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Читать книгу: «Les quatre cavaliers de l'apocalypse», страница 14

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Soudain une trombe s'engouffra entre le mur d'enceinte et le château. La mort soufflait donc dans une nouvelle direction? Jusqu'alors elle était venue du côté de la rivière, battant de front la ligne allemande protégée par le mur. Et voilà qu'avec la brusquerie d'une saute de vent elle se ruait d'un autre côté et prenait le mur en enfilade. Un habile mouvement avait permis aux Français d'établir leurs batteries dans une position plus favorable et d'attaquer de flanc les défenseurs du château.

Marcel qui, heureusement pour lui, s'était attardé un instant près du pont-levis, dans un lieu que la masse de l'édifice abritait contre cette trombe, fut le témoin indemne d'une sorte de cataclysme: arbres abattus, canons démolis, caissons sautant avec des déflagrations volcaniques, chevaux éventrés, hommes dépecés dont le corps volait en morceaux. Par places, les obus avaient creusé des trous profonds dans le sol et rejeté hors des fosses les cadavres enterrés les jours précédents.

Ce qui restait d'Allemands valides pour la défense du mur se leva. Les uns, pâles, les dents serrées, avec des lueurs de démence dans les yeux, mirent la baïonnette au canon; d'autres tournèrent le dos et se précipitèrent vers la porte du parc, sans prendre garde aux cris des officiers et aux coups de revolver que ceux-ci déchargeaient contre les fuyards.

Cependant, de l'autre côté du mur, Marcel entendait comme un bruit confus de marée montante, et il lui semblait reconnaître dans ce bruit quelques notes de la Marseillaise. Les mitrailleuses fonctionnaient avec une célérité de machine à coudre. Les Allemands, fous de rage, tiraient, tiraient sans répit. Cette fureur n'arrêta pas le progrès de l'attaque, et tout à coup, dans une brèche, des képis rouges apparurent sur les décombres. Une bordée de shrapnells balaya une fois, deux fois cette apparition. Finalement les Français entrèrent par la brèche ou escaladèrent le mur. C'étaient de petits soldats bien pris, agiles, ruisselants de sueur sous leur capote déboutonnée; et, pêle-mêle avec eux dans le désordre de la charge, il y avait aussi des turcos aux yeux endiablés, des zouaves aux culottes flottantes, des chasseurs d'Afrique aux vestes bleues.

Les officiers allemands combattaient à mort. Après avoir épuisé les cartouches de leurs revolvers, ils s'élançaient, le sabre haut, contre les assaillants, suivis par ceux des soldats qui leur obéissaient encore. Il y eut un corps à corps, une mêlée: baïonnettes perçant des ventres de part en part, crosses tombant comme des marteaux sur des crânes qui se fendaient, couples embrassés qui roulaient par terre en cherchant à s'étrangler, à se mordre. Enfin les uniformes gris déguerpirent en se faufilant à travers les arbres; mais ils ne réussirent pas tous à s'échapper, et les balles des vainqueurs arrêtèrent pour jamais beaucoup de fugitifs.

Presque aussitôt après, un gros de cavalerie française passa sur le chemin. C'étaient des dragons qui venaient achever la poursuite; mais leurs chevaux étaient exténués de fatigue, et seule la fièvre de la victoire, qui semblait se propager des hommes aux bêtes, leur rendait encore possible un trot forcé et douloureux. Un de ces dragons fit halte à l'entrée du parc, et sa monture se mit à dévorer avidement quelques pousses feuillues, tandis que l'homme, courbé sur l'arçon, paraissait dormir. Quand Marcel le secoua pour le réveiller, l'homme tomba par terre: il était mort.

L'avance française continua. Des bataillons, des escadrons remontaient du bord de la Marne, harassés, sales, couverts de poussière et de boue, mais animés d'une ardeur qui galvanisait leurs forces défaillantes.

Quelques pelotons de fantassins explorèrent le château et le parc, pour les nettoyer des Allemands qui s'y cachaient encore. D'entre les débris des appartements, de la profondeur des caves, des bosquets ravagés, des étables et des garages incendiés surgissaient des individus verdâtres, coiffés du casque à pointe, et ils levaient les bras en montrant leurs mains ouvertes et en criant «Kamarades!.. Kamarades!.. Non kaput!» Ils tremblaient d'être massacrés sur place. Loin de leurs officiers et affranchis de la discipline, ils avaient perdu subitement toute leur fierté. L'un d'eux se réfugia à côté de Marcel, se colla presque contre lui; c'était l'infirmier barbu qui lui avait fait payer si cher quelques morceaux de pain.

– Franzosen!… Moi ami des Franzosen! répétait-il, pour se faire protéger par la victime de son impudente extorsion.

Après une mauvaise nuit passée dans les ruines de son château, Marcel se décida à partir. Il n'avait plus rien à faire au milieu de ces décombres. D'ailleurs la présence de tant de morts le gênait. Il y en avait des centaines et des milliers. Les soldats et les paysans travaillaient à enfouir les cadavres sur le lieu même où ils les trouvaient. Il y avait des fosses dans toutes les avenues du parc, dans les plates-bandes des jardins, dans les cours des dépendances, sous les fenêtres de ce qui avait été les salons. La vie n'était plus possible dans un pareil charnier.

Il reprit donc le chemin de Paris, où il était résolu d'arriver n'importe comment.

Au sortir du parc, ce furent encore des cadavres qu'il rencontra; mais malheureusement ils n'étaient point vêtus de la capote verdâtre. L'offensive libératrice avait coûté la vie à beaucoup de Français. Des pantalons rouges, des képis, des chéchias, des casques à crinière, des sabres tordus, des baïonnettes brisées jonchaient la campagne. Çà et là on apercevait des tas de cendres et de matières carbonisées: c'étaient les résidus des hommes et des chevaux que les Allemands avaient brûlés pêle-mêle, pendant la nuit qui avait précédé leur recul.

Malgré ces incinérations barbares, les cadavres restés sans sépulture étaient innombrables, et, à mesure que Marcel s'éloignait du village, la puanteur des chairs décomposées devenait plus insupportable. D'abord il avait passé au milieu des tués de la veille, encore frais; ensuite, de l'autre côté de la rivière, il avait trouvé ceux de l'avant-veille; plus loin, c'étaient ceux de trois ou quatre jours. A son approche, des vols de corbeaux s'élevaient avec de lourds battements d'ailes; puis, gorgés, mais non rassasiés, ils se posaient de nouveau sur les sillons funèbres.

– Jamais on ne pourra enterrer toute cette pourriture, pensa Marcel. Nous allons mourir de la peste après la victoire!

Les villages, les maisons isolées, tout était dévasté. Les habitations, les granges ne formaient plus que des monceaux de débris. Par endroits, de hautes armatures de fer dressaient sur la plaine leurs silhouettes bizarres, qui faisaient penser à des squelettes de gigantesques animaux préhistoriques: c'étaient les restes d'usines détruites par l'incendie. Des cheminées de brique étaient coupées presque à ras du sol; d'autres, décapitées de la partie supérieure, montraient dans leurs moignons subsistants des trous faits par les obus.

De temps à autre, Marcel rencontrait des escouades de cavaliers, des gendarmes, des zouaves, des chasseurs. Ils bivouaquaient autour des ruines des fermes, chargés d'explorer le terrain et de donner la chasse aux traînards ennemis. Le châtelain dut leur expliquer son histoire, leur montrer le passeport qui lui avait permis de faire le voyage dans le train militaire. Ces soldats, dont quelques-uns étaient blessés légèrement, avaient la joyeuse exaltation de la victoire. Ils riaient, contaient leurs prouesses, s'écriaient avec assurance:

– Nous allons les reconduire à coups de pied jusqu'à la frontière.

Après plusieurs heures de marche, il reconnut au bord de la route une maison en ruines. C'était le cabaret où il avait déjeuné en se rendant à son château. Il pénétra entre les murs noircis, où une myriade de mouches vint aussitôt bourdonner autour de sa tête. Une odeur de chairs putréfiées le saisit aux narines. Une jambe, qui avait l'air d'être de carton roussi, sortait d'entre les plâtras. Il crut revoir la bonne vieille qui, avec ses petits-enfants accrochés à ses jupes, lui disait: «Pourquoi ces gens fuient-ils? La guerre est l'affaire des soldats. Nous autres, nous ne faisons de mal à personne et nous n'avons rien à craindre.»

Un peu plus loin, au bas d'une côte, il fit la plus inattendue des rencontres. Il aperçut une automobile de louage, une automobile parisienne avec son taximètre fixé au siège du cocher. Le chauffeur se promenait tranquillement près du véhicule, comme s'il eût été à sa station. Cet homme avait amené là des journalistes qui voulaient voir le champ de bataille, et il les attendait pour le retour. Marcel engagea la conversation avec lui.

– Deux cents francs pour vous, dit-il, si vous me ramenez à Paris.

L'autre protesta, du ton d'un homme consciencieux qui veut être fidèle à ses promesses. Ce qui donnait tant de force à sa fidélité, c'était peut-être que l'offre de dix louis était faite par un quidam qui, avec ses vêtements en loques et la tache livide d'un coup reçu au visage, avait l'aspect d'un vagabond.

– Eh bien, cinq cents francs! reprit Marcel en tirant de son gousset une poignée d'or.

Pour toute réponse le chauffeur donna un tour à la manivelle et ouvrit la portière. Les journalistes pouvaient attendre jusqu'au lendemain matin: ils n'en auraient que mieux observé le champ de bataille.

Lorsque Marcel rentra à Paris, les rues presque vides lui parurent pleines de monde. Jamais il n'avait trouvé la capitale si belle. En revoyant l'Opéra et la place de la Concorde, il lui sembla qu'il rêvait: le contraste était trop fort entre ce qu'il avait sous les yeux et les spectacles d'horreur qu'il laissait derrière lui à si peu de distance.

A la porte de son hôtel, son majestueux portier, ébahi de lui voir ce sordide aspect, le salua par des cris de stupéfaction:

– Ah! monsieur!.. Qu'est-il arrivé à Monsieur?.. D'où Monsieur peut-il bien venir?

– De l'enfer! répondit le châtelain.

Deux jours après, dans la matinée, Marcel reçut une visite inattendue. Un soldat d'infanterie de ligne s'avançait vers lui d'un air gaillard.

– Tu ne me reconnais pas?

– Oh!.. Jules!

Et le père ouvrit les bras à son fils, le serra convulsivement sur sa poitrine. Le nouveau fantassin était coiffé d'un képi dont le rouge n'avait pas l'éclat du neuf; sa capote trop longue était usée, rapiécée; ses gros souliers exhalaient une odeur de cuir et de graisse; mais jamais Marcel n'avait trouvé Jules si beau que sous cette défroque tirée de quelque fond de magasin militaire.

– Te voilà donc soldat? reprit-il d'une voix qui tremblait un peu. Tu as voulu défendre mon pays, qui n'est pas le tien7. Cela m'effraie pour toi, et cependant j'en suis heureux. Ah! si je n'avais que cinquante ans, tu ne partirais pas seul!

Et ses yeux se mouillèrent de larmes, tandis qu'une expression de haine donnait à son visage quelque chose de farouche.

– Va donc, prononça-t-il avec une sourde énergie. Tu ne sais pas ce qu'est cette guerre; mais moi, je le sais. Ce n'est pas une guerre comme les autres, une guerre où l'on se bat contre des adversaires loyaux; c'est une chasse à la bête féroce. Tire dans le tas: chaque Allemand qui tombe délivre l'humanité d'un péril…

Ici Marcel eut comme un mouvement d'hésitation; puis, d'un ton décidé:

– Et si tu rencontres devant toi des visages connus, ajouta-t-il, que cela ne t'arrête point. Il y a dans les rangs ennemis des hommes de ta famille, mais ils ne valent pas mieux que les autres. A l'occasion, tue-les, tue-les sans scrupule!

X
APRÈS LA MARNE

A la fin d'octobre, Luisa, Héléna et Chichi revinrent de Biarritz. Héléna eut beau leur dire que ce retour n'était pas prudent, que l'affaire de la Marne n'avait été pour les Français qu'un succès passager, que le cours de la guerre pouvait changer d'un moment à l'autre et que, par le fait, le gouvernement ne songeait pas encore à quitter Bordeaux. Mais les suggestions de la «romantique» demeurèrent sans résultat: Luisa ne pouvait se résigner à vivre plus longtemps loin de son mari, et Chichi avait hâte de revoir son «petit soldat de sucre». Les trois femmes réintégrèrent donc l'hôtel de l'avenue Victor-Hugo.

Les deux millions de Parisiens qui, au lieu de se laisser entraîner par la panique, étaient restés chez eux, avaient accueilli la victoire avec une sérénité grave. Personne ne s'expliquait clairement le cours de cette bataille, dont on n'avait eu connaissance que lorsqu'elle était déjà gagnée. Un dimanche, à l'heure où les habitants profitaient du bel après-midi pour faire leur promenade, ils avaient appris tout d'un coup par les journaux le grand succès des Alliés et le danger qu'ils venaient de courir. Ils se réjouirent, mais ils ne se départirent point de leur calme: six semaines de guerre avaient changé radicalement le caractère de cette population si turbulente et si impressionnable. Il fallut du temps pour que la capitale reprît son aspect d'autrefois. Mais enfin des rues naguère désertes se repeuplèrent de passants, des magasins fermés se rouvrirent, des appartements silencieux retrouvèrent de l'animation.

Marcel ne parla guère aux siens de son voyage de Villeblanche. Pourquoi les attrister par le récit de tant d'horreurs? Il se contenta de dire à Luisa que le château avait beaucoup souffert du bombardement, que les obus avaient endommagé une partie de la toiture, et qu'après la paix plusieurs mois de travail seraient nécessaires pour rendre le logis habitable.

Le plaisir qu'éprouvait Marcel à se retrouver en famille fut vite gâté par la présence de sa belle-sœur. Depuis les derniers événements, Héléna avait dans les yeux une vague expression de surprise, comme si le recul des armées impériales eût été un phénomène qui dérogeât d'une façon extraordinaire aux lois les mieux établies de la nature, et le problème de la bataille de la Marne lui tenait si fort à cœur qu'elle ne pouvait plus retenir sa langue. Elle se mit donc à contester la victoire française. A l'en croire, ce qu'on appelait la victoire de la Marne n'était qu'une invention des Alliés; la vérité, c'était que, pour de savantes raisons stratégiques, les généraux allemands avaient jugé à propos de reporter leurs lignes en arrière. Pendant son séjour à Biarritz, elle s'était longuement entretenue de ce sujet avec diverses personnes de la plus haute compétence, notamment avec des officiers supérieurs des pays neutres, et aucun d'eux ne croyait à une réelle victoire des Français. Les troupes allemandes ne continuaient-elles pas à occuper de vastes territoires dans le nord et dans l'est de la France? A quoi donc avait servi cette prétendue victoire, si les vainqueurs étaient impuissants à chasser de chez eux les vaincus? Marcel, interloqué par ces déclarations catégoriques, pâlissait de stupeur et de colère: il l'avait vue, lui, vue de ses yeux, la victoire de la Marne, et les milliers d'Allemands enterrés dans le jardin et dans le parc de Villeblanche attestaient que les Français avaient remporté une grande victoire. Mais il avait beau rembarrer sa belle-sœur et se fâcher tout rouge: il était bien obligé de s'avouer à lui-même qu'il y avait quelque chose de spécieux dans les objections d'Héléna, et son âme en était profondément troublée.

Luisa non plus n'était pas tranquille; depuis que Jules s'était engagé, elle vivait dans les transes. Et bientôt Chichi elle-même eut à s'inquiéter aussi au sujet de son fiancé. En revenant de Biarritz, elle s'était fait raconter par son «petit soldat» tous les périls auxquels elle imaginait que celui-ci avait été exposé, et le jeune guerrier lui avait décrit les poignantes angoisses éprouvées au bureau, durant les jours interminables où les troupes se battaient aux environs de Paris. On entendait de si près la canonnade que le sénateur aurait voulu faire partir son fils pour Bordeaux; mais celui-ci avait été beaucoup mieux inspiré. Le jour du grand effort, lorsque le gouverneur de la place avait lancé en automobile tous les hommes valides, le patriotisme l'avait emporté chez René sur tout autre sentiment: il avait pris un fusil sans que personne le lui commandât, et il était monté dans une voiture avec d'autres employés du service auxiliaire. Arrivé sur le champ de bataille, il était resté plusieurs heures couché dans un fossé, au bord d'un chemin, tirant sans distinguer sur quoi. Il n'avait vu que de la fumée, des maisons incendiées, des blessés, des morts. A l'exception d'un groupe de uhlans prisonniers, il n'avait pas aperçu un seul Allemand.

D'abord cela suffit pour rendre Chichi fière d'être la promise d'un héros de la Marne; mais ensuite elle changea de sentiment. Quand elle était dans la rue avec René, elle regrettait qu'il ne fût que simple soldat et qu'il n'appartînt qu'aux milices de l'arrière. Pis encore: les femmes du peuple, exaltées par le souvenir de leurs hommes qui combattaient sur le front ou aigries par la mort d'un être cher, étaient d'une insolence agressive, de sorte qu'elle entendait souvent au passage de grossières paroles contre les «embusqués». Au surplus, elle ne pouvait s'empêcher de se dire à elle-même que son frère, qui n'était qu'un Argentin, se battait sur le front, tandis que son fiancé, qui était un Français, se tenait à l'abri des coups. Ces réflexions pénibles la rendaient triste.

René remarqua d'autant plus aisément la tristesse de Chichi qu'elle ne l'avait pas habitué à une mine morose, et il devina sans peine la raison de cette mauvaise humeur. Dès lors sa résolution fut prise. Pendant trois jours il s'abstint de venir avenue Victor-Hugo; mais, le quatrième jour, il s'y présenta dans un uniforme flambant neuf, de cette couleur bleu horizon que l'armée française avait adoptée récemment; la mentonnière de son képi était dorée et les manches de sa vareuse portaient un petit galon d'or. Il était officier. Grâce à son père, et en se prévalant de sa qualité d'élève de l'École centrale, il avait obtenu d'être nommé sous-lieutenant dans l'artillerie de réserve, et il avait aussitôt demandé à être envoyé en première ligne. Il partirait dans deux jours.

– Tu as fait cela! s'écria Chichi enthousiasmée. Tu as fait cela!

Elle le regardait, pâle, avec des yeux agrandis qui semblaient le dévorer d'admiration. Puis, sans se soucier de la présence de sa mère:

– Viens, mon petit soldat! Viens! Tu mérites une récompense!

Et elle lui jeta les bras autour du cou, lui plaqua sur les joues deux baisers sonores, fut prise d'une sorte de défaillance et éclata en sanglots.

Après la bataille de la Marne, Luisa et Héléna eurent un redoublement de zèle religieux: les deux mères étaient dévorées de soucis au sujet de leurs fils, qui combattaient pour des causes contraires sur le front de France. Et Chichi elle-même, lorsque René eut été envoyé dans la zone des armées, éprouva une crise de dévotion.

Maintenant Luisa ne courait plus tout Paris pour visiter un grand nombre de sanctuaires, comme si la multiplicité des lieux d'oraison devait augmenter l'efficacité des prières; elle se contentait d'aller avec Chichi et Héléna, soit à l'église Saint-Honoré d'Eylau, soit à la chapelle espagnole de l'avenue Friedland; et elle avait même pour la chapelle espagnole une préférence, parce qu'elle y entendait souvent des dévotes chuchoter à côté d'elle dans la langue de sa jeunesse, et ces voix lui donnaient l'illusion d'être là comme chez elle, près d'un dieu qui l'écoutait plus volontiers.

Lorsque les trois femmes priaient, agenouillées côte à côte, Luisa jetait de temps à autre sur Chichi un regard où il y avait un grain de mauvaise humeur. La jeune fille était pâle, songeuse, et tantôt elle fixait longuement sur l'autel des yeux estompés de bleu, tantôt elle courbait la tête comme sous le poids de pensées graves qui ne lui étaient point habituelles. Cette langueur ardente offusquait un peu la mère: ce n'était probablement pas pour Jules que Chichi priait avec cette ferveur passionnée.

Quant aux deux sœurs, elles ne demandaient ni l'une ni l'autre à Dieu le salut des millions d'hommes aux prises sur les champs de bataille: leurs prières plus égoïstes ne s'inspiraient que du seul amour maternel, n'avaient pour objet que le salut de leurs fils, exposés peut-être en cet instant même à un péril mortel. Mais, quand Luisa implorait le salut de Jules, ce qu'elle voyait mentalement, c'était le soldat que représentait une pâle photographie reçue des tranchées: la tête coiffée d'un vieux képi, le corps enveloppé d'une capote boueuse, les jambes serrées par des bandes de drap, la main armée d'un fusil, le menton assombri par une barbe mal rasée. Et, quand Héléna implorait le salut d'Otto et d'Hermann, l'image qu'elle avait dans l'esprit était celle de jeunes officiers coiffés du casque à pointe, vêtus de l'uniforme verdâtre, la poitrine barrée par les courroies qui soutenaient le revolver, les jumelles, l'étui pour les cartes, la taille serrée par le ceinturon auquel était suspendu le sabre. Si donc, en apparence, les vœux de l'une et de l'autre s'harmonisaient dans un même élan de piété maternelle, il n'en était pas moins vrai qu'au fond ces vœux étaient opposés les uns aux autres et qu'il y avait entre les prières des deux mères le même conflit qu'entre les armées ennemies. Ni Luisa ni Héléna ne s'apercevaient de cette contradiction. Mais, un jour que Marcel vit sa femme et sa belle-sœur sortir ensemble de l'église, il ne put s'empêcher de grommeler entre ses dents:

– C'est indécent! C'est se moquer de Dieu!

Eh quoi? Dans le sanctuaire où Luisa et tant d'autres mères françaises imploraient la protection divine pour leurs fils, qui luttaient contre l'invasion des Barbares et qui défendaient héroïquement la cause de la civilisation et de l'humanité, Héléna osait solliciter du ciel la détestable réussite de son mari l'Allemand qui employait toutes ses facultés d'énergumène à préparer l'écrasement de la France, et le criminel succès de ses fils qui, le revolver en main, envahissaient les villages, assassinaient les habitants paisibles et ne laissaient derrière eux que l'incendie et la mort! Oui, les prières de cette femme étaient impies et ses invocations iniques offensaient la justice de Dieu. Et Marcel, avec la puérile superstition qu'éveille parfois dans les esprits les plus positifs la crainte du danger, allait jusqu'à s'imaginer que la sacrilège dévotion d'Héléna pouvait causer à Jules un dommage. Qui sait? Dieu, fatigué des demandes contradictoires qui lui arrivaient de ces mères inconsciemment hostiles, finirait sans doute par se boucher les oreilles et n'écouterait plus personne.

A partir de ce jour, Marcel ne put s'empêcher de témoigner sans cesse à sa belle-sœur une sourde antipathie. La «romantique» s'offensa de cette animosité croissante qui, selon les circonstances, s'exprimait par des sarcasmes ou par des rebuffades. Elle résolut donc de quitter une maison où il était manifeste qu'on la considérait désormais comme une intruse. Sans parler à personne de son dessein, elle fit d'actives démarches; elle réussit à obtenir un passeport pour la Suisse, d'où il lui serait facile de rentrer en Allemagne; et, un beau soir, elle annonça aux Desnoyers qu'elle partait le lendemain. La bonne Luisa, peinée de cette fugue subite, ne laissa pas de comprendre qu'en somme cela valait mieux pour tout le monde, et Marcel fut si content qu'il ne put s'empêcher de dire à sa belle-sœur avec une ironie agressive:

– Bon voyage, et bien des compliments à Karl. Si le savant recul stratégique de vos généraux lui ôte toute espérance de venir prochainement nous voir à Paris, il n'est pas impossible que la non moins savante avance stratégique des nôtres nous procure un de ces jours le plaisir d'aller vous faire une petite visite à Berlin.

Ce qui tenait lieu à Marcel des longues stations dans les églises, c'étaient les fréquentes visites qu'il faisait à l'atelier de son fils pour avoir le plaisir d'y causer de Jules avec Argensola, lequel avait été promu à la fonction de conservateur de ce maigre musée en l'absence du «peintre d'âmes».

La première fois qu'Argensola reçut la visite de Marcel, il dut entrecouper bizarrement ses paroles de bienvenue par des gestes qui tendaient à faire disparaître subrepticement un peignoir de femme oublié sur un fauteuil et un chapeau à fleurs qui coiffait un mannequin. Marcel ne fut pas dupe de cette gesticulation significative; mais il avait l'âme disposée à toutes les indulgences. Rien qu'à entendre la voix d'Argensola, le pauvre père avait pour ainsi dire la sensation de se trouver près de son fils; et ce qui lui facilitait encore une si douce illusion, c'était ce milieu familier où tous les objets avaient été mêlés à la vie de l'absent.

Ils parlaient d'abord du soldat, se communiquaient l'un à l'autre les dernières nouvelles reçues du front. Marcel redisait par cœur des phrases entières des lettres de Jules, faisait même lire ces lettres au secrétaire intime; mais Argensola ne montrait jamais celles qui lui étaient adressées, s'abstenait même d'en rapporter des citations textuelles: car le peintre y employait volontiers un style épistolaire qui différait trop de celui que les fils ont coutume d'employer quand ils écrivent à leurs parents.

Après deux mois de campagne, Jules, déjà préparé au métier des armes par la pratique de l'épée et protégé par le capitaine de sa compagnie, qui avait été son collègue au cercle d'escrime, venait d'être nommé sergent.

– Quelle carrière! s'écriait Argensola, flatté de cette nomination comme si elle l'eût personnellement couvert de gloire. Ah! votre fils est de ceux qui arrivent jeunes aux plus hauts grades, comme les généraux de la Révolution!

Et il célébrait avec une éloquence dithyrambique les prouesses de son ami, non sans les embellir de quelques détails imaginaires. Jules, peu bavard comme la plupart des braves qui vivent dans un continuel danger, lui avait raconté en quelques phrases pittoresques divers épisodes de guerre auxquels il avait pris part. Par exemple, le peintre-soldat avait porté un ordre sous un violent bombardement; il était entré le premier dans une tranchée prise d'assaut; il s'était offert pour une mission considérée comme très périlleuse. Ces faits honorables, qui lui avaient valu une citation, mais qui, somme toute, n'avaient rien d'extraordinaire, prenaient des couleurs merveilleuses dans la bouche du bohème qui les glorifiait comme les événements les plus insignes de la guerre mondiale. A entendre ces récits épiques, le père tremblait de peur, de plaisir et d'orgueil.

Après que les deux hommes s'étaient longuement entretenus de Jules, Marcel se croyait obligé de témoigner aussi quelque intérêt au panégyriste de son fils, et il interrogeait le secrétaire sur ce que celui-ci avait fait dans les derniers temps.

– J'ai fait mon devoir! répondait Argensola avec une évidente satisfaction d'amour-propre. J'ai assisté au siège de Paris!

A vrai dire, dans son for intérieur, il soupçonnait bien l'inexactitude de ce terme: car Paris n'avait pas été assiégé. Mais les souvenirs de la guerre de 1870 l'emportaient sur le souci de la précision du langage, et il se plaisait à nommer «siège de Paris» les opérations militaires accomplies autour de la capitale pendant la bataille de la Marne. Au surplus, il avait pris ses précautions pour que la postérité n'ignorât pas le rôle qu'il avait joué en ces mémorables circonstances. On vendait alors dans les rues une affiche en forme de diplôme, dont le texte, entouré d'un encadrement d'or et rehaussé d'un drapeau tricolore, était un certificat de séjour dans la capitale pendant la semaine périlleuse. Argensola avait rempli les blancs d'un de ces diplômes en y inscrivant de sa plus belle écriture ses noms et qualités; puis il avait fait apposer au bas de la pièce les signatures de deux habitants de la rue de la Pompe: un ami de la concierge et un cabaretier du voisinage; et enfin il avait demandé au commissaire de police du quartier de garantir par son paraphe et par son sceau la respectabilité de ces honorables témoins. De cette manière, personne ne pouvait révoquer en doute qu'Argensola eût assisté au «siège de Paris».

L'«assiégé» racontait donc à Marcel ce qu'il avait vu dans les rues de la capitale en l'absence du châtelain, et il avait vu des choses vraiment extraordinaires. Il avait vu en plein jour des troupeaux de bœufs et de brebis stationner sur le boulevard, près des grilles de la Madeleine. Il avait vu l'avant-garde des Marocains traverser la capitale au pas gymnastique, depuis la porte d'Orléans jusqu'à la gare de l'Est, où ils avaient pris les trains qui les attendaient pour les mener à la grande bataille. Il avait vu des escadrons de spahis drapés dans des manteaux rouges et montés sur de petits chevaux nerveux et légers; des tirailleurs mauritaniens coiffés de turbans jaunes; des tirailleurs sénégalais à la face noire et à la chéchia rouge; des artilleurs coloniaux; des chasseurs d'Afrique; tous combattants de profession, aux profils énergiques, aux visages bronzés, aux yeux d'oiseaux de proie. Le long défilé de ces troupes s'immobilisait parfois des heures entières, pour laisser à celles qui les précédaient le temps de s'entasser dans les wagons.

– Ils sont arrivés à temps, disait Argensola avec autant de fierté que s'il avait commandé lui-même le rapide et heureux mouvement de ces troupes, ils sont arrivés à temps pour attaquer von Kluck sur les bords de l'Ourcq, pour le menacer d'enveloppement et pour le contraindre à déguerpir.

Quelques jours plus tard, il avait vu un autre spectacle beaucoup plus étrange encore. Toutes les automobiles de louage, environ deux mille voitures, avaient chargé des bataillons de zouaves, à raison de huit hommes par voiture; et cette multitude de chars de guerre était partie à toute vitesse, formant sur les boulevards un torrent qui, avec la scintillation des fusils et le flamboiement des bonnets rouges, donnait l'idée d'un cortège pittoresque, d'une sorte de noce interminable. Ce n'était pas tout: au moment suprême, alors que le succès demeurait incertain et que le moindre accroissement de pression pouvait le décider, Galliéni avait lancé contre l'extrême droite de l'ennemi tout ce qui savait à peu près manier une arme, commis des bureaux militaires, ordonnances des officiers, agents de police, gendarmes, pour donner la dernière poussée qui avait sauvé la France.

7.Quoique de nationalité argentine, Jules a pu s'engager dans un régiment français en raison de la nationalité française de son père. – G. H.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
26 июня 2017
Объем:
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