaient-ils fait quelques pas, l'atmosphère se bouleversa en ondes tumultueuses. Ils chancelèrent l'un et l'autre, tandis que leurs oreilles bourdonnaient et qu'ils avaient la sensation d'un coup asséné sur la nuque. L'idée leur vint que les Allemands avaient commencé à répondre. Mais non, c'était encore une des pièces françaises qui venait de lancer son formidable obus.

Cependant, du côté de la tour d'observation, un sous-lieutenant accourait vers eux et traversait l'espace découvert en agitant son képi. Lacour, en reconnaissant René, trembla de peur: l'imprudent, pour s'épargner un détour, risquait de se faire tuer et s'offrait lui-même comme cible au tir de l'ennemi!

Après les premiers embrassements, le père eut la surprise de trouver son fils transformé. Les mains qu'il venait de serrer étaient fortes et nerveuses; le visage qu'il contemplait avec tendresse avait les traits accentués, le teint bruni par le grand air. Six mois de vie intense avaient fait de René un autre homme. Sa poitrine s'était élargie, les muscles de ses bras s'étaient gonflés, une physionomie mâle avait remplacé la physionomie féminine de naguère. Tout dans la personne du jeune officier respirait la résolution et la confiance en ses propres forces.

René ne fit pas moins bon accueil à Desnoyers qu'à son père, et il lui demanda avec un tendre empressement des nouvelles de sa fiancée. Quoique Chichi écrivît souvent à son futur, il était heureux d'entendre encore parler d'elle, et les détails familiers que Marcel donnait sur la vie de la jeune fille apportaient pour ainsi dire à l'amoureux le parfum de l'aimée.

Ils s'étaient retirés tous les trois un peu à l'écart, derrière un rideau d'arbres où le vacarme était moins violent. Après chaque tir, les pièces lourdes laissaient échapper par la culasse un petit nuage de fumée qui faisait penser à celle d'une pipe. Les sergents dictaient des chiffres communiqués par un artilleur qui tenait à son oreille le récepteur d'un téléphone. Les servants, exécutant l'ordre sans mot dire, touchaient une petite roue, et le monstre levait son mufle gris, le portait à droite ou à gauche avec une docilité intelligente. Le tireur se tenait debout près de la pièce, prêt à faire feu. Cet homme devait être sourd: pour lui, la vie n'était qu'une série de saccades et de coups de tonnerre. Mais sa face abrutie ne laissait pas d'avoir une certaine expression d'autorité: il connaissait son importance; il était le serviteur de l'ouragan; c'était lui qui déchaînait la foudre.

– Les Allemands tirent, dit l'artilleur qui était au téléphone, près de la pièce la plus rapprochée du sénateur et de son compagnon.

L'observateur placé dans la tour venait d'en donner avis. Aussitôt le capitaine chargé de servir de guide au personnage avertit celui-ci qu'il convenait de se mettre en sûreté. Lacour, obéissant à l'instinct de la conservation et poussé aussi par son fils qui lui faisait hâter le pas, se réfugia avec Marcel à l'entrée d'un abri; mais il ne voulut pas descendre au fond du refuge souterrain: désormais la curiosité l'emportait chez lui sur la crainte.

En dépit du tintamarre que faisaient les canons français, Lacour et Desnoyers perçurent l'arrivée de l'invisible obus allemand. Le passage du projectile dans l'atmosphère dominait tous les autres bruits, même les plus voisins et les plus forts. Ce fut d'abord une sorte de gémissement dont l'intensité croissait et semblait envahir l'espace avec une rapidité prodigieuse. Puis ce ne fut plus un gémissement; ce fut un vacarme qui semblait formé de mille grincements, de mille chocs, et que l'on pouvait comparer à la descente d'un tramway électrique dans une rue en pente, au passage d'un train rapide franchissant une station sans s'y arrêter. Ensuite l'obus apparut comme un flocon de vapeur qui grandissait de seconde en seconde et qui avait l'air d'arriver tout droit sur la batterie. Enfin une épouvantable explosion fit trembler l'abri, mais mollement, comme s'il eût été de caoutchouc. Cette première explosion fut suivie de plusieurs autres, moins fortes, moins sèches, qui avaient des modulations sifflantes comme un ricanement sardonique.

Lacour et Desnoyers crurent que le projectile avait éclaté près d'eux, et, lorsqu'ils sortirent de l'abri, ils s'attendaient à voir une sanglante jonchée de cadavres. Ce qu'ils virent, ce fut René qui allumait tranquillement une cigarette, et, un peu plus loin, les artilleurs qui travaillaient à recharger leur pièce lourde.

– La «marmite» a dû tomber à trois ou quatre cents mètres, dit René à son père.

Toutefois le capitaine, à qui son général avait recommandé de bien veiller à la sécurité du personnage, jugea le moment venu de lui rappeler qu'ils avaient encore un long trajet à parcourir et qu'il était temps de se remettre en route. Lacour, qui maintenant se sentait courageux, aurait voulu rester encore; mais René, à cause du duel d'artillerie qui s'engageait, était obligé de rejoindre son poste sans retard. Le père n'insista point pour prolonger l'entrevue; il serra son fils dans ses bras, lui souhaita bonne chance, et, sous la conduite du capitaine, redescendit la montagne en compagnie de Desnoyers.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
26 июня 2017
Объем:
320 стр. 1 иллюстрация
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